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Dossier

Déléguer son travail administratif en régime numérique : une simplification porteuse d’opacité pour les agriculteurs espagnols

Delegating Administrative Tasks in a Digital Environment: Burden Reduction and Opaqueness for Spanish Farmers
Blandine Mesnel

Résumés

Cet article restitue une enquête sur le remplissage du dossier annuel de demande d’aides de la politique agricole commune (PAC) par des agriculteurs espagnols. Le passage au numérique du dossier PAC conforte le rôle de conseillers privés auxquels les agriculteurs délèguent leur travail administratif. L’intervention de ces conseillers travaillant pour des syndicats agricoles, des établissements bancaires ou d’autres organisations professionnelles agricoles, réduit grandement les coûts administratifs pesant sur les agriculteurs. Cependant cette nouvelle division du travail administratif renforce la complexité perçue des démarches pour les agriculteurs, qui accèdent de moins en moins directement à la matérialité des formulaires et procédures. La simplification administrative ainsi produite est synonyme d’une opacité renforcée de la politique publique pour ses bénéficiaires. Dans ce processus de transition numérique, le rôle joué par l’administration n’est pas neutre : elle crée consciemment un infrastructure numérique favorable à l’intervention des conseillers privés, dans la perspective de réduire sa propre offre d’accompagnement des usagers et de réceptionner des dossiers plus faciles à contrôler.

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Texte intégral

1L’administration numérique simplifie-t-elle le travail administratif des usagers ? C’est en tout cas l’objectif mis en avant par ses promoteurs, lorsqu’ils plaident pour le numérique comme moyen de rapprocher l’Etat des attentes des usagers (Flichy et Dagiral, 2004 ; Dagiral, 2011 ; Alauzen, 2019b), et de rendre sa présence plus diffuse, extensive ou « spectrale » pour les citoyens (Gélédan, 2016, 2021 ; Alauzen, 2019a ; Alauzen et Gélédan, 2021). L’attente en matière de simplification est également perceptible chez les usagers eux-mêmes, lorsqu’ils associent le numérique à une possible fluidification de leur vie administrative, comme en témoignent les résultats des enquêtes analysés par É. Dagiral (2007) ou M. Alauzen (2019b).

2Cependant, les conséquences concrètes du numérique sur le travail administratif restent incertaines, comme le fait qu’elles soient sources de simplification pour les usagers. D’abord parce que ces derniers ne sont pas toujours la cible des politiques menées, lorsque le passage au numérique vise un travail de l’État sur lui-même, de rationalisation de son action et de ses coûts (Bartoli, Jeannot et Larat, 2016, 17‑18). Ainsi plusieurs enquêtes menées en France, dans des secteurs et auprès de groupes sociaux variés (politiques sociales ou fiscales, publics précaires ou aisés), montrent que le développement de l’administration numérique ne fait pas disparaître les difficultés ni les inégalités face aux administrations (Dagiral, 2007 ; Deville, 2018 ; Borelle, Pharabod et Solchany, 2022). La dématérialisation rebat plutôt les cartes de la compétence ou du « lettrisme » administratif et politique des individus (Gupta, 2008 ; Döring, 2021), en mettant les différences d’équipement informatique et d’accès aux réseaux au centre des inégalités face à l’État (Roux, 2010). D’autres travaux montrent que la maîtrise des outils numériques reste une condition nécessaire mais insuffisante, en ce qu’elle ne garantit pas la capacité à articuler compétences numériques et administratives (Borelle, Pharabod et Solchany, 2022, 113‑114). Un second degré de la fracture numérique se laisse ainsi observer, fondé cette fois sur les usages (Brotcorne et Valenduc, 2009).

  • 1 L’exclusion administrative constituant ici un certain type de « non-recours » aux droits sociaux te (...)

3L’articulation entre le numérique et la simplification pour les usagers est incertaine car elle dépend aussi de la façon dont les infrastructures et supports numériques sont appropriés et pris en charges par les acteurs intermédiaires, publics et privés, embarqués dans le processus de changement. En effet la composante relationnelle de la compétence administrative ne disparaît pas avec le passage au numérique : la raréfaction des rencontres aux guichets peut être remplacée par des échanges dans d’autres espaces et avec des interlocuteurs privés ou associatifs instituant de nouveaux codes (Grönlund, Hatakka et Ask, 2007 ; Döring, 2021, 1162‑1164). Le numérique offre ainsi la possibilité à des médiateurs publics ou privés de réorganiser et réorienter leur action. Il peut en résulter pour les usagers un sentiment de distance avec l’Etat et la participation politique légitime, en particulier dans les espaces ruraux (Deville, 2023). En complexifiant les médiations administratives, les infrastructures numériques peuvent aussi être des sources d’opacité des règles et procédures pour les usagers, jusqu’à provoquer l’« exclusion administrative » de certains usagers (Peeters et Widlak, 2018 ; Peeters, 2020, 575)1.

