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AccueilNuméros157 (1/2025)SECONDE PARTIEChristophe Picard (1954-2024)

SECONDE PARTIE

Christophe Picard (1954-2024)

Dominique Valérian

Texte intégral

1Christophe Picard, qui fut co-rédacteur en chef de la série Histoire de la REMMM de 2006 à 2012, nous a quittés le 1er juin 2024, à Toulouse où il s’était installé en 1998. La maladie d’Alzheimer l’avait déjà éloigné, trop tôt, de ses amis et collègues, mais sa disparition fait plus cruellement encore ressentir le vide qu’il laisse dans les études sur l’Islam et la Méditerranée au Moyen Âge.

2Né le 15 mars 1954 à Carthage où son père était directeur des Antiquités de Tunisie, il quitte cependant très tôt, après l’indépendance, les rives de la Méditerranée, qu’il arpenta plus tard longuement et dont il devint un spécialiste internationalement reconnu. Il naît et grandit dans une famille d’historiens et archéologues prestigieux : son grand-père Charles était professeur d’archéologie classique et membre de l’Institut, son père Gilbert-Charles, professeur d’histoire romaine, tous deux à la Sorbonne, sa mère, Colette, spécialiste de la Carthage punique, son oncle, professeur d’histoire du Haut-Moyen Âge à Nanterre et son frère aîné Olivier, professeur d’histoire grecque à l’Université Paris IV et membre de l’Institut. Cet héritage lui donna sans doute un goût prononcé pour l’histoire, mais n’affecta jamais la simplicité et la modestie qui le caractérisait en tout.

3Passée l’agrégation d’histoire en 1982, il enseigne une dizaine d’années dans le secondaire tout en se lançant dans la recherche. La tradition familiale aurait pu le pousser vers l’Antiquité, mais il choisit de s’orienter vers les études islamiques et le Moyen Âge, ce qui le conduit à entreprendre l’apprentissage de l’arabe aux Langues O’. Il prépare alors une thèse de 3e cycle sous la direction de Dominique Sourdel, sur le Gharb al-Andalus, étude régionale d’après les sources littéraires et archéologiques, qu’il soutient en 1986 et qu’il ne publie que 15 ans plus tard (Picard, 2000a), après avoir soutenu son habilitation en 1994, avec un mémoire inédit qui élargit la perspective à l’ensemble de l’Atlantique musulman (Picard, 1997a). Entre-temps il est élu en 1989 maître de conférences à l’Université de Saint-Étienne, puis à l’université Toulouse-Le Mirail, où il devient professeur en 1998. C’est là, dans un environnement intellectuel stimulant, ouvert sur l’Europe méridionale, l’Islam et la Méditerranée, qu’il inscrit ses premiers doctorants et commence à s’imposer comme un des meilleurs spécialistes de ces espaces. Cela lui ouvre les portes de l’université Paris 1 où il prend la succession de Michel Balard sur une chaire d’histoire de la Méditerranée médiévale. En septembre 2005 il donne son premier cours en Sorbonne, dans la salle Picard, du nom de son illustre grand-père… Il y reste jusqu’en 2016, quand la maladie, devenue trop handicapante, l’oblige à cesser prématurément son enseignement.

4Durant toutes ces années, en particulier à Toulouse et Paris, il a formé des générations d’étudiants et notamment de doctorants qui gardent tous le souvenir d’un maître qui savait les guider et dispenser son savoir avec une grande modestie. Mais il a aussi marqué ses plus jeunes collègues pour lesquels, refusant la posture du mandarin vers laquelle sa stature et ses fonctions auraient pu le pousser, il fut à la fois comme un grand frère bienveillant et un ami.

