1Le passé suscite sans cesse des controverses et des débats. Le rôle de l’Histoire, en tant que discipline scolaire et en tant que récit du passé est manipulé à des fins politiques, de propagande ou de création de sentiments nationaux bien précis.

2Cette monographie rassemble les articles de jeunes chercheurs européens qui s’intéressent aux enjeux mémoriels de l’histoire, à l’historiographie et à la politique mémorielle menée par les pays d’Europe centrale. Dès l’introduction, les autrices présentent la nécessité et l’originalité de cette recherche, qui serait une nouvelle branche de l’histoire et des sciences humaines en général. Les articles oscillent entre l’approche théorique, conceptuelle et pratique présentant aussi bien des études de cas que des analyses qui visent à redéfinir les différents termes.

3L’aspect de cette introduction est assez curieux. Nous n’avons pas vraiment de définitions données, de zone prédéfinie. Quant à la période historique, les analyses se concentrent surtout sur les xx^e et xxi^e siècles et sur l’Europe centrale, définie comme la partie de l’Europe entre l’Allemagne et la Russie. Tenant compte du fait que les recherches mémorielles sont récentes, le manque, ou plutôt l’imprécision des définitions est soulignée. Cependant, nous retrouverons des tentatives de définition dans les différents articles qui vont se compléter, abordant parfois des aspects différents d’un même concept. La monographie définit les termes de l’historiographie, de la politique mémorielle et de la mémoire d’une façon complexe et élaborée.

4Ainsi, ce travail entrepris par des jeunes doctorants s’inscrit dans la lignée des recherches sur les politiques mémorielles en Europe centrale après la chute de com- munisme en 1989. En effet, ces dernières années de nombreux auteurs questionnent l’historiographie de cette zone. Nous pouvons rappeler les travaux d’Andrzej Leder sur la conscience polonaise ou de Jacek Leociak qui a travaillé sur l’historiographie de l’histoire des Juifs en Pologne, notamment pendant et après la Shoah. Cette mo- nographie s’inscrit dans ces réflexions sur les historiographies nationales autour des événements traumatisants pour chaque nation évoquée.

5La première partie intitulée « Commemoration in Public Space » explore les différentes formes de commémoration : reconstitution historique, enseignement de l’histoire, construction de monuments dédiés aux personnages et aux événements plus ou moins glorieux, dans l’espace urbain et médiatique, notamment sur internet et les réseaux sociaux. Ainsi, nous apprenons l’importance de la mémoire collective et les enjeux politiques liés à la politique mémorielle – deux concepts étroitement proches. Cette partie questionne principalement la manière de commémorer, de se souvenir – qu’est-ce que l’on commémore et pourquoi – mais aussi l’oubli qui est une partie intégrante de ces enjeux. Dans cette partie, nous traverserons la Russie, la Hongrie et la Pologne pour comprendre comment ces pays ont vécu les périodes de décommunisation et de déstalinisation, comment ils font face à leur passé et à leurs histoires douloureuses.

6Les deux premiers articles analysent les enjeux liés à la commémoration des personnages et des événement dans l’espace urbain – à travers les statues, par exemple – qui suscitent des controverses, voire des scandales. Les deux chercheurs interrogent le lien entre politique et mémoire et s’intéressent aux problèmes de la politique mémorielle, un concept très développé en Europe centrale après 1989.

8Néanmoins, l’espace public n’est pas seulement un espace urbain : c’est également la sphère numérique et artistique. Charlotte Adèle Murphy analyse deux séries postées sur Instagram qui mettent en scène Eva Heyman et Sophie Scholl : la première était une adolescente victime de la Shoah, la deuxième une résistante allemande, opposée au nazisme, emprisonnée et guillotinée. Dans la mémoire collective allemande, elle est considérée comme une héroïne nationale. Murphy, en s’intéressant à ces séries, questionne les limites des reconstitutions de l’Histoire et démontre les réactions que des films ou des reconstitutions historiques peuvent susciter. Cette idée est continuée dans cette partie par Adrianna Krzywik qui dédie son texte à l’analyse des fresques murales historiques, très à la mode en Pologne ces dernières années, marquées par de nombreuses commémorations. Cette jeune chercheuse tente, d’un côté, de com- prendre les fresques choisies et d’établir leur signification, de l’autre, de découvrir leur rôle dans la construction de la mémoire collective polonaise, tout en s’intéressant au travail artistique des auteurs qui veulent donner et transmettre un certain message en jouant sur des symboles, des personnages, des citations connus de tous.

9La deuxième partie intitulée « Memory of Nations and Rethinking History » construit un lien entre la nation et la manière dont elle commémore son histoire nationale. Dans cette partie, nous découvrons trois articles dont deux qui s’inscrivent dans la lignée de gender studies.

10Le premier article, celui de Ramil Zamanov interroge le patriarcat et la vision de la virilité dans la société azérie influencée par la guerre. En effet, le chercheur démontre le rôle et la forte position, très patriarcale, de l’homme dans cette société – une figure masculine qui doit avoir une femme, de la terre et une arme. Un point d’analyse très curieux est le rôle des réseaux sociaux dans la Deuxième guerre du Nagorno-Karabakh et surtout dans la propagande. Patriotisme et patriarcat militarisés deviennent très présents sur internet – ainsi l’auteur analyse les stéréotypes liés à la virilité (qui sont glorifiés dans cette société), les opinions et les valeurs véhiculées par les Azerbaïdjanais, surtout envers les Arméniens. Une nouvelle approche critique pour les études de genre concernant ce pays.

