• 1 À l’origine due à Alfred Sauvy, l’expression « Tiers Monde » devient un concept politique puissan (...)

1Durant les années 1950, suite à son éloignement du bloc soviétique, la Yougoslavie traverse des transformations radicales : son rapprochement de l’Occident et des pays du « Tiers Monde »1, la libéralisation idéologique, une croissance économique frappante, la décentralisation de l’économie et de l’éducation et la forte internationalisation de la culture et des habitudes de consommation changent complètement le visage du pays. Dans les années 1960, la Yougoslavie émerge comme un pays dynamique en expansion. Mais la situation change dans les années 1970, quand le pays est témoin d’un renforcement de la répression et de l’arrivée d’une crise économique qui aura des conséquences bouleversantes dans les années 1980.

• 2 Cet article dérive d’une recherche doctorale sur les transformations des sciences sociales durant (...)

5Dans la première partie, on examine comment les transformations du socialisme en Yougoslavie à partir des années 1950, en particulier la libéralisation idéologique et l’internationalisation de la science, encouragent le développement des sciences sociales. Dans la deuxième partie, on se consacre en détail à la croissance explosive de la sociologie dans les années 1960 : ses développements institutionnels, son internationalisation et ses différentes écoles. Enfin, la dernière section se penche sur la fin de cette période d’essor, en montrant les effets négatifs du renforcement de la censure sur la sociologie dans les années 19702.

• 3 Dragan Bogetić, « Jugoslavija u hladnom ratu », Istorija 20. Veka, n^o 2, 2008 ; Tvrtko Jakovina, Tr (...)
• 4 Andrew Wachtel, Making a Nation, Breaking a Nation: Literature and Cultural Politics in Yugoslavia, (...)
• 5 Igor Duda, U potrazi za blagostanjem, Zagreb, Srednja Europa, 2005, p. 45-46 ; Branka Doknić, Kultu (...)

6Suite à sa rupture avec l’Union soviétique en 1948, la Yougoslavie traverse des transformations radicales. Sur le plan international, le pays s’approche des États-Unis, puis des pays africains et asiatiques récemment décolonisés constituant le « Tiers Monde » naissant et finit par promouvoir la création du Mouvement des non-alignés en 1961. Cette stratégie internationale procure d’avantage d’autonomie géopolitique à la Yougoslavie, elle lui permet aussi de multiplier les partenaires commerciaux et financiers3. Sur le plan interne, sont mises en place des réformes inspirées par le concept de « l’autogestion socialiste » : des nouveaux mécanismes de représentation des travailleurs dans les usines et dans les communautés locales, la transformation des entreprises étatiques en « propriété sociale », la progressive décentralisation de l’économie et de la gestion de la culture et enfin, l’abandon de l’idée classique et unitariste du « yougoslavisme » pour épouser à l’inverse une image de plus en plus multiculturelle de la Yougoslavie4. Durant les années 1950 et 1960, la Yougoslavie traverse une période remarquable de développement qui se traduit par une croissance économique moyenne de 9,5 % par an et une augmentation de la consommation de 10 % par an entre 1953 et 1963, une urbanisation en expansion et un fort processus d’occidentalisation sur le plan culturel, artistique et intellectuel5.

• 6 Nick Miller, « Return Engagement: Intellectuals and Nationalism in Tito’s Yugoslavia », Jasna Drago (...)
• 7 Entre autres, on peut souligner le débat entre l’écrivain serbe Dobrica Ćosić avec le critique d’ (...)

8Lors du VI^e Congrès du KPJ à Zagreb en 1952, Tito annonce le début du « combat d’opinions » [borba mišljenja], comme une invitation à la critique interne et à la concurrence idéologique et théorique parmi les membres du parti. Cela encourage une atmosphère de plus en plus ouverte au sein du débat intellectuel, qui s’exprime surtout dans les domaines de l’art et la culture6. Dans une atmosphère de liberté de pensée exceptionnelle dans le monde communiste, les intellectuels participent activement au débat public à travers les pages des divers périodiques et journaux, ils sont souvent protagonistes de discussions culturelles et artistiques qui sont en réalité des débats politiques masqués7.