Un promoteur discret mais efficace des études sur l’Islam médiéval en France

5Membre actif de la communauté universitaire, il n’a jamais refusé de participer aux tâches collectives qui la font vivre, et il a, dans ce cadre, poussé, avec le sens de la diplomatie qui était le sien, à la promotion des études sur l’Islam médiéval. Dans la 21e section du Conseil National des Universités (CNU), où il a siégé pendant trois mandats et dont il a été vice-président, il a défendu des dossiers qui ont permis des recrutements en nombre et il a joué, avec Françoise Micheau et Pierre Guichard, un rôle discret mais décisif pour encourager les universités et les départements d’histoire à ouvrir leurs équipes enseignantes à des spécialistes de l’Islam.

  • 1 Gouverner en Islam entre le xe et le xve siècle (Iraq jusqu’en 1258, Syrie, Hijaz, Yémen, Égypte, M (...)

6À cet égard, le programme d’agrégation qu’il propose pour les sessions de 2020 et 2021 sur « les relations des pays d’Islam avec le monde latin du milieu du xe siècle au milieu du xiiie siècle » a constitué un tournant qui apparaît aujourd’hui comme majeur. Auparavant, et sans remonter trop haut dans l’histoire du concours, l’Islam apparaissait de manière marginale, comme en 1991 (« Les pays européens riverains du bassin occidental de la Méditerranée des environs de 1030 jusqu’en 1212-1213 », qui couvrait la Sicile islamique et al-Andalus, mais avec des problématiques clairement inspirées des travaux sur l’Europe chrétienne) ou en 1997 (« Le christianisme du début du viie siècle au milieu du xie siècle », qui incluait, mais à la marge, les chrétientés en terre d’Islam). Dans l’intitulé même de la question et dans l’argumentaire qu’il propose alors, ainsi que dans le manuel qu’il écrit à cette occasion avec Annliese Nef et Philippe Jansen (Jansen, Nef, Picard, 2000), Christophe Picard pose de manière novatrice le monde islamique au cœur des problématiques et de la réflexion sur les relations entre Islam et chrétienté latine, à rebours d’une historiographie traditionnelle centrée sur l’expansion latine, les croisades et la Reconquista. Il propose donc non seulement une histoire à parts égales de ces relations, mais en plaçant l’Islam au centre, annonçant en ce sens ses travaux ultérieurs sur la Méditerranée, mais surtout contribuant à sensibiliser durablement les médiévistes français spécialistes des mondes chrétiens à considérer l’Islam comme faisant pleinement partie des enseignements pouvant être proposés aux étudiants, et il prépare au choix, en 2014, d’une question d’agrégation portant exclusivement sur les mondes islamiques1. C’est aussi dans cet esprit qu’il participe en 1994 aux deux volumes du manuel Histoire médiévale publié aux éditions Bréal, qui fut longtemps une référence pour les étudiants de premier cycle (Kaplan, Picard et al., 1994), et qu’il publie en 2000 un manuel sur Le monde musulman du xie au xve siècle, plusieurs fois réédité jusqu’en 2019 (Picard, 2000b). Enfin en 2014 paraît le manuel Hachette La Méditerranée au Moyen Âge : les hommes et la mer qu’il co-écrit avec Michel Balard, et qui propose pour la première fois une lecture de cette histoire véritablement partagée entre mondes chrétiens et musulmans (Balard, Picard, 2014).

7Cet investissement s’est traduit aussi à travers son enseignement à Saint-Étienne, Toulouse et Paris et son goût pour partager avec les étudiants, le résultat de ses travaux de recherche. Il les a menés dans un souci constant du collectif et de l’ouverture vers des collaborations avec des spécialistes d’autres espaces, en France et à l’étranger, portant haut l’exigence d’une histoire à parts égales. En témoignent ses nombreuses participations à des programmes de recherche mais aussi à des colloques et congrès internationaux en Europe, au Maghreb et au Proche-Orient ou encore aux États-Unis, qui soulignent s’il en est besoin le rayonnement scientifique dont il jouissait. Son goût du dialogue et du débat, sa curiosité et son ouverture ont ainsi grandement contribué à installer l’Islam dans une histoire générale du Moyen Âge, et il aimait à rappeler – non sans humour parfois – à ses collègues qui en venaient à l’oublier, que l’Islam n’était pas une périphérie un peu exotique de l’Europe latine, mais un acteur majeur de cette histoire commune.

