1Selon les auteurs, les trois artistes réunis dans cet ouvrage répondent, voire illustrent les propos de Gilles Deleuze et Félix Guattari sur l’art abstrait dont on trouvera un extrait en introduction au texte de Ioulia Podoroga sur Kandinsky. Les trois peintres-théoriciens cherchent surtout par une « généralisation concrète », à atteindre une « idée de l’art » (Adorno) : Kandinsky aurait ainsi voulu saisir l’idée générale, Malevitch le « Rien » et Filonov les « formules » (p. 6). Le recueil se compose de trois chapitres, consacrés chacun à un peintre, dans l’ordre du titre. Ils y sont qualifiés par leurs écrits : Kandinsky est « spirituel », Malevitch « sans-objet », tandis que Filonov s’accompagne de « la finition ». Les auteurs sont issus de plusieurs disciplines et générations. Cela contribue indéniablement à la grande richesse à l’ouvrage. Nous reprenons ici les textes qui à notre sens éclairent le mieux la complexité des démarches artistiques et renouvellent l’historiographie des abstraits.

2Dans la partie consacrée à Kandinsky, l’article « Considérations sur le lexique de Kandinsky » est passionnant. Nadia Podzemskaia, alliant clarté d’écriture à l’exigence historique, y revient sur le « tournant vers l’abstraction » et la façon dont Kandinsky construit son vocabulaire pour rendre lisible ses toiles dans un grand souci pédagogique. C’est un des textes qui apprendra beaucoup au lecteur en s’éloignant des chemins tout tracés rapprochant formellement l’œuvre de Kandinsky des domaines musicaux et autres cultures populaires russes. Cela servira aussi remarquablement d’introduction à Kandinsky puisque Podzemskaia fournit également une synthèse de l’historiographique portant sur l’analyse des écrits du peintre. De manière presque complémentaire, Olga Medvedkova s’intéresse quant à elle à l’emploi de la terminologie abstraite sous la plume de Kandinsky. Medvedkova décortique les occurrences des termes liés à l’abstraction en comptabilisant les termes Otvletchonnoïé, Bespredmietnoïé et Abstraktnoïé dans des écrits précoces publiés en russe entre 1899 et 1911. Cela permet de prendre connaissance de certains textes non traduits jusque-là. Surtout la démarche invite à envisager un état préalable au Kandinsky théoricien, celui du critique et fait apparaître la formation de ses conceptions naissantes. C’est une démarche en quelques points similaires qui anime Ioulia Podoroga lorsqu’elle fait se croiser les idées de Kandinsky et du philosophe Michel Henry. La partie est conclue par l’ouverture proposée par Pascal Rousseau qui contextualise le passage à l’abstraction en montrant les sources de la peinture de Kandinsky dans la « physique transcendantale ».

3Malevitch apparaît comme une figure opposée à Kandinsky. On y qualifie sa démarche par la négative qui s’opposerait à la « voie positive » préconisée par Kandinsky. Malevitch, ce « sans-objet », est discuté en lien avec sa culture, de ses lectures philosophiques à la question religieuse (Alexandra Shatskikh) qui viennent en complément à l’article de Jean-Claude Marcadé sur le concept de nature dans la conception Malévitchienne d’un art sans-objet. Les conséquences des héritages liés au maître suprématiste et son carré noir font l’objet de deux études : Emmanuel Landolt piste l’héritage de Malevitch chez les artistes russes des années 1960-1970, principalement chez Ilya Kabakov, tandis que Jean-Philippe Jaccard analyse son effet dans les œuvres écrites de Daniil Harms. En reprenant les questions de départ et en ne préjugeant pas du lien entre art, littérature et philosophie, ce dernier complète le texte de Shatskikh en offrant à voir Malevitch sous un regard neuf.

4Le troisième et dernier chapitre est donc consacré à l’œuvre et la démarche de Pavel Filonov, largement moins connu du public occidental que ses deux compères. On s’attend ainsi à plus de découvertes, fonction que remplit parfaitement le texte de John E. Bowlt « Pavel Filonov et l’énergie atomique » qui revient sur les raisons de la méconnaissance de Filonov en Occident. Ainsi, Bowlt n’insiste pas sur la complexité de son art comme on peut le lire en d’autres endroits qui ne font que rendre plus obscur la pensée filonovienne. Au contraire, il met au jour une personnalité fermée, torturée par la guerre et obsédée largement plus par le processus de son œuvre que par le produit fini. Cela constitue une entrée en matière excellente qui permet de situer Filonov non seulement vis-à-vis de Malevitch et Kandinsky, mais aussi de l’insérer entre art et philosophie et de questionner l’artiste en philosophe. Il y a cependant des textes qui reposent sur des idées qui nous ont semblé largement fantaisistes, comme celle de vouloir à tout prix, c’est-à-dire au mépris d’une quelconque vérification des hypothèses avancées, faire de Filonov un second Léonard de Vinci. C’est paradoxalement à la fois l’aspect le plus négatif de cette partie, mais peut-être aussi le plus stimulant pour les travaux à venir : l’étude de Filonov repose sur des hypothèses dont la plupart sont, à en lire les textes ici compilés, invérifiables dans l’état actuel de la recherche. Deux annexes proposant des traductions de textes écrits par Filonov lui-même viennent compléter ce chapitre.

5Le recueil dans son ensemble propose donc majoritairement de tester l’évolution des concepts philosophiques dans la pensée et les réalisations artistiques du trio Kandinsky, Malevitch, Filonov en convoquant à la fois leurs écrits et leurs réalisations plastiques. La vision par artiste manque d’homogénéité. On regrette aussi l’absence de dialogues entre les trois parties. Néanmoins la question initiale sur le statut à accorder aux textes et la position à adopter face à la distinction entre l’œuvre et la théorie se trouve éclairée. La conclusion de la préface le dit admirablement : « […] lorsque les peintres comme Kandinsky, Malevitch et Filonov construisent leur appareil conceptuel, ils suivent la logique interne de leur œuvre, laquelle doit être pensée comme à la fois peinte et écrite, sans qu’il y ait confusion entre les deux, ni de superposition de l’une sur l’autre. Il s’agit d’une même chose, d’un même objet, exprimé selon deux modalités différentes ». (p. 12-13) Cette petite vingtaine d’articles, consacrés à peu près proportionnellement aux trois artistes, donne une vision plurielle d’un problème qui reste entier. Elle permet à chaque lecteur de trouver des pistes d’analyse de ces œuvres complexes.