- 1 Le data mining regroupe un ensemble de techniques de traitement automatique de données utilisées po (...)
- 2 Aussi appelée cybométrie, la webométrie a pour visée l’analyse des contenus sur le web, les structu (...)
1Le rôle des réseaux sociaux numériques (RSN) et du web dans les soulèvements populaires de 2009 et de 2011 au Moyen-Orient a suscité un prompt intérêt dans les études anglo-saxonnes au début des années 2010. Formulé par le sociologue canadien Philip N. Howard dans The Digital Origins of Dictatorship and Democracy (2010), le récit-maître d’une « révolution démocratique numérique » par le bas dans les mondes musulmans s’est hâtivement écrit aux dépens d’un travail empirique de fouille des données (data mining1) – à l’instar de la webométrie2 (Cocciolo, 2018) – et d’une réflexion sur le rôle de celles-ci comme sources historiques. L’étude qualitative des données disponibles sur le web, trouvées et collectées par une navigation manuelle, sans un traitement automatique de celles-ci, n’a pas non plus été systématiquement modélisée.
- 3 Aussi appelées Science and Technology Studies, les STS constituent une branche des sciences sociale (...)
- 4 La plateforme allemande de statistiques des données Statista estime que le volume de données numéri (...)
2Bien qu’il faille saluer le regard critique de certaines études de sciences humaines à l’égard d’une transition démocratique des mondes musulmans grâce aux nouvelles technologies (Tükfeçi, 2017), la plupart des spécialistes du Moyen-Orient contemporain, hors Maghreb, ne se sont guère saisis des outils de traitement de données pour penser les sources contemporaines à l’ère numérique, en raison d’un cloisonnement important entre les études des sciences et des techniques (STS)3 et les sciences humaines et sociales (SHS). L’utilisation qualitative de ces sources, à l’instar d’un billet de blog, d’un tweet, d’un like ou d’un article de presse, fait encore rarement l’objet d’une réflexion qui intègre les espaces immatériels créés par le web et les RSN, dans lesquels se créent et se meurent, à grande vitesse, des milliards de données4.
3Pour répondre à cette carence, cet article envisage une histoire du Moyen-Orient contemporain par une approche qualitative des sources numériques, avec pour illustration le web iranien. En portant la focale sur les sources numériques, notre objectif est de montrer la pertinence d’une approche qualitative pour étudier ces traces digitales laissées sur le web. Face à la spécificité des sources numériques, la convocation d’une méthodologie transdisciplinaire pour appréhender les liens entre techniques et usages, entre monde physique et monde dématérialisé, apporterait une contribution intéressante à l’étude du Moyen-Orient contemporain.
- 5 Le livre blanc du Groupement d’intérêt scientifique Moyen-Orient et mondes musulmans (GIS MOMM) de (...)
- 6 Avril Aysha, « Arabic NLP: Unique Challenges and Their Solutions », Towards Data Science, 5 avril 2 (...)
4Le choix de nous concentrer sur les sources numériques de cette aire géographique vise à montrer les alternatives qu’offrent les espaces numériques face aux graves problèmes d’accès au terrain depuis les années 20105. C’est également en raison d’une notable déficience des outils de traitement automatique de données sur les graphies non latines que nous défendons l’intérêt d’une navigation manuelle et d’un archivage du web individualisé, décentralisé des collectes institutionnelles6. Que peut apporter une analyse qualitative du web pour l’étude de terrains difficilement accessibles au Moyen-Orient ? Comment spatialiser, identifier et collecter des données issues d’espaces immatériels pour décrire, in fine, une histoire des acteurs animés et non animés, des humains connectés aux objets numériques ?
5L’article présentera en premier lieu un bilan pluridisciplinaire des études sur le numérique au Moyen-Orient depuis les années 2010, puis proposera, à partir du cas iranien, une réflexion sur l’évolution des pratiques numériques du blogging (2001-2009) et du microblogging (depuis 2009). L’article présentera enfin deux exemples d’analyse qualitative du web et des RSN iraniens pour la cartographie des espaces numériques, le suivi et la collecte des traces numériques en SHS.
- 7 Entre 2009 et 2014, ce projet, piloté par Philip Howard, a été financé par Intel, entreprise de sem (...)
- 8 Marc Ambinder, « The Revolution Will Be Twittered », The Atlantic, 15 septembre 2009 : https://www. (...)
6La place du numérique au Moyen-Orient a suscité l’intérêt immédiat de bon nombre d’études anglo-saxonnes au moment du « Mouvement vert » de 2009 en Iran, puis des « printemps arabes » de 2011. Ces études sur la démocratisation des sociétés par le numérique ont souvent été initiées dans le cadre de programmes de recherche financés par des entreprises technologiques, des agences indépendantes du gouvernement américain ou des lobbies, à l’instar du Project on Information Technology and Political Islam (pITI)7. Les contestations sociales ont formé les premiers objets d’étude du numérique dans le Moyen-Orient contemporain. Comme dans la presse anglo-saxonne, ces soulèvements ont pris, sous la plume de chercheurs comme Philip Howard, l’appellation de « révolutions Facebook » ou encore de « révolutions Twitter »8 afin d’accréditer l’hypothèse suivante : les sociétés musulmanes – majoritairement soumises à des régimes autoritaires – vivraient une « transition démocratique », devenue efficace sur le long terme grâce au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) depuis le début des années 2000. Ces conclusions d’une démocratisation des sociétés par le numérique au Moyen-Orient, ont toutefois été nuancées à partir de la seconde moitié des années 2010, lors de la guerre civile en Syrie en 2011 puis de la proclamation de l’État islamique en 2014.
7La faiblesse de cette théorie d’une démocratisation par les NTIC n’a toutefois pas empêché l’émergence d’une volumineuse littérature stratégique et militaire sur le Moyen-Orient à partir de 2014, qui s’est promptement développée en raison d’un besoin sécuritaire immédiat face aux « cyberguerres », aux « guerres de l’information », au « cyberterrorisme » ou encore à la « cyber-radicalisation » (Sexton et Campbell, 2022 ; Dinnis, 2018).
- 9 Le Project on Information Technology and Political Islam (PITPI) est un projet interdisciplinaire m (...)