De l’océan Atlantique à la Méditerranée : un historien de la mer et des ports en Islam

8Dans un compte-rendu de deux ouvrages de Georges Jehel et Xavier de Planhol publié dans le Bulletin critique des Annales Islamologique (Picard, 2002), Christophe Picard dénonce le fait que chez ces deux auteurs « il n’y a pas véritablement d’essor, et donc d’histoire, maritime dans le monde musulman ; la seule histoire envisageable est bien celle des progrès des chrétiens d’Occident aux dépens de la civilisation musulmane ou “arabe” », et conclut que « [c]es deux ouvrages ont le mérite de faire apparaître l’urgence de nouvelles recherches sur l’histoire maritime musulmane encore largement ignorée hors des cercles de quelques spécialistes. Ils font apparaître l’importance d’une recherche plus systématique de toutes les phases de l’histoire maritime, des origines jusqu’à l’époque moderne », appelant notamment à mobiliser une plus grande diversité de sources, écrites et archéologiques.

9De ses premiers travaux sur le Portugal musulman, objet de sa thèse de 3e cycle en 1986 (Picard 2000a), étendus à l’Atlantique musulman dans son habilitation à diriger des recherches en 1994 (Picard 1997a) et dans le livre qu’il publie à la même époque sur La mer et les musulmans d’Occident au Moyen Âge : viiie-xiiie siècle (Picard 1997b), et jusqu’à son maître-ouvrage sur la Mer des califes (Picard, 2015), traduit en anglais, arabe et italien, Christophe Picard s’est affirmé comme un des meilleurs spécialistes de l’histoire de la mer et des ports dans le monde islamique. Ce parcours l’a mené des rivages du Portugal, que son épouse Manuela lui avait fait découvrir, à ceux du Maghreb, puis de la Syrie et de l’Égypte et, de manière plus indirecte et comparatiste, à ceux de l’océan Indien. Longtemps il se concentre sur l’océan Atlantique, un espace resté jusque-là marginal dans les études sur l’Islam médiéval, et si l’on met à part l’ouvrage de synthèse qu’il publie en 1997 sur La mer et les musulmans d’Occident, c’est en 2003 que ses recherches traversent véritablement le détroit de Gibraltar, avec trois articles qui marquent ce tournant majeur. Le premier (Martinez Enamorado, Picard, Torremocha Silva, 2003) est consacré justement à ce point de passage essentiel, dans un volume sur al-Andalus et la Méditerranée autour de l’an Mil, le deuxième (Picard 2003) porte sur les ports et la navigation du Maghreb et le troisième (Borrut, Picard 2003), coécrit avec son disciple Antoine Borrut, spécialiste de la Syrie omeyyade, sur l’institution du ribāṭ, qui inaugure une série de travaux qui intègreront de plus en plus la Méditerranée orientale.

