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Dossier

La numérisation des démarches administratives : un appui ambivalent pour le travail social en logement accompagné

When Administrative Procedures Move Online: An Ambivalent Tool for Social Work in Supported Living
Céline Borelle et Anne-Sylvie Pharabod

Résumés

L’article étudie la « dématérialisation » administrative par le prisme de la tâche d’aide à la réalisation des démarches en ligne. Il s’intéresse, dans le contexte de la désinstitutionalisation psychiatrique, à l’intervention sociale auprès de personnes atteintes de troubles psychiques stabilisés. Mobilisant une ethnographie originale réalisée dans une structure de logement accompagné (200 pages d’observations, dix-huit heures d’entretiens avec les quatre professionnels de la résidence et des échanges informels avec quinze résidents), l’analyse montre que la tâche d’aide aux démarches en ligne n’est pas uniquement constituée comme un « sale boulot » dont les intervenants cherchent à se défaire, mais aussi comme un appui possible pour faire le « vrai boulot ». Ce faisant l’article éclaire sous un jour nouveau la manière dont la numérisation administrative constitue une épreuve de professionnalité pour les travailleurs sociaux.

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Texte intégral

  • 1 Il est ici question du travail administratif des particuliers, c’est-à-dire de l’ensemble des activ (...)

1La fermeture des guichets au profit d’une numérisation des prestations sociales, et plus globalement des services publics et commerciaux, a complexifié pour un grand nombre de personnes la réalisation de leurs démarches administratives1. Par ricochet, cette numérisation a donné naissance à une nouvelle tâche : l’aide à la réalisation des démarches en ligne. Cette tâche peut être assumée par des membres de l’entourage ou des professionnels aux statuts variés. Dans cet article, nous nous concentrons du côté des professionnels. L’apparition de cette tâche est venue bouleverser les rapports de pouvoir entre différents groupes, notamment entre les professionnels des démarches administratives (médiation administrative) et les professionnels de l’appropriation des outils numériques (médiation numérique) (Borelle et al., 2022 a). Pour un troisième groupe, les travailleurs sociaux, la sociologie des professions a montré qu’à bien des égards, cette tâche constitue une « épreuve de professionnalité », c’est-à-dire l’expérience d’une situation critique qui interroge leur capacité à faire face (Ravon & Vidal-Naquet, 2014). En effet, l’aide aux démarches en ligne questionne le périmètre de leur intervention, favorise le déploiement de pratiques en « auto-mandat », nécessite des agencements techniques qui manquent aux intervenants, et change la manière dont ils se représentent leur public (Davenel, 2016 ; Mazet & Sorin, 2020 ; Okbani, 2022).

2En s’intéressant au cas de l’intervention sociale en santé mentale, notre article permet de discuter certains résultats avancés par la littérature sur la numérisation administrative comme épreuve de professionnalité. Dans ces travaux, l’aide aux démarches en ligne est souvent analysée comme un « sale boulot » (Hughes, 1996), une activité considérée à la fois comme indue et ingrate, qui éloigne du « vrai boulot » (Bidet, 2010), partie valorisée du travail à laquelle on tient. Plusieurs recherches montrent que le « sale boulot » d’accompagnement né de la numérisation administrative fait l’objet de différents processus de délégation : des grands opérateurs de services publics vers les acteurs de proximité, ainsi que du haut vers le bas de la hiérarchie interne dans les organisations de travail (Flaux, 2021 ; Okbani, 2022). En déployant une approche pragmatique au plus près des activités courantes de professionnels de l’intervention sociale en santé mentale, notre enquête s’inscrit dans le prolongement de ces travaux, tout en les nuançant. Elle met en lumière comment ces professionnels dénués de toute expertise administrative ou numérique s’efforcent, et parfois trouvent du sens, à s’engager dans l’aide aux démarches en ligne auprès de personnes qui présentent un handicap psychique.

3Nous nous appuyons sur une enquête ethnographique menée dans le cadre d’une « résidence-accueil » (cf. encadré). Crée en 2006, ce dispositif au carrefour de l’hébergement et du logement ordinaire relève du « logement accompagné », champ d’action sociale qui « regroupe un ensemble de formules et de services destinés à répondre aux besoins de ménages qui ne remplissent pas, temporairement ou durablement, les conditions pour accéder à du logement autonome » (Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, 2021)2. Il s’établit dans une double logique d’accès au logement et de mise en place d’un accompagnement « domicile-centré » (Azevedo, 2021). Dans le contexte de la désinstitutionalisation psychiatrique, la résidence-accueil cible des personnes atteintes de troubles psychiques (contrairement à la « pension de famille » qui concerne des personnes plutôt caractérisées par leurs difficultés sociales) et s’inscrit dans le secteur social (contrairement aux « appartements thérapeutiques » qui dépendent du secteur sanitaire). Ce dispositif engage le travail de salariés, qualifiés d’« hôtes ». Leur présence quotidienne et les échanges qu’ils favorisent sont censés réguler la vie sociale des résidents. Dans la structure observée, ce travail est effectué par un ancien formateur en habiletés sociales auprès de personnes avec un trouble du spectre de l’autisme, intégré au poste de « médiateur social », et une ancienne commerciale en reconversion vers le travail social, recrutée comme « secrétaire-accueil ». Comme souvent dans l’intervention sociale, ce travail implique des professionnels aux trajectoires et statuts hétéroclites (Astier & Medini, 2019). Notre enquête s’est focalisée sur la manière dont ces hôtes accompagnent les résidents dans la réalisation de leurs démarches administratives en ligne. Quelle place cette tâche trouve-t-elle dans leur activité professionnelle ?

4Nous explorons la place de cet accompagnement dans la perspective de l’autonomisation des résidents. L’idée d’une progression vers l’« autonomie » structure de nombreux domaines d’intervention sur autrui à la rencontre desquels se situe le dispositif de la résidence-accueil. Dans la construction politique du handicap, l’autonomie est un horizon central qui fait peser sur les personnes l’injonction d’être à la fois elles-mêmes, actives, et correctement socialisées (Marquis, 2015). Dans le champ psychiatrique, l’autonomie est à la fois le résultat attendu de la prise en charge et un cadre possible pour organiser les relations entre patients et soignants (Velpry, 2008). Dans le travail social, l’activité des professionnels vise à restituer aux plus démunis l’exercice de leur qualité de sujet requise par les différents dispositifs de régulation de la société (Pattaroni, 2007). Les travaux sur l’inclusion numérique identifient le souci des professionnels de cultiver l’autonomie des usagers en soulignant leur rejet d’une posture consistant à « faire à la place de » (Boeglin-Henky, 2022). Mais cette question du travail sur l’autonomisation numérico-administrative demeure peu pensée en santé mentale.

  • 3 Nous nous appuyons sur Luca Pattaroni (op. cit) pour distinguer ces trois sens du travail sur l’aut (...)

5Comment l’aide aux démarches en ligne s’articule-t-elle avec le travail sur l’autonomisation des résidents et dans quelle mesure vient-elle le reconfigurer ? Nous montrons que l’accompagnement aux démarches administratives (papier, numérisées, ou le plus souvent hybrides) constitue un appui ambivalent pour l’intervention sociale en santé mentale. Il est cadré institutionnellement aux limites du hors-travail mais il est également mobilisé en pratique pour faire le « vrai boulot » selon deux logiques, celle de l’assistance et celle de la clinique. L’accompagnement administratif se trouve au cœur du travail pour mobiliser les personnes, mais la numérisation des démarches vient mettre en tension deux autres volets du travail sur l’autonomisation, les visées de responsabilisation et d’individuation3.

L’enquête de terrain

  • 4 Nos remerciements les plus chaleureux vont à l’équipe et aux résidents qui nous ont accueillies et (...)