4On le comprend, l’effet du numérique sur la simplification du travail des usagers est loin d’être systématique et repose sur les appropriations concrètes des outils proposés. Le travail administratif (ou travail bureaucratique) désigne les activités accomplies dans le domaine bureaucratique et qui conditionnent l'accès des usagers à certains droits ou programmes publics. Il s’agit d’un travail relevant principalement du registre de l'écrit - « noter, rédiger, lire, et plus largement enregistrer, recopier, calculer, résumer » (Weller, 2018, 17) -, qui peut aussi contenir une part d’oralité, comme des échanges verbaux avec des agents ou des conversations en dehors des guichets, des déplacements physiques des usagers vers et dans les services, des coûts financiers liés au recours à une aide extérieure (voir par exemple Siblot, 2006 ; Spire, 2007 ; Heinrich, 2016). Une manière d’envisager la simplification du point de vue des usagers consiste alors à observer l’évolution du fardeau administratif, entendu comme la somme des coûts d’apprentissage, de conformité et psychologiques endossés par les usagers pour s’affranchir des démarches (Moynihan, Herd et Harvey, 2015 ; Herd et Moynihan, 2018 ; Peeters et Widlak, 2018). La réduction d’un ou plusieurs de ces coûts peut s’interpréter comme une simplification pour l’usager. En parallèle, des travaux centrés sur les jugements ordinaires du travail administratif proposent d’aborder la complexité sous l’angle de la « perception d’une paperasse » (red tape), soit des démarches inutiles, sans intérêt, injustifiées voire abusives (Kaufman, 1977 ; Rosenfeld, 1984). Enfin la littérature sur la simplification du droit distingue quatre leviers susceptibles d’agir sur la complexité : l’allègement, la clarification, l’assouplissement ou l’adaptation des règles et procédures (Chevallier, 2016). Cette typologie développée par J. Chevallier pour étudier l’évolution du droit nous semble pouvoir être utilement étendue aux procédures et au travail administratif, sur lesquels porte cet article. En effet elle permet de distinguer des opérations de réduction du « stock » des normes ou procédures existantes (l’allègement), d’opérations de clarification qui consistent à proposer des énoncés débarrassés d’ambiguïtés et de contradictions, également plus intelligibles et précis (Chevallier, 2016, p. 209-210). Appliqué au travail administratif, l’assouplissement évoque quant à lui des règles et procédures qui laissent davantage de possibilités de choix aux acteurs concernant les modalités, la temporalité et les espaces de réalisation du travail bureaucratique. L’adaptation repose enfin sur le pouvoir discrétionnaire accordé aux agents et autres médiateurs administratifs, permettant de réduire des incohérences ou de remédier à des dysfonctionnements du cadre normatif (Chevallier, 2016, p. 212).

5À l’aune de ces travaux, notre question peut être reformulée : dans quels contextes et par quelles appropriations le numérique peut-il réduire le fardeau administratif pesant sur les usagers ? Notre contribution repose sur l’analyse d’une situation encore peu étudiée, et susceptible de se multiplier en contexte de rationalisation des coûts des bureaucraties : celle où le passage au numérique conforte le rôle de médiateurs privés, dont le travail de prise en charge des démarches se substitue à celui des usagers et en partie à celui des administrations dans leur mission d’accompagnement des publics. Il s’agit donc plus précisément de savoir ce que le numérique, mis au service d’une délégation institutionnalisée du travail administratif des usagers vers des médiateurs privés, fait à la simplification pour les usagers. Nous montrerons que la délégation en régime numérique occasionne un allègement et un assouplissement importants du travail administratif pour les usagers. Le contexte matériel et organisationnel dans lequel se produit cette délégation favorise cependant des pratiques relationnelles convergentes de la part des conseillers privés, qui vont contre la clarification du sens des démarches administratives pour les usagers, et encouragent ainsi la mise à distance d’une action publique jugée opaque et trop complexe.