10L’étude de l’investissement de la mer par les pouvoirs musulmans entre le viie et xiie siècle, d’abord dans l’Atlantique puis en Méditerranée, l’amène à analyser la politique des souverains, montrant un véritable projet impérial d’affirmation de la domination de l’Islam sur la mer. Il étudie ainsi les efforts pour développer les ports en lien avec les politiques des souverains omeyyades d’al-Andalus (Picard, 2014), et il participe à la base de données APIM (Atlas des ports et itinéraires maritimes de l’Islam médiéval) lorsqu’il rejoint l’équipe de l’UMR Islam médiéval à Paris, poursuivant sa collaboration avec les archéologues (Hardy-Guilbert, Kervran, Picard, Renel, Rougeulle, 2005). Il montre ainsi les liens forts entre infrastructures et politiques d’affirmation de la souveraineté islamique sur mer (Picard 2007a). S’inscrivant dans les travaux collectifs menés dans les années 1990 sur les frontières dans l’espace méditerranéen, il s’intéresse en particulier aux fortifications des ports (Picard 1996, Ferreira Fernandes, Picard, 1999), nouant avec les archéologues un dialogue fécond. C’est ce qui le conduit à réfléchir à l’institution du ribāṭ, en revisitant la version traditionnelle fondée exclusivement sur les exemples tunisiens, montrant qu’il est un lieu – fortifié ou non – qui combine défense des frontières, exercice du jihad et pratique spirituelle. Il souligne qu’elle s’inscrit aussi dans une politique, voulue par les souverains, de protection et de développement des côtes, débouchant sur des formations urbaines, des activités économiques liées à la mer et un approfondissement de l’islamisation (Picard 2001, Borrut, Picard, 2003). Autre institution majeure liée à cette projection maritime, les arsenaux font l’objet d’une vaste enquête qu’il mène à l’échelle de l’Atlantique et de la Méditerranée, en s’appuyant sur la base APIM, qui lui permet de montrer la précocité et la cohérence de la politique navale des souverains musulmans (Picard, 2004a).

11En effet, au-delà de ces manifestations matérielles de l’investissement des littoraux, c’est bien la politique menée par les pouvoirs qui l’intéresse dans ses travaux, s’opposant avec fermeté avec l’idée reçue d’un désengagement des musulmans en Méditerranée. En réponse à Xavier de Planhol, il pose en 2001 la question d’un « échec maritime musulman » à l’occasion d’un colloque sur la puissance maritime (Picard, 2004b), qu’il développe plus largement dans La Mer des califes. Rejetant l’approche essentialiste qui faisait des Arabes, peuple de nomades chameliers, des étrangers à la mer à laquelle ils auraient tourné le dos, il montre que dès les Omeyyades de Syrie, et ensuite avec les Abbassides, les Omeyyades de Cordoue ou les Almohades, la politique navale fut une des préoccupations permanentes des souverains musulmans. Elle se traduit à travers des initiatives de marins (baḥriyyūn), longtemps considérés comme en marge de l’État mais qu’il montre au contraire profondément liés à une politique centralisée (Picard, 2007b). Son interprétation de la piraterie musulmane, d’abord dans l’Atlantique (Picard, 1998) puis en Méditerranée (Picard, 2016) montre en particulier que, loin d’être le fruit d’un affaiblissement de l’État, elle participe pleinement de l’affirmation de la souveraineté de l’Islam sur mer par le biais du jihad maritime.

12Cette longue familiarité avec les ports, la vie maritime et la politique des souverains musulmans le conduit à s’interroger sur le discours des sources tel qu’il se déploie notamment chez les chroniqueurs et les géographes. Suivant avec prudence les tenants du linguistic turn, il analyse dans La Mer des califes la construction de l’affirmation d’une souveraineté musulmane sur la Méditerranée sous la plume des auteurs écrivant au service des souverains de l’Islam, et la rivalité à laquelle se livrent, par savants interposés, les différents califats. « Cette guerre médiatique fit sortir du silence le monde maritime des régions musulmanes et, en concurrence avec les versions latines et grecques, révéla sous un autre jour le rapport entre les souverains musulmans et la mer » (Picard, 2015, 142). Il montre ainsi que la mer Méditerranée est non seulement très présente dans les sources arabes mais qu’elle est appropriée dans une représentation du monde qui en fait, au moins dans le discours, l’espace d’accomplissement du projet universel de l’Islam.