• 9 « Yugoslavia May Get Fulbright Scholars », 27 octobre 1964, New York Times.
• 10 John Lampe, op. cit., p. 292-293.
• 11 Carla Konta, « A New Leadership for the Socialist Federal Republic of Yugoslavia. The Nature and Im (...)

11Les liens académiques avec les États-Unis sont particulièrement nombreux. Après avoir bénéficié initialement des dotations de la Fondation Ford, à partir de 1964 par exemple, la Yougoslavie est le seul pays en Europe de l’Est qui bénéficie d’une Commission Fulbright. Cela permet à des centaines de scientifiques yougoslaves de se perfectionner dans des universités et centres de recherche américains et à des centaines d’universitaires américains de réaliser des séjours de recherche en Yougoslavie9. Comme l’a signalé John Lampe, le programme de coopération Fulbright en Yougoslavie était le deuxième le plus important d’Europe, derrière celui mis en place en Allemagne de l’Ouest10. Durant les cinq premières années du programme, 254 Yougoslaves et 112 Américains obtiennent des bourses pour réaliser des séjours d’études et de recherche, la plupart en provenance des universités de Belgrade, Zagreb et Ljubljana11.

• 12 Vučetić, op. cit.
• 13 « Naši stručnjaci u SAD » [Nos experts aux États-Unis], 1966, Arhiv Jugoslavije, Fond 559 « Savezn (...)

12Dans les années 1960, la science yougoslave est alors enrichie par les nombreuses connexions académiques internationales du pays. Néanmoins, il ne s’agit pas que d’un phénomène intellectuel et scientifique mais aussi politique, car ces transferts internationaux permettent à la Yougoslavie de projeter une image de pays ouvert, moderne et cosmopolite 12. Cela se manifeste par exemple dans un rapport intitulé « Nos experts aux États-Unis » produit en 1966 par les consulats yougoslaves en Amérique pour Belgrade. Dans le document, on lit qu’» au cours de ces dernières années une coopération et un échange très intensif ont été mis en place entre un certain nombre de nos institutions, universités et organisations économiques et autres, avec les institutions et organisations américaines correspondantes. » Le rapport affirme que « l’arrivée des experts yougoslaves aux États-Unis est utile » pour deux raisons. Dans un premier temps, parce que « les États-Unis sont un pays avec une technologie très développée et consacrant de très grands fonds à la recherche », la possibilité d’y séjourner est donc pour les Yougoslaves très utile, car cela leur permet d’accéder à des instituts bien équipés, à différents laboratoires et à une industrie moderne. Dans un second temps, parce qu’« au moment de leur séjour, nos experts et travailleurs scientifiques entrent en contact avec un ensemble de citoyens américains dans les universités, les instituts, les usines et les fermes », ce qui leur permet donc de « mieux informer » les Américains sur la Yougoslavie et sur son système socioéconomique13.

• 14 Joseph S. Roucek, « The Development of Sociology in Yugoslavia », American Sociological Review, vol (...)
• 15 Ibidem ; Dinko Tomašić, « Sociology in Yugoslavia », American Journal of Sociology, vol. 47, n^o 1, (...)
• 16 Marija Bogdanović (ed.), Sociologija u Jugoslaviji. Institucionalni razvoj, Beograd, Institut za so (...)

14Les débuts de la pensée sociologique dans l’espace yougoslave remontent au milieu du XIXe siècle, aux travaux des Slovènes J. Krek et A. Ušeničnik et à l’arrivée en Serbie des ouvrages d’Herbert Spencer et Auguste Comte14. Durant les premières décennies du xx^e siècle, des intellectuels tels que Mirko Kosić, Dragoljub Jovanović, Mirko Kus-Nikolajev et Andrija Gosar, mais aussi le célèbre géographe Jovan Cvijić et plus tard Dinko Tomašić, s’efforcent de diffuser la pensée sociologique française et allemande et de mener les premières recherches de sociologie et de démographie15. Au-delà de certaines initiatives isolées, telles que la création de la chaire de sociologie de la Faculté de droit de l’Université de Zagreb en 1906 et les leçons de sociologie organisées à l’École supérieure d’économie et de commerce à Belgrade dans les années 1930, c’est néanmoins à partir de la période socialiste que la sociologie yougoslave jouit d’un développement institutionnel significatif16.