- 10 La catégorisation des « pays musulmans » par Howard est démographique : les 75 pays dits « musulman (...)
- 11 World Information Access project: https://wiareport.org/index.php/about-us.
8« Revolution in the Middle East will be digitized », affirmait en 2010 le sociologue canadien Philip N. Howard dans le prologue de sa première étude sur le numérique au Moyen-Orient (Howard, 2010 : 10). Howard fait partie de cette première génération d’universitaires anglo-saxons à avoir traité des NTIC au Moyen-Orient, dans le cadre du pITIT de l’université de Washington entre 2006 et 20149. Dans ses deux études sur le numérique au Moyen-Orient, publiées en 2010 et 2013 (Howard, 2010 ; Howard et Muzammil, 2013), Howard entendait prouver la centralité des NTIC dans la « transition démocratique » des sociétés musulmanes grâce à une perspective macroscopique et comparative, avec pour laboratoires privilégiés le Mouvement vert iranien de 2009 puis les printemps arabes de 2011. Les statistiques sur la connectivité des foyers, les arrestations d’internautes et le développement des infrastructures des NTIC qui y sont proposées ont offert une intéressante contribution à l’étude du développement du numérique dans la région depuis les années 1990. Par une approche techno-centrée assumée, à partir d’une base de données réalisée sur l’accessibilité des foyers à internet et les politiques gouvernementales à l’égard du web, ces premières analyses des technologies numériques dans 75 pays musulmans10 ont accordé une place de choix à la matérialité du digital – les téléphones, les ordinateurs ou les câbles – à partir de données issues de banques de données mondiales (WIA11) entre 1994 et 2010.
9Cet intérêt précoce pour la diffusion des NTIC dans les pays musulmans, dès les années 2010, a toutefois servi l’axiome selon lequel le succès de la « transition démocratique » au Moyen-Orient se réaliserait par l’usage du web et des RSN. Cette lecture « techno-déterministe » des soulèvements populaires au Moyen-Orient était également entretenue par d’autres observateurs, issus du journalisme, qui défendaient l’idée qu’une « révolution Twitter » (Howard, 2010 : 17).
10D’autres entreprises scientifiques, plus localisées et qualitatives, ont toutefois pris leur distance à l’égard de la lecture de Howard pour mettre en valeur d’autres acteurs sur le web, tels les adversaires des mouvements populaires. En 2010, Annabelle Sreberny et Gholam Khiabany, deux chercheurs en étude des media de la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres et de la London Metropolitan University, ont publié une analyse de l’usage du blogging en Iran depuis le début des années 2000 jusqu’aux événements de 2009 (Sreberny et Khiabany, 2010). À travers l’étude de la diffusion d’internet dans le pays, l’histoire des infrastructures des télécommunications et des pratiques en ligne, leur ouvrage Blogistan apporte une contribution intéressante à l’étude de la culture numérique particulièrement vive en Iran. Sreberny et Khiabany dresse ainsi un tableau bigarré de ces espaces digitaux, qui échappent parfois à la censure mais qui sont également investis par l’État à des fins de contrôle de la société civile.
- 12 L’immolation du jeune vendeur à la sauvette Mohammad Bouazizi devant la préfecture de Sidi Bouzid e (...)
11Pour mettre à l’épreuve cette lecture techno-centrée d’une transition démocratique digitalisée, d’autres chercheurs ont proposé une analyse des soulèvements populaires de 2009 puis de 2011 par une histoire de l’activisme en ligne sur le temps long. À partir du cas tunisien, Mohammed Zayani a proposé en 2015 une histoire du cyberactivisme tunisien, né à la fin des années 1990, bien avant l’immolation tristement célèbre de Mohamed Bouazizi en décembre 2010 (Zayani, 2015)12. Cette histoire des soulèvements tunisiens proposée par Zayani à partir des sources trouvées sur le web et des échanges avec les activistes met également en lumière le rôle central de la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera, à laquelle il avait consacré un travail plus ancien (Zayani et Sahraoui, 2007).
- 13 Rania Al Malky, « Blogging for reform: The case of Egypt », Arab Media & Society, 5 mars 2007 : htt (...)
12Citons également le politiste David M. Faris, qui s’est intéressé en 2013 aux prémices de la révolution égyptienne de 2011 (Faris, 2013). Comme Zayani, Faris défend l’importance de l’activisme en ligne organisé par une « élite » de bloggeurs – principalement originaires du Caire – dans les années qui ont précédé la révolution égyptienne de 2011. Ces activistes avaient révélé plusieurs scandales contre les administrations dirigeantes entre 2005 et 2011 dans des billets rédigés en anglais ou en arabe, à l’instar de l’affaire des viols commis en 2006 par des hommes de main du régime de Mubarak au Caire, révélée sur malek-x.net13.
13On retrouve également en France une poignée d’études qualitatives, qui ne s’inscrivent pas dans des programmes de recherche collectifs. Romain Lecomte a proposé une analyse des discours et des espaces numériques du cyberactivisme tunisien dans la revue Réseaux en 2013, au moyen d’une lecture proche des contenus d’une quinzaine de blogs d’activistes, d’entretiens avec 74 internautes, du logiciel d’analyse qualitative de corpus et de structures des données Nvivo et de l’extension du moteur de recherche Mozilla Firefox d’extraction des données sur le web (scraping), ScrapBook. Le suivi des changements des espaces de parole numériques, des pratiques dissidentes en ligne et des catégories socio-professionnelles des internautes a permis à Romain Lecomte de brosser le portrait d’une catégorie d’internautes contestataires éloignée du militantisme conventionnel (Lecomte, 2013). Yves Gonzalez-Quijano a également proposé un regard critique à l’égard de la cyber-révolution arabe en 2015, dans la revue Égypte/Monde arabe (Gonzalez-Quijano, 2015).
14Par l’étude des premières traces disponibles sur l’activisme et les usages en ligne, Sreberny, Khiabany, Zayani, Faris, Lecomte et Gonzalez-Quijano ont ainsi relativisé un déterminisme technologique qui évacuait finalement les internautes, principaux acteurs de ces nouveaux outils. La focalisation sur l’historicité du web pour comprendre les événements de 2011, a davantage été le fait des politistes et des spécialistes des NTIC que des historiens.