13Si le projet politique des souverains musulmans apparaît comme un fil rouge de ses travaux, Christophe Picard ne s’est pas limité à cette dimension et a écrit une histoire totale de la mer, autant que les sources le lui permettaient. Répondant à distance au Mahomet et Charlemagne d’Henri Pirenne, dont il écrit une copieuse (et critique) préface pour sa réédition en 2005 (Picard, 2005), il montre que très tôt, dès le viiie siècle et de manière plus évidente au ixe siècle, les navires de commerce partant des ports musulmans contribuent à une reprise des échanges maritimes en Méditerranée. Mobilisant une vaste bibliographie couvrant les espaces latins, byzantins et islamiques et proposant un changement d’échelle spatiale et chronologique, il plaide pour un recours à des corpus diversifiés confrontant les données des textes, des documents de la pratique et de l’archéologie, seul à même de répondre aux questions complexes posées par cette période de transition. Il invalide ainsi de manière convaincante à la fois l’image proposée par Pirenne d’une mer de guerre et de violence consécutive aux conquêtes arabes, mais aussi la thèse traditionnelle d’une reprise des échanges commerciaux sous l’impulsion des seules républiques maritimes italiennes à partir du xie siècle. Enfin Christophe Picard s’est penché sur le discours et l’imaginaire sur la mer et les littoraux, abordé du point de vue politique dans la Mer des califes, mais aussi à travers les récits merveilleux sur l’océan Atlantique (Picard, 1995a) et surtout dans leur dimension sacrée, qu’il aborde dans un dossier de la REMMM qu’il coordonne en 2012 (Picard, 2012a).

L’Occident islamique et le séminaire du Colegio de España

14Spécialiste d’abord du Gharb al-Andalus, Christophe Picard élargit rapidement ses horizons au Maghreb, d’abord atlantique, puis dans sa totalité, jouant un rôle moteur pour le renouveau des travaux sur l’Occident islamique, longtemps délaissés au profit de l’Orient. Fin connaisseur des recherches sur les terres centrales de l’Islam, mais aussi au fait des renouvellements en cours sur l’histoire de l’Occident latin, il se nourrit constamment de comparaisons avec les problématiques et les méthodes développées sur d’autres terrains dont l’historiographie est plus en avance, tout en réfléchissant aux spécificités du contexte et du régime documentaire de l’Occident islamique – et à ses lacunes.

15Ses premiers travaux portent sur les relations entre la péninsule et le Maghreb, dans une approche qui privilégie les échanges économiques et bien sûr maritimes (Picard, 1994a), thème qu’il approfondit à la fin de sa carrière en contribuant activement à l’ANR Détroit de la Casa de Velázquez (Lefebvre, Picard, 2022). En 2006, après son élection à l’Université Paris 1, il crée un séminaire consacré à l’Occident islamique, avec de jeunes collègues (Cyrille Aillet, Sophie Gilotte, Annliese Nef, Élise Voguet, Dominique Valérian et Jean-Pierre van Staëvel). Accueilli une fois par mois au Colegio de España de la Cité universitaire internationale, ce rendez-vous est vite devenu un lieu d’échanges féconds, associant historiens et archéologues français, européens et maghrébins, et a donné une impulsion décisive aux recherches sur l’Occident islamique au Moyen Âge. D’abord consacré à l’islamisation et l’arabisation, le séminaire a ensuite exploré d’autres terrains comme les pratiques et espaces religieux (2008-2009), les constructions politiques et l’organisation du territoire (2009-2011), l’orientalisation du Maghreb (2011-2013), ou encore la genèse de l’État (2012-2013). Il permet aussi à de jeunes chercheurs de présenter leurs premiers travaux, ou d’exposer des projets en cours. Dans le groupe d’organisateurs, Christophe Picard refuse de prendre une posture de mandarin et reste ouvert aux propositions de ses plus jeunes collègues, favorisant l’émergence d’un collectif qui s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui, renouvelé par une nouvelle génération de chercheurs dont certains furent ses disciples.

