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SECONDE PARTIE
Lectures

CHOLVY Brigitte, MARTINET François, et PISANI Emmanuel. Le monastère de Toumliline : la rencontre de l’autre en terre marocaine

Éditions Karthala, 2023
Jean-Robert Henry
Référence(s) :

CHOLVY Brigitte, MARTINET François, et PISANI Emmanuel. Le monastère de Toumliline : la rencontre de l’autre en terre marocaine. Éditions Karthala, 2023.

Texte intégral

  • 1 Cf. notamment : Henry et Moussaoui, 2020 ; Hodel, Duval, Henry, 2024.

1La contestation du système colonial par les peuples qui y ont été soumis et l’engagement du processus de décolonisation ont été pour l’Église catholique et en particulier pour les Églises d’Afrique du Nord l’occasion de repenser profondément leur rapport à l’islam et aux Musulmans. Après la célébration du « Centenaire de l’Algérie » en 1930 puis la tenue des Congrès eucharistiques de Tunis et d’Alger, le triomphalisme chrétien s’épuise. Les revendications nationalistes et la guerre mondiale qui a ruiné et abaissé l’Europe, invitent à reconsidérer le rapport de celle-ci au reste du monde. En matière religieuse, les choses bougent au Maghreb et sur la scène méditerranéenne, mais de façon variable selon les pays. Un premier tournant théologique important émerge en Tunisie dès les années 1920 avec la création de l’Institut des belles lettres arabes (IBLA), qui invite les Pères Blancs à rénover la lecture religieuse de l’islam et à redéfinir le sens de la présence chrétienne en terre musulmane. Un autre signe de renouveau théologique est la création en Algérie au milieu des années 1930 d’ordres religieux (petites sœurs et petits frères de Jésus) inspirés par la spiritualité de Charles de Foucauld. Le mouvement foucaldien essaimera ensuite dans de nombreux pays. Mais en Algérie, c’est surtout le défi d’un puissant soulèvement anticolonial qui amènera l’Église et certains de ses responsables à reconsidérer leur vision religieuse du monde, en s’appuyant sur le message augustinien de fraternité universelle1.

2Au Maroc, pays de protectorat où l’État traditionnel n’avait pas abandonné tous ses attributs et dont le sultan s’était rangé dès 1947 du côté des partisans de l’indépendance en refusant l’idée d’une co-souveraineté franco-marocaine sur le Maroc, la situation est plus complexe. Il s’y joue au moment de l’indépendance une collaboration subtile et originale entre le pouvoir marocain et des milieux chrétiens libéraux qui, en France et au Maroc, ont pris leurs distances avec le projet colonial. Cette collaboration se développe notamment dans le cadre d’un couvent bénédictin, fondé en 1952 dans le Moyen-Atlas par des moines venus de France sans avoir connu le protectorat. Dirigée par le Père Denis Martin, un prieur dynamique et anticonformiste, l’abbaye de Toumliline est invitée par le sultan Mohamed V à œuvrer à la formation des élites marocaines avec l’aide d’intellectuels français et marocains issus pour la plupart du mouvement national. De nombreux responsables politiques marocains participeront à cette entreprise, et le prince héritier lui-même, mandaté par son père, montera à Toumliline en août 1953.

  • 2 Cette collaboration entre la monarchie marocaine et des sympathisants chrétiens de la décolonisatio (...)

