1Le professeur Pierre Gonneau, continuant une veine d’ouvrages à destination du public cultivé consacrés à la Russie d’avant Pierre le Grand (Des Rhôs à la Russie, 2012 ; Ivan le Terrible, 2014, etc.), offre ici un ouvrage sur Novgorod qui réjouira ses lecteurs. L’ouvrage, publié aux presses du CNRS dans la collection « L’esprit des lieux », se recommande par une iconographie aussi riche que variée. Dans chacun des chapitres, qui abordent tour à tour les principaux points de ce qu’il faut savoir sur Novgorod, se trouvent des références précises aux sources, ainsi qu’aux principales études qui représentent les diverses traditions historiographiques russes qui font la richesse de ce thème.

2L’ouvrage compte six chapitres. Le premier (p. 9-65), traversant les siècles, présente une synthèse des données relatives aux origines et à la topographie de la ville, connues par la comparaison des sources écrites (arabes, franques, scandinaves), du récit des chroniques et des témoignages archéologiques. L’A. souligne le rôle du site de Gorodišče, d’abord centre du premier kaganat, puis résidence princière ; ensuite il montre à son lecteur Novgorod proprement dite, qui apparaît vers 950, avec les cinq quartiers qui la composent, et les grands sites, au premier rang desquels la cathédrale Sainte-Sophie. Il n’oublie pas d’évoquer l’apport de l’épigraphie, depuis quelques années l’une des disciplines les plus productives dans l’étude de la Rus′ ancienne.

3Le chapitre 2 (p. 69-86) étend la perspective à l’espace novgorodien, c’est-à-dire au territoire que domine la ville ainsi qu’à ses partenaires politiques et commerciaux. L’A. présente l’articulation du pays de Novgorod en cinquièmes (pjatiny), correspondant aux cinq quartiers de la ville, auxquels viennent s’ajouter les principats locaux disposés dans des villes frontières, où un prince invité, souvent lituanien, assure la défense face à l’ennemi extérieur. Il ne manque pas d’évoquer Pskov, « ville-sœur » de Novgorod ; il rappelle aussi les conflits avec les Suédois et les Norvégiens, les différentes croisades menées par ceux-ci, et leurs résultats mitigés. Enfin, la plus grande ouverture de l’espace novgorodien est celle sur les grands fleuves du nord (Dvina, Volga, Vjatka, jusqu’aux monts Ural et au-delà), où les Novgorodiens collectent le tribut, voire se livrent aux expéditions de piraterie (uškujničestvo).

4Le troisième chapitre est consacré au système politique de Novgorod : « Novgorod des princes, des échevins et des émeutes » (p. 89-125). L’A. y apporte ses soins à déterminer les multiples circonstances historiques qui ont conduit Novgorod à se distinguer de tous les autres pays russes. « Pays sans dynastie » princière de 970 à 1136 (p. 89), la constitution coutumière novgorodienne s’élabore ensuite dans un subtil équilibre, d’ailleurs perpétuellement remis en question, entre principe dynastique et centralisation (p. 92-93). L’A. suit la succession des princes, et met une attention particulière à déterminer les sens successifs de la charge de posadnik, mot à traduire différemment selon les époques ; il met les choses au point sur différentes notions qui ont fait couler beaucoup d’encre, ainsi le veče (p. 99 sq.), terme attesté à partir de 1209 seulement, et qui ne désigne qu’une assemblée tenue en situation de crise ; ou encore sur la tradition politico-juridique locale, plus puissante que le prince et limitant son arbitraire par un accord (rjad ou narjad). L’A. n’oublie pas les grandes figures telles Aleksandr Nevskij, et les moments clefs de l’histoire de la cité, des démêlés avec les princes au xiv^e siècle jusqu’aux différentes étapes de la mainmise moscovite sous Ivan III. On notera cette conclusion, que sans doute peu de spécialistes contesteront : « L’autocratie russe naît bel et bien de la chute de Novgorod » (p. 124).