• 17 Damir Mirković, « Sociology in Yugoslavia Today », International Review of Modern Sociology, vol. 6 (...)
• 18 Sociologija, n^o 1, 1959, p. 3.
• 19 Bogdanović, op. cit.

15On peut dater la naissance de la sociologie yougoslave moderne des années 1950, lors d’une période de développements institutionnels rapides. Après la création de l’Association yougoslave de philosophie et de sociologie en 195617, deux évènements marquent l’histoire de la discipline à la fin de la décennie. Dans un premier temps, paraît en 1959 la revue Sociologija publiée par la nouvelle Association yougoslave de sociologie [Jugoslovensko udruženje za sociologiju, JUS]. Ce journal scientifique déclare dans son introduction : « jusqu’à présent nous nous sommes concentrés sur la construction du système social, notamment des institutions de l’autogestion », mais « nous avons laissé de côté une analyse scientifique plus détaillée et concrète des processus et phénomènes sociaux18. » En réunissant dans son premier numéro des articles d’auteurs comme Mihailo Đurić, Rudolf Bićanić, Rudi Supek et Vojin Milić, la revue se définit comme essentiellement liée au projet socialiste et aux transformations de la société yougoslave. Dans un deuxième temps, l’année 1959 est aussi celle de la création du Groupe de sociologie au sein du Département de philosophie de l’Université de Belgrade. À l’encontre de ceux qui considèrent la sociologie comme « une science bourgeoise », la création de ce groupe par une jeune génération de philosophes, économistes et juristes inaugure une nouvelle tradition de pensée dans la philosophie et la théorie sociale qui aboutira au développement d’une sociologie critique19. Cette liaison avec la philosophie laisse des traces profondes sur les premières générations de sociologues yougoslaves, éduqués dans une perspective généraliste et d’orientation fort théorique, ainsi que dans un profond engagement politique. Parmi ceux qui participent à l’institutionnalisation de la discipline dans les années 1950 et 1960 se trouvent quelques-unes des futures figures hégémoniques de la sociologie yougoslave : entre autres, Mihailo Popović et Vojin Milić, mais aussi Mihailo Marković, Rudi Supek et Zagorka Golubović, qui seront parmi les fondateurs du groupement intellectuel le plus influent de l’histoire yougoslave, le groupe Praxis.

• 20 George Steinmetz, « American Sociology before and after World War II: The (Temporary) Settling of a (...)
• 21 Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, London, Heinemann, 1970, p. 455-463.

16La formation de cette sociologie d’orientation philosophique et théorique n’empêche pas néanmoins le développement d’une autre sociologie, d’orientation empirique, technique et appliquée que l’on retrouve par exemple dans les travaux de figures telles que Josip Županov ou Veljko Rus. Ce courant trouve un terrain fertile de développement grâce aux échanges avec les États-Unis, où la recherche empirique en sociologie fait des progrès importants depuis les années 195020. Comme le signale Alvin Gouldner dans un essai classique, dans les années 1960 on observe une forte influence de la sociologie américaine sur les sociologues de l’Europe de l’Est21. La Yougoslavie ne fait pas exception, la pensée sociologique fonctionnaliste et la théorie de la modernisation y trouvent un sol fertil pour leur développement. Dans un pays économiquement et culturellement plus ouvert, connecté avec l’Est et l’Ouest et plus tolérant sur le plan idéologique, cette influence est particulièrement forte et aboutit à la diversification et professionnalisation de la sociologie locale.

• 22 Mirković, op. cit., p. 227-252.
• 23 Gerson Sher, Praxis: Marxist Criticism and Dissent in Socialist Yugoslavia, Bloomington – London, I (...)

17Le développement de la sociologie yougoslave donne lieu à l’apparition de styles intellectuels et de préoccupations différentes parmi les sociologues. Dans un article des années 1970, Damir Mirković décrit la sociologie yougoslave comme divisée en trois groupes : les marxistes classiques, les marxistes d’orientation philosophique et humaniste liés à Praxis et enfin, la nouvelle génération de chercheurs empiriques22. Dans un travail classique, Gerson Sher remarque un phénomène semblable : dans les années 1960 il existe une certaine césure entre les penseurs marxistes d’orientation philosophique et humaniste, et ceux qui se consacrent à l’analyse empirique du milieu industriel. Les premiers encouragent la radicalisation de l’autogestion ouvrière comme une manière de développer la démocratie socialiste, alors que les seconds se consacrent à l’analyse des problèmes du système autogestionnaire en matière d’organisation productive et soulignent les obstacles existant dans la pratique de l’autogestion23. De plus, les premiers se penchent majoritairement sur la formation théorique, en accentuant l’engagement politique, alors que les seconds entretiennent un profil plus professionnel et une conception plus empirique et instrumentale de la sociologie.