3Cette expérience exceptionnelle et audacieuse est soutenue par l’évêque de Rabat et par le Vatican2. Elle sera malheureusement brutalement interrompue en 1968 pour des raisons qui restent mal connues, mais sont sans doute liées pour une part au tournant autoritaire pris par le régime marocain sous Hassan II (« les années de plomb », l’enlèvement et l’assassinat de l’opposant Mehdi Ben Barka en 1965). On a aussi évoqué la crainte chez certains Marocains de voir prospérer un nouveau prosélytisme chrétien. Par ailleurs, certains témoins estiment que le Père Martin qui ne ménageait pas sa liberté de parole, aurait pris le risque de heurter le pouvoir politique. Quoiqu’il en soit, le monastère de Toumliline est actuellement en ruine, mais son activité s’est prolongée en Côte d’Ivoire et au Burkina-Faso. Son histoire a été redécouverte récemment au Maroc et en France, à l’occasion de deux rencontres tenues en octobre 2015 à Rabat et en mars 2021 à Paris. Celle de Rabat, organisée par les Archives nationales du Maroc, avec le soutien – semble-t-il – du roi, a réalisé un premier défrichage des archives ; et la journée d’études de Paris, organisée par l’Institut de sciences et théologie des religions, est revenue sur l’aventure intellectuelle de Toumliline et de ses acteurs, qui reste encore largement à écrire. C’est aux travaux de cette rencontre qu’est consacrée la présente publication.

4En début d’ouvrage, quatre contributions livrent, chacune à sa façon, une précieuse vue d’ensemble sur l’expérience de Toumliline. Dans un chapitre introductif, François Martinet expose les raisons qui incitent aujourd’hui à redécouvrir cette expérience, dont il rappelle à grands traits l’histoire, avec ses succès, ses espoirs et ses échecs. Il est bien placé pour le faire. À titre personnel, il a été un témoin privilégié de cette aventure, dans laquelle il a été plongé dès l’enfance par ses parents qui appartenaient au milieu des chrétiens libéraux du Maroc et entretenaient des rapports étroits avec certains militants nationalistes marocains. Mais c’est aussi en historien qu’il s’est penché sur l’expérience de Toumliline : il a déjà publié en 2019 à Casablanca un ouvrage sur les rencontres internationales de l’abbaye.

5Brahim Bouabid, fils d’une figure du mouvement national marocain, s’efforce de resituer l’histoire de Toumliline dans celle du Maroc. Il rappelle les conditions dans lesquelles s’est nouée, dans les années 1950, la collaboration des nationalistes et syndicalistes marocains avec des chrétiens libéraux opposés aux aspirations d’une majorité des Français du protectorat à vouloir prolonger le système colonial. Au Maroc, les libéraux, soutenus par l’évêque (pour qui « les Marocains sont nos hôtes »), manifestent leur solidarité avec les Marocains qui en 1952 exigent le retour du Maroc à sa souveraineté. En France, ils sont relayés par des mouvements comme le Comité France-Maghreb, qui s’opposent à la destitution et à l’exil du sultan. Après l’indépendance, les nationalistes seront très actifs, avec le soutien du sultan, dans les activités culturelles organisées par l’abbaye de Toumliline. À partir de 1960, ils y seront cependant moins présents. Bouabid estime que l’expérience de Toumliline a beaucoup compté dans l’histoire de l’indépendance du Maroc, mais se demande si le dialogue islamo-chrétien n’a pas été un rendez-vous manqué. Ainsi, les Rencontres de 1962, qui devaient porter sur l’islamologie, ont été censurées. L’affaire Ben Barka ne favorise évidemment pas les choses. La dernière rencontre de Toumliline a lieu en 1966 et celle de 1967 est annulée par les autorités.

6Une autre étude très riche sur les origines lointaines de Toumliline est celle de Mohammed Habib Samrakandi, spécialiste de l’islam soufi en France, et formé dans sa famille au dialogue religieux. Il décrit les réseaux intellectuels dans lesquels a baigné l’abbaye, et relève notamment le rôle de Louis Gardet, islamologue chrétien, cofondateur en 1933 avec René Voillaume des petits Frères de Jésus. Ayant eu longuement accès aux archives de Gardet, Samrakandi retrace l’influence décisive de Massignon sur celui-ci et souligne que dès cette époque était affirmée la nécessité de rompre avec l’Église coloniale. C’est ce que confirme également l’ouvrage publié en 1961 sur l’histoire de Toumliline, par Élisabeth de Miribel, ancienne secrétaire particulière à Londres du général De Gaulle. En pleine guerre d’Algérie, Toumliline apparait donc comme un havre de paix et d’espérance soutenu par des hommes politiques de bonne volonté en France et au Maroc, qui ont permis aux relations franco-marocaines d’échapper à la politique du pire pour tenter de construire un avenir commun. Comme d’autres contributeurs, l’auteur s’interroge sur les raisons de la fin de l’expérience après la mort du roi Mohamed V en 1961. Il pense que Hassan II ne partageait plus les priorités de son père, tout en ayant des vues personnelles très ambitieuses sur les relations islamo-chrétiennes.

