• 1 Du 19 au 22 août, un groupe composé de huit hommes baptisé « Comité d’État pour les situations (...)

1À la fin du mois d’août 1991, au lendemain d’un putsch manqué fomenté par la frange la plus conservatrice du Parti, du KGB et de l’armée1 destiné à renverser Mixail Gorbačev, les experts du centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay (CAP) dressent un constat sans appel :

• 3 (1921-2002), ministre des Affaires étrangères de 1973 à 1974.

2Depuis quelque temps déjà, le tourbillon des réformes lancées par Gorbačev depuis son arrivée au pouvoir en mars 1985 est scruté de près par les spécialistes de l’URSS, tant il est susceptible de bouleverser, pour le meilleur ou pour le pire, le pays et le système international. C’est ainsi qu’au Quai d’Orsay, une structure spécifique, le CAP, mise en place par le ministre des Affaires étrangères Michel Jobert3, est chargée d’analyser et d’anticiper les grands bouleversements du monde, pour mieux préparer la France aux futurs défis qu’elle devra affronter. Entre 1985 et 1992, l’effondrement aussi rapide qu’inattendu de l’Union soviétique et le vide stratégique que laisse la disparition de l’empire est sans conteste un processus qu’il est nécessaire de décrypter.

• 4 Carole Sigman, « Les premières élections libres en Russie (1989-1990). Quand la compétition dév (...)
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• 9 Sur le terme de « monde intermédiaire » pour désigner les centres de réflexion stratégiques en (...)
• 10 Michel Crozier et Erhard Friedberg, l’Acteur et le système, Paris, Seuil, 1977.
• 11 Robert Jervis, « Hypotheses on Misperception », World Politics, vol. 20, n^o 3, 1968, p. 454-479.

3L’objectif de cette contribution est d’analyser l’expertise que ce centre d’analyse stratégique produit sur l’URSS de 1989 à 1992. En effet, l’année 1989 signe l’accélération du processus d’érosion de l’ordre soviétique dans les démocraties populaires, avec la chute du mur de Berlin en novembre et les premières élections libres en URSS4. La date de 1992 quant à elle voit l’affirmation d’un nouveau régime sous l’égide de Boris El′cin5 placé à la tête de la Fédération de Russie, héritière institutionnelle de l’URSS. Cette étude de la perception du passage d’un ordre à un autre est intéressante à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle permet de saisir la manière dont se fabrique « l’événement » ou le « tournant historique » dans le regard que posent les observateurs sur des processus qu’ils considèrent alors comme exceptionnels6. Ensuite, parce qu’elle mobilise des archives inédites récemment déclassifiées et vient nourrir une histoire de la sortie de guerre froide et des prodromes de la Fédération de Russie qu’il est désormais possible d’écrire pour mieux lire les continuités et ruptures entre les deux régimes7. Elle permet par ailleurs d’examiner la construction d’une expertise politique au sein d’une structure hybride, mobilisant aussi bien diplomates que chercheurs8, un « monde intermédiaire9 » entre savoir et politique. Or, comme le montrent Michel Crozier10 ou Robert Jervis11, le contenu de l’expertise dépend très largement du milieu où elle est produite. Dans la mesure où les archives diplomatiques françaises pour la période concernée sont, bien qu’en partie récemment déclassifiées, encore lacunaires, il s’agit dans cette contribution non pas tant d’étudier l’impact du CAP sur les décideurs, mais plutôt d’analyser l’originalité et les caractéristiques de son expertise. En quoi se distingue-t-elle des analyses produites par les milieux diplomatiques plus classiques ? Quels sont ses atouts et ses limites ? Nous nous pencherons tout d’abord sur le milieu de production de cette expertise, avant d’en explorer le contenu : quel panorama général de la chute de l’URSS et de l’émergence de la nouvelle Russie le CAP diffuse-t-il donc vers les décideurs français entre 1989 et 1992 ?

• 12 Christelle Rabier, Fields of Expertise. A Comparative History of Export Procedures in Paris and Lon (...)

4Comme nous l’avons souligné, l’expertise est le produit d’acteurs et du milieu au sein duquel elle est fabriquée, si bien que sur un même sujet, elle peut varier selon les contextes et les secteurs12. Il s’agit ici de reconstituer les spécificités de la situation d’expertise des spécialistes du CAP étudiant l’URSS et la Russie.