• 24 Bogdanović, op. cit., ; Antun Petak, « Osnivanje i razvoj Instituta za društvena istraživanja Sveuč (...)

18La discipline traverse dans les années 1960 un processus d’expansion achevé aussi par des développements sur le plan institutionnel. On assiste à cette époque à la fondation des grands instituts de recherche en sociologie : l’Institut des sciences sociales de Belgrade [Institut društvenih nauka, IDN] et l’Institut de sociologie et de philosophie de l’Université de Ljubljana [Inštituta za sociologijo in filozofijo pri Univerzi v Ljubljani, ISF] sont établis à la fin des années 1950 et c’est en 1964 qu’est créé l’Institut de recherches sociales de l’Université de Zagreb [Institut za društvena istraživanja Sveučilišta u Zagrebu, IDIS]24.

• 25 Rudi Supek, « Uvod », Revija za sociologiju, vol. 20, n^o 1-2, 1989, p. 7.

19Dans les années 1960, la sociologie tire de nombreux bénéfices des connexions internationales existants entre la Yougoslavie et les puissances scientifiques mondiales. Comme le rappelait Rudi Supek en 1989, « il n’y a pratiquement pas de sociologue célèbre qui n’ait obtenu une bourse pour se perfectionner à l’étranger durant cette période25 ». Les témoignages de nos interlocuteurs indiquent que ces expériences ont bien été fondamentales pour la formation des nouvelles générations de sociologues yougoslaves.

• 26 Silva Mežnarić, entretien personnel, février 2017, Zagreb.
• 27 Vesna Pusić, entretien personnel, février 2017, Zagreb.

21Par exemple, Silva Mežnarić s’est rendue deux fois aux États-Unis pendant ses études. Elle a fait un séjour d’études d’un semestre à l’Université de Cleveland avec une bourse de la Fondation Ford, puis elle a effectué un séjour d’un an à l’Université de Chicago, qui à l’époque était la Mecque de la recherche empirique en sociologie. Ces séjours lui ont permis de se perfectionner du point de vue technique, grâce à un accès aux nouvelles technologies de traitement des données et d’adopter ainsi une orientation de recherche fort empirique. Aussi, l’expérience lui a permis d’entrer en contact avec des théories et des concepts qui n’étaient pas encore répandus en Yougoslavie, comme la théorie de la modernisation et le fonctionnalisme26. De sa part, durant ses études à l’Université de Zagreb, Vesna Pusić a eu l’opportunité de réaliser un séjour de six mois à l’Université de Chicago, ce qui lui a permis d’apprendre des méthodes statistiques et de maîtriser l’anglais dans la vie quotidienne et académique27.

• 28 Geoff Eley, Forging Democracy: The History of the Left in Europe, 1850-2000, Oxford, Oxford Univers (...)

22L’internationalisation académique ne concerne néanmoins pas que la sociologie d’orientation empirique et technique. Dans le domaine de la philosophie et de la théorie sociale, le prestige du groupe Praxis se déploie à l’international et encourage l’arrivée de nombreux étudiants étrangers en Yougoslavie, mais aussi d’intellectuels à renommée internationale tels que Herbert Marcuse et Jürgen Habermas. La sociologie des philosophes de Praxis contribue ainsi à légitimer le projet yougoslave comme une alternative démocratique et originale à la gauche traditionnelle, de plus en plus remise en question après l’écrasement soviétique de la révolution hongroise en 1956, puis l’invasion soviétique de Prague en 196828.

• 29 Sher, op. cit., p. 18-31.
• 30 Ibid., p. 40-42.