  • 2 En cela ils s’éloignent par exemple des grandes exploitations fruiticoles de l’est et du sud de l’E (...)
  • 3 En cela ils diffèrent d’un nombre considérable de bénéficiaires espagnols dont l’agriculture n’est (...)
  • 4 Les dernières élections syndicales agricoles organisées en Aragon datent de 2001 : dans la province (...)
  • 5 L’enquête a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat sur la mise en œuvre des aides dites du (...)

6Le cas étudié est celui des démarches permettant aux agriculteurs espagnols d’accéder aux aides de la Politique agricole commune (PAC). L’enquête a eu lieu en 2016 dans une province de la communauté autonome d’Aragon, auprès d’éleveurs et de cultivateurs installés sur des exploitations individuelles ou familiales qui ont peu recours au travail salarié2. Les aides de la PAC représentent une part importante et parfois la totalité de leur revenu3. Ils sont entourés par des organisations professionnelles variées (coopératives, instituts techniques, centres de gestion, banques) et représentés par trois principaux syndicats agricoles4. En naviguant dans les espaces de travail, de vie et de rencontre de ces agriculteurs, dans les bureaux de l’administration et ceux des banques et organisations professionnelles agricoles, nous avons accumulé des sources documentaires, observé des échanges aux guichets étatiques et non-étatiques de la PAC et lors de réunions publiques autour du sujet, et réalisé 41 entretiens individuels ou collectifs dont 25 avec des agriculteurs, 7 avec des agents administratifs, 7 avec des salariés d’organisations professionnelles agricoles ou conseillers agricoles indépendants (dont 6 qui pratiquent effectivement la prestation de réalisation du dossier PAC, et un animateur syndical généraliste) et 2 avec des experts et militants locaux sur les questions agricoles5. Le cas étudié est donc celui de professionnels dont le rapport à l’État est encadré par un réseau d’organisations collectives (syndicats, organismes techniques, etc.) habituées à les accompagner dans leurs démarches. Il se rapproche d’autres situations de délégation du travail administratif à des médiateurs privés, que l’on pense au rôle dévolu aux associations dans la mise en œuvre des politiques du logement ou de l’immigration ; ou aux conseillers privés dans la mise en œuvre des politiques fiscales (Weill, 2014 ; Pette, 2014 ; Spire, 2012).

7Dans une première partie, nous montrerons comment l’organisation de la dématérialisation du dossier PAC en Aragon institutionnalise une division du travail administratif qui consacre les prises en charge privées du dossier PAC des agriculteurs. Nous observerons ensuite ces conseillers privés au travail pour souligner l’ambiguïté de la simplification qu’ils offrent aux agriculteurs. Leur travail permet bien d’alléger considérablement les coûts administratifs reposant sur les agriculteurs, éloignant ainsi le risque de leur exclusion administrative de la PAC. Cependant la perception d’une complexité administrative et sa critique par les agriculteurs restent intactes, voire empirent sous l’effet de l’opacité produite par cette délégation des démarches numériques. L’association entre le numérique et la sous-traitance simplifie ainsi l’accès pratique des agriculteurs aux aides agricoles, au prix d’une distance de l’Etat et d’une complexité des aides agricoles qui restent perçues comme importantes.

L’intervention des conseillers privés confortée par l’infrastructure numérique

8En Aragon, la dématérialisation du dossier PAC n’a pas produit de nouveau phénomène d’exclusion administrative ou de non recours. Une fracture numérique existe pourtant parmi les agriculteurs espagnols, parfois âgés, faiblement diplômés ou résidant en zone blanche avec un accès limité à l’Internet. Cependant un mécanisme intermédiaire joue un rôle important : depuis les débuts du dossier PAC dans les années 1990, les agriculteurs aragonais en délèguent le travail administratif à des prestataires privés. Dans la province de l’enquête, les quelques 14.000 dossiers PAC déposés en 2016 sont tous pris en charge par un organisme indépendant de l’Etat : une banque, un syndicat agricole, un centre de gestion, une coopérative ou un conseiller indépendant. Il est difficile de savoir exactement comment se répartissent les dossiers entre les différents organismes, mais les avis convergent pour reconnaître le rôle central joué par les établissements bancaires et – dans une moindre mesure – par les syndicats agricoles, qui prennent en charge gratuitement le dépôt des dossiers PAC de leurs clients ou adhérents, en en faisant un produit d’appel vers d’autres offres commerciales ou syndicales. Des coopératives et des centres de gestion proposent aussi ces services PAC, selon un modèle généralement payant et destiné à des exploitants qui nécessitent une expertise plus importante pour la prise en charge de leur dossier.