11L’article qui suit propose également un nouveau regard sur les études mémorielles. Iulia Iashchenko s’intéresse à l’histoire, selon elle omise dans l’étude du totalitarisme russe, des femmes et des enfants prisonniers du système soviétique. En effet, elle souligne le fait que dans l’historiographie de cette période, les chercheurs analysent surtout l’homme, soldat ou victime, sans pour autant s’intéresser au sexe opposé qui était également touché par des exterminations et des emprisonnements forcés. Iashchenko s’appuie sur des témoignages oraux qu’elle a réussi à obtenir sur place – ce qui démontre la difficulté, d’un côté, d’accéder aux sources et de l’autre d’obtenir des sources qui, pour la plupart, sont transmises de bouche à l’oreille. Son article est novateur dans ce champ de recherches car l’auteure découvre de nouveaux éléments de conditions de vie des prisonniers et surtout des prisonnières qui, pour survivre, étaient poussées à commettre, entre autres, des actes de cannibalisme. La politique de silence des victimes, appliquée pendant presque 80 ans, a généré une lacune scientifique importante. L’article propose une nouvelle avancée pour les gender studies et pour la découverte des atrocités commises par l’État russe soviétique.

12Enfin, cette réflexion sur l’histoire et l’historiographie des nations – leurs variations et divergences – se termine par une analyse de la vision de l’Histoire présentée dans les œuvres de Walter Benjamin. Marek Kettner, l’auteur de cet article nous présente une explication de la philosophie de la mémoire qu’il considère comme le témoignage le plus important. Benjamin, dans son travail, redéfinit le présent et le passé, présentant ce dernier comme un enchaînement de présent qui n’est pas actuel : Kettner le compare à une bobine de film vidéo qui garde des images fixes, représentant toutes un présent mais appartenant également au passé. Ainsi, pour les deux auteurs, l’histoire n’existe que grâce à la mémoire, c’est pourquoi elle peut être différente d’une personne à une autre. Cette étude éclaircit et explicite la philosophie de Benjamin, qui donne un nouveau point de vue sur les études historiques.

13La troisième partie, « Memory and History Telling », est la plus littéraire des trois segments. En effet, elle se concentre sur les différentes manières de parler d’un passé douloureux. Les analyses des œuvres littéraires et cinématographiques dominent cette partie : certaines comparaisons, surprenantes au premier abord, présentent une réflexion nouvelle sur des œuvres bien connues. Les textes deviennent ainsi un lieu de mémoire, un moyen de transmettre et de créer une Histoire car nous remarquons que celle-ci est finalement très subjective.

14Les œuvres analysées sont aussi bien des classiques tels que Shoah de Claude Lanzmann, 1985, comparée à En attendant Godot de Samuel Beckett, écrit en 1948, que des livres assez récents comme Fałszerze pieprzu (traduit en français sous le titre Faux poivre) écrit par Monika Sznajderman en 2016. Le premier couple analysé interroge la place du silence et de l’oubli dans le processus de commémoration de la Shoah. Les survivants et les témoins de ce crime contre l’humanité ont souvent été confrontés à ce problème : d’un côté l’absence et le deuil après la perte des proches, de l’autre le progrès et la vie quotidienne qui les embarquent dans la routine et dans le silence et, enfin, une tentative d’oubli, aussi bien par eux-mêmes que par les politiques mémorielles de l’époque. Comment donc parler de ce massacre si on lui attribue ces trois facteurs qui vont à l’encontre de l’action de conter, d’écrire, de mémoriser. Ainsi, l’article consacré à Fałszerze pieprzu devient complémentaire de cette réflexion. Il analyse la mémoire et le fait de témoigner en se fondant sur une histoire familiale vraie : c’est la fille qui découvre l’histoire de son père, marquée par l’extermination juive. C’est le moment où l’histoire rencontre l’Histoire.

15L’article qui clôture cette monographie interroge l’image de la patrie et de l’Europe centrale qu’ont les émigrés russes, provenant de cette partie du continent. Effectivement, l’auteure observe dans les romans de Ekaterina Bakunina l’image retenue de la Russie dans l’entre-deux-guerres et le processus d’assimilation culturelle et identitaire en exil. L’idéalisation de la Patrie et la création de l’identité nationale autour d’une mémoire collective en émigration sont des facteurs communs que nous pouvons déduire de cette réflexion.

16Pour finir, nous pouvons dire que chacun des articles de cette monographie contribue à la (ré)définition de la mémoire et de son rôle, dans le sens humaniste et non pas seulement médical ou scientifique. Cet ouvrage permet de comprendre les enjeux actuels de la politique mémorielle et l’importance de l’Histoire dans le débat public. Effectivement, elle est souvent manipulée à des fins de propagande ou pour créer un discours voulu – traditionaliste, conservateur, progressiste etc. Et surtout c’est un travail produit par de jeunes chercheuses et chercheurs qui s’interrogent tout simplement sur le monde qui les entoure, les différentes évolutions et révolutions menées aujourd’hui autour de nous. Le fait que ce livre soit écrit en anglais le rend accessible à de nombreux lecteurs passionnés d’histoire.