15Qu’elles défendent un déterminisme technologique ou une approche qualitative, attentive aux acteurs et à leurs pratiques, les premières études en SHS consacrées aux sources numériques au Moyen-Orient ont pour la plupart été initiées en réponse immédiate aux images du Mouvement vert iranien et des printemps arabes en 2009 et 2011. L’échec de la « transition démocratique », portée par les soulèvements populaires dans la région, le conflit syrien puis la proclamation de l’État islamique en 2014 en Irak ont davantage encouragé une lecture critique de la révolution digitalisée.
16La question du déterminisme technologique dans les soulèvements populaires au Moyen-Orient a conduit des chercheurs comme Evgeny Morozov (2011) et Zeynep Tükfeçi (2017) à interroger la pertinence d’une analyse des sources numériques, habituellement mobilisées pour prouver une « démocratisation » des sociétés par le numérique. Cette critique de l’utopie techno-démocratique s’est accompagnée d’une intégration progressive de la méthodologie historienne pour l’analyse des sources trouvées sur le web (Boullier, 2015 : 805-828 ; Jo et Gebru, 2019).
- 14 Voir les trois formes de réseau définies en 1962 par Paul Baran, figure pionnière de la communicati (...)
17La mobilisation de sources dématérialisées – disséminées sous différentes formes (des liens hypertextes, des likes, des photographies, des tribunes digitalisées) dans différents espaces digitaux (sur les pages web et les RSN) – exige une réflexion cartographique de la structure du réseau internet, qui diffère des espaces physiques14 : la différence entre les événements qui se déroulent dans les espaces publics urbains (la place Tahrir en Égypte et le parc Gezi en Turquie par exemple) et dans les espaces dématérialisés (Twitter, des forums, des blogs) a réactualisé dans l’ensemble de la littérature scientifique pléthore de réflexions autour de la notion d’« espace public » de Habermas. Le contraste entre deux espaces publics de contestation – l’un physique, l’autre numérique – a encouragé les discours les plus pessimistes à propos de l’avenir de ces soulèvements, face la répression armée qui leur était opposée et leur manque d’organisation pour manifester.
- 15 Zeynep Tükfeci, « Delusions Aside, the Net’s Potential Is Real », The Atlantic, 12 janvier 2011 : h (...)
18Début 2011, l’intellectuel biélorusse naturalisé américain Evgeny Morozov réagit à l’engouement médiatique autour du Mouvement vert de 2009 en Iran dans un essai intitulé The Net Delusion (Morozov, 2011). L’auteur y contredit la « cyber-utopie » des commentateurs occidentaux et se focalise sur les usages autoritaires du web par les autorités gouvernementales et les acteurs technologiques supranationaux. Parmi les nombreuses réactions scientifiques qu’il a suscitées – notamment celle de Philip N. Howard, qui proposait un « dialogue critique » pour discuter ce déterminisme technologique (Howard, 2011) –, la tribune de la sociologue turco-américaine Zeynep Tükfeçi, informaticienne et militante, parue dans The Atlantic déplorait le dédain de Morozov à l’égard du pouvoir du web dans les soulèvements populaires. Elle y rejetait par conséquent la notion de « slacktivism » (ou « activisme paresseux »), qu’utilisait Morozov pour parler de l’activisme cantonné aux espaces numériques15. Six ans après sa tribune, Tükfeçi propose, dans sa première étude ethnographique, un cadre empirique sur la « contestation connectée » et les transformations apportées par les technologies digitales dans les mouvements sociaux, à partir d’enquêtes de terrain réalisées en Turquie, aux États-Unis et en Égypte, en plus d’un travail d’entretiens et de fouille de données sur les RSN. Publié en 2017, Twitter and Tear Gas offre une contribution sur la place d’internet dans les mouvements populaires, grâce aux enquêtes de terrain réalisées en 2011 et à l’analyse des algorithmes développés par les plateformes numériques. Mises en œuvre conjointement, ces deux analyses montrent à la fois la place des algorithmes et celle des activistes dans l’amplification des mouvements sociaux (Tükfeçi, 2017).
19Parallèlement à cet essor des études critiques à l’égard du déterminisme technologique, les études stratégiques et géopolitiques, initiées dans une nouvelle ère du renseignement et des technologies numériques, ont utilisé les données digitales comme sources pour la cartographie des cyberespaces. Souvent développées indépendamment de la recherche en SHS, ces méthodes ont ouvert des perspectives précieuses pour l’étude des traces numériques en SHS.
20D’un point de vue géopolitique, les vides de pouvoir étatique qu’ont provoqué les printemps arabes, le conflit syrien et le retrait américain d’Irak depuis 2011, ont favorisé le développement armé pérenne des milices paraétatiques soutenues par l’Iran en Syrie (Liwâ al-Bâqir), en Irak (Katâ’ib Hizb Allah, Badr) et au Yémen (Ansâr Allâh, dits Houthis), en plus des groupes islamistes sunnites. Dans ce climat sous haute tension, les études aréales ont progressivement dû se saisir des sources trouvées sur le web et les RSN, à l’instar du travail d’Agnès Devictor et de Shahriar Khonsari à propos du canal Telegram de la milice chiite des Fatemeyoun (Devictor et Khosari, 2022). Ce sont toutefois les études stratégiques sur le Moyen-Orient – menées outre-Atlantique et plus tardivement en France – qui ont les premières exploité ces sources numériques, à l’instar des travaux de Philip Smyth sur le recrutement et les récits des milices pro-iraniennes en ligne (Smyth, 2015 : 37-47).