23Si les années 1960 représentent une époque d’essor dans l’histoire de la sociologie yougoslave, c’est en grande partie grâce à l’activité du groupe réuni autour de la revue Praxis, qui laisse de profondes traces dans le développement des sciences sociales en Yougoslavie. Les origines de Praxis se trouvent dans les années 1950, quand apparaît une génération de philosophes marqués par l’expérience de la guerre des Partisans, mais suffisamment jeunes pour remettre en question les axiomes de l’interprétation soviétique de la pensée marxiste. Le serbe Mihailo Marković, les croates Predrag Vranicki et Gajo Petrović commencent à développer les bases d’une critique du matérialisme dialectique dans une perspective qui se définit comme « humaniste » : en revenant sur les œuvres de jeunesse de Karl Marx et en faisant appel au concept d’aliénation, ils remettent en question l’objectivisme dominant au sein du mouvement communiste international et proposent alors de faire de l’homme le centre de leur analyse. À partir de 1952, la création de la revue Pogledi [Regards] par le croate Rudi Supek, psychologue qui s’est formé à Paris auprès de Jean Piaget, donne un canal d’expression à ce groupe de philosophes auquel s’ajoutent aussi des jeunes penseurs comme Svetozar Stojanović, Eugen Pusić et Milan Kangrga. Pogledi disparaît vers le milieu des années 1950, mais la revue Naše Teme [Nos thèmes] éditée par Vjekoslav Mikecin donne à partir de 1957 un nouveau moyen à ces auteurs de développer des débats autour de thématiques telles que l’aliénation, l’autogestion et l’humanisme29. Dans les années 1960, les conflits s’amplifient entre les fonctionnaires du régime et les intellectuels à cause de l’insistance de certains philosophes comme Stojanović et Marković sur la nécessité d’introduire les principes de l’autogestion aussi dans les structures du parti30. Par conséquent, certains auteurs liés à l’expérience de Pogledi et Naše Teme s’éloignent encore plus des structures du SKJ et se consacrent à la création d’une publication indépendante qui paraît en septembre 1964, publiée par l’Association croate de philosophie : la revue Praxis.

• 32 À partir de l’Accord de Novi Sad de 1954, il est établi que la langue nationale des Serbes, des C (...)
• 33 Sher, op. cit., p. 53.

25À partir de 1964 Praxis sort environ six numéros par an en serbo-croate32, organisés généralement de manière thématique. Dès 1965 on publie aussi une version internationale réunissant des articles en anglais, en français et en allemand dont les contenus concordent parfois avec ceux de la version locale, mais qui sont généralement orientés vers des questions d’intérêt philosophique général et moins liés aux spécificités de la réalité yougoslave. La revue vise à participer activement à la communauté intellectuelle internationale : le comité d’édition a son siège à Zagreb, mais en 1966 est créé aussi un conseil éditorial international réunissant quelques-uns des noms les plus importants de la pensée sociale contemporaine de gauche, tels que Zygmunt Bauman, Agnes Heller, Ernst Bloch et Herbert Marcuse33.

• 34 Prijedlog za osnivanje stalnog filozofskog-sociološkog seminara (Letnja Škola), décembre 1962, Zag (...)
• 35 Božidar Jakšić, entretien personnel, avril 2017, Belgrade ; Antun Petak, entretien personnel Zagreb (...)

26Le groupe réuni autour de Praxis a une influence remarquable sur le développement de la théorie sociale et la sociologie yougoslave. Son influence se transmet non seulement à travers la revue, mais aussi grâce aux universités d’été qui se tiennent depuis 1963 sur l’île de Korčula en Croatie à l’initiative de Rudi Supek et qui visent à enrichir le dialogue interdisciplinaire entre les républiques yougoslaves et à augmenter le contact avec les collègues de l’étranger34. Les témoignages de certains disciples de Praxis, comme Božidar Jakšić ou Antun Petak, évoquent des expériences extraordinaires au contact des membres du groupe, et soulignent notamment leur ouverture d’esprit et leur dialogue avec les étudiants dans les cafés et dans les cabinets des facultés35.

• 36 Nebojša Popov, Drustveni sukobi–izazov sociologiji, « Beogradski jun » 1968, Beograd, 2008 ; Madiga (...)
• 37 Nebojša Popov, Contra fatum: slučaj grupe profesora Filozofskog fakulteta u Beogradu 1968-1988, Beo (...)