• 13 Sabine Jansen, « Les débuts du Centre d’analyse et de prévision : expertise et prospective au ser (...)
• 14 Journal officiel, n^o 118, 18 mai 1974.
• 15 Jansen, « Les débuts du Centre d’analyse et de prévision… », op. cit., p. 143.
• 16 Commissariat général au Plan créé en 1946, organe de planification stratégique.
• 17 Jansen, « Les débuts du Centre d’analyse et de prévision… », op. cit., p. 147-148.

5Le CAP est une structure de petite taille au sein de l’appareil diplomatique français qui a pourtant suscité bien des interrogations et des critiques au moment de sa création. En 1974, le Canard enchaîné raille ce « commando de jeunes énarques » venu redynamiser un ministère qui « avait besoin d’un sérieux ravalement »13. Pourtant, bien que sa naissance soit officiellement reconnue en 197414, cette cellule qui ne compte alors que trois personnes, existe déjà depuis un an. Lancée à l’initiative du ministre Michel Jobert et placée directement sous son autorité15, sa gestion est confiée à deux polytechniciens qui ne sont pas issus du sérail diplomatique mais du Plan16 : Thierry de Montbrial (né en 1943), qui prend la tête du CAP, et Jean-Louis Gergorin (né en 1946), qui le seconde17.

• 18 Ibid., p. 145.
• 19 Ibid., p. 148.

6Le CAP n’est donc pas un produit institutionnel du « Quai » mais le fruit d’un transfert culturel18. C’est en effet l’exemple américain qui inspire Montbrial et Gergorin, les deux hommes ayant tous deux séjourné aux États-Unis, l’un à Berkeley, l’autre à Stanford19. S’inspirant du National Security Council (NSC) créé en 1947, directement rattaché au président américain et dont le but était d’apporter plus de cohérence à la politique étrangère de Washington, ils se nourrissent également de l’exemple du Policy Planning Staff (PPS), outil de planification stratégique du Département d’État, impliqué entre autres dans la conception du plan Marshall de 1947. À l’époque, cette structure ne fait pas seulement des émules en France mais également en

• 20 Louise Kettle, « The Role of the Policy Planning Staff in British Foreign Policy: Historical Lesson (...)
• 21 Elke Seefried, Zukünfte. Aufstieg und Krise der Zukunftsforschung 1945-1980, (Quellen und Darstell (...)
• 22 Cohen, « Prospective et politique étrangère … », op. cit., p. 1055.

7Grande-Bretagne, dans la mesure où le Foreign and Commonwealth Office (FCO) se dote également d’un Policy Planning Staff20. L’autre source d’inspiration du CAP est à voir dans la vogue de la prospective et de la planification qui s’empare alors des élites françaises et occidentales21. En effet, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie des États industrialisés créent des structures dont le but est de réfléchir aux questions de long terme22, dans un monde qui connaît alors de profondes mutations.

• 23 Jansen, « Les débuts du Centre d’analyse et de prévision… », op. cit., p. 167-168.

8Le besoin d’une pensée audacieuse et agile, apte à l’anticipation, préside donc à la création du CAP. L’objectif est d’éviter toute lourdeur administrative susceptible de handicaper une pensée plus libre et plus globale. Malgré des réticences initiales, cet outil d’analyse stratégique parvient à se pérenniser et s’intègre dans sa structure d’accueil, le Quai d’Orsay, à la fin des années 197023. Après avoir présenté les spécificités du CAP et son caractère hybride, voyons à présent qui en sont les experts sur l’URSS au mitan des années 1980 et 1990.

• 24 Il reste à la tête de cette structure jusqu’en 1993.
• 25 lesechos.fr/1999/06/jean-marie-guehenno-771947 (consulté le 12 juin 2023).