21Les espaces où se trouvent les sources numériques ont alors formé dans le vocabulaire de la géopolitique une « datasphère », extension du monde physique qui fait référence à une définition géographique contemporaine :
Cette géographie peut être représentée en partie par des cartes géopolitiques classiques de répartition spatiale d’infrastructures physiques (câbles, serveurs, routeurs), de ressources numériques (centres de pouvoir, de formation, de calcul, d’hébergement de données ; industrie de confiance), d’affrontements entre acteurs (origine et cible connues de cyber-attaques) ou encore de flux géolocalisables (flux de données entre États). (Douzet, 2020)
22L’étude de la datasphère pense un monde digital cartographié en réseaux d’acteurs et de propagations comme en infrastructures de télécommunications. En France, ce type de recherches géopolitiques sur la datasphère a été développé par le laboratoire GEODE (Géopolitique de la datasphère) de l’université Paris 8, qui s’est appliqué à employer les méthodes à l’usage du renseignement (Open-Source Intelligence ou OSINT) pour l’étude numérique des mondes non occidentaux (L. et K. Salamatian et al., 2021).
23L’intérêt de la géopolitique pour la datasphère a encouragé d’autres champs disciplinaires des SHS à s’intéresser aux sources numériques. En Europe, quelques initiatives institutionnelles en sociologie et en histoire pour l’archivage du big data peuvent être observées, à l’instar du Médialab de Sciences Po Paris, du Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH), ou encore des collectes de la Bibliothèque nationale de France (BnF) et de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Il existe également des initiatives pluridisciplinaires encourageantes en France : en partenariat avec la BnF, l’équipe du programme ANR « SHAKK », porté par l’anthropologue Cécile Boëx, s’applique depuis 2018 à reconstruire les événements syriens, de la révolte à la guerre civile, à partir de récits en ligne, de vidéos et de pages web archivées16 ; le projet ERC « Off-site », dirigé par la sociologue Chowra Makaremi, propose une réflexion sur les pratiques ethnographiques sans terrain à partir des années Khomeyni en Iran (1979-1988)17.
24En dépit de ces initiatives, le bilan de la littérature scientifique sur le numérique au Moyen-Orient souligne les limites d’un cloisonnement disciplinaire encore rigide entre les sciences technologiques et les SHS. À partir des réflexions apportées par les études stratégiques et la géopolitique, nous proposons, dans une seconde partie, deux exemples d’analyse de sources numériques sur le web iranien. Ces analyses, focalisées sur le Corps des Gardiens de la révolution islamique, ambitionnent de proposer des solutions méthodologiques face au problème d’accès au terrain.
25Qu’elles prennent la forme de métadonnées, d’images, de sons, de vidéos ou de récits, les données massives (big data) sont soumises à des exigences de collecte et de conservation spécifiques à l’archivage du web, en raison de leur volume et de leur variété (Clavert et al., 2022). La quantité de ces données hétérogènes et la rapidité à laquelle elles naissent, s’altèrent et disparaissent posent un défi méthodologique pour la recherche en SHS, puisque ces données ne peuvent être collectées et archivées en grand nombre sans l’usage de logiciels de traitement automatique, tels que les programmes proposés par les plateformes des RSN, les interfaces de programmation d’application (Application Programming Interface, API), programmes automatisés qui permettent la communication de données et de services entre deux applications. Le choix d’un traitement quantitatif ou manuel des données pour la recherche en SHS a fait l’objet de plusieurs débats scientifiques depuis le début des années 2000, cristallisés autour de la notion de « lecture distante » (distant reading) proposée par le professeur italien Franco Moretti, historien de la littérature, dans un recueil de dix articles publiés entre 2000 et 2011 (Moretti, 2013). À travers une étude de l’économie de la littérature des xixe et xxe siècles en Europe et en Asie, Moretti défend une approche quantitative pour l’étude des tendances littéraires à grande échelle, plutôt qu’un commentaire détaillé d’une œuvre littéraire (Moretti, 2005). De cette notion de « lecture distante » a émergé, dans le vocabulaire des humanités numériques, celle de lecture « multi-échelle » (scalable reading), qui combine méthodes computationnelles et approches qualitatives pour l’étude du web et des RSN (Clavert et Fickers, 2021).
26La seconde partie de ce travail intègre ces réflexions sur les différentes lectures qualitatives des sources afin de montrer ce qu’elles offrent à l’histoire et à la sociologie du Corps des Gardiens de la révolution islamique depuis 1979. Nous présenterons tout d’abord les pratiques numériques des années 2000 en Iran, afin d’identifier les espaces dans lesquels peuvent se trouver les sources numériques produites par les Gardiens. L’identification de ces espaces nous permettra ensuite de nous concentrer sur les contenus du blog d’un Gardien pour étudier sa place dans la datasphère, à l’aide du logiciel de cartographie du web Hyphe. Cette étude par la lecture proche nous permettra de montrer l’existence d’une catégorie particulière au sein des Gardiens, universitaire et non formée aux armes, que nous appelons l’« éminence savante » de la Légion. Nous montrerons enfin comment ces traces, disséminées sous forme d’indices dans les différents espaces identifiés en amont et produites grâce à des pratiques mémorielles en ligne, dessinent, une fois assemblées, l’histoire de cette éminence savante, qui appartenait lors des années de la guerre Iran-Irak (1980-1988) à une autre catégorie socioprofessionnelle de la Légion, plus subalterne : celle des narrateurs de la guerre Iran-Irak.
27Conformément à la définition de la datasphère apportée par la géopolitique, l’histoire des sources numériques du Moyen-Orient contemporain n’est pas séparée du monde physique. Propagées sous différentes formes (un hashtag, un mème, un tweet) et à haute fréquence sur le web et les RSN, celles-ci se créent sous le contrôle d’acteurs humains grâce aux infrastructures matérielles (les câbles, les serveurs, les ordinateurs et les routeurs). Grâce au développement de ces sources au Moyen-Orient à partir de la fin des années 1990, des pratiques numériques se sont progressivement formées dans la région, à l’instar du blogging en Iran puis du microblogging dans les pays arabes (Facebook et Twitter) au cours des années 2000. Certaines traces numériques (les pages web des blogs, les forums, les tweets), qui illustrent les pratiques du blogging et du microblogging au cours des années 2000, sont toujours accessibles sur le web, comme la célèbre vidéo de l’assassinat de l’étudiante iranienne Nedâ Aqâ Soltân par un policier en juin 2009 à Téhéran. Dans certains cas, leur identification permet de mettre en lumière des organisateurs des manifestations en ligne, des espaces numériques de débat ou encore le suivi d’un contenu sur les RSN pour comprendre l’origine de sa popularité (un tweet, une vidéo ou une photographie). Bien que certaines d’entre elles aient pu être collectées par des chercheurs dès 2009 (Sreberny et Khiabany, 2010) ou récupérées au moyen d’outils d’archivage du web (comme la Wayback Machine), beaucoup sont désormais perdues pour l’étude de la période du blogging iranien de 2001 au Mouvement vert (2009), au gré des suppressions de blogs et des manques de l’archivage de la Wayback Machine.
