• 1 « Les camarades de ma génération qui s’engageaient dans la lutte révolutionnaire au début des a (...)
• 2 « L’expérience et la propagande de la révolution russe [...] furent indéniablement le moule de s (...)

9En 1945, lorsque les communistes prennent le pouvoir en Yougoslavie, ils s’inscrivent dans la doctrine et la pratique politique soviétique. Tous les dirigeants du PCY proviennent d’une matrice intellectuelle staliniste1. Il en est de même pour Tito, secrétaire général du PCY2. Dans les années 1930, Stalin dirige le communisme mondial en imposant sa lecture du marxisme et en régissant l’organisation de tous les PC. Dès lors, la nomination de Tito en tant que secrétaire général du PCY en 1936, par Moscou, consacre l’adhésion de celui-ci à la politique stalinienne.

• 3 À l’image de la décision en 1943 à Jajce (Bosnie-Herzégovine) de faire évoluer le Conseil anti (...)
• 4 Tito et les communistes yougoslaves refusent d’être considérés comme des « satellites » et estime (...)
• 5 Cela se manifeste particulièrement dans la gestion de la paysannerie entre 1945 et 1948.
• 6 Tito développe dans les Balkans une politique étrangère qui représente pour Staline le risque q (...)

10Toutefois, la formation intellectuelle de Tito, le contexte de la Seconde Guerre mondiale et, probablement aussi, la personnalité du dirigeant yougoslave, provoquent des tensions avec Moscou. Durant le conflit, alors que les communistes du PCY organisent le mouvement de résistance yougoslave, Tito émet des revendications et prend parfois des décisions sans l’aval de Stalin3. Au sortir de la guerre, les communistes yougoslaves, forts de leur victoire et prétendant avoir mené une révolution sans aide réelle de Moscou, adhèrent au camp soviétique mais n’abandonnent pas leurs discours et pratiques visant à l’autonomie4. D’une part, ils se permettent d’ajuster la politique marxiste-léniniste en fonction des réalités yougoslaves, contrairement aux volontés de Stalin5. D’autre part, Tito fait preuve de prétentions en termes de politique étrangère qui s’opposent résolument à la vision du communisme mondial développée par le maître du Kremlin6. In fine, l’attitude des communistes yougoslaves provoque la rupture de 1948 entre la Yougoslavie et l’URSS.

• 7 Dans son Manifeste électoral paru en 1848.
• 8 Henri Arvon, l’Autogestion, Paris, PUF, 1980, 127 p. 
• 9 Dans son ouvrage Principe fédératif de 1863.

12L’innovation doctrinale yougoslave apparaît en 1950 sous le nom d’autogestion. Milovan Đilas et Edvard Kardelj, ses deux principaux idéologues, l’enrichissent progressivement jusqu’en 1974 en la présentant comme la juste application en Yougoslavie du marxisme-léninisme. L’autogestion est pourtant plus qu’une simple adaptation. Elle est une théorie du pouvoir et de la société à part entière, déclinée en principes doctrinaux et en modalités pratiques mises en œuvre. Or, elle contredit dans son fondement même les principes léninistes. Le marxisme-léninisme peut se résumer par le principe de direction de la classe ouvrière, de la révolution et de l’État par l’avant-garde. La bonne marche de cette direction impose des contraintes organisationnelles de trois types : existence d’un Parti unique et unifié, centralisme démocratique, concentration du pouvoir dans l’État et le Parti. En revanche, l’autogestion renvoie à l’anarchisme que Lenin rejette vigoureusement. Proudhon7 le premier avait envisagé un fédéralisme autogestionnaire8. Ce dernier doit être érigé à partir de deux systèmes autonomes mais complémentaires : l’un économique, l’autre politique. Tous deux devront être organisés par le bas. Le premier reposera sur les compagnies ouvrières et le second sur des régions qui s’auto-administreront. Bakounine9 avait ensuite rejeté le centralisme et les États pour défendre une organisation au niveau des communes et des associations ouvrières, autonomes mais liées entre elles.

• 10 Edvard Kardelj « L’État et la démocratie », Questions actuelles du socialisme, n^o 11, mars-mai 19 (...)
• 11 Id., « Causes et orientations des changements constitutionnels », Questions actuelles du socialisme (...)
• 12 Id., « Causes et orientations des changements constitutionnels », Questions actuelles du socialisme (...)
• 13 Vladimir Bakarić, « Du travail associé à l’association des travailleurs libres », Questions actue (...)