16Même s’il n’y intervient pas personnellement tous les ans, ce séminaire, avec d’autres programmes collectifs auxquels il collabore, oriente ses travaux qui s’élargissent à des thématiques qu’il avait abordées dans le contexte du Gharb al-Andalus mais qu’il étend au Maghreb, voire à l’Orient. Il y témoigne à chaque fois d’une attention particulière aux sources, dans toute leur diversité, et au discours qu’elles véhiculent. Conscient de leurs spécificités et de leurs limites par rapport à d’autres espaces, notamment en Orient, il n’en revendique pas moins la possibilité d’écrire une histoire de l’Occident islamique (Picard, 2011). L’étude de l’économie et du commerce, dans le sillage de ses travaux sur les échanges maritimes, s’articule chez lui avec une réflexion sur les espaces urbains et, de plus en plus, ruraux, nouant un dialogue fécond avec des spécialistes d’autres espaces autour de la Méditerranée (Feller, Kaplan, Picard, 2012). La place des Berbères dans l’histoire du Maghreb, qu’il avait déjà soulignée dans ses travaux sur les ports et la navigation ou sur al-Andalus, l’amène à réfléchir sur leur rôle économique mais aussi sur les évolutions du peuplement et à questionner l’émergence d’une identité berbère spécifique (Picard, 2012b). Enfin la légitimation du pouvoir et les discours qui la sous-tendent occupent une place importante dans ses derniers travaux (Nef, Picard et Voguet 2012), préparant la réflexion sur la place du jihad maritime qu’il développe dans La Mer des califes.

17Si Christophe Picard a contribué de manière décisive à relancer les études sur le Maghreb, très délaissées par l’historiographie française depuis les indépendances, il ne les isole cependant pas de celles menées sur le reste du monde islamique. Il participe activement aux séminaires de Françoise Micheau, puis d’Anne-Marie Eddé à l’Université Paris 1 et encourage un dialogue permanent avec des historiens et archéologues d’autres régions de l’Islam, notamment au sein de l’UMR Islam médiéval (puis Orient & Méditerranée) – plusieurs des thèses qu’il a dirigées portent d’ailleurs sur l’Orient. Conscient de la nécessité de nourrir l’histoire du Maghreb et d’al-Andalus des avancées de l’historiographie sur les terres centrales de l’Islam et d’adopter une démarche connectée et comparatiste (Picard, 2006), il montre, au-delà des spécificités de l’Occident et des divisions politiques, la profonde unité de la mamlakat al-islām. C’est sans doute dans La Mer des califes qu’il développe le mieux l’idée d’un discours califal commun qui se pense universel, produit d’abord en Orient puis repris et adapté en Occident, et qui nourrit les rivalités politiques entre califats abbasside, omeyyade et fatimide. Ce faisant, il réintègre pleinement l’Occident dans l’histoire de l’Islam, en montrant sa contribution majeure à une histoire commune.

La Méditerranée entre mondes chrétiens et musulmans

18Les premiers travaux de Christophe Picard sur le Gharb al-Andalus s’intéressent aux relations entre chrétiens et musulmans, à la fois à travers la question des minorités chrétiennes et des frontières. Son deuxième article, en 1983, porte sur les mozarabes dans l’Occident ibérique (Picard, 1983), et il revient à plusieurs reprises sur le sujet, travaillant sur les questions de conversion et d’assimilation, mais aussi les formes de rapprochement à travers notamment un article sur les sanctuaires et pèlerinages chrétiens en al-Andalus (Picard, 1995b). Le manuel d’agrégation sur les Communautés chrétiennes en pays d’islam (Eddé, Micheau, Picard 1997) puis le programme sur l’Islamisation et l’arabisation de l’Occident islamique lui permettent d’élargir sa réflexion et de l’enrichir par les travaux menés sur d’autres espaces. Il s’inscrit par ailleurs dans les programmes de recherche sur la frontière en péninsule Ibérique, particulièrement dynamiques dans les années 1990, apportant son expertise sur le Gharb al-Andalus (Picard, 1994b), associant là encore sources écrites et archéologiques. Mais c’est surtout à travers la question des défenses côtières (dont les ribāṭ-s), de la piraterie et du jihad maritime qu’il développe véritablement cette thématique, renouvelant de manière décisive les travaux anciens sur ces questions, et dont il livre la synthèse dans La Mer des califes. Le programme d’agrégation sur Pays d’Islam et mondes latins, dont on a déjà souligné l’originalité de l’approche, annonce l’élargissement de ses réflexions à l’ensemble des relations entre chrétiens et musulmans en Méditerranée, qui marque ses travaux après son élection à l’Université Paris 1.

