Polo, C. (2020). Le Débat fertile. Explorer une controverse dans l’émotion
Polo, C. (2020). Le Débat fertile. Explorer une controverse dans l’émotion. Grenoble : UGA Éditions, 260 p. ISBN : 978-2-37747-188-1
Texte intégral
1Maitresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université Lumière-Lyon 2, Claire Polo vient de faire paraitre à la suite de sa thèse un ouvrage qui porte sur les conditions de réussite de ce qu’elle appelle un « débat fertile ». Cet ouvrage, qui s’adresse aux chercheurs, étudiants et professionnels de l’enseignement, de la formation ou de la médiation, saura fournir des outils pour analyser finement des débats à visée éducative où l’on apprend à explorer oralement une question en tension.
2Claire Polo a construit ses outils d’analyse à partir de l’étude très fine d’un corpus qui illustre une des formes les plus exigeantes de ce type de débat : la controverse socioscientifique (CSS), soit un débat organisé à propos d’« une question de société non consensuelle à forte composante technico-scientifique » (p. 15). L’actualité récente nous en a donné de très beaux exemples, tout en nous montrant l’absolue nécessité, pour tous les acteurs de l’éducation, de (se) former au « débat fertile » quand nous sommes témoins de la vacuité et de la violence des débats stériles, autour de questions socialement vives, dont l’exploration « ne s’épuise pas dans une expertise unique, et ne peut se fonder que sur le dialogue » (ibid.). C’est dire toute la pertinence de cet ouvrage, qui apporte des outils théoriques originaux sans jamais perdre de vue les perspectives applicatives et leurs contraintes.
3L’ouvrage s’appuie sur un matériel empirique analysé avec un grand degré de précision et documenté auprès de plusieurs champs disciplinaires croisés, relevant des sciences de l’éducation, des sciences du langage, et par certains points de la psychologie. Le projet de recherche est double ; il s’agit d’abord de produire des connaissances sur les interactions argumentatives en contexte éducatif, en saisissant conjointement trois dimensions entrelacées : cognitive, sociale et émotionnelle, et en modélisant les conditions qui déterminent la qualité argumentative des échanges dans ces trois dimensions. Cette description a une portée pratique : elle donne des outils de compréhension et d’intervention pour concevoir et piloter les CSS afin d’éviter qu’elles dérivent soit vers l’échange convenu d’opinions non discutées, soit vers l’affrontement de points de vue disputés mais non discutés – ce qui caractérise le débat stérile.
4Le premier chapitre est consacré à un historique de la notion de CSS, puis à la présentation d’un corpus considérable constitué d’enregistrements multiples de dix séances d’un même « café scientifique », animé dans dix classes du secondaire de quatre établissements, dans trois pays différents (France, États-Unis et Mexique). La question proposée à la discussion porte sur ce qui conditionnera, dans l’avenir, l’accès à l’eau potable. Un dispositif pédagogique commun à toutes les séances fait alterner de manière précise des phases de travail en petits groupes, des temps d’apport d’information et des phases de synthèse où les opinions élaborées en groupe sont présentées et discutées.
5Le chapitre suivant présente les outils conceptuels et méthodologiques que Claire Polo a repris et développés à partir de références très variées en sciences du langage (analyses interactionnelles, théories de l’argumentation, logique naturelle…), et en sciences de l’éducation (didactique, apprentissage collaboratif). Les lecteurs trouveront de nombreuses occasions de les réutiliser, tant ils sont à la fois précis, denses et rendus très maniables. Ce cadre s’enracine dans une conception de l’argumentation abordée résolument comme une activité multidimensionnelle, inscrite simultanément dans trois logiques : descriptive, prescriptive, et affective.
6Le discours porte d’abord trace d’une activité descriptive qui correspond à la mise en jeu des savoirs, ou plus exactement au continuum « savoirs-croyances » qui rend mieux compte de l’hétérogénéité épistémologique des objets de la conversation ordinaire, y compris en contexte scolaire. Les savoirs-croyances sont modélisés suivant cinq caractéristiques : leur niveau logique, leur niveau de généralité, la comparabilité aux savoirs de référence (d’où ce continuum qui ne hiérarchise pas immédiatement les contenus en fonction d’un degré de véracité extrinsèque), la position didactique à ces mêmes savoirs et leurs sources. On voit que des liens sont faits avec la psychologie (par le truchement des modèles de Grize, les études sur le « social brain » de Mercer et la « 4E cognition » de Menary [extended, embedded, embodied, enacted]), mais aussi vers les disciplines directement intéressées par la qualité des contenus en-jeu, dimension centrale d’une CSS vraiment « fertile » : l’épistémologie et les didactiques, qui s’intéressent à la manière dont des contenus validés sont sémiotiquement travaillés et appropriés au fil de la dynamique collective de l’apprentissage.