18En totale contradiction avec le centralisme démocratique léniniste, Edvard Kardelj promeut la décentralisation du pouvoir au profit des travailleurs et des citoyens. En 1973, expliquant les changements constitutionnels à venir, il érige cette méthode en grand principe du régime. Il entend par là que soient transmises les compétences « aux organes politiques et sociaux de base10 ». Il vise en particulier la commune qui « devra jouir d’une autonomie d’un degré très élevé11 ». Selon l’idéologue, qui prend le contre-pied du léninisme, le pouvoir des individus se manifeste d’abord par la liberté « d’influer sur les conditions, les moyens et les fruits de leur travail, sur leurs conditions d’existence, sur l’aménagement des rapports mutuels démocratiques12 ». Dans un article paru en 197413, Vladimir Bakarić, autre dirigeant majeur et responsable économique, considère que la décentralisation du pouvoir et l’association des producteurs libres au niveau local – autrement dit, l’autogestion – sont synonymes de communisme. Ainsi, les dirigeants yougoslaves se réclament du communisme mais défendent une ligne doctrinale tout à fait distincte du centralisme léniniste, fondement initial de leur régime.

• 14 Lénine, « La lutte contre le ‘‘cadétisme’’ dans la social-démocratie et la discipline du Parti » (...)
• 15 Id., « Télégramme au Comité révolutionnaire de Bachkirie », in op. cit., 1964, t. 35, p. 431.
• 16 Id., « Discours prononcé au meeting de la maison du peuple à Petrograd le 13 mars 1919. Compte re (...)
• 17 Id., « Premier Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie. 3-24 juin (16 juin (...)
• 18 Lénine, « L’État et la révolution. La doctrine marxiste de l’État et les tâches du prolétaria (...)

19Ce discours a pour conséquence d’ouvrir la porte à un certain pluralisme. La décentralisation, souhaitée par Kardelj et Bakarić, au prétexte que la base serait apte à faire preuve d’initiatives politiques, économiques et sociales, crée la possibilité d’une diversité de points de vue. L’analyse du pouvoir formulée par les communistes yougoslaves ainsi que son incidence relèvent de l’hérésie du point de vue de Lenin. Ce dernier assimilait le centralisme démocratique à une « discipline » essentielle à la révolution : « Unité dans l’action, liberté de discussion et de critique14 ». Cette unité dans l’action rapportée à la relation entre centre et périphéries se traduisait chez Lenin par la soumission de ces dernières au centre. Ses positions sur la Bachkirie15 et l’Ukraine16 l’illustraient formellement. À plusieurs reprises, le leader soviétique manifesta son engagement en faveur d’un pouvoir ferme et de la création d’un État uni et indivisible pour le succès de la révolution. Ce fut notamment le cas à l’occasion d’un discours devant le I^er Congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats de Russie17. Puis il l’écrivit dans son ouvrage l’État et la révolution. Dans ce texte, il fixait pour objectif à la révolution prolétarienne « le centralisme démocratique, la république une et indivisible18 ». En Yougoslavie, l’évolution autogestionnaire de la doctrine ouvre la voie à une rupture d’unité qui peut se traduire dans les idées, dans les actes puis finalement dans le groupe social.

• 20 Principe fondamental IV, al. 3. Constitution de la République socialiste fédérative de Yougoslav (...)

22L’autogestion des travailleurs dans les organisations élémentaires de travail associé, les communautés locales, les communautés autogestionnaires d’intérêts et les autres organisations et communautés autogestionnaires de base, constitue le fondement du système unique de l’autogestion et du pouvoir de la classe ouvrière et de tous les travailleurs20.

• 22 Lénine, « Lettre à la rédaction de l’Iskra », in op. cit., 1966, t. 7, p. 114-118.
• 23 Id., « Que faire ? », in op. cit., 1965, t. 5, p. 353-381, p. 391.
• 24 Id., « Les tâches des sociaux-démocrates russes », in op. cit., 1966, t. 2, p. 329-354, p. 348.
• 25 Id., « Exposé et commentaire du projet de programme du parti social-démocrate » in op. cit., 1966 (...)
• 26 Le rôle d’avant-garde du Parti fait de lui l’» interprète conscient des aspirations des exploité (...)
• 27 Organisation du pouvoir selon Lénine : « La dictature est exercée par le prolétariat organisé d (...)