7On ne peut analyser l’activité de l’abbaye de Toumliline sans évoquer la personnalité contrastée de son prieur, Denis Martin. C’est ce que tente un de ses confrères bénédictins, qui met à l’actif du prieur sa passion d’entreprendre et à son passif des audaces parfois imprudentes. Cet avis semble partagé par d’autres observateurs en termes parfois peu charitables : aux obsèques du prieur, l’abbé d’En Calcat parle de mondanité, de mégalomanie, de boulimie d’activités qui entraîne parfois des difficultés économiques. D’autres soulignent par contre la sagesse de sa vieillesse. Le milieu religieux n’est pas toujours tendre pour les confrères, mais peut-être qu’une histoire plus fine du rôle très important joué par le prieur dans l’expérience de Toumliline reste à mener.

8Les autres contributions de l’ouvrage sont centrées sur quelques figures intellectuelles qui ont illustré l’activité culturelle de Toumliline. Manoël Pénicaud revient sur la place considérable tenue par Louis Massignon lors des premières rencontres de 1956 et 1957. Très proche de Foucauld qu’il a contribué à faire connaître, Massignon a diffusé aussi la pensée du mystique Al Hallaj et milité pour le dialogue islamo-chrétien, sur lequel il partageait les vues de Mohamed V, favorable à l’alliance des religions mais pas au syncrétisme. À Toumliline, les conférences de Massignon avaient attiré un important public, mais suscité aussi des malentendus avec le prieur et avec Emmanuel Levinas, autre conférencier invité, qui supportait mal les positions antisionistes de son collègue. Massignon ne sera plus invité à l’abbaye mais continuera à plaider pour le dialogue interreligieux, en soulignant le rôle des lieux de pèlerinage communs, dans lesquels il voit des espaces de réconciliation. C’est un point sur lequel Emmanuel Lévinas tient un discours exigeant dans son intervention de 1957, évoquée ici par Catherine Chalier : pour lui, l’apport des trois grandes familles religieuses méditerranéennes à la pensée universaliste nécessite de respecter les voies spécifiques suivies par chacune et notamment par la tradition juive. Un autre conférencier assidu aux Rencontres de Toumliline était le jésuite Jean Daniélou, présent en 1956, 1957 et 1958. Mais Brigitte Cholvy nous apprend que ses interventions n’ont pas toutes été retrouvées. Il avait choisi en 1958 de répondre à la question « quel monde voulons-nous construire en tant que croyants ? » en parlant des fondements religieux de l’action politique et sociale. C’était une démarche sans doute plus théologique et moins interreligieuse que celle d’autres intervenants comme Massignon et surtout Peyriguère.

  • 3 Comme son ami le Père Othon de Launay, qui menait une vie similaire dans la médina de Meknès.
  • 4 Cf. Gorrée, 1960.