  • 6 Pour un aperçu du contexte historique, social et politique permettant d’expliquer l’institutionnali (...)

9On le comprend, les organisations professionnelles agricoles n’ont pas attendu le passage au numérique pour proposer aux agriculteurs leurs services de prise en charge du travail administratif de la PAC6. Cependant nous allons voir que l’interface numérique déployée par l’administration espagnole conforte et facilite leur rôle comme prestataires du travail administratif des agriculteurs.

L’administration, créatrice d’un programme numérique adapté aux prestataires privés

10Le numérique, les réorganisations, circulations et mises en forme de données qu’il permet, constituent des instruments à part entière dont se saisissent les administrations pour réformer leur rôle (Alauzen, 2019b ; Bellon, 2022). De ce point de vue, l’administration espagnole propose une interface numérique qui matérialise ses dispositions favorables à la délégation du travail administratif des agriculteurs à des prestataires privés.

  • 7 El País – Revista Retina - 19.07.2018. Patricia Charro Herrera : « Entorno rural - Así es la vida p (...)
  • 8 Entretien n° 44. ES. 31.03.2016. Javier Matilla, agriculteur, polyculture-élevage. Tous les entreti (...)

11La prise en main de la plateforme numérique de dépôt des dossiers, en théorie accessible à un usager individuel, a tout en pratique pour décourager ce dernier de s’aventurer seul dans son remplissage. L’accès au « Programa de captura PAC » en vigueur en Aragon nécessite de disposer d’un poste informatique (pour y installer le logiciel) avec un processeur suffisamment rapide (1.0 Ghz), 512 Mo de mémoire vive et 200 Mo d’espace de stockage disponibles. Il faut ensuite créer un compte d’« entité » associé à une signature électronique certifiée, pour obtenir un identifiant et un mot de passe attachés au logiciel. La manipulation de l’outil cartographique requiert enfin une connexion à l’Internet de qualité, ce qui peut poser problème dans un pays où les difficultés de connexion concernent encore 50.000 localités, ce qui laisserait environ 5 millions d’Espagnols sans accès de qualité à l’Internet, principalement en zones rurales7. La notice d’utilisation mise à disposition sur le site internet du gouvernement d’Aragon, si elle propose une explication détaillée de chaque formulaire et chaque étape du Programme informatique, peut dissuader l’usager ponctuel avec ses 325 pages (dans sa version de 2016). Le programme apparaît dès lors conçu pour une utilisation professionnelle et régulière, davantage que pour un usage ponctuel et par l’usager à titre individuel. Un seul des vingt-neuf agriculteurs rencontrés a tenté de déposer son dossier électronique seul, car cela l’intéressait de découvrir la procédure par lui-même. Mais Javier Matilla, diplômé d’études supérieures en gestion d’entreprise et associé dans une exploitation collective qui perçoit environ 50.000 euros d’aides par an, a trouvé la démarche d’accès au dossier trop compliquée sur le plan informatique (logiciel lourd à installer, signature électronique difficile à enregistrer) et n’est pas allé au bout de la procédure8.

  • 9 Gouvernement d’Aragon. Décret 173/2017, chapitre 2, articles 18 et 21. Chaque entité habilitée disp (...)

12En parallèle d’avoir conçu une interface officieusement dédiée aux prestataires privés, l’administration conforte leur rôle dans sa communication avec les agriculteurs. Comme la plupart des communautés autonomes, le gouvernement d’Aragon publie chaque année une liste officielle d’entités habilitées (entidades habilitadas) à « réaliser électroniquement, en tant que représentantes des intéressés, les actions correspondant à la « demande unique » et aux procédures qui s’y rattachent »9. En Aragon, 96 organisations sont habilitées pour l’année 2016 : principalement des entités bancaires, des syndicats agricoles, des coopératives et des organismes de services administratifs ou comptables. Les agents des Oficinas comarcales agroambientales, l’administration régionale agricole de terrain, renvoient aussi dès qu’ils le peuvent les usagers vers ces entités privées, comme lors de cette réunion publique d’information pour les jeunes agriculteurs :

  • 10 Observation d’une réunion publique sur « Le futur de l’agriculture » en Aragon, amphithéâtre du siè (...)