- 18 Deborah L. Wheeler, « The Internet in the Arab World: Digital Divides and Cultural Connections », c (...)
- 19 Cette citation est extraite du discours du ministre égyptien de l’Information de Mubarak, Safwat el (...)
- 20 Islam Saif, « Houthi cleric says internet is “haram”, prompting crackdown on Wi-Fi routers », Alara (...)
28L’accès à une connexion internet est essentielle au développement des pratiques numériques. En 2000, l’accès à internet dans les foyers ne dépassait pas les 10 % au Moyen-Orient – sauf aux Émirats arabes unis (18 %) – bien que les premiers services internet aient été établis dans les années 1990 dans la région (Tunisie : 1991 ; Koweït : 1992 ; Égypte, Turquie, Émirats arabes unis : 1993 ; Jordanie, Iran : 199418). Cette faible connectivité dans la région dans les années 1990 et au début des années 2000 s’explique par une faible croissance économique et des politiques publiques peu favorables à la privatisation des télécommunications (Howard, 2010 : 59-62). De même qu’avec la chaîne télévisée qatarie Al Jazeera, internet a rapidement alimenté une rhétorique de la méfiance, véhiculée par les autorités gouvernementales et les différents acteurs religieux et politiques. Certains désignaient le réseau comme une « menace » à « [l’]identité et [la] culture » des sociétés musulmanes19, voire prononçaient des fatâwâ contre l’utilisation d’internet, à l’instar du mufti yéménite de la milice houthie Shâms ad-Dîn Sharâd ad-Dîn en septembre 201720.
29En Iran, le développement des NTIC a d’abord été ralenti au début des années 1990 par une importante nationalisation du secteur économique (Sreberny et Khiabany, 2010 : 2). En 1995, le nombre de téléphones mobiles, sans couverture internet, ne dépassait pas 60 000, avec seulement 34 villes équipées d’une couverture téléphonique, malgré une première connexion internet enregistrée en 1992 à l’Institut des études de physique théorique et de mathématiques à Téhéran via le réseau BITNET (ibid. : 11). De crainte que le développement de la couverture internet n’échappe au contrôle de l’État, le Haut Conseil de l’informatique du gouvernement iranien, créé en 1988, d’abord sous le nom de Haut Conseil des télécommunications, décidait en 1995 de programmer une politique de développement des fournisseurs d’accès à internet. Cette politique a eu pour résultat une augmentation rapide du nombre d’internautes à partir de la fin des années 1990 : en 2002, on estime le nombre d’utilisateurs d’internet en Iran à 326 000, contre seulement 2 000 en 1996. En septembre 2009, le réseau national est équipé de 3 558 centres de données, pour 23 millions d’utilisateurs (ibid. : 13).
30Dans les années 2000, l’utilisation d’internet au Moyen-Orient s’est majoritairement propagée par des institutions publiques, comme les universités, ou dans des lieux de sociabilité tels que les cybercafés, qui ont connu une nette expansion au début du xxie siècle. L’étude de ces lieux de commerce ou de sociabilité souligne leur caractère central dans le développement de la culture numérique au Moyen-Orient. L’hétérogénéité des utilisateurs (les femmes fréquentent ces cafés) et l’émergence d’une conscience politique individualisée suggèrent du reste un meilleur accès à l’éducation et à de nouveaux emplois (Wheeler, 2006 ; Tükfeçi, 2017 : 18). Lieux de rencontre et d’anonymisation des utilisateurs, les cybercafés constituent un exemple éloquent de l’influence des lieux physiques dans la pratique numérique du militantisme politique, déjouant parfois la censure des régimes en place. En Iran, les arrestations pour activisme politique sont nombreuses dans les cybercafés, avec 400 fermetures en 2001 (Sreberny et Khiabany, 2010 : 26). À Téhéran, on compte 7 000 à 8 000 cybercafés au début des années 2000 (ibid. : 74-76).
31C’est dans des cybercafés que la pratique numérique du blogging (2000-2009) s’est popularisée sur le « web 2.0 » (ou « web participatif »), que l’on a distingué du web 1.0 pour décrire la participation des internautes à la création et à la modification des contenus de l’espace virtuel, par exemple à travers la publication de commentaires ou l’ajout d’un like à une publication. Éminemment populaire en Iran dans les années 2000, le blog, né de la contraction de web et de log, est un format de site web dans lequel se réalise une expression personnelle publiée par un bloggeur, qui a vocation à être communiquée, complétée et débattue (Cardon, 2019 : 143) au sein d’un réseau numérique décentralisé (ici le World Wide Web). La blogosphère iranienne a créé de nouvelles communautés et réseaux de sociabilité d’internautes, parfois connectés pour la première fois à des publics anglophones grâce à internet. Son développement remonte à 2001, lorsqu’un journaliste iranien, Hossein Derakhshan, a publié l’un des premiers blogs connus en persan pour y proposer, gratuitement, un guide de création de blogs à destination des utilisateurs iraniens (Sreberny et Khiabany, 2010 : 35).
32Activité peu coûteuse, voire lucrative, le blogging a impulsé en Iran, sous sanctions économiques depuis 1980, une plus grande libéralisation commerciale et une diffusion massive de contenus à caractère politique et social. Cette pratique a aussi posé un grand défi à la Compagnie iranienne des télécommunications (TCI), publique jusqu’en 2007, pour le contrôle des contenus diffusés sur internet, en raison de la multiplication des fournisseurs internet détenus par des compagnies privées qui proposaient plusieurs plateformes de blogging, telles que persianblog, blogfa, blogsky ou encore mihanblog (Rahimi, 2003 : 101-104).
- 21 Le microblogging est une pratique en ligne de publication de messages courts.