24Cette position doctrinale prônant un pouvoir ascendant et l’absence d’intermédiaire entre la base populaire et l’État contrevient à la théorie léniniste sur la place et le rôle du Parti avant-garde. Les éléments autogestionnaires des textes et discours des années 1970 nient la nécessité d’un guide agissant sur les masses. Or, Lenin considérait que sans l’intervention du Parti, les ouvriers seuls ne pouvaient pas mener la révolution. En effet, le révolutionnaire jugeait les masses apathiques22. Dès lors, celui-ci estimait les ouvriers incapables d’élaborer seuls une idéologie. Selon lui, « la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte des classes du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément23 ». Ce rôle que Lenin attribuait au Parti, impliquait d’éduquer et d’organiser le prolétariat24. Dans son programme, le parti social-démocrate se donne cet objectif. Celui-ci « proclame que sa tâche est d’aider dans cette lutte [de la classe ouvrière pour l’obtention du pouvoir] la classe ouvrière russe en développant les consciences de classe des ouvriers, en concourant à leur organisation et en indiquant les objectifs et les buts de leur combat25 ». Pour Lenin, contrairement aux positions autogestionnaires de Kardelj dans les années 1970, le rôle de guide du Parti ne cessait pas avec la prise du pouvoir par les ouvriers. Cette dernière ne signifiait pas que la révolution arrivait à son terme et que la libération des « exploités » était totale et définitive26. Dès lors, le Parti devait continuer d’assumer son rôle d’avant-garde pour guider les masses vers le communisme. Dans l’état de dictature du prolétariat, selon Lenin, le Parti évoluait en un dirigeant politique à la tête de l’État. Celui-ci s’accaparait les fonctions exécutives et la direction des administrations27. En Yougoslavie, dans les années 1970, les dirigeants s’éloignent de cette source doctrinale originelle. Avec l’autogestion, ils désorganisent le pouvoir tel que pensé par Lenin pour prétendre le donner aux masses, au niveau local, avec l’indépendance et les moyens nécessaires pour formuler les décisions fédérales.

• 28 LCY. « Résolution : le développement socialiste en Yougoslavie sur les bases de l’autogestion et (...)
• 29 Josip Broz Tito, « Aucune République ne peut se suffire à elle-même », in : Josip Broz Tito, la Q (...)

26Ligue des communistes milite pour le renforcement du rôle, de l’autonomie » des nations et des républiques28. Conséquemment, les amendements constitutionnels votés en 1971 vantent la décentralisation du pouvoir au profit de l’ensemble des nations et des républiques et provinces de la fédération29. Les Yougoslaves justifient ce revirement doctrinal par leur souci d’entretenir la coopération et la bonne entente entre les peuples. Marqués par l’histoire de la Yougoslavie entre 1918 et 1941, souvent accusés d’avoir été l’expression de l’imposition du pouvoir serbe sur les autres peuples, les communistes ne veulent pas confondre pouvoir central et pouvoir serbe. La confusion est d’autant plus facile que la capitale serbe – Belgrade – se trouve être également la capitale de la fédération, là où se concentrent les administrations et les pouvoirs centraux. Dans les conditions yougoslaves, le centralisme démocratique léniniste est associé au monopole d’un seul peuple sur les autres. En 1973, Edvard Kardelj expose le dilemme à l’origine de cette réorientation doctrinale :

• 32 Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes », in op. cit. (...)
• 33 Lénine, « Notes diverses 1912-1916 », in op. cit., 1970, t. 39, p. 771-814, p. 781.

29A contrario, Lenin considérait que « pour être un social-démocrate internationaliste, il faut penser non pas seulement à sa propre nation ; il faut placer au-dessus d’elle les intérêts de toutes les nations, leur liberté et leur égalité en droits à toutes32 ». C’est pourquoi, en guise de preuve du dépassement des méfiances entre nations et de la primauté accordée aux valeurs socialistes, Lenin enjoignait les sociaux-démocrates des nations opprimées à « exiger la fusion la plus complète, y compris sur le plan de l’organisation, et pas seulement le rapprochement, des ouvriers de la nation oppressive avec les ouvriers de la nation opprimée33 ». À partir des années 1970, la doctrine yougoslaviste s’affranchit de ces exhortations.

• 34 Lors du troisième Congrès des Soviets en 1918, Lenin dit : « Le jour n’est pas loin où les trava (...)
• 35 Lénine, « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (Thèses) », (...)
• 36 Id., « Lettre aux ouvriers et aux paysans d’Ukraine à l’occasion des victoires remportées sur Dé (...)
• 37 Id., « Le socialisme et la guerre (L’attitude du Parti ouvrier social-démocrate de Russie à l’ég (...)
• 38 Id., « La question nationale dans notre programme », in op. cit., 1966, t. 6, p. 475-485, p. 475.