5Le chapitre sur la vie économique et la vie quotidienne (p. 129-152) est construit selon la même perspective large que le chap. 1. En premier lieu sont évoquées les questions relatives au grand commerce, ainsi la voie fondatrice « des Varègues aux Grecs », à travers le rapprochement bien connu du De administrando imperio de Constantin Porphyrogénète et de la Povest′ vremennyx let ; le commerce avec la Hanse ; le comptoir allemand ; et les documents qui nous font connaître tout cela, les traités reconduits de prince en prince, avec quelques dispositions qui varient, ainsi que les Schragen (règlements intérieurs du comptoir allemand). Mais l’A. n’oublie pas le côté humble, quotidien, parfois très vivant, qu’apportent les chartes sur écorce de bouleau (p. 141 sq.), par exemple sur la collecte des tributs, le paiement des dettes, ou les conséquences parfois dramatiques des incendies et des catastrophes naturelles. Pour ce qui est de l’évolution de la vie économique sur le temps long, du Moyen Âge central jusqu’au xvi^e siècle, il rappelle une vérité importante : « contrairement à une légende tenace, le “joug tatar” ne coupe pas Novgorod et la Russie du reste de l’Europe ; bien au contraire, la pax Mongolica donne de nouvelles garanties au commerce » (p. 133). Là comme ailleurs, c’est le règne d’Ivan III qui introduit une rupture : si avant lui les Novgorodiens évitaient que le commerce souffrît trop de la politique, lui n’hésite pas à faire pression sur ses partenaires en coupant les flux économiques.

6L’aspect religieux est détaché dans un chapitre, « La Sophie du Nord » (p. 155-206). Il est cependant, au moins en ce qui concerne la chaire épiscopale, si lié à la vie politique qu’il aurait sans doute pu être traité avec elle. C’est ainsi que, comme le rappelle l’A., l’évêque (archevêque à partir de 1165) joue le rôle d’une sorte de chef de l’État novgorodien, et que bien des évêques ont joué un rôle politique très important, ainsi Antoine au début du XIIIe siècle – on date d’ailleurs de son pontificat l’émergence de la conscience historique de la cité, avec la constitution des annales locales (p. 162). Les autres pans de la vie religieuse sont évoqués ensuite : les monastères, et aussi les formes de religiosité déviantes, soit intégrées dans l’orthodoxie, soit aux marges de l’Église, telles que les fols en Christ, la double foi, les hérésies des xiv^e et xv^e siècles (strigol′niki et judaïsants), sur lesquelles la recherche a récemment fait d’importants progrès.

7Enfin, Novgorod n’a jamais cessé de faire rêver. Les destinées autocratiques de la Russie ont nourri le regret des chemins qui n’ont pas été pris ; c’est là la source la plus profonde des mythes de Novgorod dans la pensée russe moderne (chap. 6, p. 211-227). Sans rappeler les légendes autour de la christianisation de la ville, on peut citer la byline de Sadko, la légende de Vadim qui s’oppose aux Varègues, celle de Marfa la posadnica qui tentent de résister aux Moscovites... Paradoxe à souligner, cette histoire réinventée prend parfois sa source chez des auteurs plus ou moins officiels, tel au xviii^e siècle l’historien Tatiščev, voire Catherine II elle-même. Elle tourne en tout cas autour du thème de la liberté, et l’on y retrouvera une bonne partie des grands noms de la pensée russe, de Radiščev à Esenin.

8Tout au long de l’ouvrage, l’auteur utilise abondamment le témoignage de l’ambassadeur bourguignon Guillebert de Lannoy, qui visita Novgorod en 1413 et laissa une description de la ville, longtemps sous-évaluée (le texte en est d’ailleurs redonné en annexe, p. 229-231). Ainsi l’A. mobilise en quelque sorte ce Français du Moyen Âge comme guide dans un univers dépaysant ; et en refermant le livre, le lecteur francophone ignorant de Novgorod se sera ainsi familiarisé avec ce monde médiéval à la fois proche et lointain de celui d’Europe occidentale.