- 22 Voir par exemple les extraits du débat publiés en 2009 par la chaîne d’un Iranien, @sharamfazel : h (...)
33Le blogging a été particulièrement pratiqué au moment de la campagne de l’élection présidentielle de juin 2009, via le microblogging sur Facebook et Twitter21. Les débats du second tour entre le candidat réformiste Mir-Hossein Musavi et le candidat de la droite iranienne dite « principiste » (osulgarâ, qui veut dire attaché aux principes de la République islamique) Mahmud Ahmadinejad ont promptement été retransmis sur YouTube par des internautes après leur diffusion à la télévision, puis republiés dans des blogs22. L’utilisation des RSN et des blogs a également été encouragée par les candidats eux-mêmes, qui avaient créé leurs pages Facebook (la plateforme est devenue accessible en février 2009 en Iran), leurs chaînes YouTube et leurs comptes Twitter afin de mieux mobiliser la population iranienne pour le choix du futur président (Sreberny et Khiabany, 2010 : 170-172).
34La reconstitution des événements iraniens de juin 2009 à partir des pages web mobilisées par les candidats n’est toutefois pas aisée, même avec les outils disponibles pour parcourir ces sites. L’outil Wayback Machine, développé par la société Internet Archive en 2001, est un exemple de service d’archives du web qui, par la saisie d’une adresse URL23, permet de naviguer de façon interactive entre les anciennes versions de cette adresse d’ores et déjà collectées par le robot d’indexation (crawler) de l’entreprise californienne24. Néanmoins, l’usage de cet outil, bien connu des historiens (Musiani et al., 2019 : 53-68), ne permet pas d’étudier des contenus disponibles sur les sites web des candidats, puisque les anciennes versions du site officiel d’Ahmadinejad (emtedademehr.com) et de Musavi (ghalamsima.com) ont été mal collectées (voir fig. 1). Quant à la plateforme Facebook, elle n’a jamais mis à disposition des utilisateurs une interface de programmation d’application – qui permet la communication de données entre deux applications – même pour une recherche académique.
Fig. 1
Exemple d’une archive de la Wayback Machine du site de Musavi (ghalamsima.com) du 9 juillet 2009, capture d’écran avec les défauts d’archivage, décembre 2023.
- 25 « Egypt to regulate popular social media users », BBC News, 17 juillet 2018 : https://www.bbc.com/n (...)
- 26 « La Turquie limite les libertés sur les réseaux sociaux », La Croix (avec l’AFP), 29 juillet 2020 (...)
- 27 « Internet disrupted in Iran amid protests over death of Mahsa Amini », Netblocks, 9 septembre 2022 (...)
- 28 C’est le cas de messageries développées en Iran sur le modèle de WhatsApp et Telegram, comme Sorous (...)
35Ces archives du web, même si elles ne sont parfois que des bribes (fig. 1), constituent de précieuses sources face aux projets de nationalisation d’internet et à l’émergence de nouvelles souverainetés numériques transnationales, comme celles des Big Tech (Coelho, 2023). Après les soulèvements de 2011, plusieurs autorités gouvernementales ont pris l’initiative de construire un internet « souverain » et « nationalisé », afin de mieux contrôler les sociétés civiles et les données. À l’image du réseau Runet en Russie, l’administration du président égyptien Al-Sissi a promulgué une loi de surveillance des réseaux sociaux numériques en septembre 201825 ; en Turquie, le Parlement a voté en juillet 2020 une loi permettant le stockage des données par les autorités, conduisant à un bras de fer continu entre les plateformes de RSN et l’État26. La pratique du shutdown, qui consiste à couper localement ou nationalement une connexion internet à la population en période de troubles, est devenue courante dans les États du Moyen-Orient, comme lors des manifestations de novembre 2019 et de septembre 2022 en Iran27. La création de « cyberespaces nationaux », qui donne aux autorités une mainmise complète sur les données personnelles à l’intérieur des frontières par la mise en place de réseaux sociaux nationaux inaccessibles via une adresse IP étrangère28, illustre particulièrement cette redéfinition des espaces numériques.
36Afin de saisir les frontières de ces différents espaces de parole en ligne, une étude de la cartographie du web peut apporter de nouveaux éléments d’analyse. Espaces privilégiés des internautes iraniens, les blogs constituent par exemple des sources particulièrement fécondes pour l’histoire contemporaine iranienne. Dans cette dernière partie, l’analyse des contenus et des hyperliens du blog d’un Gardien de la révolution islamique, Mohammad Dorûdiyân, nous permettra de souligner les apports la cartographie du web. L’analyse des hyperliens, qui connectent les différentes pages web entre elles, peut en effet éclairer des affiliations entre des personnes ou des institutions qui ne sont pas visibles à la lecture proche. Dans le cas des Gardiens de la révolution, cette étude des hyperliens a permis de dessiner une catégorie socioprofessionnelle particulière au sein de la Légion, non formée aux armes, que nous avons appelée l’« éminence savante ».
37Face à la nécessité d’identifier des espaces du web, de nombreux logiciels de traitement automatique des données ont été développés pour la cartographie et l’analyse des réseaux du web et des RSN, à l’instar du logiciel Hyphe du Médialab de Sciences Po. Par la sélection manuelle de liens hypertextes d’une page web ou d’un site web, regroupés en « webentités », Hyphe explore et collecte automatiquement les contenus des pages sélectionnées sur le web, à l’aide d’un robot d’indexation automatisé (aussi appelé crawler). Une fois les pages web récupérées par ce crawler, Hyphe propose un outil de visualisation en réseaux des pages web sélectionnées, afin de rendre visibles les relations entre les sites web par les hyperliens. Bien que ce type de visualisation d’ensemble des liens entre les sites web permette de définir efficacement les proximités entre différents acteurs par la recension des liens hypertextes présents sur lesdits sites (par exemple, un site web conservateur qui en cite un autre sur sa page d’accueil), ces résultats ne doivent pas négliger une navigation manuelle et une approche qualitative du web.
