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SECONDE PARTIE
Lectures

SOBHY Hania, Schooling the Nation: Education and Everyday Politics in Egypt

Cambridge University Press, 2023
Bernard Botiveau
Référence(s) :

SOBHY Hania, Schooling the Nation: Education and Everyday Politics in Egypt. The Global Middle East. Cambridge: Cambridge University Press, 2023. ISBN 9781108956031, https://doi.org/10.1017/9781108956031 [Open acces full book].

Texte intégral

1Éduquer la nation : sous ce titre générique, le livre de Hania Sobhy s’inscrit dans une tradition ancienne et féconde de sociologie et anthropologie de l’éducation, appliquée ici à l’Égypte. Son originalité apparaît d’emblée : issu d’une enquête entamée en Égypte avant le soulèvement de 2011, puis reprise à partir de 2016, après que la révolution égyptienne des « printemps » arabes ait été tuée dans l’œuf par des forces conservatrices alliées aux militaires les plus intransigeants, le livre apporte une compréhension nouvelle de ces événements, en partant du régime de l’éducation en Égypte.

2La question posée est la suivante : en quoi le système éducatif égyptien actuel, construit sur les bases sociales et nationales arabes de la révolution nassérienne puis progressivement « privatisé » depuis Sadate mais surtout Mubarak pour satisfaire aux exigences d’austérité d’un néolibéralisme hors de contrôle, pourrait-il préparer à une citoyenneté ouverte développant les acquis d’une société civile égyptienne remobilisée en 2011 ? Comment interpréter ce qui semble être aujourd’hui la détérioration et finalement l’échec de ce système éducatif ? Un ensemble menacé par la démagogie, la répression, la corruption, le manque de soutien politique et surtout l’absence d’imagination créatrice.

3Ce constat pessimiste mais sans aucun doute réaliste d’un déclin de l’éducation nationale s’est imposé tout au long des deux enquêtes successives menées par Hania Sobhy dans plusieurs écoles secondaires situées dans le Grand Caire. La première, réalisée entre 2008 et 2010 dans six établissements de garçons et de filles, publics et privés, avait donné lieu à une thèse de doctorat ; la seconde, une recherche postdoctorale menée entre 2016 et 2018, soit après le coup d’État militaire de 2013. L’ensemble constitue un riche matériau, fait de près de 150 entretiens réalisés avec des élèves et des enseignants et de centaines d’heures d’observation des pratiques et des rituels scolaires, sans parler de l’analyse des manuels utilisés ou encore de la législation en vigueur. Et c’est à juste titre que l’autrice aborde son objet en se réclamant tout autant de la sociologie politique et de l’anthropologie que de l’histoire et des sciences de l’éducation.

4Organisé en sept chapitres, le livre présente d’abord dans les deux premiers ce qui a changé dans la dernière décennie Mubarak, années du triomphe d’un néolibéralisme débridé, avec ses politiques d’austérité et leur impact décisif sur la privatisation de l’éducation publique, dans laquelle pourtant près de 90 % des élèves égyptiens sont toujours enrôlés. L’enquête a porté majoritairement sur le secondaire ordinaire, sans négliger pour autant la filière « technique » qui regroupe à elle seule plus de la moitié des élèves et qui, selon un avis semble-t-il communément partagé chez les enquêtés ne représenterait « pas plus qu’un certificat d’alphabétisation ». L’emblème de la privatisation est devenu le cours particulier que les enseignants, victimes de salaires très bas et aux prises avec des classes surchargées et indisciplinées, sont parvenus à rendre quasi-obligatoire. Hania Sobhy met ensuite en perspective dans les chapitres 3 et 4 la violence scolaire au quotidien instituée comme mode de gouvernance, avec ce qu’elle comporte de châtiments corporels et d’humiliations des élèves en public. Sachant que ce système punitif varie en fonction du milieu social dont l’élève est issu, éventuellement de sa relation personnelle avec l’enseignant et sans doute surtout des différenciations de genre, les filles n’étant pas sujettes aux mêmes sanctions, corporelles d’abord, que les garçons. Ces pratiques au quotidien traduisent enfin, et paradoxalement, un véritable effondrement de la discipline. Car l’Etat, en se défaussant ainsi de ses responsabilités et en assurant aux enseignants une quasi-immunité dans leur gestion de la vie scolaire a permis le développement d’une « permissivité » couvrant toutes les formes de laxisme, de favoritisme, de tricherie et de corruption ; ainsi que le dénoncent constamment les acteurs interrogés quand ils déplorent ce retrait de l’État par la lapidaire et amère formule « Mafish ta’lîm » soit : « Quelle éducation ? il n’y a plus d’éducation dans tout cela en Égypte !».