La résidence-accueil dans laquelle nous avons mené l’enquête a été créée en 2017 par une association gestionnaire de structures dans le champ de la santé mentale à l’échelle d’un département d’Île-de-France4. Elle se situe dans un quartier résidentiel d’une banlieue favorisée. Dans un immeuble de cinq étages, sécurisé par deux digicodes, des personnes atteintes de troubles psychiques vivent, seules ou en couple, dans 30 studios meublés dont elles sont locataires. Au rez-de-chaussée se trouve la loge de la secrétaire-accueil qui se présente comme un bureau dont la porte est toujours ouverte. Au cinquième étage, une salle cuisine/salon avec des équipements partagés (plaques de cuisson, vaisselle, canapé, télévision, etc.) est mise à disposition des résidents pour leurs usages individuels et accueille les activités collectives (café du vendredi, ateliers cuisine ou yoga). À côté de cette salle se trouve le bureau vitré du médiateur social. Les deux salariés réfèrent au directeur de la résidence et à son adjointe, régulièrement de passage.

Les résidents font tous l’objet d’un suivi psychiatrique à l’extérieur de la résidence, condition explicite d’octroi d’une place dans le dispositif. Dans leur contrat d’accueil figurent d’autres règles spécifiques concernant la présence des invités, la notification des changements de situation personnelle, l’interdiction des animaux et des enfants, ou encore l’absence prolongée (plus de six mois) comme motif de rupture du bail. Certains résidents sont sous curatelle, d’autres gèrent leur budget de façon autonome. Certains travaillent (la plupart en ESAT – Établissements ou services d’aide par le travail), d’autres pas. La plupart vivent essentiellement de l’AAH (Allocation adulte handicapé).

  • 5 Pour cet article, nous nous concentrons sur l’analyse des pratiques des professionnels. Il est néan (...)

Menée entre septembre 2021 et juin 2022, notre enquête a consisté en dix-sept journées d’observation dans la résidence (surtout dans les bureaux des deux hôtes et au salon/cuisine). Nous avons assisté à quelques temps forts : des réunions d’équipe hebdomadaires, une commission d’attribution de logements, une réunion plénière avec les résidents. Ces observations ont été consignées dans un double carnet de terrain (plus de 200 pages de notes). Nous avons mené des entretiens approfondis, enregistrés et retranscrits, avec les quatre professionnels de la résidence (soit 18h). Nous avons échangé de manière informelle avec la moitié des résidents (soit une quinzaine de personnes), notamment lors du café du vendredi, et nous avons réalisé des entretiens, enregistrés et retranscrits, au domicile de sept résidents. Nous avons enfin analysé de manière qualitative (à l’aide du logiciel MaxQDA) les archives des comptes rendus de réunions d’équipe depuis 2017 (soit 1 145 documents)5.

6Après avoir montré comment et pourquoi l’aide aux démarches en ligne est cadrée aux limites du hors-travail dans le contexte de l’intervention sociale en santé mentale (partie 1), nous analysons la manière dont cette aide constitue tout de même, en pratique, un appui pour faire le « vrai boulot » dans une logique d’assistance ou de clinique, ces deux modalités pratiques amenant à déployer des horizons normatifs en tension dans la gestion des données personnelles (partie 2).

L’aide aux démarches en ligne : une tâche repoussée aux limites du hors-travail

7Dans le cas de l’intervention sociale en santé mentale, l’aide aux démarches en ligne est repoussée aux limites du hors-travail pour deux raisons. D’une part, la perspective de responsabilisation portée par la désinstitutionalisation psychiatrique conduit à invisibiliser les besoins d’aide, dont la prise en charge n’est de ce fait pas clairement assignée. D’autre part, cette tâche d’aide déstabilise le travail des professionnels sur l’individuation en les invitant à intervenir sur le domestique, de surcroît par le biais des outils personnels des résidents.

Un besoin d’aide invisibilisé par la désinstitutionalisation psychiatrique

8Plusieurs analyses pointent les implications de la numérisation administrative en termes d’inégalités d’accès et d’augmentation du non-recours aux droits et services (Bacache-Beauvallet et al., 2011 ; Alberola et al., 2016). Malgré un intérêt croissant pour le travail administratif des particuliers (Mesnel, 2021), peu de recherches se sont penchées sur les difficultés concrètes des particuliers avec les démarches numérisées ordinaires (Dagiral, 2007 ; Borelle et al., 2022 b). À l’exception de Clara Deville (2018) sur le Revenu de Solidarité Active (RSA), la plupart des auteurs qui s’inscrivent en sociologie de l’action publique sur la street‑level bureaucracy appréhendent les pratiques des particuliers à travers leurs interactions avec des agents administratifs ou d’autres intermédiaires du droit, le plus souvent aux guichets des institutions, du point de vue des professionnels (Spire, 2007 ; Bourgeois, 2019). L’injonction à l’autonomie, qui prend la forme d’une mise au travail (Dujarier, 2008) et d’une responsabilisation s’imposant comme une « nouvelle règle du social » (Astier, 2007), nécessite pourtant la mobilisation d’un savoir-faire à la fois administratif et numérique qui n’a rien d’évident.

  • 6 Les citations sont extraites des entretiens enregistrés et insérées dans le corps du texte. Quand e (...)

9La désinstitutionalisation psychiatrique fait peser sur les personnes avec un handicap psychique cette exigence d’autonomisation alors même que leur mise au travail numérique et administrative semble particulièrement complexe à engager (cumul de difficultés sociales et médicales, multiplicité des démarches, instabilité des situations, etc.). Le médiateur social de la résidence-accueil explique : « C’est beaucoup plus simple quand un sujet va à l’hôpital de jour, dépend de l’AS [l’assistante sociale] du service, où on sait que de toute façon, les choses sont sous contrôle. Ici, on a affaire à des personnes qui légitimement veulent être autonomes, à qui on dit qu’il faut être autonome et qui ont un désir de se normer qui font qu’elles vont essayer de faire les choses un petit peu comme vous et moi. (...) La conclusion, c’est qu’en fait, en dernier recours, le malade, la personne neuro-atypique, ce que vous voulez, en paye le prix cher de son désir d’être normé, d’être comme nous. »6.

10L’incorporation de l’injonction à la responsabilisation, « le désir d’être normé », fragilise les personnes avec un handicap psychique, d’autant plus dans un contexte de désinstitutionalisation qui invisibilise leurs besoins d’aide en matière numérique et administrative. La directrice adjointe admet que l’autonomie numérico-administrative n’est pensée ni comme une condition d’obtention d’un logement ni comme un objectif du travail d’accompagnement en résidence-accueil : « On part du principe qu’ils ont tous des assistantes sociales et que les curateurs ou les assistantes sociales sont là pour ça. En tout cas ils ont une aide à ce niveau-là ». De son côté, le médiateur social dénonce : « Pour [nom de l’association qui l’emploie], ils sont autonomes, c’est à eux de s’en occuper, c’est leur merde. Sauf que ce n’est pas vrai qu’ils sont autonomes ! On accompagne des gens sur la voie de l’autonomie, et il devrait y avoir un service après-vente. On est sur un angle mort. ».

Une tâche d’aide non assignée au sein du réseau d’intervenants

11La désinstitutionalisation suppose une gestion partagée, de manière implicite, d’un même accompagnement entre les professionnels de différentes structures. Dans un dispositif interstitiel comme la résidence-accueil, l’équipe intervient auprès de personnes plus ou moins entourées (famille, amis, etc.), dont le suivi est plus ou moins étoffé (SAMSAH – Service d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés, curatelle, CMP – Centre médico-psychologique, hôpital de jour, ESAT, etc.), et qui peuvent également solliciter des dispositifs non spécialisés (assistante sociale de la mairie, écrivain public, etc.). Le fait que le passage de relais numérique entre les aidants ne soit pas explicité, de même que l’absence d’une procédure de partage des données administratives, rendent cette gestion très complexe. Les récits entendus en entretien comme de façon informelle, de la part des professionnels et des résidents, témoignent de nombreuses incertitudes concernant d’une part le degré d’avancement des démarches entamées à différents endroits, et d’autre part la gestion des identifiants et mots de passe.