7Mais Claire Polo ne sépare à aucun moment cette dimension épistémique d’une dimension axiologique : ces « savoirs-croyances » ne sont jamais séparés de valeurs et de normes de comportement qui jouent leur rôle argumentatif, y compris pour contribuer à la qualité scientifique des échanges. Cette dimension axiologique est une composante à part entière du savoir argumenter pour apprendre. Du point de vue didactique, elle est tout autant un levier pour engager les élèves, qu’une prise de risque. Sur ce point aussi, les outils proposés par Claire Polo permettent des analyses très fines de ces enjeux axiologiques.
8Enfin, Claire Polo complète son modèle par l’intégration de la dimension émotionnelle et affective qui n’est pas considérée comme une composante périphérique voire parasitaire de l’argumentation, mais essentielle, d’où l’expression-titre de l’ouvrage : « explorer une controverse dans l’émotion », l’émotion comme point d’appui et non comme obstacle. Là aussi, l’autrice précise utilement les concepts parfois fuyants du domaine, et propose des modélisations réutilisables, par exemple ici de ce qu’elle appelle les « sept paramètres topiques émotionnants » : « Accueillir le cadrage affectif des discours argumentatifs, comme faisant partie de leur nature, permet de les appréhender dans toute leur épaisseur et de mieux comprendre les enjeux complexes qui peuvent faire controverse en société » (p. 122). Des études de cas très détaillées et très convaincantes permettent, pour chacune des dimensions, de mesurer l’efficacité analytique des modèles pour rendre compte de cette épaisseur et de cette complexité.
9Si le chapitre précédent était consacré aux « en-jeux » des CSS, le suivant est dédié à une approche des conditions et manifestations d’une discussion réussie, quand les groupes parviennent à raisonner ensemble. Claire Polo propose ici un autre outil offert au lecteur, une « grille pour l’Analyse des discours de groupe Multi-niveaux (ADiGM) », qu’elle a produit à partir d’une analyse de ses données, pour rendre compte sans l’aplatir de la complexité du « raisonner ensemble ». Croisant les apports de la linguistique interactionnelle et de l’analyse de l’argumentation, tout autant que l’héritage de ce qu’on appelle la didactique de l’oral réflexif, Claire Polo propose de distinguer le débat fertile défini comme une exploration, des deux écueils conversationnels qui, pour les praticiens pourtant intéressés par le débat comme format pédagogique, rendent son usage délicat : l’accumulation d’idées sur la base d’un consensus factice, et la dispute, réduite à l’affrontement stérile des « faces » (en référence à Goffman). L’intérêt de l’outil ADiGM est de montrer qu’on ne peut pas réduire l’épaisseur du discours collectif à l’un ou l’autre de ces types d’échange, mais qu’ils peuvent se combiner dans des configurations complexes du dialogue éducatif, qui relève d’une éducation au dialogue susceptible d’étayer les débats et non de leurs imposer des normes prédéfinies. C’est ici que Claire Polo articule de manière originale sciences de l’argumentation et sciences de l’apprentissage collaboratif, entrelaçant le souci des contenus, mais aussi celui des conditions de leur mise en mouvement simultanément discursif, cognitif et affectif. Les outils proposés permettent de suivre de très près des phénomènes qui intéressent autant l’analyste du discours, le sociopsychologue que le didacticien : en effet, le « cadrage émotionnel » conditionne « l’alignement interactionnel », soit l’avancée du débat vers des apprentissages, ou au moins des déplacements de positions qui sont à la fois conceptuelles et identitaires. Il y a là des arts de faire et des gestes professionnels qui ne peuvent qu’être éclairés et réorientés par de telles analyses, ce que montrent les sections finales des chapitres toujours consacrées à de (prudentes) propositions d’applications.