9En 1989, Jean-Marie Guéhenno vient tout juste de prendre la tête du Centre d’analyse et de prévision24. Âgé de quarante ans, ce normalien agrégé de lettres modernes et diplômé de l’IEP de Paris, passé par l’ENA, a d’abord servi à la Cour des comptes en 1976, pour ensuite basculer vers une carrière internationale25. Le haut fonctionnaire est assisté dans sa tâche par Pierre Buhler. Né en 1954, énarque lui aussi, diplômé d’HEC et de Sciences Po, il est en poste à Varsovie entre 1983 et 1985, puis à Moscou de 1985 à 1988. Sa très bonne connaissance de l’Europe de l’Est est évidemment un atout indéniable pour mieux saisir les bouleversements alors à l’œuvre dans l’espace soviétique. L’administration Mitterrand est naturellement en quête de clés de compréhension pour prévenir et anticiper les éventuelles déstabilisations à l’Est et, depuis 1988, c’est Roland Dumas qui a retrouvé le Quai d’Orsay, après la seconde victoire de François Mitterrand aux élections de 1988.

• 26 Archives diplomatiques (AD), Archives du Centre d’analyse et de prévision (ACAP), Fonds 594INVA, c (...)
• 27 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler, 2 septembre 1991, « La désagrégation de l’Union (...)
• 28 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler, 25 octobre 1991, « Après la désintégration de (...)

10La consultation des archives du CAP, accessibles pour la période 1989-1992, nous permet de mieux appréhender les profils des experts chargés d’éclairer les décideurs sur les affaires soviétiques, puis russes26. Les principaux contributeurs aux notes et bulletins d’information générés par le CAP portant sur l’URSS et la Russie peuvent être classés en deux groupes : les diplomates et les experts extérieurs. En ce qui concerne le premier groupe, le contributeur le plus fréquent sinon quasi exclusif des notes du CAP sur les questions d’Europe de l’Est et d’URSS est le directeur adjoint Pierre Buhler. Son expertise est très certainement nourrie par son expérience récente à Varsovie et à Moscou, où il a pu constater les conséquences des réformes. Il signe par exemple plusieurs notes consacrées aux répercussions de la chute de l’URSS : en septembre 1991, une synthèse intitulée » La désagrégation de l’Union Soviétique ;jusqu’où ?27 », ou un mois plus tard, un autre rapport : « Après la désintégration de l’URSS, quid de la Fédération de Russie ?28 ».

• 29 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 80 bis, Marie Mendras, « Où va le système politique soviétique ?  (...)
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11Outre les analyses de Pierre Buhler, on retrouve un grand nombre de documents rédigés par des experts ne venant pas du sérail diplomatique mais du monde universitaire. Marie Mendras, diplômée de Sciences Po, spécialiste de la Russie et consultante au CAP depuis 1983 est l’experte clé du CAP pour ce qui concerne les questions de politique intérieure en URSS et en Russie. Dans sa note de juin 1989, « Où va le système politique soviétique ? », elle dresse un constat très pessimiste des réformes démocratiques soviétiques29. Puis, à l’issue du putsch d’août 1991, elle constate la montée en puissance irrépressible de Boris El′cin sur la scène politique intérieure30. Certaines de ses notes sont écrites à deux mains avec un diplomate professionnel, comme c’est le cas de l’une d’entre elles rédigée avec Philippe Cocquebert31, responsable pour les affaires européennes du CAP32. Outre la politiste Marie Mendras, d’autres experts venus des mondes universitaires contribuent à bâtir l’expertise sur l’URSS et la Russie, comme le jeune économiste Jacques Delpla (né en 1966), auteur d’une note sur les réformes Gaïdar33, ou encore le politiste Olivier Roy, chercheur au CNRS34. Ce dernier se rend tous les ans en Afghanistan durant la guerre soviétique et signe une note sur la politique russe dans la région35. D’autres universitaires viennent grossir les rangs des experts du CAP : c’est le cas de l’historien Nicolas Werth, qui rédige un long et riche rapport sur la décomposition et la recomposition du pouvoir russe à l’été 199236.

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• 40 Fonds 1981INVA, AD/ACAP, carton 163, général de corps d’armée Charles-Georges Fricaud-Chagnaud « (...)