Une résidente se rend dans le bureau du médiateur social pour lui dire qu’elle vient de passer 1h30 avec l’assistante sociale de la mairie pour tenter de débloquer son compte AMELI [site de l’assurance maladie], en vain. Elle explique que sa fille lui a créé une première adresse mail et que la secrétaire-accueil lui en a créées deux autres, mais qu’aucune ne fonctionne. Le compte est désormais bloqué après trois tentatives infructueuses et l’assistante sociale de la mairie refuse de passer davantage de temps sur la résolution de cette situation. Le médiateur lui répond : « Avec vous, c’est toujours comme ça. Parce que comme les e-mails sont dispatchés, en fait il y a N. [fille de la résidente] qui va faire Ameli, il y a I. [autre fille de la résidente] qui va faire la CAF [Caisse d’allocations familiales]. Et chacun en fait recrée un e-mail, une boîte e-mail à chaque... Ce qui fait que j’ai tenté de centraliser ça, j’ai essayé deux semaines. C’est bon, je lâche l’affaire. ».

(Extrait du journal de terrain, bureau du médiateur social)

12La difficulté à démêler des situations aussi complexes peut engendrer un certain découragement des hôtes. Les incompréhensions, échecs et empilements des dossiers semblent fréquents. Et ce quelle que soit l’aisance des résidents dans leurs usages des outils numériques. Les situations de blocage se retrouvent aussi bien chez cette résidente peu familière du mail que, par exemple, chez un internaute adepte de WordPress pour éditer ses productions visuelles en ligne, ou encore chez un animateur d’une guilde de jeu vidéo. En contexte de désinstitutionalisation psychiatrique, la réalité des difficultés numériques et administratives des résidents s’impose donc à l’équipe de la résidence-accueil par le bas, malgré les perspectives de simplification des démarches et d’autonomisation des individus qui tendent à la situer hors de leur horizon professionnel.

Une problématisation professionnelle difficile à stabiliser

13Face aux difficultés et aux sollicitations de beaucoup de résidents, l’équipe s’interroge toutefois collectivement sur la manière de répondre professionnellement aux besoins d’aide. Un détour par le récit de notre arrivée sur le terrain permet de mieux comprendre cette réflexion. Quand nous avons proposé de mener une enquête sur les usages du numérique à la résidence-accueil, l’instauration d’un « atelier informatique » était en cours de discussion. L’activité semblait alors cadrée comme relevant essentiellement de la médiation numérique, la dimension administrative étant traitée en mode mineur. Ce montage était assimilé à celui d’autres ateliers de médiation sociale, centrés autour du yoga ou de la cuisine, animés par les hôtes et les résidents.

14L’analyse rétrospective des comptes rendus de réunions d’équipe met cependant au jour l’articulation de cette perspective d’atelier avec les difficultés des résidents concernant la réalisation de leurs démarches administratives numérisées, un an avant notre enquête. Elle révèle également d’autres facettes de la réflexion professionnelle en cours : la visée d’autonomie administrative et la question de la confidentialité des données sont posées.

Le 23 janvier 2020 : « F. [médiateur social] propose de mettre en place un atelier informatique afin que les Résidants puissent travailler leur autonomie (sites de la CAF, mutuelle…). F. suggère de faire appel à un intervenant extérieur si cela est possible : demande à approfondir. ».

Le 30 juillet 2020 : « Le “Point Informatique”, dont le Médiateur social finalise le dossier, a tout pour être lancé en Octobre 2020 ».

Le 3 septembre 2020 : « Point informatique Résidants : F. fait part à P. [directeur de la résidence] de son interrogation quant aux données personnelles et confidentielles des Résidants (identifiants, mots de passe…) lorsque l’activité « Point informatique » débutera une fois par mois (mise à jour compte CAF, impôts…). P. le rassure en l’informant qu’à partir du moment où les données des Résidants ne sont pas conservées, il n’y a aucun souci (revoir le RGPD [Règlement Général de Protection des Données] avec A. [directrice adjointe de la résidence] si besoin). »

(Extraits de comptes rendus institutionnels)

15Comme nous l’explique la directrice adjointe, la fermeture des guichets et la désorganisation liée aux confinements de 2020 et 2021 ont redoublé les sollicitions d’aide concernant la déclaration des impôts, l’actualisation de droits, l’édition d’attestations de sortie du domicile et plus tard, la prise de rendez-vous sur Doctolib pour la vaccination contre le covid-19. Durant l’enquête, notre présence régulière dans les locaux reconduit l’actualité du sujet « numérique » auprès de l’équipe. Pourtant, l’idée d’un atelier n’aboutira pas. Le médiateur social s’est d’abord montré sensible à la perspective d’autonomisation promise par les promoteurs de la numérisation administrative : « La dématérialisation des données, l’accès à des sites qui peuvent être la CAF, l’accès à des sites qui peuvent être… peuvent être vecteurs d’autonomie» Mais il se ravise et se plaint d’un épuisement à la tâche : « C’est trop compliqué pour moi d’expliquer à [prénom] ce qu’est une souris, ce qu’est un site internet, tout ça».

16Finalement, plutôt que d’offrir une activité informatique en interne, il est tacitement acté que, jusqu’à nouvel ordre, l’équipe de la résidence renvoie les résidents vers des soutiens externes. Comme l’explique le médiateur social : « Y’a des espaces ressources à droite à gauche, que ce soit à la Mairie, à la médiathèque, à Paris, parce qu’en plus on est près de Paris... Ben pour ceux qui veulent vraiment faire l’effort de vouloir faire de l’informatique.... Eh ben, tout ne peut pas être apporté sur place. ». Le cadrage institutionnel de l’aide aux démarches administratives numérisées comme un problème de médiation numérique – la réalisation de ces démarches étant même ramenée au fait de « vouloir faire de l’informatique » – facilite sa délégation à des tiers spécialisés en la matière.

Une prise en charge « pour rendre service »

17À ce jour, l’aide aux démarches numérisées reste une tâche informelle, faite dans les interstices des autres tâches. Cette activité se situe aux limites du travail prescrit par la direction (directeur de la résidence et son adjointe) aux professionnels sur place (médiateur social et secrétaire-accueil). Ils peuvent « rendre service » : « J’ai demandé à mes responsables si je devais le faire ou pas, on m’a dit que normalement non sauf si j’ai le temps, pour aider », explique la secrétaire-accueil. Les demandes d’aide sont perçues par l’équipe comme intempestives et chronophages. Leur prise en charge repose surtout sur le bon vouloir et le temps disponible de professionnels attendus sur d’autres tâches de fond. Selon les mots de la directrice adjointe :

« On se dit que la fonction ici, que ce soit de médiateur social ou de secrétaire administrative, fait qu’on est obligé de passer par là, par ce côté où on vous imprime un document, on est là pour vous, la fonction d’hôte finalement (...) On constate vraiment ce besoin d’avoir des professionnels qui soient disponibles pour répondre au besoin du moment. Alors ça peut être constituer un dossier pour une demande de logement, mais ça peut être aussi constituer un dossier pour adhérer à une association. »

18L’analyse des situations concrètes d’aide aux démarches administratives numérisées montre à quel point l’absence d’un mandat clair d’intervention soulève des questions complexes de responsabilité et de réparation. Cette tâche n’étant pas pensée comme strictement d’ordre professionnel, les intervenants ne disposent pas de compétences spécifiques pour l’exercer, ni numériques, ni administratives. Le médiateur social se dit « phobique administratif », tandis que la secrétaire-accueil explique qu’elle fait les démarches « comme pour elle-même ». Cette mobilisation d’un savoir-faire ordinaire peut amener à commettre des erreurs. En témoigne son récit concernant le renouvellement en ligne du permis de conduire d’un résident.