5Est ensuite examiné ce que les manuels scolaires ainsi que les rituels (par ex. le tabur, assemblée matinale des élèves) nous apprennent de l’intériorisation des objectifs affichés de nationalisme, d’appartenance et de citoyenneté, incluant à partir d’Anwar Al-Sadate les versions Frères musulmans ou plus largement islamistes de la culture islamique et tout récemment, après 2013, la glorification de l’armée. Le dernier chapitre et la conclusion complètent l’ouvrage en montrant ce que la révolution de 2011 a apporté sur toutes ces questions. La libération de la parole a eu des effets sur le comportement des enseignants, en diminuant par exemple la tolérance sociale à l’égard des punitions, avec un accroissement des plaintes auprès de l’administration, voire de la justice. Ce qui d’ailleurs n’a pas empêché des incursions policières dans les écoles contre les élèves mobilisés. Quant à la réorientation des manuels, d’intéressants témoignages d’acteurs montrent comment les nouveaux conflits de légitimation se sont imposés soit pour délégitimer l’héritage Moubarak, soit pour se positionner entre les conceptions « islamiste » et « militaire » de ce que devrait être un cursus scolaire national.

6Le fil conducteur qui s’est imposé au fur et à mesure des enquêtes est celui d’une citoyenneté vécue opposée à une citoyenneté imaginée. Cette dernière, telle que préconisée par les textes et les déclarations ministérielles, ainsi que par les rituels imposés, vise à « formater » l’élève lambda, futur citoyen au courant de ses droits sans doute mais d’abord des exigences que l’État requiert de lui en termes de nationalisme, d’adhésion et de loyauté. La citoyenneté vécue au contraire, celle du quotidien, apparaît comme dévaluée puisqu’elle met l’accent sur les devoirs du futur citoyen envers l’ordre établi et non sur les droits légitimes auxquelles il pourrait prétendre.

7Empruntant au Foucault de « Surveiller et punir » les acquis de son analyse historique des mécanismes de dressage des corps et des esprits, la mise sous le projecteur des faits tirés de cette observation assidue dans des classes égyptiennes aujourd’hui est impressionnante. La dureté d’enseignants châtiant des élèves décrétés insoumis fait bien partie d’un système de dressage et elle est telle que dans une scène saisissante, d’ailleurs mise en exergue au tout début du livre, un enseignant se déchaîne contre plusieurs de ses élèves, les frappe et les insulte, tout cela en ignorant, ou feignant d’ignorer, la présence d’une observatrice extérieure, en l’occurrence l’autrice de l’enquête. Bien sûr, comme cela est rappelé régulièrement, cette répression visant à imposer une docilité à des élèves qui n’en saisissent pas la rationalité et qui menacent de se rebeller, est à géométrie variable. Les garçons la subissent beaucoup plus que les filles dans ses expressions physiques et par ailleurs, les premiers visés sont les élèves issus des familles les plus pauvres dont les parents n’ont pu s’acquitter du paiement des cours particuliers revendiquées par l’enseignant.

8Au final, ce livre représente une étape importante de la recherche en Égypte sur le milieu éducatif. Il prolonge des travaux significatifs comme ceux par exemple de Timothy Mitchell, Kamal Naguib ou Iman Farag en se plaçant dans une perspective qui, tout en prenant acte de la sociologie bourdieusienne de la reproduction sociale par l’école, se situe sur un angle plus politique qui est celui de l’accès à la citoyenneté dans toutes ses variantes. Des questions évoquées feront l’objet de débats. En quoi cette approche de l’éducation varie-t-elle d’abord en fonction des systèmes situés dans le « Nord global » ou dans le « Sud global », pour reprendre les distinctions proposées dans le livre ? Ensuite, les ravages causés par la mise en place de normes éducatives renforçant la discipline et la répression pour imposer des comportements de consommateurs et d’exécutants dociles dépendent-elles uniquement de cette visée politique néolibérale aujourd’hui partout en vogue ou ne trouvent-elles pas aussi un terreau particulièrement fertile dans des pays qui, comme c’est le cas de l’Égypte, ont opté de longue date pour des régimes autoritaires ?

9Ces questions sont suggérées, elles suscitent l’intérêt du lecteur et soulignent la nécessité de se référer à ce livre. La somme d’informations recueillies, une abondante bibliographie et la synthèse proposée en feront en effet une source incontournable pour la connaissance du milieu éducatif en général et du système égyptien dans ses évolutions récentes. Le lecteur appréciera aussi la qualité d’une écriture qui rend la lecture fluide tout en proposant de précieux interludes comme les quelques textes mis en exergue dans leur version arabe et dans la traduction élégante de Hania Sobhy, qu’il s’agisse de citations d’Ibn Khaldoun, de poésie ou de chants populaires familiers des élèves.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bernard Botiveau, « SOBHY Hania, Schooling the Nation: Education and Everyday Politics in Egypt »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 157 (1/2025) | 2025, mis en ligne le 28 février 2025, consulté le 19 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/remmm/22116 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13e4i

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Auteur

Bernard Botiveau

Directeur de recherches émérite au CNRS, Aix-Marseille univ, Cnrs, Iremam, Aix-en-Provence, France.

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