9Une étude bien documentée d’Emmanuel Pisani retrace l’itinéraire de vie du Père Peyriguère en soulignant ce que l’esprit de Toumliline doit à ce précurseur du dialogue religieux au Maroc. Les longues années passées par ce religieux dans le Moyen-Atlas avaient forgé sa pratique du dialogue avec des paysans berbères pauvres, dont il apprit à connaître et partager la culture. Sur le plan politique, il n’hésitait pas à dénoncer le système colonial aux côtés de son ami Paul Butin, fondateur de la revue Confluent. Hostile au prosélytisme3, il dénonçait aussi ce qu’il appelait le « racisme chrétien », au nom du respect de l’islam, qui avait pour lui toute sa place dans le plan divin de Dieu. C’était une posture exceptionnelle dans le Maroc colonial. À la fin de sa vie, il éprouva le besoin de formaliser sa réflexion sur le dialogue religieux et sur la rencontre entre l’islam et le christianisme. Il fit à cette fin plusieurs longs séjours de travail à Toumliline, au cours desquels il communiquait aux moines et aux jeunes qui fréquentaient l’abbaye son expérience du dialogue religieux. Ses obsèques en 1959 furent suivies par de très nombreux Marocains4.

  • 5 Cf. les recherches menées depuis plusieurs années par Rémi Caucanas sur ce thème.

10Ce qu’apporte ce livre donne envie de continuer à explorer systématiquement l’expérience de Toumliline à travers les archives qui ont survécu. Paradoxalement, la crise de la décolonisation a été pendant quelques années propice au lancement d’un dialogue interreligieux, encouragé par des responsables politiques comme Mohamed V et porté par des intellectuels de haut vol. La bienveillance mutuelle dont ils faisaient preuve ne les empêchait pas de diverger parfois sur la nature du dialogue religieux ou de céder à une vision irénique ou utopique des résultats qu’on pouvait en attendre. Mais on était loin du contexte de guerre des religions que connaîtront certaines régions de Méditerranée dans les années 1990. L’esprit de Toumliline faisait plutôt écho au dialogue noué au xixe siècle entre l’émir Abdelkader et certains de ses interlocuteurs chrétiens. L’histoire de Toumliline et d’institutions similaires au Maghreb reste donc un chantier largement ouvert et prometteur, qui souligne la place persistante de la problématique interreligieuse dans les relations méditerranéennes5.

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Bibliographie

GORRÉE Georges, 1960, Au-delà du Père de Foucauld, le Père Peyriguère, Ed. du Centurion, 1960.

HENRY Jean-Robert et MOUSSAOUI Abderrahmane (dir.), 2020, L’Église et les chrétiens dans l’Algérie indépendante, Paris, Karthala.

HODEL Paul-Bernard, DUVAL Sylvie, HENRY Jean-Robert (dir.), 2024, Léon-Etienne Duval, évêque d’Algérie, Paris, Karthala.

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Notes

1 Cf. notamment : Henry et Moussaoui, 2020 ; Hodel, Duval, Henry, 2024.

2 Cette collaboration entre la monarchie marocaine et des sympathisants chrétiens de la décolonisation n’a pas été isolée : Maurice Flory, issu d’une famille catholique inscrite dans le milieu du christianisme social, avait été choisi par le sultan pour parfaire la formation du prince héritier. Il avait profité de cette charge pour assurer une mission de bons offices entre les autorités françaises et le sultan exilé à Madagascar. Plus tard, c’est lui qui assurera comme conseiller culturel et chef de la mission culturelle française au Maroc la continuité des relations diplomatiques franco-marocaines malmenées par l’affaire Ben Barka.

3 Comme son ami le Père Othon de Launay, qui menait une vie similaire dans la médina de Meknès.

4 Cf. Gorrée, 1960.

5 Cf. les recherches menées depuis plusieurs années par Rémi Caucanas sur ce thème.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Robert Henry, « CHOLVY Brigitte, MARTINET François, et PISANI Emmanuel. Le monastère de Toumliline : la rencontre de l’autre en terre marocaine »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 157 (1/2025) | 2025, mis en ligne le 28 février 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/remmm/22101 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13e4g

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Auteur

Jean-Robert Henry

Directeur de recherches honoraire au CNRS, Aix-Marseille univ, Cnrs, Iremam, Aix-en-Provence, France.

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