Alors qu’elle a ouvert le site de l’ANTS [Agence nationale des titres sécurisés], un lien s’affiche avec la mention « duplicata de permis de conduire ». « C’est le site qui m’a induite en erreur, en un clic, je suis partie sur autre chose ». Elle effectue un paiement avec la carte bleue du résident mais commence à suspecter une « arnaque » quand lui est demandé d’envoyer par mail une « photo d’identité numérique ». Elle contacte alors la banque du résident mais il n’est pas possible d’annuler ce paiement car « on l’a fait de nous-mêmes ». (...) Une fois le résident parti, elle téléphone à la directrice adjointe pour lui dire qu’elle pense avoir fait une « bourde ». Cette dernière la rassure en lui disant que la résidence-accueil remboursera le résident s’il ne reçoit pas son permis.

(Extrait du journal de terrain, bureau du secrétariat-accueil)

19La secrétaire-accueil tente d’amoindrir sa responsabilité en associant le résident à la réalisation de la démarche (« on l’a fait de nous-mêmes ») et en s’assurant que la réparation – en l’occurrence financière – ne relèvera pas de son fait personnel. Repoussées aux limites du hors-travail, les tâches d’aide aux démarches numérisées introduisent une indétermination du registre – privé ou professionnel – des actions engagées par les hôtes, alors même que le maintien d’une distinction entre ces deux registres s’avère critique en logement accompagné.

Le risque de fragiliser la construction du chez-soi

20En effet, la distinction entre les registres professionnel et privé des actions des hôtes dessine, en miroir, les contours du social et du privé dans la vie des résidents. Comme le souligne Luca Pattaroni (op. cit.) qui a travaillé sur les dispositifs de logement accompagné en Suisse pour les personnes en situation précaire, le pari de ces lieux est « qu’en faisant le détour par le plus intime des personnes – là où elles habitent le monde – les travailleurs sociaux sont à même de les aider à se préparer pour affronter les épreuves qui conditionnent l’insertion dans la société ». Un tel travail de « proximité » (Breviglieri, Pattaroni & Stavo-Debauge 2004), fait cependant naître chez les professionnels une « hantise de la colonisation par le proche » (Pattaroni, op. cit.), et un travail conséquent de réglage de leur distance avec les résidents. À cet égard, le médiateur social insiste souvent sur la mise à distance du « familial », qu’il oppose au « social », et qu’il maintient, par exemple, en pratiquant le vouvoiement dans ses interactions avec les résidents ou en refusant de partager des repas informels avec eux.

21Pour contenir le proche, les professionnels de la résidence-accueil insistent sur l’importance de construire et respecter un lieu propre à l’individu, son espace « privé », dans une logique d’individuation. De leur point de vue, accompagner autrui à habiter chez soi passe notamment par un travail sur la maîtrise des ouvertures et fermetures de son logement, pour ne pas tout montrer ni tout cacher. Possession et bon usage d’une clé, protection contre les intrusions, limitation de l’exposition de son intimité au voisinage, tous ces aspects sont surveillés par l’équipe. La gestion des canaux de communication avec l’extérieur du domicile est également travaillée. Contrairement à l’hébergement, le logement accompagné équipe les personnes d’un domicile assorti d’une boîte aux lettres, à laquelle est associée une adresse personnelle. Comme l’indique le directeur de la résidence, « 68 % sont primo-accédants à un logement, ils n’ont jamais eu de chez-eux. Ils n’ont jamais eu de boîte aux lettres. Ici il faut leur rappeler au début que c’est à eux, qu’il faut la relever ».

22Cette dimension centrale de l’accompagnement en résidence-accueil vise à asseoir chez le résident la perception d’un chez-soi, dans lequel personne n’intervient ni ne pénètre, sauf à sa demande. Le médiateur social explique : » Pour le coup, c’est très important pour des questions de confiance que ce soit chez eux. Je ne peux pas aller chez un résident sans sa permission, et même si j’ai sa permission, je ne veux pas forcément accepter de rentrer chez eux parce que ça peut être intrusif (...) On produit un travail, je dirais, dans les logements, chez l’habitant, quelque chose se passe qui fait que ça peut déborder ». Ériger et maintenir la frontière du domicile est essentiel au quotidien. L’équipe évite le plus possible d’y entrer, même pour aider. Quand elle prend exceptionnellement en charge de menus travaux, c’est avec beaucoup de précautions. Interrogé sur ce point, le directeur explique que lors de la réparation d’un store ou le débouchage d’un évier, son regard se concentre sur le matériel à traiter en évitant de voir l’espace personnel alentour. Savoir ne pas être intrusif participe de l’exercice de la professionnalité.

23Dans un dispositif tel que la résidence-accueil, dans lequel il s’agit de trouver des modalités d’intervention sur le domestique qui ne tirent pas vers le « familial », l’aide à la gestion de la « paperasserie » vient donc appuyer sur un point particulièrement sensible, en invitant les professionnels à s’impliquer dans la gestion des affaires de la maison.

Des outils numériques qui entraînent dans l’espace privé

24Prêter attention à la manière dont les équipements numériques bousculent les territoires et seuils de l’intimité (Pharabod, 2005) permet d’enrichir l’analyse. L’enquête sur les usages du numérique à la résidence montre comment la circulation d’outils dans différents espaces (logements privés des résidents, bureaux des hôtes ou encore salle commune) vient déstabiliser et reconfigurer le travail des professionnels concernant l’établissement et le maintien d’un chez-soi en logement accompagné. À propos des équipements numériques des résidents, le médiateur social explique : « Moi, je ne les connais pas, c’est chez eux ». Même s’ils sont utilisés dans les lieux de vie commune, ils sont renvoyés à l’espace privé : « Les portables, on les voit, mais ce qui est à l’intérieur, je dirais, reste à l’intérieur. (...) Me représenter les équipements, c’est quelque chose de difficile. ». Pourtant les outils numériques rendent la fermeture du domicile sur lui-même poreuse, et leurs usages viennent questionner les professionnels dans leurs manières de contenir le proche. Les interfaces permettent de faire sortir du domicile une partie de la vie privée – des photos de famille, des goûts musicaux, des convictions religieuses, etc. – en l’ouvrant à la vue de tiers. Les rappels à l’ordre de l’équipe visent à amener les résidents à régler leur présentation de soi en distinguant privé et public : ne pas écouter le Coran en mode haut-parleur dans la salle commune, ne pas faire d’appels visiophoniques en présence des autres, par exemple.

25À l’heure de leur numérisation, le repli de nombreuses démarches de la vie quotidienne des guichets vers l’espace domestique questionne de manière inédite la prise en charge de l’articulation entre vie sociale et vie privée. Le médiateur numérique exprime son malaise : « Je me retrouve sur le poste de X., on fouille sur son compte Yahoo (…) Y. me dit : “Venez, rentrez chez moi”. Ce que je n’aime pas. On vient d’en parler. Je n’aime pas rentrer chez les gens parce que ça laisse droit à l’imaginaire. Je me retrouve chez Y., sur son poste de travail, à vérifier quelque chose sur son poste de travail (...) C’est le Styx. ». Le regard des professionnels franchit les frontières des espaces « personnels » aux mains des organismes publics et privés, et des espaces intimes comme les lieux de correspondance (mails, réseaux sociaux).

26Tout en reconduisant le constat d’une « obligation de connectivité » (Mazet, 2019), notre enquête permet d’en renouveler l’approche, en montrant que cette obligation est située dans un territoire social donné, l’espace domestique, et qu’elle impacte les activités qu’il convient d’y réaliser. L’équipe de la résidence-accueil doit composer avec un objectif limité en matière d’accompagnement des démarches administratives numérisées. Elle manque de compétences et de ressources pour répondre aux demandes d’aide. Mais surtout, le cœur de son travail sur l’individuation est déstabilisé par la nature même de la tâche. La manipulation des données administratives et des outils numériques des résidents fait peser un risque permanent de colonisation des interactions par le proche et de brouillage des frontières entre le privé et le social, pourtant centrales dans le dispositif du logement accompagné.