12Œuvrant donc comme courroie de transmission entre le monde de la recherche et les réseaux politiques afin de faire bénéficier les décideurs de l’expertise pointue d’universitaires et chercheurs français, le rôle du CAP comme animateur de réseau et capteur d’expertise ne se cantonne pas aux seuls cercles universitaires nationaux. Des experts étrangers sont aussi régulièrement invités au CAP. C’est par exemple le cas de l’américain Paul Globbe, chercheur à la Fondation Carnegie et expert des nationalités, ancien chargé de mission pour le Département d’État37. Les membres du CAP participent eux-mêmes à des colloques ou rencontres qu’ils contribuent à organiser avec leurs homologues étrangers. En mars 1989, le colloque « Europe 2000 » est organisé à Moscou à l’initiative du CAP et de l’Académie des Sciences soviétique. Y participent des académiciens et chercheurs soviétiques proches de Gorbačev38. L’Académie des Sciences côté soviétique, et la Fondation Carnegie côté américain, sont deux structures hybrides aux connexions étroites avec les sphères politiques. Rencontrer des experts issus de ces institutions est l’occasion pour le CAP de mener une diplomatie parallèle et d’obtenir des informations sur l’état d’esprit des cercles politiques étrangers. Enfin, le CAP reçoit parfois une expertise d’anciens acteurs politiques et militaires à la retraite, comme le général de corps d’armée Charles-Georges Fricaud-Chagnaud39, auteur d’une note portant sur la formulation du nouveau concept de sécurité européenne40.

• 41 Le terme de « signal faible » est popularisé par le mathématicien américain Igor Ansoff dans les (...)
• 42 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Nicolas Werth, « Décomposition et recomposition du pouvoir poli (...)
• 43 Ce bulletin, à diffusion restreinte, répertorie les notes les plus importantes produites par rég (...)
• 44 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Bulletin du centre d’analyse et de prévision, « L’Ukraine orien (...)

15À l’inverse, d’autres documents sont plus originaux et proposent des conclusions intéressantes à partir de l’étude de phénomènes sociaux ou politiques. Nous pouvons prendre l’exemple d’une note rédigée par l’historien Nicolas Werth, qui identifie les signaux faibles41 d’une possible désintégration de la Fédération de Russie en 1992. L’historien pointe le risque que pourraient représenter les fortes tendances localistes à l’œuvre en URSS et en Russie. Faisant un parallèle historique entre 1917 et 1989-1991, il identifie un processus identique expliquant l’effondrement des deux empires, tsariste puis soviétique : la multiplication de « centres de pouvoir » autonomes. En ce qui concerne l’URSS, cette tendance existait déjà sous Leonid Brežnev, avec l’apparition de fiefs et de barons locaux, mais elle est renforcée par la démocratisation gorbačevienne qui promeut une « plus grande autonomie administrative, économique, voire politique des régions vis-à-vis du Centre42 ». C’est le cas également d’une série de notes contenues dans le Bulletin synthétique du CAP43 d’automne 1992, consacrées à la question ukrainienne. Elles pointent d’autres signaux faibles inquiétants, au premier rang desquels une possible montée des tensions entre Moscou et Kiev au sujet des régions d’Ukraine orientale et de la Crimée, très attachées à la Russie44.

• 46 La Corée du Sud fût dominée par un régime autoritaire puis dictatorial entre 1948 et 1993 qui m (...)
• 47 1^er décembre 1991 référendum pour l’autodétermination ukrainienne.
• 48 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler, Marie Mendras, « Scénario pour un empire défunt (...)
• 49 Philippe Durance, Stéphane Cordobes, Éléments d’une histoire de la prospective en France après (...)

17Dans le second scénario, intitulé « modernisation en souplesse », on assiste à l’émergence d’une sorte de « Directoire » composé du président, dont le pouvoir serait contrebalancé par celui de régional. Ce Directoire serait à même de conduire des réformes importantes. « L’Occident, qui mesure les risques de l’effondrement, se satisfait de ce moyen terme et continue d’apporter son concours financier à la stabilisation de la monnaie », poursuivent les experts. Le troisième scénario serait celui de la « réforme autoritaire », où El′cin suivrait le modèle sud-coréen46 et s’appuierait sur l’appareil répressif pour mener à bien ses réformes. Le quatrième scénario envisagé est celui d’une escalade de la tension russo-ukrainienne résultant de la montée d’une « flambée d’orgueil national » et de « surenchères nationalistes » en Ukraine et, de l’autre, du désir de Moscou d’annuler « l’acte de cession de la Crimée à l’Ukraine (1954) ». Dans ce scénario, « la Russie nie toute validité, pour les régions de la Crimée et du Donbass, au référendum du 1er décembre47 et réclame une nouvelle consultation sous contrôle international48 ». Ces différents scénarios sont assortis, selon la méthode prospective classique49, d’une série de préconisations : en l’occurrence, soutenir le cours numéro deux, celui de la modernisation en souplesse.