30En rejetant le principe doctrinal du centralisme démocratique appliqué aux peuples et aux entités, les idéologues yougoslaves développent de nouveaux raisonnements contraires au léninisme. L’objectif de Lenin, avant et après la révolution34, était de « mettre fin au morcellement de l’humanité en petits États et à tout particularisme des nations, rapprocher les nations mais aussi de réaliser leur fusion35. » Selon lui, l’unité était le seul moyen pour les prolétaires de l’emporter face aux impérialistes et aux capitalistes36. Dans l’union des peuples, Lenin voyait également un intérêt économique pour le prolétariat. Avec les sociaux-démocrates, avant la révolution, il considérait que la formation « de grands États et de fédérations entre États, [...] est plus avantageuse pour les masses et correspond mieux au développement économique37 ». Il imposait donc au Parti de « toujours et inconditionnellement tendre à l’union la plus étroite du prolétariat de toutes les nationalités38 ».

• 39 Kardelj, « Rapport sur les changements constitutionnels, présenté à la séance de la Présidence (...)
• 40 Art. 108 al. 1, « La Constitution de la République fédérative de Yougoslavie », Questions actuel (...)
• 41 Stane Dolanc, « Les amendements actuels à la Constitution », Questions actuelles du socialisme, n^o(...)
• 42 Kardelj, 1971 (b), art. cit., p. 31-32.
• 43 LCY, « À la veille de l’adoption des amendements à la Constitution et à la loi électorale », Qu (...)
• 44 Art. 3. Constitution de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, 1974, op. cit. 
• 45 Ibidem.
• 46 Kardelj, 1971 (b), art. cit., p. 18.
• 47 Id., « La nation et les relations internationales », Questions actuelles du socialisme, n^o 7-8, jui (...)
• 48 Atif Purivatra, « Tito et la question nationale », Questions actuelles du socialisme, n^o 2, févrie (...)

31En opposition avec le principe de fusion des éléments constitutifs dans un tout unique, les Yougoslaves pensent progressivement les entités comme des touts au sein d’un ensemble commun. Tito compare la volonté de créer une nation yougoslave unique à du centralisme bureaucratique et à de l’hégémonisme. Edvard Kardelj s’oppose également à un processus d’union vers un yougoslavisme unitariste. Il défend le principe de la coopération des nations au sein de l’ensemble yougoslave mais refuse leur fusion39. Cette posture théorique des communistes yougoslaves engendre une évolution de la détermination de la société et de l’État contraire aux préconisations de Lenin. Afin d’œuvrer en faveur de la libération des peuples, le développement de la doctrine autogestionnaire modifie la définition théorique des entités fédérées. Celles-ci sont progressivement érigées en États au sein d’un ensemble yougoslave évoluant du fédéralisme vers le confédéralisme. La Constitution de 1963 définissait la république comme « une communauté étatique40 ». Les amendements de 1971 leur attribuent « la qualité d’État41 ». Ils extraient aussi les provinces du centralisme démocratique interne à la République de Serbie en leur octroyant le statut d’» élément du fédéralisme42 ». Cela confirme les amendements constitutionnels précédents adoptés en 1968 qui ont fait des provinces des corps appartenant directement à l’ensemble fédéral alors qu’auparavant les provinces étaient d’abord définies par leur appartenance à une république43. Enfin, dans la Constitution de 1974 chaque république devient sans réserve un « État »44. Il n’en est pas de même des provinces mais leur reconnaissance en tant qu’entité fédérée au même titre que les républiques est de nouveau reconnue. L’article 4 définit la province comme une « communauté socio-politique socialiste autonome, démocratique et autogestionnaire45 ». Avec cette évolution autogestionnaire, la doctrine yougoslave se distancie nettement du léninisme. Edvard Kardelj assume parfaitement cette position lorsqu’après le vote des amendements de 1971, il se déclare satisfait de l’évolution du régime où chaque nation a son État46. L’idéologue revendique l’abandon du principe léniniste de fusion des nations au profit de l’unité ouvrière. Il considère la nation comme « un niveau d’intégration déjà atteint47 ». Avec l’autogestion, la Yougoslavie devient un ensemble réunissant différents groupes ethniques constitutionnellement constitués où chaque peuple peut jouir de son individualité48.

