1Avec cette enquête unique en son genre, Marie Vannetzel nous invite à découvrir un objet politique qui s’apparente à un « continent englouti », et cela à deux égards. L’autrice a eu la possibilité d’étudier la branche égyptienne des Frères Musulmans dans les années précédant la révolution de 2011, à une époque où l’organisation était illégale mais largement tolérée par le régime de Hosni Mubarak. Depuis son bref passage au pouvoir et le coup d’État militaire de 2013, la confrérie a été complètement éradiquée. Par ailleurs, le livre nous montre que même à cette époque, les activités publiques des Frères Musulmans constituaient, pour continuer à filer la métaphore océanique, la partie émergée d’un « iceberg » correspondant à une structure organisationnelle beaucoup plus vaste et largement invisible. Soulignons d’emblée qu’on est très loin ici d’une perspective conspirationniste qui tenterait de percer à jour les rouages d’une « société secrète ». Dans une perspective plus subtile et féconde, l’autrice choisit plutôt de placer au centre de l’analyse l’ambiguïté fondamentale de l’organisation, ambiguïté que traduit la notion de « secret public ». Dans l’Égypte prérévolutionnaire, les Frères Musulmans n’étaient ni complètement exclus du système politique, ni complètement intégrés à ce dernier ; fortement hiérarchisée et structurée, l’organisation se caractérisait en même temps par des frontières floues et poreuses entre membres et non-membres. Le livre documente ces divers aspects avec une précision admirable sur la base de plusieurs études de cas locales servies par une maîtrise remarquable du contexte social étudié et de sa langue. Comme principal point d’entrée de son enquête ethnographique, Vannetzel a choisi la fourniture de services sociaux par les associations de bienfaisance de la confrérie et ses députés, dont quatre-vingt-huit furent élus lors des législatives de 2005 (le présent ouvrage est, soit dit en passant, le premier à étudier sérieusement cette députation au-delà de quelques figures médiatiques). L’action sociale offre l’avantage, pour l’observatrice, de se déployer en grande partie dans un cadre formel. Ce dernier est le lieu de ce que l’autrice appelle un « consensus conflictuel » entre les Frères et les agents du régime (membres du Parti National Démocratique hégémonique et fonctionnaires), une relation faite à la fois de coopération dans la fourniture de services sociaux, et d’une tentative des islamistes de se distinguer de leurs partenaires officiels à travers une « économie symbolique du désintéressement », c’est-à-dire une conduite éthique destinée à démontrer leur supériorité morale. Cette démonstration s’opère notamment par le biais notamment d’engagements caritatifs à long terme qui, à ce titre, ne sont pas perçus par le public comme liés aux échéances électorales (du moins avant la transition démocratique engagée en 2011, qui mettra à mal cette économie symbolique du désintéressement et, partant, la légitimité de l’organisation) ; dans les interactions avec les bénéficiaires, la discrétion et la modestie des Frères contrastent avec l’ostentation et le paternalisme qui caractérisent les pratiques clientélistes du PND. S’il faut relever une limite dans l’analyse proposée ici, elle tient au peu d’attention réservée au financement des activités charitables des Frères et en particulier aux donations privées. Vannetzel souligne à raison que les ressources financières de la confrérie sont modestes comparées à celles de l’État et du parti hégémonique. Néanmoins, Kjetil Selvik et moi-même avons montré, pour la Syrie, que les mouvements de prédication islamique jouissent d’un avantage comparatif sur les acteurs officiels, dans la mesure où eux seuls sont capables de capter les donations de petits et moyens entrepreneurs réticents à financer toute œuvre de bienfaisance organisée par l’État. Les ressources financières agrégées de ces entrepreneurs sont considérables et assurent aux organisations récipiendaires des revenus stables et un minimum d’autonomie vis-à-vis des élites politiques et économiques (Pierret et Selvik, 2009).

2Plus loin dans l’ouvrage, Vannetzel propose une critique convaincante de la « thèse sectaire » : celle-ci, popularisée dans le contexte de l’éradication des Frères après 2011, voudrait que ces derniers aient constitué une communauté fermée et séparée du reste de la société égyptienne. Les éléments empiriques proposés dans les chapitres précédents sur les campagnes électorales et les activités de bienfaisance de la confrérie auraient sans suffi à souligner les faiblesses de cette thèse. En effet, comment une secte, au sens où la définit la sociologie des mouvements religieux, c’est-à-dire comme une organisation religieuse dont les relations avec son environnement social sont caractérisées par un degré de tension élevée (Bainbridge, 1997, 31-59), aurait-elle pu diffuser de la sorte son influence à travers la société et les institutions, notamment en établissant des relations de coopération souples avec une multitude d’acteurs extérieurs à ses membres ? Fidèle à sa démarche dialectique, l’autrice fait plutôt le choix d’interroger la tension entre la prétention des Frères à une supériorité éthique (autrement dit leur caractère virtuose, pour reprendre un terme de Max Weber que Vannetzel n’utilise pas), et leur souci d’insertion dans le tissu social, condition de l’influence politique à laquelle ils aspirent. Cette tension, affirme-t-elle à raison, ne doit pas être interprétée comme un paradoxe mais plutôt comme un élément constitutif de l’identité du groupe. Celle-ci se définit précisément par une capacité à projeter à l’extérieur de l’organisation les dispositions éthiques cultivées à l’intérieur de celle-ci, à la différence par exemple de courants plus introvertis comme les salafistes. Alors que les sectes tendent à forcer leurs adeptes à renoncer à leurs relations sociales en dehors du groupe, Vannetzel montre au contraire comment la confrérie encourage ses membres à développer leur capital social, manière de maximiser sa propre influence. La thèse sectaire ne permet pas non plus d’expliquer la capacité des Frères à préserver une relative cohésion organisationnelle en dépit de tensions internes dues à la contestation, par de jeunes membres, des pratiques autoritaires et de l’intransigeance idéologique de la vieille garde ; elle ne rend pas davantage compte de quelques cas de rupture définitive relatés par Vannetzel et qui, comme le souligne cette dernière, se déroulent de manière remarquablement peu dramatique. Le paradoxe apparent exposé par l’autrice n’en est définitivement plus un si on le met en regard du modèle organisationnel qui prévaut depuis des siècles dans les confréries soufies : comme les Frères Musulmans, en effet, celles-ci combinent, d’une part, une forte cohésion interne basée sur une hiérarchie rigide et des liens affectifs puissants entre leurs membres, et d’autre part, une grande souplesse dans leurs relations avec le reste de la société. Les modes de socialisation (tarbiyya) des Frères sont remarquablement similaires à ceux de ces mêmes confréries, un rapprochement que Vannetzel n’opère pas et qui aurait permis de donner encore davantage de profondeur anthropologique à un ouvrage qui, par ailleurs, n’en manque pas.