Un appui pour faire le « vrai boulot » : entre assistance et clinique, entre conformité et éthique

27L’aide à la réalisation des démarches administratives en ligne constitue toutefois en pratique un appui pour travailler sur la mobilisation des personnes. Malgré un cadrage institutionnel laissant la tâche aux limites du travail prescrit, malgré la menace qu’elle fait peser sur les visées de responsabilisation et d’individuation, malgré le risque qu’elle brouille encore davantage les frontières déjà fragiles entre privé et social, cette tâche est finalement endossée. Le report des échanges synchrones au guichet à des échanges asynchrones depuis les interfaces personnelles rend tangibles, dans la vie quotidienne de la résidence, les préoccupations et les déboires des résidents aux prises avec les services dématérialisés, et la matière administrative s’impose dans les interactions entre professionnels et résidents. Les situations d'aide effective à la réalisation des démarches en ligne sont nombreuses. L’analyse de ces situations permet d'aborder la construction, par les professionnels de terrain, de deux modalités pratiques pour instruire la tâche en s’inscrivant dans la mission du logement accompagné. Cette aide est ainsi tantôt mise en œuvre comme une pratique d’assistance, tantôt comme partie prenante d’un travail clinique. Ces deux modalités induisent des manières contrastées de problématiser le caractère personnel des données, entre conformité juridique et éthique relationnelle.

Faire à la place de, assister pour motiver un changement de perspective

28Tout au long de notre enquête, nous constatons que l’aide aux démarches administratives occupe une place impressionnante dans le cours des interactions ordinaires observées à la résidence.

Au cours d’une matinée d’observation dans son bureau, nous demandons à la secrétaire-accueil, si elle accompagne beaucoup de résidents dans leurs démarches administratives. Elle nous montre une enveloppe kraft A4 : « Là, c’est la demande de naturalisation pour X. », avant de préciser : « C’est sur la pile hein… ». Ce jour-là, elle a disposé de part et d’autre de son clavier deux types de documents : à gauche, la comptabilité de la résidence ; à droite, une poignée de dossiers en cours concernant les démarches personnelles des résidents qu’elle aide. Elle commente en soulevant les papiers : « Il y a X. et Y. pour leurs relevés de l’AAH ». Z., pour ses papiers perdus. A., je l’aide un peu. B., parce qu’il a des problèmes de lecture. C., pas tellement, elle a un curateur qui est bien. Elle me demande d’imprimer des choses des fois, mais c’est tout. D., ça va. E., des fois, elle m’a demandé de compléter sa demande de logement. F., je l’ai aidé à faire un courrier pour résilier sa ligne téléphonique. ».

(Extrait du journal de terrain, bureau du secrétariat-accueil)

29Cette conversation donne une idée de l’accumulation et de la diversité du soutien aux démarches administratives que la secrétaire-accueil prodigue. Le jour de ce récit, elle a prévu de travailler sur la comptabilité de la résidence, mais le suivi des démarches personnelles des résidents reste actif. L’analyse de cette aide montre une disparité entre des situations individuelles plutôt que des problèmes communs. Il y a certes des temps forts pour tous, comme la déclaration des impôts et l’actualisation auprès de la CAF, mais la réalité quotidienne est nourrie de demandes singulières. Ces demandes sont variées autant par la nature de la démarche concernée (refaire une carte d’identité, prendre un rendez-vous médical sur une interface, etc.), par le type d’expertise engagée qui peut être d’ordre plutôt technique ou administratif (imprimer un document, créer un compte, voire initier une démarche), que par la plus ou moins grande implication d’autres intervenants (proche, assistante sociale, curateur, etc.).

30La mission de la résidence-accueil consistant principalement à ériger le logement comme un chez-soi pour les résidents, les professionnels doivent s’assurer que soient débloquées les situations administratives qui menaceraient la capacité des personnes à demeurer dans leur domicile (concernant la perception de l’APL – aide personnalisée au logement –, ou encore le recours à des aides ménagères). Le travail d’aide doit être limité le plus possible, mais l’accompagnement doit exister suffisamment, notamment en mobilisant le réseau d’intervenants externes à la résidence, pour que les difficultés numériques et administratives ne déstabilisent pas le projet global d’une vie autonome des résidents dans leur propre domicile.

31Comme l’aide matérielle (les menus travaux faits au domicile des résidents), les tâches d’aide aux démarches administratives sont à la fois nécessaires pour faire tenir les résidents dans le dispositif du logement accompagné, tout en semblant a priori contre-productives, en ce qu’elles soulignent une absence d’autonomie. Le médiateur social regrette d’être amené à « faire à la place de », posture qui entre en contradiction avec une logique d’autonomisation au sens d’une responsabilisation des usagers, actuellement au cœur du travail social. Il explique par exemple qu’il lui est arrivé de prendre la main sur l’interface d’une résidente pour débrouiller un problème d’adresse mail doublonné : « Là, je me retrouve dans une posture qui est contre nature par rapport à ma fonction, c’est : “Ne vous en occupez pas, je m’en occupe.” Ça veut dire quoi  ? Ça veut dire : “Je ne vous laisse pas faire”. Je ne suis plus éduc. Mon boulot, c’est de faire faire. ».

32La secrétaire-accueil inscrit davantage la logique d’assistance dans son rôle professionnel : elle étend aux résidents le travail administratif qu’elle fait pour la direction de la structure. À ses yeux, les demandes d’aide en matière de démarches administratives se présentent souvent sous le signe de l’urgence et font appel à son sens moral ordinaire, comme à son envie de travailler dans « le social ». L’accompagnement administratif des résidents, même s’il s’apparente à du travail en plus, est une activité à laquelle la secrétaire-accueil tient et qu’elle priorise même, quitte à prendre du retard dans l’accomplissement d’un travail prescrit aussi central que la comptabilité de la structure.

33La logique qui consiste à « faire à la place de », tout en présentant la dérive possible du paternalisme, n’exclut pas la perspective de travailler sur l’autonomie des personnes. Les travaux sur le care ont permis de penser la dépendance à la fois comme une caractéristique inhérente à la nature humaine – et non comme la propriété de certaines personnes – mais également comme une réalité sociale construite à l’aune d’une certaine norme d’autonomie entendue comme une forme d’auto–suffisance qui relève d’un idéal inatteignable (Tronto, 1993). Dans cette perspective, l’aide prodiguée par les membres de l’équipe, qui ne vise pas une montée en compétences des résidents au sens d’une capacité accrue à faire soi-même ses démarches administratives, s’inscrit dans une logique d’autonomisation des personnes non plus au sens d’une responsabilisation ou d’une individuation mais d’une mobilisation. En faisant leurs démarches à la place des résidents, il s’agit de sortir de l’inertie ou des impasses, de mettre de la temporalité et du mouvement dans les situations, de les inscrire dans une trajectoire positive et ouverte.

Travailler le lien, soutenir la capacité à se mobiliser dans l’interaction

34La tâche d’aide aux démarches administratives est également constituée comme un appui pour faire le « vrai boulot » dans une logique plus spécifique au champ de la santé mentale. Malgré son inscription dans le mouvement de désinstitutionalisation psychiatrique, le dispositif de la résidence-accueil demeure un lieu d’observation des résidents dans une logique pensée comme « clinique ». Le médiateur social décrit ainsi l’horizon de son intervention : « Au final, mon travail, c’est que quelque chose se joue dans la relation qui permet aux résidents une meilleure assise psychique. ». Dans cette perspective, il cultive une forme de disponibilité aux sollicitations des résidents, même minimales, comme autant d’occasions de créer ce qu’il appelle des « routes praticables ». Le travail clinique s’exerce pour ajuster la relation d’accompagnement avec chacun des résidents, de manière à éviter leur déstabilisation psychique, voire à favoriser un « aller mieux » (Demailly & Garnoussi, 2016). Parmi l’ensemble des prises que la vie quotidienne à la résidence permet de saisir (disputes entre résidents, problèmes de punaises de lit, menus travaux, etc.), les difficultés administratives rencontrées par les résidents, du fait du report de leur traitement des guichets aux espaces domiciliaires, peuvent ainsi être constituées comme une matière pour le travail clinique. Elles sont alors saisies comme symptôme.