• 50 Fonds 1981INVA, AD/ACAP, carton 159.

18Le centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, du fait de sa fonction de monde intermédiaire entre science et politique et d’animateur de réseau, contribue à identifier les signaux faibles de processus politiques, économiques ou stratégiques. Cette amplitude d’analyse accouche d’une expertise assez originale, diffusée vers le sommet. Régulièrement condensée sous la forme de notes surnommées « AMR » (aide-mémoire du Roi)50, la synthèse des réflexions du CAP est envoyée au ministre des Affaires étrangères. Voyons à présent l’image de la fin de l’empire soviétique et de l’émergence du nouveau pouvoir russe que ces experts du CAP contribuent à diffuser auprès des décideurs afin de mieux identifier la spécificité de leur regard.

• 51 John Horne (ed.), State Society and Mobilization in Europe during the First World War, Cambridge, C (...)

19Comment ces experts appréhendent-ils le crépuscule du pouvoir gorbatchévien entre 1989 et 1991 ? Comment évaluent-ils les perspectives de coopération avec la nouvelle Russie ? Il s’agira ici d’identifier si le regard des experts du CAP peut révéler une « démobilisation culturelle51 » au sortir de la guerre froide. L’URSS réformée, puis la Russie, pourrait-elle ainsi être un potentiel partenaire et non plus un ennemi pour les experts français du Quai d’Orsay ?

• 52 Le Monde, 4 juillet 1989, « Un sondage IFOP pour “le Monde” et TF1 47 % des Français pensent que l (...)
• 53 Laurent Coumel, « François Mitterrand et l’URSS », Matériaux pour l’histoire de notre temps, vol. (...)

20Dans l’opinion publique française, de même qu’au sein d’une frange de l’élite politique et médiatique, la personnalité de Mixail Gorbačev suscite une certaine fascination, voire une relative admiration. Grâce à ses réformes, menées sous le slogan de perestroïka, l’image d’une Union soviétique agressive est désormais moins prégnante au sein de l’opinion française. En 1989, c’est l’Iran qui arrive en tête des États perçus comme une menace par les Français interrogés (25 %), contre 21 % pour l’URSS52. Au sein des cercles dirigeants, la méfiance est davantage de mise, même si les potentialités d’une nouvelle coopération avec une URSS plus social-démocrate que marxiste-léniniste pouvait séduire le gouvernement mitterrandien53. Qu’en est-il des experts du CAP ?

• 54 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Philippe Cocquebert et Marie Mendras, « Gorbatchev, un autocrate (...)

21De manière assez unanime, dans une grande majorité des notes produites, le regard que les analyses du centre de prévision du Quai d’Orsay portent sur la personnalité et la politique de Mixail Gorbačev est très négatif. L’image générale qui se dégage est celle d’un homme « d’ancien régime », peu fiable et indécis, mais surtout incapable d’assumer les conséquences des réformes qu’il a lui-même lancées. Malgré une reconnaissance de ses talents politiques, on le décrit plus comme un conservateur dans son action politique et on le compare même à un « despote éclairé » ou à un « autocrate institutionnel »54. Ses réforment apparaissent à Philippe Cocquebert et à Marie Mendras comme bien peu démocratiques :

• 57 Fréderic Bozo, Mitterrand, la fin de la Guerre froide et l’unification allemande, de Yalta à Maas (...)
• 58 AD/ URSS 1991-1995, carton 76-53, note c/ 91-51, Jean-Marie Guéhenno, « Après l’URSS », 27 août (...)