19Prenant la succession de Michel Balard, spécialiste plutôt des croisades et des relations entre mondes latins et grecs, il développe plusieurs programmes collectifs qui pensent la Méditerranée dans une perspective d’histoire connectée large. De 2005 à 2009 il codirige avec Damien Coulon, Catherine Otten et Dominique Valérian un GDR du CNRS sur les Espaces et réseaux en Méditerranée du vie au xvie siècle. Le séminaire mensuel qu’il organise fait intervenir des spécialistes non seulement des régions riveraines de la Méditerranée, mais aussi au-delà, vers l’Europe, l’Asie centrale ou l’Afrique subsaharienne, montrant des réseaux vastes pensés à l’échelle du monde connu. Les deux volumes qui en sont issus (Coulon, Picard et Valérian 2007 et 2011) permirent de contextualiser cette construction de réseaux, d’en comprendre leurs logiques et de montrer la participation différenciée des différentes régions à des échanges non seulement économiques, mais aussi religieux, culturels ou politiques. Les relations entre mondes chrétiens et musulmans y sont alors abordées, en s’affranchissant non seulement d’une grille de lecture d’opposition religieuse mais aussi de la perspective impériale opposant centres et périphéries, longtemps privilégiées par l’historiographie. D’autres programmes de recherche suivirent, avec en 2009 l’intégration d’Annliese Nef dans l’équipe d’animation du séminaire. Entre 2009 et 2012 un GDR international du CNRS associant des équipes françaises, européennes, maghrébines et états-uniennes porte sur la formation de l’espace économique, permettant une réflexion sur le rôle de l’État et des institutions, mais aussi sur les représentations de l’espace économique (Nef, Picard et al., 2013). Les années suivantes, les séances du séminaire de Christophe Picard portent sur les représentations médiévales de la Méditerranée (2012-4), l’insularité méditerranéenne et ses dynamiques face aux empires et aux Etats riverains (2014-6) et enfin sur Histoire de l’Islam-histoire du monde (2016-7).

20Tous ces programmes, qu’il conduit avec de plus jeunes collègues, sont marqués non seulement par le sens du travail collectif de Christophe Picard mais aussi par la volonté de construire une histoire décloisonnée de la Méditerranée médiévale. Ils témoignent également du souci d’encourager un comparatisme appuyé sur une solide réflexion sur les sources dans toute leur diversité et leur inégalité. À cet égard, le programme qu’il conduit avec Laurent Feller et Michel Kaplan sur Les élites rurales méditerranéennes (Feller, Kaplan, Picard, 2012) renoue avec les grandes enquêtes comparatistes des années 80-90.