35C’est ce qu’illustre le traitement du cas de X., dont le compte CAF est bloqué. Le médiateur social utilise cette situation comme un point d’appui pour focaliser son intervention sur la capacité du résident à demander de l’aide, tout en rappelant que certains intervenants sont mieux placés que d’autres pour aider et en renvoyant la résolution du problème pratique vers l’assistante sociale de la mairie.

X. arrive dans la salle commune où nous sommes en train de discuter avec le médiateur social. Celui-ci nous dit en le prenant à témoin : « X. a souffert au niveau administratif ! On a appelé la CAF ensemble, on a attendu 40 minutes. Une personne a décroché, elle nous a mis en attente, et on s’est fait raccrocher au nez au bout de trois minutes. C’était trash. ». Le médiateur enchaîne : « Le plus simple, ça aurait été que l’assistante sociale [de la mairie] s’en charge. Mais elle est injoignable. Elles ont des numéros spéciaux pour la CAF, pour ne pas avoir d’attente et où on ne peut pas se faire raccrocher au nez. J’ai insisté pour que X. reprenne contact. Car il met un point d’honneur à faire les choses par lui-même… ». X. confirme : « Oui, c’est vrai ». Le médiateur lui rétorque : « Mais il ne faut pas hésiter à demander de l’aide. ».

(Extrait du journal de terrain, salle commune)

36Le médiateur social constitue les difficultés administratives de X. comme un matériau pour poursuivre l’élaboration d’une évaluation clinique toujours en cours. Le portrait que l’équipe se fait du résident change, et le lien avec lui est réajusté en conséquence.

Après le départ de X., le médiateur nous explique : « On a vu qu’il masque les failles, il colmate les brèches. On travaille avec ça. Il n’a pas de curateur. Il a le don d’inverser les rôles en me disant : “Je viens te tenir compagnie car tu dois te faire chier”. Il a tendance à vouloir aider sans être aidé ».

(Extrait du journal de terrain, salle commune)

37Le médiateur social n’endosse pas la même posture d’aide que la secrétaire-accueil concernant les démarches administratives des résidents. Là où elle « rend service », il revendique d’« écrémer la demande », c’est-à-dire de la « mettre au travail », pour établir et maintenir un lien avec les résidents qui s’appuie sur l’évaluation clinique de leur situation. Il s’empare des demandes d’aide exprimées par les résidents pour travailler sur le rapport que ces derniers entretiennent avec les professionnels. Tantôt il contient les demandes (par exemple, quand elles sont perçues négativement comme une manière d’établir une certaine emprise sur les intervenants), tantôt il les accueille (par exemple, pour renforcer une relation de confiance fragilisée). Mais dans tous les cas, il renvoie la résolution des problèmes administratifs dans leur dimension pratique vers la secrétaire-accueil ou vers l’externe.

Le double traitement de la matière administrative

38L’analyse fine des situations montre que la matière administrative peut changer de statut quand elle passe des mains d’un intervenant à un autre, selon qu’elle est constituée comme un enjeu d’assistance, plutôt par la secrétaire-accueil, ou comme un appui pour le travail clinique, plutôt déployé par le médiateur social. Une même demande d’aide peut être traitée selon les deux modalités simultanément. C’est ce qu’illustre le cas d’un problème de remboursement de lentilles. Une partie de l’intervention du médiateur consiste à renvoyer la situation vers la secrétaire-accueil, en qualifiant le problème comme étant de l’ordre de « l’administratif ».

X. vient de contracter une mutuelle, notamment pour acheter des lentilles. Il explique au médiateur social : « Je n’ai eu aucun remboursement. Sur la feuille, c’était marqué : remboursement, zéro. ». Le médiateur prend un air outré : « Allez me chercher le papier, je vais le donner à S. [secrétaire-accueil]. On va regarder ça. ». Une fois qu’il est parti, le médiateur nous explique : « Je ne suis pas du tout dans l’administratif, ni assistante sociale, mais d’avoir ce dialogue avec lui, ça va me permettre de rediriger vers S. ». Puis il va dans son bureau pour téléphoner à la secrétaire-accueil et la prévenir que le résident descend la voir. Il lui demande d’« engager la discussion », « qu’on y comprenne quelque chose, que tu y comprennes quelque chose ». Une fois qu’il a raccroché, il nous dit : « Ce n’est plus dans mes mains, c’est de l’administratif ! ».

(Extrait du journal de terrain, salle commune)

39La secrétaire-accueil travaille alors à récupérer la bonne ordonnance pour permettre au résident d’obtenir le remboursement de ses lentilles. Elle assiste le résident.

La secrétaire-accueil passe rapidement dans la salle commune nous décrire la situation tandis que le résident est remonté chez lui : « Je lui ai dit : “Si vous avez les coordonnées, je vais les appeler, ils vont m’envoyer ça par mail. Comme ça, je vous l’imprime et vous n’aurez plus qu’à l’envoyer à la complémentaire”. ».

(Extrait du journal de terrain, salle commune).

40De son côté, le médiateur social invite le résident à accepter l’importance de reconnaître ses difficultés et de demander de l’aide, tout en actant la relation de confiance qui s’est nouée avec le personnel de la résidence. Il reconfigure les liens sociaux du résident.

Quand le résident revient dans la salle commune, le médiateur conclut avec lui : « Génial, je ne peux que vous remercier de la confiance que vous nous portez. ». Le résident : » Non, c’est moi qui vous remercie. ». Le médiateur : « Non, c’est nous, parce que ce n’est pas facile et de demander de l’aide, et d’exposer ses problèmes et de se dire qu’un autre va s’en emparer à notre place. Donc je ne peux que constater que vous nous faites confiance et qu’on travaille avec ça. ».

(Extrait du journal de terrain, salle commune)

  • 7 Au cours de l’enquête, nous avons constaté à de nombreuses reprises que le traitement de la matière (...)

41Si « l’administratif » est en principe renvoyé à la secrétaire-accueil par le médiateur social, il est en pratique saisi par les hôtes, mais dans des logiques différentes, de l’assistance ou de la clinique7. Dans les deux cas, quelle que soit la modalité du traitement de la matière administrative, l’accompagnement est établi comme un appui pour faire le « vrai boulot » et travailler à l’autonomisation des personnes au sens d’un accroissement de leur capacité à se mobiliser.

Gérer les traces : vers une conformité juridique 

42L’aide à la réalisation des démarches administratives amène les professionnels de la résidence‑accueil à manipuler (au sens concret) des données personnelles, à travers les différentes activités qui ponctuent cette tâche : recevoir, imprimer, scanner ou encore envoyer un document numérisé ; créer une adresse mail, choisir un identifiant et/ou un mot de passe. Dans une approche inspirée des Science and Technology Studies (Denis, 2018), nous proposons de prendre cette manipulation pour objet, d’analyser les prises des professionnels sur la matière administrative numérisée, et de comprendre la problématisation du caractère personnel des données au prisme des logiques d’accompagnement qu’ils mettent en œuvre. Ainsi, les deux modalités pratiques de l’aide administrative, l’assistance et la clinique, induisent des manières contrastées de problématiser le caractère personnel des données dès lors que les démarches sont, au moins en partie, réalisées en ligne : l’une orientée vers un horizon normatif d’ordre juridique, qui procède de la mise en conformité avec le RGPD, l’autre orientée vers un horizon normatif d’ordre éthique, qui procède d’une intelligence des situations impossible à routiniser et codifier.