27Enfin, l’héritage de Praxis réside non seulement dans la création d’une tradition marxiste humaniste de racine yougoslave, mais aussi dans la consolidation d’un esprit critique envers le pouvoir politique qui marquera les futures générations de sociologues. En 1968, dans un contexte de révolte globale, les étudiants universitaires se mobilisent en Yougoslavie : ils condamnent la bureaucratie, critiquent les failles du système socialiste et demandent de meilleures conditions dans les universités en s’inspirant d’un langage humaniste et antiautoritaire qui révèle une forte influence des idées de Praxis. Les manifestations sont concentrées à Belgrade à la Faculté de philosophie : certains membres de Praxis y participent activement et se mobilisent aux côtés des étudiants36. Cette culture d’engagement public qui imprègne la production et l’action des membres de Praxis sera cependant interprétée comme une menace par le régime communiste, qui verra en cette intelligentsia critique un agent du désordre37.

• 38 Veljko Rus, « Socijalni procesi i struktura moći u radnoj organizaciji », Sociologija, n^o 4, 1966, (...)
• 39 Id., « Moć i struktura moći u jugoslovenskim preduzećima », Sociologija, n^o 2, 1970, p. 191-208.

29Les études du sociologue slovène Veljko Rus montrent que la gestion démocratique des ouvriers s’avère limitée dans les usines, qu’elle rencontre des obstacles produits par les complexités de la division du travail. Depuis le milieu des années 1960, Rus mène des investigations sur la participation dans les usines, et il analyse les contradictions entre les structures de pouvoir réelles et les structures de pouvoir désirées par les ouvriers. Une première enquête montre que, malgré les principes de l’autogestion, il existe une concentration oligarchique du pouvoir à l’intérieur des entreprises38. Ce constat est vérifié ultérieurement à travers des investigations plus larges, qui montrent que le pouvoir est concentré entre les mains des directeurs, alors que l’influence des travailleurs est fort réduite39. Ces analyses révèlent donc un fort décalage entre les idéaux autogestionnaires qui proclament l’égalité dans les usines et les processus réels en œuvre dans le monde de la production.

• 40 Voir notamment Josip Županov, « Industrijalizam i egalitarizam », Sociologija, n^o 1, 1970, p. 5-46 (...)
• 41 Id., « Industrijalizam i egalitarizam », op. cit., p. 40-41.
• 42 Danijela Dolenec, « Preispitivanje ‘egalitarnog sindroma’ Josipa Županova », Politička misao, anné (...)

30Les études du Croate Josip Županov révèlent aussi des problèmes qui vont à l’encontre des principes du socialisme yougoslave. L’auteur affirme qu’il existe en Yougoslavie une « matrice sociale » dérivant du passé agraire de la société qui pose des obstacles au processus d’industrialisation. Il s’agit selon lui d’un ensemble de valeurs culturelles et sociales qu’il appelle le « syndrome égalitariste » et qui empêche la modernisation de la société yougoslave. Ce « complexe normatif-culturel » se compose, entre autres, de l’anti-intellectualisme, de l’aversion au professionnalisme, d’une orientation sociale favorisant la distribution égalitaire et empêchant les aspirations économiques et enfin, d’une mentalité contraire à l’initiative et la créativité40. Selon Županov, cet égalitarisme représente le contraire de « l’industrialisme » et il est enraciné dans les valeurs des Yougoslaves, il est donc un des obstacles les plus difficiles à surmonter sur le chemin vers la modernisation du pays. La thèse du « syndrome égalitariste » va à l’encontre de l’idéologie dominante en Yougoslavie et elle remet en question l’optimisme des économistes qui croient aux effets linéaires et tout-puissants du progrès économique41. Les idées de Županov seront parmi les plus discutées dans les décennies suivantes, le « syndrome égalitariste » étant un des concepts centraux de la sociologie yougoslave et post-yougoslave jusqu’à nos jours42.

• 43 Dennison Rusinow, The Yugoslav Experiment, 1948-1974, Berkley – Los Angeles, University of Californ (...)