10On l’a dit, ce qui est au cœur des controverses socioscientifiques, ce sont en dernier lieu ce qu’on peut appeler les « contenus » (des savoirs-croyances, mais aussi des décisions à prendre), désormais donc inséparables des formes collectives d’argumentation et des formes collectives de gestion des émotions. L’importance des contenus est centrale pour permettre de mesurer la différence entre des bavardages animés et agréables, et un vrai travail intellectuel effectué dans le cadre d’une pédagogie du débat fertile, sur des objets menacés à tout moment par la tension même des engagements qu’ils appellent. L’ouvrage de Claire Polo apporte dans un dernier chapitre d’autres outils pour analyser les contenus en-jeux, préoccupation première de dispositifs visant des apprentissages tout autant qu’une éducation aux formes collectives de ces apprentissages. « De quoi parle-t-on ? » : il s’agit bien d’aller voir de plus près les « modèles cognitifs » (schématisations, au sens de Grize, abordées par leur versant discursif), abordés par leurs manifestations discursives sous forme d’ancrages thématiques. Ici, l’ouvrage se fait plus méthodologique dans ce qui est une approche sémantique des données qui pose des problèmes de validation des codages. Sur ce point, Claire Polo intéressera les lecteurs qui partagent les mêmes affres méthodologiques en montrant comment on peut articuler des démarches systématisant et contrôlant ce qui dans certaines branches des sciences sociales s’appelle l’analyse par théorisation ancrée. L’apport ici des outils numériques de textométrie permet l’étude très fine « du comportement des objets de discours », illustré ici par ce qui est au cœur des débats étudiés : comment parle-t-on de l’eau dans ces échanges. La démarche permet de construire par une méthode robuste des analyses thématiques, mais aussi de personnaliser des scénarios argumentatifs typiques, qui vont permettre, avec prudence, la comparaison des différents corpus non seulement sur le plan de l’analyse interactionnelle, mais également sur le plan de l’analyse épistémique : Claire Polo propose des outils pour une étude détaillée de l’« argumentation comparée ».
11On voit par ce compte rendu de lecture, qui reste encore partiel, l’intérêt de l’ouvrage pour les disciplines intéressées par l’analyse de cet objet emblématique qu’est la controverse socioscientifique : emblématique de problématiques socialement vives dont l’actualité rappelle chaque jour la prégnance ; emblématique de formes nouvelles d’une éducation démocratique qui, disons-le clairement, cherche à former des élèves non seulement capables de restituer des connaissances, mais de les construire en les discutant ; emblématique de formes nouvelles mais exigeantes d’ingénierie pédagogique, articulant des formats pédagogiques et didactiques variés et cherchant à mettre, comme on dit, « les élèves en activité » sans se prendre aux illusions d’une pédagogie coopérative mal comprise. C’est peut-être sur ce point qu’on aimera poursuivre le dialogue avec Claire Polo, en rappelant que cette pédagogie par le débat a une longue histoire, où les difficultés identifiées ont été depuis longtemps reconnues, et où existe une tradition de pratiques empiriques pour organiser l’ingénierie du débat fertile. Mais aussi en rappelant que les situations analysées semblent privilégier des formats d’interaction dans lesquels les élèves sont livrés à eux-mêmes, peut-être avec l’espoir que la seule pratique du débat fertile repose soit sur le déjà-là, soit sur une forme d’autoapprentissage. C’est mettre de côté les socialisations invisibles qui rendent possible la réussite de ce pari éducatif, et là le dialogue avec la sociologie de l’apprentissage est à ouvrir. C’est enfin mettre de côté le rôle du tiers, qui sans doute peut dans l’idéal se limiter à celui de l’animateur, au risque de mettre de côté la responsabilité – mais aussi la mise en difficulté – de l’enseignant, ou dans d’autres contextes professionnels, du médiateur (profession en fort développement dans l’éducation dite non-formelle). Les formes réussies du débat fertile peuvent-elles seulement émerger de la seule expérience entre élèves à partir de situations purement adidactiques (au sens du premier Brousseau), ou doivent-elles être là aussi articulées, de manière équilibrée, avec des formes d’étayage de l’argumentation, respectueuses des positions argumentatives, mais participant de formes de régulation didactique ?
12Ces quelques remarques sont des invitations à prolonger la réflexion avec Claire Polo, mais elles ne remettent pas en cause l’intérêt de l’ouvrage, par son objet (le débat aux risques de sa fertilité), par ses apports conceptuels, par ses apports méthodologiques et techniques sous forme d’outils d’analyse et de réflexion. Écrit, il faut le souligner, dans une langue extrêmement claire. Un ouvrage à conseiller, avons-nous dit, qui intéressera tout autant les linguistes, les psychologues, les didacticiens et les chercheurs en sciences de la communication… ce qui est un tour de force !
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean-Charles Chabanne, « Polo, C. (2020). Le Débat fertile. Explorer une controverse dans l’émotion », Repères [En ligne], Notes de lecture, mis en ligne le 20 octobre 2021, consulté le 16 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/reperes/4380 ; DOI : https://doi.org/10.4000/reperes.4380
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