“S’il vous plaît, ceux qui vont demander des aides à l’installation des jeunes, il faut faire très très attention au remplissage des documents car tout se fait avec les papiers ! Allez voir les conseillers (los asesores), allez où vous voulez, mais remplissez bien les demandes. D’accord ?10 »

  • 11 Entretien n° 77. ES. 05.05.2016. Agustin Velasco, agriculteur, cultivateur.

13Cette communication contribue à expliquer pourquoi nous n’avons rencontré aucun agriculteur espagnol qui réalise seul sa demande d’aides, alors même que certains ont potentiellement les compétences pour le faire, voire en ont l’envie. Agustín Velasco, installé sur l’exploitation de ses parents depuis 2005 et ingénieur de formation, explique qu’il souhaiterait faire son dossier lui-même. Selon lui cela permettrait d’éviter des erreurs, car les conseillers qui remplissent plusieurs centaines de dossiers par an connaissent mal les spécificités de chaque exploitation et peuvent se tromper. Une année, son conseiller a oublié de demander l’« ICB » (Indemnizacion Compensatoria Basica) et lui a fait perdre 2.000 euros. Au fil de la conversation, il s’avère qu’Agustín n’a pas connaissance de la possibilité théorique de constituer son dossier seul : nous le lui apprenons au cours de l’entretien, il est surpris et promet de jeter un œil au site internet du gouvernement d’Aragon11.

14L’administration s’appuie donc largement sur les organisations professionnelles et les envisage au niveau local comme de véritables partenaires de travail. Elle organise des réunions de coordination réservées aux conseillers PAC avant et pendant les campagnes de dépôt des dossiers, comme elle le ferait avec un sous-traitant. D’ailleurs, les prestataires de services PAC se sentent parfois autant au service des administrations que des agriculteurs. Manuel Borja explique pourquoi :

“Nous ici on va dire qu’on joue un rôle de filtre, et d’enregistrement, qui se faisait avant au niveau de l’administration.

L’administration a un peu externalisé le travail ?

Exactement. Mais en plus, sans le payer. Je ne sais pas si je suis clair ? C’est une externalisation mais ils ne payent pas pour ce service qui leur est rendu d’accord ?

Et ça, ça a commencé dès 1992 avec la réforme de la PAC ?

  • 12 Entretien n° 41. 23.03.2016. Manuel Borja, animateur syndical provincial avec plusieurs années d’an (...)

Je ne saurais pas te dire. Parce que quand je suis arrivé ça fonctionnait déjà comme ça. Mais avec le fait qu’on puisse faire de plus en plus de choses sans être présent dans les bureaux de l’administration, ça fait que l’administration est finalement devenue un guichet à tampons et à contrôles. Ce sont des bureaux de tamponnage et de contrôle, d’inspection. Mais ils n’aident pas… c’est-à-dire, tout le travail d’aide à l’agriculteur, c’est nous les entités extérieures qui le faisons12.”

  • 13 Des tentatives de restructuration de certaines OCAs ont également été initiées à partir de 2011. El (...)

15Les bureaux administratifs locaux étant confrontés à des missions d’instruction et de contrôle plus prenantes au fil des réformes de la PAC, cette délégation informelle du travail d’accompagnement des usagers aux entités habilitées apparaît comme une solution intéressante13. Elle permet aussi aux agents de récupérer et contrôler des dossiers en moyenne plus « propres », car préparés sur un mode professionnel et standardisé. Ainsi et de la même manière que, de l’autre côté du guichet, des administrations agricoles sous-traitent parfois une partie de leur travail d’instruction et de mise à jour des données graphiques (Magnin, 2021), en Espagne c’est une autre stratégie de délégation adossée au numérique qui se développe : celle des activités d’accompagnement administratif des usagers.

  • 14 Fondo Español de Garantía Agraria

16Conserver la possibilité théorique pour l’agriculteur de réaliser son dossier seul constitue toutefois une condition nécessaire à l’acceptabilité de la place accordée aux prestataires privés. C’est ce que laisse entendre cette discussion à Madrid avec des agents de l’organisme payeur national, le FEGA14 :

« Mais comme représentants de l’État, ça ne vous pose pas un problème que se développe tout cet environnement de services associatifs ou privés ? Est-ce qu’on ne peut pas parler un peu d’une « économie des services PAC », et le regretter ?