32À partir de 1968, le cours des événements montre que le système yougoslave requiert une solide unité idéologique et l’autorité incontestable de Tito pour régler les conflits entre les républiques et le gouvernement fédéral. Les mobilisations étudiantes de 1968, autant que le conflit déclenché entre la Slovénie et le gouvernement central pour l’attribution des fonds provenant de la Banque Mondiale pour la construction d’une autoroute, indiquent que la décentralisation et la libéralisation politique exigent néanmoins une régulation. Dans un contexte marqué aussi au niveau international par la menace toujours présente d’une intervention soviétique, l’épisode décisif est néanmoins le mouvement populaire et nationaliste de masse que l’on appelle « le Printemps croate ». Incité d’abord par les demandes de reconnaissance nationale de l’intellectualité croate à la fin des années 1960, puis soutenu par le mouvement étudiant et enfin, toleré et instrumentalisé par les cadres dirigeants de la Ligue des communistes de Croatie [Savez komunista Hrvatske, SKH] afin de renégocier la position économique de la République de Croatie dans la Fédération yougoslave, le mouvement finit par déclencher un fossé dans le parti croate. En 1971, suite à l’escalade du nationalisme croate et à l’apparition de ces conflits à l’intérieur de la SKH, Tito décide d’intervenir en Croatie, de réprimer toute manifestation de dissidence et d’incarcérer de nombreuses figures d’opposition. Le Président décide de destituer la direction du SKH, puis d’écarter les libéraux du pouvoir en Serbie et enfin, d’entamer une profonde purge qui touche aussi les partis communistes en Slovénie et Macédoine43.

• 44 Vučetić, Monopol na istinu, Beograd, Clio, 2017, p. 330-374.
• 45 Dejan Jović, Jugoslavija, država koja je odumrla, Zagreb, Prometej, 2003, p. 103-157.
• 46 Vučetić, op. cit., p. 375.

33La réponse officielle au Printemps Croate marque un tournant dans l’histoire du socialisme yougoslave. L’ère libérale initiée dans les années 1960 touche à sa fin au début des années 1970, en donnant lieu à un processus que l’historienne Radina Vučetić qualifie de « restalinisation »44. Une nouvelle structure de pouvoir que Dejan Jović a appelé « la Yougoslavie de Kardelj » prend alors forme dans la Fédération yougoslave. Dans les années 1970, on assiste à une décentralisation extrême de l’administration étatique et une recentralisation politique au sein du parti visant à renforcer la cohésion idéologique45. Cela se traduit par de nombreuses innovations politiques et juridiques, entre autres l’élimination du concept de « minorité nationale » dans la Constitution, l’introduction des amendements constitutionnels de 1971 et enfin, la mise en place d’une nouvelle Constitution en 1974 établissant un système quasiment confédéral. Dans le domaine intellectuel et artistique, comme le rappelle Vučetić, cela se traduit par une augmentation forte et inattendue de la censure46.

• 48 Miller, The Nonconformists, Budapest, CEU Press, 2008, p. 194-206.
• 49 Lettre au Tribunal suprême de Serbie, 1972, Arhiv Jugoslavije, Fond 668 « Jugoslovensko sociološko (...)

35À partir de ce moment, le renforcement de la censure marque une nouvelle époque dans le monde intellectuel et met fin à l’âge d’or de la sociologie yougoslave. La censure affecte le cœur même de la discipline. L’un des cas les plus emblématiques est le procès officiel contre le juriste Mihailo Đurić, accusé de nationalisme à cause de ses critiques contre les amendements constitutionnels de 1971. Cadre célèbre de l’intellectualité yougoslave, Đurić est membre de la JUS et auteur récurrent de Sociologija. Lors d’un débat public à la Faculté de droit de l’Université de Belgrade, il critique les changements introduits en 1971 qui ont pour effet la fragmentation du territoire de la Serbie en octroyant davantage d’autonomie à la Voïvodine et au Kosovo. Ces déclarations sont interprétées par le pouvoir yougoslave comme l’expression du nationalisme serbe et donc punies par une peine de deux ans de prison. L’attaque contre Đurić motive la réaction de la communauté intellectuelle ; la revue Praxis et des écrivains comme Dobrica Ćosić contestent la décision 48. L’Association yougoslave de sociologie réagit aussi : le président de l’époque, Rudi Supek, adresse au Tribunal suprême de Serbie une pétition soutenue par les membres de la JUS où est affirmée la grande valeur du travail scientifique de Đurić et où les pétitionnaires déclarent que « [ils n’ont] jamais trouvé [dans son travail] des idées inspirées par des conceptions nationalistes, traditionalistes ou conservatrices sur les processus sociaux ». Enfin, ils regrettent qu’une discussion académique soit l’objet de considération d’un tribunal et affirment que la sentence contre Đurić met en péril le prestige de la société yougoslave, connue dans le monde comme démocratique, humaniste et socialiste49.