24Ce coup d’État échoue au bout de trois jours grâce à l’action de Boris El′cin, le président de la République socialiste fédérative de Russie, appuyé par l’Armée. Si Gorbačev retrouve son poste de président de l’URSS, son projet d’Union réformée est compromis par le putsch et sa légitimité désormais chancelante. La position officielle de la France est alors ambiguë, puisque le président Mitterrand reconnaît dans un premier temps le gouvernement issu du coup d’État57. Après l’échec de ce dernier, la France doit définir sa ligne : continuer à s’appuyer sur Gorbačev ou bien miser sur son concurrent Boris El′cin. En l’occurrence, les experts du CAP préconisent la seconde solution, avec quelques réserves. Pour Jean-Marie Guéhenno, l’ambition de Gorbačev de rénover l’URSS n’avait « aucun sens » et l’Union est bel est bien morte dès la fin de l’été 1991. Il faut donc rapidement « annoncer notre intention d’établir des relations diplomatiques avec les républiques qui auront négocié leur indépendance avec la république de Russie donc pas seulement les baltes58 », mais « résister à la tentation de “jouer” Eltsine […] comme on a pu “jouer” Gorbatchev ».

• 59 Ibid.

26Avant même la disparition officielle de l’URSS, certains processus porteurs de risques sont identifiés par le directeur du CAP, Jean-MarieGuéhenno : « garantie aux minorités russes en dehors de Russie, rectification de frontières, conflits entre républiques favorisant des ingérences étrangères59 ».

• 60 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Nicolas Werth, « Décomposition et recomposition du pouvoir poli (...)
• 61 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, « La Russie et son Est : réflexions de Paul Globbe », 12 octobr (...)
• 62 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler et Marie Mendras, « Scénario pour un empire défun (...)
• 63 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Nicolas Werth, « Décomposition et recomposition du pouvoir poli (...)

27La grande préoccupation des experts du CAP pour ce qui concerne la Fédération de Russie est sa très probable explosion. En effet, un certain nombre d’analyses identifient une contagion du phénomène nationaliste à la Russie elle-même. En somme, ce processus qui l’une des causes de l’explosion de l’URSS pourrait également mener à l’effondrement de la Fédération de Russie. C’est par exemple l’idée que défend l’historien Nicolas Werth dans sa note de juillet 1992, évoquant une progression du « localisme60 ». C’est aussi le point de vue partagé par l’analyse américain de la Fondation Carnegie, Paul Globbe, invité au CAP, et pour lequel « le défi le plus sérieux pour l’avenir de la Russie émane […] des Sibériens » qui sont animés par un « courant politique en faveur de l’indépendance »61. Marie Mendras et Pierre Buhler évoquent en janvier 1992 « un mini-empire, un patchwork de nationalités, de républiques et de territoires autonomes » qui fait face à un double phénomène de décomposition, à la fois dans « la progression de revendications nationales, antirusses, des Tatars, Tchétchènes » mais également dans la progression des « revendications d’autonomie dans des régions peuplées et dirigées par des Russes »62. En effet, si un autre facteur peut venir amplifier cette tendance au séparatisme, c’est bel et bien l’intégration de la Russie aux réseaux économiques mondiaux. Le pays est en effet riche de ressources inégalement réparties. Certains territoires bien dotés pourraient dès lors être tentés par l’autonomie, rechignant à verser au centre des dividendes auxquels ils devraient renoncer. Nicolas Werth identifie par exemple l’émergence en Iakoutie ou en Carélie d’un discours « anticolonialiste » contre Moscou, justifié par « d’importantes richesses naturelles locales »63.

• 64 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler, 2 septembre 1991, « La désagrégation de l’Union (...)
• 65 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler et Marie Mendras, « Scénario pour un empire défu (...)
• 66 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Pierre Buhler, « Après la désintégration de l’URSS, quid de l (...)
• 67 AD/ACAP, Fonds 594INVA, carton 85, Nicolas Werth, « Décomposition et recomposition du pouvoir poli (...)