Jeronimo Mora : Si, c’est sûr qu’à travers la politique des intérêts commerciaux ont fleuri. Oui.

C’est-à-dire que pour accéder à de l’argent public, l’agriculteur doit…

Marco Garcea : …il doit recourir à une entité privée.

Jeronimo : Enfin, l’agriculteur a des notions qui lui permettent de gérer personnellement sa situation sur internet. Il peut demander son code d’accès et son mot de passe et gérer lui-même sa propre PAC. Ils t’offrent un service pour que toi tu sois tranquille et que tu te décharges sur eux. Mais il faut comprendre qu’ils peuvent le faire eux-mêmes. Il se passe exactement la même chose avec la déclaration annuelle de revenus. Tu peux la faire toi-même, ou engager un expert.

[…]

Mais donc cette possibilité que l’agriculteur le fasse lui-même, c’est important que ça perdure ou… ?

  • 15 Entretien n° 105. ESnat. 13.09.2017. 105. Bernardo González, Graziela Flores, Marco Garcea, Jeronim (...)

Bernardo González : Oui ! C’est extrêmement important (importantísimo) que l’agriculteur puisse recourir à l’administration publique. Et ça, on doit continuer à le défendre et le garantir15. »

17Dès lors que c’est l’interface numérique, alliée à la communication de l’administration, qui pousse vers la délégation privée du travail administratif, celle-ci reste acceptable politiquement. Ainsi la conception et la communication autour des interfaces numériques constituent une voie commode car informelle de réforme de la division du travail administratif, et de repositionnement en surplomb de l’administration dans cette division.

Le numérique et l’assouplissement du travail des conseillers

18Les conseillers privés sont ainsi devenus des acteurs incontournables de la PAC, pour les agriculteurs comme pour l’administration. Ils doivent absorber l’augmentation du travail administratif occasionnée par les dernières réformes des aides, tout en maintenant une prestation gratuite ou très peu coûteuse pour les agriculteurs aidés. Nous allons voir que le numérique leur offre dans ce contexte des voies d’assouplissement intéressantes du travail accompli à la place des agriculteurs.

  • 16 Sur l’évolution de cet outil numérique et sa gestion analysés depuis la France, voir Magnin (2019).

19Sur le fond, le dossier PAC et ses documents annexes privilégient une récolte étendue d’informations auprès des agriculteurs, suivant un gouvernement des aides et des pratiques agricoles fondé sur la traçabilité écrite (Joly et Weller, 2009 ; Joly, 2012). Leur contenu s’est étoffé en même temps qu’il s’est numérisé, sous l’effet de plusieurs réformes politiques (le tournant sanitaire et environnemental de la PAC à partir des années 2000), et de la possibilité offerte par les outils numériques de s’appuyer sur des données d’imagerie satellite de plus en plus précises pour distribuer et contrôler les aides. Ainsi par exemple le « système alphanumérique d’identification des parcelles agricoles » (SIPA) doit depuis 2013 contenir dans chaque État membre, une couverture d’ortho-imagerie aérienne ou spatiale avec un degré de précision augmenté (règlement CE 1306/2013, article 70). Le nombre de couches d’informations agricoles et environnementales répertoriées dans le SIPA augmente également au fil des années, ainsi que la précision des informations qui y sont renseignées ou vérifiées par l’exploitant agricole. Chaque État membre est responsable de la qualité de son SIPA et en produit une évaluation annuelle (règlement délégué (UE) 640/2014, article 7). Le constat par la Commission d’un système défaillant occasionne des sanctions financières et la mise en place d’un plan d’action pour y remédier16. D’autres démarches de traçabilité sont périphériques au dossier annuel de demande d’aides et justifient l’intégration de formulaires en annexe : la tenue d’un cahier d’exploitation consignant les opérations de semence et de traitement phytosanitaire sur chaque parcelle, la tenue d’un registre d’identification et de suivi des animaux d’élevage, principalement.