21Ce décloisonnement, il l’opère enfin par une réflexion sur la transition entre Antiquité et Moyen Âge et sur les continuités et ruptures qu’elle induit dans l’histoire de la Méditerranée. Il reprend le dossier complexe de la « thèse pirennienne » (Picard, 2005) pour réfléchir à nouveaux frais sur les conséquences des conquêtes islamiques, développant de manière convaincante l’idée d’une Méditerranée islamique comme moteur de la reprise précoce des échanges. Il approfondit cette réflexion autour de deux lieux emblématiques de ces connections en Méditerranée. En 2007 il coorganise avec Jean-Yves Empereur et Christian Décobert un colloque au Centre d’études alexandrines sur Alexandrie médiévale, qui permet d’aborder à la fois la question de la transition avec l’antiquité tardive et l’insertion du port dans des réseaux islamiques et latins, mais aussi en lien avec l’océan Indien (Décobert, Empereur, Picard, 2011). À partir de 2011 il coordonne un des axes de l’ANR Détroit, pilotée par la Casa de Velázquez, travaillant en collaboration avec des historiens et archéologues spécialistes de l’Antiquité en péninsule Ibérique et au Maghreb. Coordonnant avec Sabine Lefebvre le volume de synthèse tiré de ce programme (Lefebvre, Picard, 2022), il revient ainsi sur les grandes thématiques qui ont parcouru son œuvre scientifique, allant de l’étude des discours et représentations à l’histoire politique et militaire, en passant par celle de l’économie et des circulations d’hommes, de marchandises, d’idées. Son dernier article, publié peu de temps après son décès dans le dernier volume de ce programme, dédié à sa mémoire, porte ainsi sur la mer d’Alboran comme espace de connexion entre les deux rives mais aussi comme lieu d’affirmation de la puissance des califes de Cordoue (Picard, 2024).

22L’œuvre de Christophe Picard est à l’image de son caractère : sans coup d’éclat ni polémique acerbe, mais ample, ouverte sur des collaborations et des échanges les plus divers qui témoignent de son immense curiosité intellectuelle et de la facilité qu’il avait à travailler avec tous et, quand on la regarde avec recul, elle a profondément marqué les études sur l’Islam et la Méditerranée au Moyen Âge, en France mais aussi au plan international.

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Bibliographie

Bibliographie des travaux de Christophe Picard

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COULON, Damien, PICARD, Christophe, VALERIAN, Dominique (dir.), 2007, Espaces et réseaux en Méditerranée, viexvie siècle, I, La configuration des réseaux, Saint-Denis, Bouchène.

COULON, Damien, PICARD, Christophe, VALERIAN, Dominique (dir.), 2010, Espaces et réseaux en Méditerranée, viexvie siècle, II, La formation des réseaux, Saint-Denis, Bouchène.

DECOBERT, Christian, EMPEREUR, Jean-Yves, PICARD, Christophe (dir.), 2011, Alexandrie médiévale IV, Alexandrie, Centre d’Études Alexandrines.

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FELLER, Laurent, KAPLAN, Michel, PICARD, Christophe (dir.), 2012, Élites rurales méditerranéennes au Moyen Âge, dossier des Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 124/2. https://doi.org/10.4000/mefrm.713

FERREIRA FERNANDES, Isabel Cristina, PICARD, Christophe, 1999, « La défense côtière au Portugal à l’époque musulmane : l’exemple de la presqu’île de Setúbal », Archéologie islamique, 8-9, p. 67-94.

HARDY-GUILBERT, Claire, KERVRAN, Monik, PICARD, Christophe, RENEL, Hélène, ROUGEULLE, Axelle, 2005, « Ports et commerce maritime islamiques. Présentation du programme APIM », dans Ports maritimes et ports fluviaux au Moyen Âge, XXXVe congrès de la SHMESP, La Rochelle, 5-6 juin 2004, Paris, Publications de la Sorbonne, p. 79-97. https://doi-org/10.4000/books.psorbonne.12885

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KAPLAN, Michel, PICARD, Christophe et al, 1994, Histoire médiévale : xiexve siècle, Rosny, Bréal.

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Notes

1 Gouverner en Islam entre le xe et le xve siècle (Iraq jusqu’en 1258, Syrie, Hijaz, Yémen, Égypte, Maghreb et al-Andalus).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique Valérian, « Christophe Picard (1954-2024) »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 157 (1/2025) | 2025, mis en ligne le 21 mars 2025, consulté le 17 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/remmm/22147 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13jtw

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Auteur

Dominique Valérian

Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne – IUF – UMR 8167 Orient & Méditerranée

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