43L’aide aux démarches en ligne se situant aux limites du hors-travail, elle est réalisée sans souci de formaliser ce travail pour autrui. Au contraire, le fait que l’accompagnement des résidents soit pris entre une logique de faible professionnalisation et un risque d’exposition aux données personnelles amène à l’exercer de manière discrète et selon la singularité des situations. Nous avons néanmoins observé la tentative d’ériger des « bonnes pratiques », motivée notamment par le fait que la manipulation des données personnelles laisse des traces dans les outils de travail. Cette logique de formalisation minimale s’inscrit dans une perspective juridique portée par la directrice adjointe de la résidence, par ailleurs en charge du contrôle qualité. Cette dernière se montre soucieuse que les données personnelles ne s’incrustent pas dans les infrastructures professionnelles et s’attache à identifier les risques dans une logique de respect du RGPD.

Lors d’une réunion institutionnelle, la directrice adjointe rappelle l’équipe à l’ordre : « Moi j’ai P. [le directeur de la résidence] qui euh voit un mail passer et me dit : “Ah ! elle paye tant d’impôts elle !”. [Elle fait un signe négatif de la tête, et s’adresse à la secrétaire-accueil] Soit c’est plus simple qu’elle descende te donner les documents en mains propres ; soit une fois que tu as lu le mail, tu le supprimes tout de suite. Quand elle t’envoie des documents avec des données personnelles, tu sais, ses impôts par exemple. (...) Tu scannes et tu supprimes après [silence]. Ça va te demander une gymnastique mais... ».

(Extrait du journal de terrain, réunion institutionnelle)

44Ce travail de suppression des traces, inscrit dans un horizon de mise en conformité juridique, ajoute une tâche supplémentaire aux manières de faire de l’équipe. Il vient à la fois invisibiliser et alourdir l’activité d’aide aux démarches, pourtant déjà constituée comme en dehors du travail prescrit. En outre, la mise en œuvre d’un tel horizon juridique au sein de l’établissement entre en tension avec l’organisation du partage effectif des tâches, qui justifierait au contraire une conservation des traces du travail engagé. Il condamne les interventions collaboratives sur autrui à rester dans l’ombre et à s’improviser, au risque de multiplier les initiatives, les empilements de requêtes et les blocages administratifs.

45Les tâches d’aide numérico-administrative obligent à un apprentissage sur le tas des démarches comme des normes juridiques nécessaires pour manipuler avec prudence les données qu’elles requièrent. Fruit d’une certaine histoire institutionnelle (Rossi, 2020), la catégorie de « donnée personnelle » embarque une qualification juridique des problèmes qui peut être mobilisée de manière profane, quand les personnes déposent une plainte auprès de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) pour exercer leurs droits à la protection des données personnelles par exemple (Courmont, 2021). Mais l’arrimage social de cette notion juridique s’avère au contraire limité quand on observe les cours d’activités ordinaires. En l’occurrence, dans le travail en logement accompagné, ce cadre normatif est très faiblement mobilisé et coexiste avec un horizon éthique qui met le tact relationnel bien davantage au cœur de l’intervention sur autrui.

« Ce n’est pas bien, mais... » : vers une éthique relationnelle

46Le récit de la création d’une adresse mail pour le compte d’une résidente permet de montrer le déploiement de cet horizon éthique. L’analyse révèle le soin pris par le médiateur social pour cadrer professionnellement un exercice qui lui donne prise sur la vie personnelle de cette dernière. En entretien, le médiateur nous montre sur son dossier personnel en ligne (Google Drive) des notes, prenant la forme de documents Word, dédiées à différents résidents. Il y retrouve la trace de la création d’une adresse sur Gmail pour activer la carte de fidélité chez Auchan d’une résidente, avec la mention de son mot de passe. Il nous raconte comment il s’est appuyé sur cette demande pour renforcer le lien avec elle.

Médiateur : « En fait, il fallait un endroit où noter ces références, et je l’ai fait là, tout simplement, parce qu’il faut bien… » [silence]

Sociologue : « En fait, vous n’avez jamais eu à vous en resservir  ? »

Médiateur : « Si, si. Pendant trois mois, elle allait regarder combien elle avait sur sa cagnotte Auchan, etc. Et après ça lui est passé. »

Sociologue : « Donc elle venait faire ça ici dans votre bureau  ? »

Médiateur : « Oui. »

Sociologue : « Vous utilisiez ce poste-là… » [son poste informatique professionnel]

Médiateur : « Oui. »

Sociologue : « C’est vous qui tapiez ou c’est elle  ? »

Médiateur : « C’est moi. »

47La situation présente en creux ce qui constitue une faute au regard du droit : la conservation de données identifiantes. Mais le médiateur social explique l’éthique professionnelle qui l’amène à poser cet acte, dans une temporalité courte de la réaction. Il procède d’une forme d’émancipation vis-à-vis du droit comme de la morale : « Ce n’est peut-être même pas une décision, ça se joue au quart de tour, je me dis : “Je le fais ou je n’y vais pas ?” Et si encore une fois j’y joue à la morale, je n’y vais pas. Mais si j’y vais à l’éthique, j’y vais. ». Le médiateur nous confie alors qu’il a choisi le mot de passe de la résidente (camionsblancs) en écho au travail clinique réalisé avec elle.

« Le mot de passe, c’est moi qui lui ai choisi parce que ce qu’il faut savoir, ce n’est pas bien mais, dans ce boulot, il faut se marrer un petit peu comme on peut... C’est qu’à un moment donné, elle était vraiment très persécutée par des camions blancs. (...) Le fait est que quelque chose s’est vraiment produit autour de camions blancs, qu’elle l’a interprété en août devant nous en disant : “Il y a des camions à [nom de la commune], où il y a des prostituées”. (...) Son fantasme voilé à elle-même, c’était d’être un déchet ! Et on en rigole ensemble parce qu’elle vient… En fait, disons-le, c’est un travail de divan, en plus elle le dit sur le divan [de la salle commune]. Elle en rigole, et on peut passer à autre chose en fait. »

  • 8 Ce caractère professionnel n’aurait pas été inscrit dans le mot de passe si une date de naissance o (...)

48Ainsi, le médiateur social choisit un mot de passe qui rappelle l’alliance thérapeutique nouée avec la résidente. Il forge une clé professionnelle8, fondée sur un élément clinique, pour aider la résidente dans une démarche numérisée anodine, ce qui lui permet de conforter son lien avec elle. Ce mot de passe peut être assimilé au double de la clé détenu par un intervenant à domicile (Hennion et al., 2012). Il témoigne des précautions que prennent les intervenants pour entrer dans les espaces privés sans se comporter en terrain familier. Le travail de care procède d’un « art de la ruse » (Hennion & Vidal-Naquet, 2015) dans lequel l’humour détient une place importante (« il faut se marrer »), moins à travers une moquerie qui viendrait souligner l’ascendant des professionnels sur les résidents que par le biais d’un rire partagé (« on en rigole ensemble ») qui tend à symétriser la relation et vise à établir dans l’interaction une « commune humanité ». Ainsi, prudence, tact et réflexivité sont omniprésents dans l’exercice des professionnels travaillant auprès de personnes avec un handicap psychique pour maintenir ouvert l’horizon de leur autonomisation au sens d’individuation.

Conclusion

49Notre enquête rend compte du travail sur l’autonomisation effectué par des professionnels amenés à aider des personnes avec un handicap psychique dans leurs démarches en ligne, en dehors de toute mission d’accompagnement à l’autonomie numérique ou administrative. La numérisation administrative pose des défis spécifiques en contexte de désinstitutionalisation psychiatrique : exigence insoutenable d’une mise au travail des usagers dans une logique peu réaliste d’autonomisation-responsabilisation et distribution de l’aide au sein d’un réseau ouvert d’intervenants aux statuts contrastés dont la coordination demeure complexe. Plus spécifiquement, dans un dispositif de logement accompagné, les professionnels sont réticents à se saisir de la matière numérico- administrative qui amplifie la peur d’une « colonisation par le proche ». Cette matière renforce la tension inhérente à l’intervention sociale centrée sur le domicile, et fragilise le travail sur l’autonomisation-individuation. L’aide aux démarches administratives numérisées fait donc l’objet d’une problématisation professionnelle difficile à stabiliser, son cadrage comme enjeu de médiation numérique amenant finalement à déléguer le problème à des intervenants externes et à l’établir en interne comme une tâche informelle, faite dans les interstices des autres tâches, aux limites du hors-travail.