38Une « lecture proche » des contenus trouvés sur internet est aussi indispensable qu’un traitement automatique des données pour l’étude du Moyen-Orient en SHS. Nous proposons d’évoquer une étude qualitative des billets de blog d’un membre des Gardiens de la révolution islamique (ou Sepâh) en Iran, Mohammad Dorûdiyân (m-doroodian.ir). Créé en mai 2013, le blog de Dorûdiyân offre plus de 400 billets en libre accès, consacrés aux débats historiographiques sur la révolution islamique (1978-1979) et la guerre Iran-Irak (1980-1988). Ce blog a pour objectif d’« exprimer des points de vue politiques, sociaux et militaires à propos de la guerre Iran-Irak, de repenser et de corriger les opinions et les ouvrages publiés » (fig. 2). L’analyse qualitative des prises de position, de la vision de l’histoire et du vocabulaire de ce membre du Sepâh – qui publie du reste sur sa page une photographie de lui-même habillé en civil et non en uniforme militaire (fig. 2) – apporte une contribution intéressante à la sociologie de ce corps armé, peu étudié (Dudoignon, 2022). L’étude des prises de parole de Dorûdiyân dans son blog personnel, parfois critiques à l’égard de sa propre Légion, a en effet permis de dessiner une « éminence savante », à laquelle Dorûdiyân appartient, au sein du Corps des Gardiens de la révolution. Jeunes hommes pour la plupart originaires de milieux modestes au moment de la révolution, ces Gardiens préférèrent la voie universitaire aux armes à l’issue de la guerre Iran-Irak. Recrutés par le Sepâh alors qu’ils n’avaient qu’une vingtaine d’années pour collecter des documents, mener des entretiens avec les commandants et décrire les opérations militaires, ces narrateurs devinrent, à partir des années 1990, les « historiens » ou « historiographes » (tarîkhnegârân) officiels de la Légion. Sur le web, ils se présentent comme l’« unité intellectuelle » (vahdât-e fekrî) de l’armée.
Fig. 2
Page principale du blog de Mohammad Dorûdiyân, capture d’écran avril 2023. http://www.m-doroodian.ir
- 29 « Nous devons identifier les problématiques, ne dites pas que ce sont des soupçons construits par l (...)
39Afin de saisir la place et la visibilité du blog de Dorûdiyân au sein du web iranien, nous avons accompagné cette analyse qualitative d’une visualisation des liens du blog de Mohammad Dorûdiyân réalisée avec Hyphe. L’utilisation de ce logiciel de cartographie du web avait pour objectif de déterminer si Dorûdiyân citait régulièrement des sites web d’agences de presse politiquement proches du Sepâh (dits « principistes »), tels que farsnews.ir et tasnimnews.ir. L’utilisation de Hyphe permet également de vérifier si Dorûdiyân recensait des sites web d’agences de presse politiquement plus critiques à l’égard du Corps, puisqu’il avait accordé plusieurs entretiens au journal réformiste Etemad entre 2018 et 202029.
Fig. 3.1
Graphe de la carte numérique du site m-doroodian.ir.
Sophia Mahroug, novembre 2023
Fig. 3.2
Graphe de la carte numérique du site m-doroodian.ir avec defapress.ir, site de la Fondation culturelle du Corps des Gardiens de la révolution.
Sophia Mahroug, novembre 2023
40Les résultats visualisés de ce graphe, réalisé avec Hyphe, montrent que la « webentité » m‑doroodian.ir (en vert, fig. 3.1) ne se réfère jamais directement aux sites des agences de presse principistes, encore moins au site réformiste etemadonline.com (en violet, fig. 3.1). La collecte des pages web du blog de Dorûdiyân, réalisée par le robot d’indexation d’Hyphe, a en revanche mis en lumière une plus grande proximité – caractérisée par la taille des liens entre les points – du blog avec quatre sites web spécialisés en SHS ou des sites d’archives en Iran (tarikhirani.ir, oral-history.ir, nlai.ir et defamoghaddas.ir). Ce lien entre m‑doroodian.ir et des sites web spécialisés, visible dans le graphe, renforce notre hypothèse selon laquelle il existe un groupe savant au sein du Sepâh. Cette catégorie de chercheurs en sciences humaines participe à la recherche scientifique plus qu’à la propagande du régime en ligne, au sein de sites web spécialisés en SHS parfois sans lien avec le Sepâh. C’est le cas, par exemple, de tarikhirani.ir ou nlai.ir.
41Grâce à l’étude des textes et de la structure du blog de Dorûdiyân par la lecture proche, nous avons pu montrer l’existence d’une « éminence savante » au sein du Corps des Gardiens de la révolution. Notre hypothèse a ensuite pu être confirmée par les résultats d’un traitement quantitatif des hyperliens disséminés dans le blog de Dorûdiyân, grâce à la manipulation de l’outil Hyphe de cartographie du web. Nous proposons, dans une dernière partie, d’approfondir notre connaissance de cette éminence savante en retraçant son histoire avant l’arrivée d’internet, à l’aide des indices disséminés sur les pages commémoratives des martyrs de la guerre trouvés sur le web.
42L’intérêt d’une navigation manuelle et d’un archivage du web décentralisé des collectes institutionnelles réside dans la reconstitution d’une histoire avant l’arrivée d’internet. Si ces données, dispersées sur une quantité de sites web, blogs et plateformes, ne peuvent faire l’objet d’une collecte centralisée exhaustive, le développement de leur archivage par des initiatives individuelles et collectives permet un meilleur sauvetage de ces sources, souvent éphémères en raison de la fermeture et des blocages des sites internet, de leur caractère commercial et de la facilité de leur suppression.
43De telles sources s’avèrent précieuses pour étudier la période contemporaine d’internet, durant laquelle la traçabilité, la propagation et la viralité constituent des objets d’étude en soi (Boullier, 2023). Mais la fouille manuelle des traces dispersées sur le web peut également être utilisée pour faire l’histoire de périodes antérieures aux années 1990, grâce à la participation des internautes via la numérisation de leurs archives personnelles. Certaines d’entre elles échappent aux outils de collecte automatique et sont par conséquent hautement périssables. Ce type de recherche « à la trace » de ces sources disséminées, qui rappelle la « méthode indiciaire » de Carlo Ginzburg (Ginzburg, 1980), fait finalement appel aux mêmes méthodes que celles de la discipline historienne.