28L’autre crainte qui anime les analystes du CAP est celle d’un retour en force d’une forme de « chauvinisme grand russien », à la fois à Moscou et dans les régions. À l’automne 1991, avant même la fin officielle de l’URSS, Pierre Buhler brosse le portrait d’une Russie « en quête d’identité et de projet » avec « le sentiment d’une responsabilité vis-à-vis de l’ensemble de l’aire de la civilisation russe, qui n’est pas limitée aux frontières administratives de la fédération de Russie. Le souci affiché du sort des populations russes dans les autres républiques en est l’expression »64. La Russie serait tentée par un rôle de défenseur des russophones disséminés dans l’ancien empire (25 millions de personnes), voire de revendiquer des territoires contestés dont les populations sont largement tournées vers la Russie, en particulier en Ukraine, dans le Donbass ou en Crimée65. Le chef adjoint du CAP souligne dans une note du mois suivant à quel point la configuration impériale est « consubstantielle à l’identité russe » qui « n’a jamais connu la forme de l’État-nation dans son acception moderne ». La perte de repères qui découle de la désintégration de l’URSS serait dès lors « une remise en cause radicale de cette identité, beaucoup plus profonde, en tous cas, que ne le fut la perte des empires coloniaux pour la France ou la Grande-Bretagne ». Le risque pourrait être la résurgence d’un « nationalisme grand-russe » pour assurer la cohésion de la Fédération de Russie, avec son cortège de « surenchères nationalistes et xénophobes »66. De plus, ce nationalisme ne se limiterait pas au « centre ». À l’été 1992, Nicolas Werth identifie une progression de « nostalgiques de la Grande Russie » dans les régions cosaques du Sud de la Russie, tentées de défendre de manière autonome ce qu’elles considèrent comme étant les intérêts russes que Moscou aurait abandonnés, en particulier « dans ces zones de grande tension que sont les confins russo-moldaves et russo-ukrainiens, sans parler de la poudrière caucasienne »67.

• 68 Ibid.

29Les ingérences étrangères venant de puissances tentées d’avancer leurs pions dans l’espace russe sont un autre risque notable. Paul Globbe, l’expert américain cité plus haut, évoque un scénario préoccupant : la partie sibérienne de la Russie se tournerait vers l’Asie, attirée par les substantiels investissements japonais dans la région, et basculerait dans un deuxième temps vers l’indépendance. Cette partition des terres russes aurait des répercussions géopolitiques majeures et pourrait mener à une résurgence de l’impérialisme japonais (tropisme américain oblige) : « en gagnant un accès sûr aux ressources naturelles qui lui font défaut, le Japon cesserait peu à peu d’être tributaire de l’Ouest pour garantir la sécurité de ses approvisionnements et deviendrait un acteur à la fois puissant et imprévisible sur la scène internationale68 », écrit l’expert.

• 69 En 1992, le ministre Egor Gaïdar lance des réformes économiques d’inspiration libérale (en 1991 (...)

30L’effondrement économique et social du pays, notamment sous le coup de la douloureuse réforme Gaïdar69, paraît également prévisible. Ici, ce n’est pas tant l’architecture des réformes qui est dénoncée par l’économiste Jacques Delpla, mais plutôt les oppositions institutionnelles qui les ralentissent, notamment un Parlement qui les combat, et la corruption ambiante. L’échec de la transition économique est de plus, comme le souligne l’économiste, un vrai danger pour la démocratie russe :

• 71 L’ouvrage édité par son fils : Nicolas Dufourcq (dir.), Retour sur la fin de la guerre froide et (...)

32Force est de constater que le tableau brossé par les analystes du CAP de la nouvelle Russie est des plus pessimistes, contrairement par exemple à la vision beaucoup plus confiante de l’ambassadeur de l’époque, Bertrand Dufourcq (1991-1992), dont les notes personnelles témoignent d’un optimisme beaucoup plus marqué sur l’avenir d’une coopération avec la Russie71. Pour les experts du CAP, le chemin qui attend le pays n’est pas nécessairement démocratique et la question de sa survie en tant qu’État souverain semble posée. En bref, c’est l’image d’une puissance en décomposition, animée d’instincts impérialistes résurgents qui se dégage comme bilan de la première année de vie de la Fédération de Russie. L’étude de l’amer constat fait par le CAP du crépuscule de l’empire peut nous amener à questionner la réalité de la démobilisation culturelle chez les experts et à mettre en exergue leur difficulté à penser l’après transition. On soulignera aussi le flou qui entoure la nature de la relation à bâtir avec la nouvelle Russie et surtout la méfiance des analystes du CAP sur la réalité du virage pro-occidental du pays, en dépit du remarquable tournant démocratique, certes imparfait, qu’il vient d’opérer, et d’une sortie de guerre froide négociée et non sanglante qui pouvait préluder à un possible partenariat de confiance entre la Russie et l’Occident.