50Malgré ce cadrage institutionnel, l’accompagnement numérico-administratif est établi en pratique par les professionnels comme un appui pour faire le « vrai boulot » dans l’intervention sociale en santé mentale. Du fait du déport des échanges administratifs hors des guichets, les résidents éprouvent leurs difficultés chez eux et sollicitent les hôtes fréquemment : la matière numérico-administrative s’impose aux intervenants. L’accompagnement administratif peut être exercé selon deux modalités, comme une pratique d’assistance et comme partie prenante d’un travail clinique. Dans une logique d’assistance, cette aide vient remettre en cause l’autonomisation-responsabilisation des résidents en s’émancipant du mythe de l’auto-suffisance. Dans une logique clinique, cette aide s’inscrit dans un ajustement de la relation d’accompagnement, souvent par la ruse pour concilier protection et autonomie (Hennion et al., 2012). Dans les deux cas, l’accompagnement administratif s’inscrit dans une visée d’autonomisation des personnes au sens d’un accroissement de leur capacité à se mobiliser.

51En s’intéressant à l’intervention sociale en santé mentale dans un contexte de désinstitutionalisation psychiatrique, notre recherche permet ainsi d’éclairer de manière renouvelée la numérisation administrative comme épreuve de professionnalité pour les travailleurs sociaux. La tâche d’aide à la réalisation des démarches en ligne n’est pas uniquement constituée comme un « sale boulot » dont on cherche à se défaire sur d’autres segments professionnels, mais également comme un appui possible pour faire le « vrai boulot ». En l’occurrence, cette tâche s’inscrit au cœur du travail sur l’autonomisation-mobilisation, même si elle met en tension les horizons d’autonomisation en termes de responsabilisation et d’individuation.

52Ces deux modalités pratiques de l’accompagnement administratif, l’assistance et la clinique, induisent des manières contrastées de traiter les données personnelles partagées lors des démarches réalisées en ligne : l’une orientée vers un horizon normatif d’ordre juridique, qui procède de la mise en conformité avec le RGPD, l’autre orientée vers un horizon normatif d’ordre éthique, qui procède d’une intelligence des situations impossible à routiniser et codifier. Finalement, dans le cadre du logement accompagné en santé mentale, l’aide aux démarches administratives en ligne se professionnalise en devenant surtout le lieu d’une alliance quasi thérapeutique. Ce faisant, la manipulation des données d’autrui s’inscrit dans une éthique relationnelle qui semble orthogonale avec l’horizon de conformité juridique.

53L’enquête reconduit le constat d’une forte informalisation des pratiques d’intervention sur autrui, d’autant plus dans un contexte d’intervention structuré autour du domicile. Cette informalisation contribue à éloigner les pratiques des principes promus par le RGPD, tels que le recueil de consentement (Béliard & Le Goff, 2018). L’instauration d’une asymétrie discrète donne peu de prise à la possibilité de contestation (Lechevalier Hurard, 2018) et questionne la perspective d’établir les personnes comme détentrices d’un droit à la protection de leurs données personnelles qu’elles pourraient exercer. En contexte de numérisation administrative, le travail sur l’autonomisation-mobilisation par l’accompagnement administratif rend plus incertaine la possibilité de travailler sur l’accroissement de la « conscience du droit » (« legal consciousness ») (Ewick et Silbey, 1992).

54Cet article ouvre plusieurs pistes de prolongement. Notre cas d’étude soulève d’abord la question de la division du travail d’aide entre différents professionnels. Le fait que le passage de relais numérique de même que le partage des données administratives entre ces professionnels ne soit pas pensé rend l’accompagnement aux démarches en ligne particulièrement complexe. On peut faire l’hypothèse que cette réalité, qui se pose de manière aigüe en contexte de désinstitutionalisation psychiatrique, est un enjeu grandissant dans une diversité de situations de dépendance qui mobilisent des réseaux complexes d’aidants. Notre enquête invite également à se pencher davantage sur les aidants non professionnels, tant l’entourage personnel semble impliqué dans l’aide aux démarches en ligne. En s’intéressant aux marges, on peut supposer que cette enquête met en évidence des tensions qui sont plus difficiles à saisir dans des contextes ordinaires (soutien entre proches, voisins ou collègues) tant ces pratiques d’aide sont diffuses et leurs enjeux euphémisés, comme le soulignent les travaux sur le « privacy paradox » (Barnes, 2006).

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Notes

1 Il est ici question du travail administratif des particuliers, c’est-à-dire de l’ensemble des activités liées à la gestion des affaires de la maison qui imposent d’entrer en relation avec une institution (Dagiral, 2007).

2 https://www.ecologie.gouv.fr/mal-logement-differentes-solutions-dhebergement-et-logement-accompagne

3 Nous nous appuyons sur Luca Pattaroni (op. cit) pour distinguer ces trois sens du travail sur l’autonomisation. La mobilisation désigne la maîtrise de ses motivations à agir ; la responsabilisation, la capacité à se prendre en charge en tant que sujet de droit, et l’individuation, le positionnement ajusté de soi dans les interactions, notamment au regard de la frontière entre espaces public et privé.

4 Nos remerciements les plus chaleureux vont à l’équipe et aux résidents qui nous ont accueillies et fait confiance tout au long de l’enquête. Nous avons fait le choix de ne pas donner de prénoms même fictifs aux enquêtés de manière à préserver leur anonymat.

5 Pour cet article, nous nous concentrons sur l’analyse des pratiques des professionnels. Il est néanmoins intéressant d’apporter quelques précisions sur les usages numériques des résidents. Ces usages sont très disparates, entre des résidents fans de jeux vidéo, de cryptomonnaies et de matériel informatique, utilisateurs de commerces en ligne ou de réseaux sociaux, adeptes d’applications pour tout faire depuis leur smartphone, et d’autres résidents désintéressés par l’univers des outils numériques, voire gênés dans leurs usages par des difficultés physiques ou cognitives, et pour certains très faiblement équipés.

6 Les citations sont extraites des entretiens enregistrés et insérées dans le corps du texte. Quand elles sont issues de discussions informelles au cours de séquences d’observation, parfois enregistrées sur le vif, elles sont indiquées comme extraits du journal de terrain. Ceux-ci sont présentés avec un retrait.

7 Au cours de l’enquête, nous avons constaté à de nombreuses reprises que le traitement de la matière administrative soulève des questions de division du travail et d’agencement des rôles professionnels. Cette répartition des tâches et des rôles n’est sans doute pas dénuée d’enjeux de pouvoir, le travail clinique étant plus valorisé que le travail d’assistance au sein de la résidence-accueil. Sans qu’il soit possible de généraliser, nous constatons que cette hiérarchisation revêt ici une dimension genrée qui prévaut sur le statut professionnel. Les femmes (secrétaire-accueil et directrice adjointe) prennent davantage en charge l’assistance, tandis que les hommes (médiateur social et directeur) procèdent à l’élaboration de la clinique.

8 Ce caractère professionnel n’aurait pas été inscrit dans le mot de passe si une date de naissance ou le prénom d’un enfant avait été utilisé, comme il est d’usage de le faire dans un cadre domestique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Borelle et Anne-Sylvie Pharabod, « La numérisation des démarches administratives : un appui ambivalent pour le travail social en logement accompagné »RESET [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 19 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/reset/5524 ; DOI : https://doi.org/10.4000/136ad

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