2L’A. propose d’étudier le sport dans ses différentes dimensions, comme « activité pratiquée et médiatisée à but compétitif, objet de manifestations et de compétitions, domaine géré par des instances nationales, transnationales et internationales, enjeu de politiques publiques, activité économique » (p. 16), tout en intégrant dans sa réflexion les « imaginaires sportifs de guerre froide » et le « concret des compétitions », des « performances réalisées » (p. 17). Il se concentre sur la pratique du sport dans le cadre de compétitions internationales, tout en abordant, dans les trois derniers chapitres, les débats – à l’Est comme à l’Ouest – portant sur les fonctions éducatives et curatives du sport de masse, ainsi que sur les « contre-cultures » sportives des années 1970 (bodybuilding, yoga, etc.). Cette approche multidimensionnelle mène l’A. à traiter d’un ensemble varié d’acteurs, situés à des échelles d’analyse différentes – des individus (athlètes, entrepreneurs, etc.) aux organisations sportives privées (notamment le Comité International Olympique, CIO), en passant par les institutions étatiques et les médias. L’ouvrage impressionne par ailleurs par son extension géographique. En accord avec la New Cold War History, l’A. dépasse la question de la rivalité soviéto-américaine pour envisager la guerre froide comme un phénomène global, auquel les États européens, sud-américains, africains et asiatiques ont pris part de manière proactive – et non uniquement en tant que partenaires mineurs ou que terrains de la guerre d’influence entre les deux Grands27. En décentrant le regard, Sylvain Dufraisse met en lumière les programmes de coopération sportive initiés par les démocraties populaires (Hongrie, Bulgarie) avec des pays du « tiers-monde », ainsi que le rôle de la Yougoslavie et de la Chine, qui ont investi le domaine du sport pour promouvoir un modèle alternatif de socialisme, concurrençant à la fois l’Est et l’Ouest.

3La périodisation de l’histoire sportive de la guerre froide correspond peu ou prou aux grandes scansions de l’histoire des relations soviéto-américaines, moyennant quelques altérations (le « dégel » dans le monde du sport commence ainsi avec les Jeux olympiques d’Helsinki de 1952 et non avec la mort de Stalin en 1953). Le premier chapitre (1945-1952) est consacré à la reconstruction de l’ordre sportif mondial après la guerre, intégrant à présent l’URSS, pour qui la participation à des compétitions sportives internationales apparaît comme un moyen d’affirmer son statut de grande puissance. Dès les premières années de la guerre froide, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, le sport est perçu comme un moyen de promouvoir un modèle idéologique, politique et économique distinct.

5Le troisième chapitre (années 1950-1970) constitue un écart thématique par rapport au reste de l’ouvrage, en se concentrant sur la façon dont les pays nouvellement décolonisés d’Afrique et d’Asie ont investi les enjeux politiques du sport international en fonction de leurs projets et motivations spécifiques (instrumentalisation du sport dans le cadre de la construction nationale, promotion d’un nouvel ordre sportif mondial, multipolaire et anti-impérialiste...)

6Le quatrième chapitre (1962-milieu des années 1970) est consacré à la période de la « détente ». L’apaisement politique est paradoxalement accompagné d’une exacerbation de la rivalité sportive entre les deux blocs. Les défaites dans les stades sont perçues comme des atteintes au prestige national, menant les acteurs étatiques des deux camps à investir dans la recherche en sciences du sport et à mettre en place des politiques d’excellence sportive. On assiste alors à un moment de convergence entre les mondes communistes et capitalistes, au niveau des méthodes d’optimisation des performances des athlètes, ainsi que de leur statut et de leur mode de vie.

7Les tensions s’accroissent entre les deux Grands à partir du milieu des années 1970, avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS (chapitre 5, milieu des années 1970-1985). Les rencontres sportives sont alors directement instrumentalisées par les deux camps en soutien à leur agenda politique, comme en témoignent le boycott des Jeux olympiques de Moscou en 1980 par les États-Unis et celui des Jeux de Los Angeles en 1984 par le bloc socialiste.

8L’ultime chapitre du livre (1985-1992) traite de la période de la perestroïka. Les compétitions sportives sont mises à profit par les autorités soviétiques pour diffuser une image positive et pacifique de l’URSS réformée de Mixail Gorbačev. Toutefois, ce sont plutôt les révélations sur les dérives du « sport rouge » (dopage, entraînements intensifs...), permises par la glasnost’, qui se retrouvent au cœur du débat public. Au même moment, l’on observe un processus de convergence économique : l’URSS est progressivement intégrée au marché mondial du spectacle sportif, qui connaît une extension importante en Occident.

9À la suite de l’historiographie récente de la guerre froide, l’A. adopte une perspective transnationale, centrée sur les échanges et transferts qui ont pu avoir lieu entre les deux blocs, ce qui lui permet de mettre en lumière le rôle ambivalent joué par le sport dans ce conflit. Les compétitions sportives ont été des espaces de confrontation, mais également de coopération et de convergence. L’organisation de rencontres internationales a impliqué non seulement la circulation des sportifs et des équipes d’encadrement par-delà le rideau de fer, mais aussi l’acceptation de normes communes et la participation aux mêmes organisations (le CIO, les fédérations sportives), devenues autant de plateformes d’échanges et de débats entre les représentants des deux blocs. Sylvain Dufraisse met brillamment en lumière le jeu des influences réciproques entre les deux camps : adoption par les Américains des stratégies d’optimisation de la performance sportive mises au point par les Soviétiques, développement de la marchandisation du sport en URSS... L’uniformisation du monde du sport international témoigne, selon l’A., d’une dynamique générale de rapprochement entre les deux blocs et de convergence entre les modèles communistes et capitalistes, permise progressivement par la porosité du rideau de fer.

10Un autre point fort de l’ouvrage réside dans son analyse fine des rapports de force qui ont présidé à la constitution des normes du sport international : les organisations sportives privées, les acteurs politiques et économiques, et parfois les sportifs eux-mêmes, ont chacun cherché à défendre leurs intérêts et à imposer leur propre vision du sport. Le CIO et les fédérations sectorielles se sont ainsi opposés à l’instrumentalisation du monde sportif par les États, en promouvant son apolitisme et son universalité. Derrière ce discours idéologique transparaissent les intérêts propres à ces organisations : éviter les boycotts, afin de permettre aux meilleurs athlètes de toutes nationalités de concourir aux compétitions, et ainsi assurer un spectacle sportif de qualité.

11Le foisonnement des pratiques sportives, acteurs, pays, enjeux et problématiques évoqués, ainsi que la place importante accordée à la chronique événementielle, rendent cet ouvrage peu accessible à un public non averti. Il aurait par ailleurs pu bénéficier de précisions concernant sa méthode de composition, en clarifiant quels facteurs ont présidé au choix des études de cas (pourquoi évoquer tel sport et non pas tel autre ? tel pays et non pas tel autre ?). Ces points de détail ne sauraient entraver la valeur de ce livre pour les chercheurs et étudiants intéressés par la question, qui y trouveront une synthèse historiographique réussie, ainsi que, très sûrement, de nouvelles perspectives de recherche à explorer.