44Dorûdiyân confiait, dans l’un de ses billets, qu’il fut, un « narrateur » (râvî, pl. râvayân) de la guerre. Cette catégorie de jeunes combattants iraniens déployés par le Sepâh entre 1981 et 1988 pour collecter des documents de guerre reste encore grandement méconnue dans les études sur le Sepâh (Samuel, 2021). Grâce aux indices trouvés dans les pages commémoratives des martyrs, il est toutefois possible de reconstituer l’histoire de cette catégorie socioprofessionnelle méconnue.
45Sur les 206 personnes officiellement recensées par la presse en tant que râvayân, nous en avons identifié 57 grâce à la navigation sur des sites commémoratifs des martyrs de la guerre, des articles de presse et des livres numérisés par des bibliothèques d’écoles théologiques chiites. La base de données des « narrateurs » que nous avons construite présente les caractéristiques suivantes pour chaque homme : date de naissance, date de martyre, ville d’origine, étude(s), lieu(x) d’étude, activité(s) professionnelle(s), commandant(s) au(x)quel(s) le narrateur fut associé, narrateur(s) associé(s), brigade(s) et division(s), opération(s), commentaires et source(s) associée(s). Les informations dont nous disposons par le web pour la période 1980-2000 – numérisées, mais non nativement numériques – ne sont pas soumises à une vérification officielle ou à une labélisation archivistique : par exemple, si le site de l’agence de presse Fars News affirme, au sujet d’un narrateur, qu’il est entré au Sepâh en 1986, aucun document numérisé (un acte d’entrée au front, une carte professionnelle ou des correspondances) ne permet de confirmer ou d’infirmer cette date.
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- 31 « Biographie de Hamîd Sâlehî, base de données des martyrs de l’université de Téhéran », shahed.ut.a (...)
46Malgré cette absence de vérification des traces, la multiplicité des informations disponibles en ligne sur ces narrateurs a permis de dresser une typologie des narrateurs. Pour développer un cas-type, nous partageons le suivi à la trace des informations d’un narrateur nommé Hamîd Sâlehî, dont le récit de vie et la photographie furent partagés dans un article de Fars News publié en septembre 202130. On y apprend ses qualités morales (« une personne intelligente et réfléchie »), son passé révolutionnaire, ses études dans la mécanique à l’université de Téhéran et son engagement au front à partir de l’été 1981. Sa biographie a également pu être complétée à partir d’une base de données en ligne consacrée aux martyrs de l’université de Téhéran (fig. 4)31.
Fig. 4
Capture d’écran de la nécrologie de Hamid Saledi, base de données des martyrs de l’université de Téhéran, shahed.ut.ac.ir, juin 2023.
47Grâce à ces informations trouvées sur différents sites web, nous avons dressé une typologie des narrateurs du Sepâh : ils forment une catégorie juvénile (en 1981, l’âge moyen était de 18 ans et demi, avec pour âge minimal 14 ans et pour âge maximal 23 ans), caractérisée par une hiérarchie interne entre les personnes nées dans les années 1950 et celles nées dans les années 1960 (l’âge moyen des narrateurs survivants est en effet plus élevé, en 1981, ils ont en moyenne 20 ans). Les récits de vie publiés en ligne font également état d’une jeunesse sous-qualifiée au moment de leur recrutement comme narrateurs. Ces hommes sont souvent issus des ceintures de pauvreté des villes iraniennes, en rupture avec le modèle familial traditionnel (la majorité part au front contre l’avis de leurs parents, lesquels témoignent souvent de leur désespoir dans des entretiens accordés aux agences de presse proche du Sepâh).
48Cette reconstitution de la catégorie des narrateurs à l’aide des traces disséminées sur le web avait pour objectif de montrer la pertinence d’une lecture proche des sources numériques pour retracer l’histoire du Corps des Gardiens de la révolution, y compris quand celle-ci est antérieure à l’arrivée d’internet. Cette étude de cas s’est appuyée sur différents types de traces sur le web, tantôt des sources nativement numériques (un billet de blog), tantôt des sources devenues numériques (la photographie d’un martyr-narrateur numérisée sur un site). Le suivi à la trace des informations sur les narrateurs montre également une navigation permanente entre les régimes d’historicité, entre le temps de la guerre et l’espace du front, la numérisation puis la publication des informations, le déplacement et l’altération de celles-ci sur une multitude d’espaces du web.
49Cet article est né d’une observation simple : l’histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’ère du numérique se trouve devant des difficultés méthodologiques et interprétatives nouvelles, depuis les mouvements révolutionnaires de 2009 en Iran puis de 2011 dans le monde arabe. Aux problèmes d’accès au terrain qu’ont entraîné les guerres en Syrie et en Irak ainsi que la présence de l’État islamique s’ajoute le défi méthodologique de se saisir des sources numériques en SHS, avec l’aide de la science des données et des STS. Afin de combler les manques de l’approche techno-déterministe qui s’appuyait sur une « lecture distante » du big data, notre article a défendu au contraire la lecture proche et l’analyse qualitative des sources numériques pour faire l’histoire du Moyen-Orient contemporain. La présentation de deux types d’analyses qualitatives du Corps des Gardiens de la révolution islamique a eu pour objectif d’illustrer qu’il était possible, avec une méthode historienne traditionnelle, de contribuer au renouvellement historiographique de l’Iran postrévolutionnaire, sans enquête de terrain et sur le sujet sensible de l’histoire militaire. Ces deux cas d’étude ont en outre révélé qu’une multitude de sources numériques, tantôt produites individuellement (un like, un billet de blog), tantôt numérisées ou retranscrites (un retweet, une photographie), pouvait apporter une riche contribution à la recherche en SHS. C’est précisément pour cela que cet article invite à se saisir collectivement des méthodes qualitatives pour l’étude des sources numériques. Face aux milliards d’octets qui échappent encore au regard du chercheur, les contributions individuelles sont insuffisantes : il serait en effet illusoire de penser que l’on peut saisir exhaustivement toutes ces traces. Un travail collaboratif et transdisciplinaire est par conséquent essentiel pour préserver ces sources numériques et les exploiter.
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