• 50 Sher, op. cit., p. 227 ; Božidar Jakšić, entretien personnel, avril 2017, Belgrade.
• 51 Gerson, op. cit., p. 239.
• 52 Vesna Pusić, entretien personnel, février 2017, Zagreb.
• 53 Jana Bacevic, From Class to Identity. The Politics of Education Reforms in Former Yugoslavia, Budap (...)

36Mais le cas de Đurić n’est pas exceptionnel. En 1972, Božidar Jakšić est aussi expulsé de l’université, puis jugé et condamné à la prison à cause d’un article publié dans Praxis50. Cela fait partie d’une tendance répressive plus large : la pression officielle sur les membres de Praxis augmente, ce qui se traduit d’abord par la censure de certaines publications et finalement par une campagne de harcèlement contre les membres belgradois de Praxis qui aboutit à leur expulsion de l’Université de Belgrade en 1974. Bien qu’ils soient épargnés de peines plus sévères et même si quelques-uns d’entre eux parviennent à partir à l’étranger, la politique du gouvernement yougoslave réussit à anéantir Praxis. En février 1975, la revue cesse d’exister51. La censure se penche aussi sur d’autres chercheurs en dehors de Belgrade : à Ljubljana, des intellectuels tels que Veljko Rus et Tine Hribar sont destitués de l’université en 1975 à cause de leurs positions politiques 52. Enfin, la réforme de l’éducation nationale mise en œuvre à la fin des années 1970 par Stipe Šuvar, lui-même sociologue, constitue aussi une attaque indirecte à l’encontre des intellectuels critiques. En visant à mettre en lien l’éducation et le marché du travail, en revalorisant le travail manuel et en renforçant l’idéologie marxiste dans l’éducation, la réforme exprime un fort sentiment anti-intellectuel de la part du gouvernement yougoslave, elle peut donc être interprétée comme une réponse aux événements des années 196053.

• 54 Pour le rôle des intellectuels dans les années 1980 en Yougoslavie voir entre autres : Audrey Bud (...)

37Dans un contexte de censure et répression accrues, les sociologues verront leur marge d’action se réduire, le potentiel critique de leur discipline sera alors restreint. Même si l’analyse des conséquences plus profondes de ce tournant répressif dépasse les limites de cet article, il faut dire que ces effets contribuent néanmoins à la formation d’un esprit de plus en plus critique chez les intellectuels yougoslaves vis-à-vis du régime54. Cela se manifeste aussi chez les sociologues.

• 55 Županov, « Sociologija, marksizam i industrijska sociologija », Sociologija, n^o 1-2, 1980, p. 15-26 (...)

38En 1980, Županov publie un article dans Sociologija où il déclare que la sociologie est en crise en grande mesure à cause des rapports difficiles qu’elle entretient avec le pouvoir politique. L’auteur dit que le marxisme est utilisé en Yougoslavie de manière idéologique et non de manière critique, l’espace pour l’analyse critique est en conséquence de plus en plus étroit. Dans ce contexte, affirme-t-il, la sociologie est condamnée à jouer un rôle auxiliaire dans les élaborations idéologiques-institutionnelles, tout en renonçant à sa condition scientifique. La crise, dit l’auteur, est aussi la conséquence des traditions intellectuelles de la sociologie yougoslave elle-même, car malgré les progrès des années 1960, elle n’a jamais été capable de se libérer complètement des dogmes du marxisme de l’Est55. Selon Županov :

• 57 Parmi les ouvrages provenant du champ de la sociologie et exprimant de fortes critiques à l’encont (...)

39Les mots de Županov sont éloquents et révèlent la position qu’une grande partie de la sociologie yougoslave adoptera dans les années qui suivent. Enrichie par les développements intellectuels et scientifiques des années 1960 et devenue la cible des attaques du régime dans les années 1970, la sociologie sera une discipline fort critique dans les années 1980 quand le projet socialiste yougoslave touchera à sa fin57.