• 49 LCY, 1969, art. cit., p. 71.
• 50 Art. 170 al. 1, Constitution de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, 1974, op. ci (...)

32Poursuivant cette évolution, les communistes yougoslaves admettent l’hétérogénéité culturelle là où Lenin imposait la disparition des divergences nationales. Durant le IX^e Congrès de la LCY en 1969, Tito exprime le souhait que les individualités culturelles se développent. Il estime que les différentes cultures nationales enrichissent « le caractère internationaliste de la communauté yougoslave et de sa culture49 ». Auparavant, les discours en ce sens étaient extrêmement rares et n’étaient pas aussi catégoriques. En 1969, les positions des dirigeants sont plus franches et moins léninistes. Tito évoque le développement des cultures nationales, non pas seulement leur existence. Le leader prend position pour la diversité dans un régime marxiste-léniniste initialement fondé sur l’unicité. Cela révèle l’importance que prend l’autogestion dans la doctrine yougoslaviste concernant la définition du groupe. La doctrine autogestionnaire impose que l’existence d’un État commun ne prive pas les peuples de reconnaissance en tant qu’ensemble distinct avec une culture propre. Cette posture doctrinale constitue un renversement du raisonnement léniniste. Au lieu de fondre les cultures nationales en une seule culture prolétaire, l’autogestion incite au développement des cultures nationales. Conséquemment à l’évolution doctrinale yougoslave, les années 1970 voient la constitutionnalisation du développement culturel de chaque nation mais aussi la reconnaissance d’une appartenance ethnique des citoyens. En 1974, « sont garanties à tout citoyen la liberté de manifester son appartenance à une nation ou nationalité, la liberté de manifester sa culture nationale et la liberté d’employer sa langue et son écriture50 ». La Constitution protège ces droits par une interdiction explicite d’y porter atteinte :

• 54 Lénine, « Avis et résolutions de la Conférence du Comité central du P.O.S.D.R. tenu à Cracovie (...)
• 55 Id., « Projet de plate-forme pour le IV^e Congrès de la social-démocratie du territoire de Lettoni (...)
• 56 Id., « Les libéraux et les démocrates dans la question des langues », in op. cit., 1967, t. 19, p (...)
• 57 Id., « Le programme national du P.O.S.D.R. », in op. cit., 1967, t. 19, p. 578-584, p. 581. Id., «  (...)
• 58 Id., « La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes (Thèses) », in (...)

35Lenin s’opposait également vivement à la création par les communistes d’institutions permettant le libre développement des nationalités. Il associait cela à la politique d’autonomie nationale culturelle qu’il dénigrait54 et qu’il accusait d’être la défense des cultures nationales bourgeoises 55. Cette argumentation prenait place dans le projet de Lenin de voir les cultures nationales remplacées par une culture prolétaire unique et internationale, « la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial » ainsi qu’il la nomma dans un article de 191356. Logiquement, il jugeait la politique d’autonomie nationale culturelle – à laquelle s’apparente la doctrine des Yougoslaves – et toute idée de culture nationale « en contradiction absolue avec l’internationalisme du prolétariat57 » et entravant l’objectif de fusion des nations qu’il poursuivait58.

• 59 Franjo Kožul, « La vie en commun, le passé et les perspectives d’avenir », Questions actuelles du (...)

36Avec ces réorientations doctrinales des années 1970, le groupe yougoslave est rendu intelligible dans un sens différent de 1945 lorsque primait le léninisme. Les concepts changent, les mots changent, la devise même de la fédération se voit presque remplacée. Depuis 1945 la devise Brastvo i Jedinstvo – Fraternité et Unité est censée unir les peuples yougoslaves. Durant les années 1970, les dirigeants imposent une nouvelle notion qui s’y ajoute, sinon la remplace : le zajedništvo 59. Ce terme, construit sur la racine « zajedno » qui signifie « ensemble », évoque la vie en commun de plusieurs nationalités dans le cadre d’une communauté. Il est un « modus vivendi » exprimant le nouveau principe du développement yougoslave selon lequel le développement des uns n’empêche pas le développement des autres. Surtout, il montre l’éloignement des communistes yougoslaves d’avec le léninisme dans leur approche de la société. Ceux-ci conçoivent une société plurielle dont les communautés se définissent ethniquement et sont enjointes à se développer conjointement. Doctrinalement, la Yougoslavie est dorénavant une communauté mais n’est plus une unité indivisible comme envisagée suivant le léninisme.