20Dans les archives de la famille Suarez consultées en 2016, la comparaison des quatorze dossiers PAC déposés entre 2001 et 2015 confirme leur étoffement progressif : de six pages en 2001, on passe à quatorze pages en 2013 et quarante-huit pages en 2015. Sur la même période la taille de l’exploitation est pourtant restée stable : le père Mauricio Suarez déclarait une surface de 54,13 hectares de terres arables en 2001 et sa fille Sonia sollicite des aides sur 52,15 hectares éligibles en 2016. L’apparition de nouvelles notices et formulaires matérialise en effet plutôt chaque nouvelle réforme européenne de la politique agricole (Bureau et Thoyer, 2014). À partir de 2007 les formulaires se densifient pour établir une distinction entre les « superficies existantes dans l’exploitation » et les « superficies pour justifier des droits ». En 2009 une annexe d’« information sur les éléments de conditionnalité à respecter » établit une liste de normes sanitaires et environnementales à respecter, parmi lesquelles on retrouve sept « bonnes conditions agricoles et environnementales ». Des liens URL s’ajoutent également, qui renvoient vers le site internet du gouvernement d’Aragon pour y obtenir plus d’informations. Plusieurs registres (registros) sont ensuite mentionnés et certains sont joints au dossier : un modèle de « cahier d’exploitation » (cuaderno de explotacion) à partir de 2014, un livret d’enregistrement des apports en engrais (Libro registro de aplicacion de fertilizantes) en 2015.

  • 17 Entretien n° 118. ESnat. 08.11.2017. Ramiro Abuli. Banco Santander. Responsable régional des servic (...)

21Face à cette augmentation du travail administratif, qui s’explique aussi par les progrès permis par le numérique dans la précision et la quantité des données contrôlées, les conseillers PAC doivent réorganiser leur offre voire restreindre sa générosité. Les conseillers du syndicat UAGA, qui en 2015 acceptaient encore de prendre en charge gratuitement les dossiers PAC de quelques agriculteurs non-adhérents au syndicat, réservent en 2016 cette gratuité aux adhérents. La banque Santander a progressivement déchargé ses banquiers agricoles de la prise en charge des dossiers PAC, qui manquaient de compétences agronomiques, informatiques et règlementaires assez poussées pour maîtriser l’ensemble des aspects du dossier. Désormais l’ensemble du conseil PAC est confié à des entités collaboratrices plus spécialisées (coopératives, syndicats, conseillers indépendants) avec lesquelles la banque passe des accords commerciaux : elle offre le suivi administratif PAC gratuitement à ses clients et se charge de payer l’entité choisie (contribuant, par-là, au financement notamment des syndicats agricoles). Les établissements bancaires semblent pris dans un tel sentier de dépendance qu’ils ne se donnent pas la peine de calculer les coûts occasionnés par ce service gratuit. Leurs représentants expliquent que même si la rentabilité du service est aujourd’hui discutable, le jeu de la concurrence leur interdit d’abandonner cette offre sous peine de voir une grande partie de leur clientèle agricole partir à la concurrence17. Plus généralement, le haut niveau de service proposé par ces acteurs constitue un héritage de la transition démocratique en Espagne, lorsque les organisations professionnelles agricoles viennent prendre le relais des services publics de vulgarisation agricole (servicios de extensión agraria), emblématiques du franquisme dans les territoires ruraux et qui disparaissent officiellement de l’organigramme de l’administration d’Aragon en 1997.

22Dans ce contexte, le numérique offre quelques voies de simplification aux conseillers PAC, fondées sur l’interactivité qu’il permet d’introduire dans l’écriture bureaucratique. Grâce aux dispositifs d’alerte et de pré-remplissage intégrés dans le Programme PAC, certaines séquences auparavant problématiques se transforment en « temps faibles » de la constitution du dossier (Dagiral, 2007 : 127‑158). Le numérique assouplit d’abord le travail des conseillers en réduisant les manipulations documentaires et le nombre d’interactions nécessaires avec l’agriculteur et l’administration. Francisco Barguil, salarié du syndicat agricole ASAJA depuis presque dix ans et qui s’occupe notamment des déclarations PAC, y voit un gain d’efficacité important :

  • 18 Entretien n° 47. ES. 01.04.2016. Francisco Barguil, technicien PAC, syndicat ASAJA.

« Pour nous ça été très positif, très bénéfique. […] Parce que je me souviens avant… car au final ça ne fait que depuis 2012 ou 2013 – je ne me souviens plus bien – qu’on peut faire les démarches à travers internet. Avant tout se faisait en papier. Alors qu’est-ce que ça supposait ? D’abord il fallait tout imprimer. Ensuite la personne devait signer, trois exemplaires en général. Tu devais aller à la banque, pour renseigner le numéro du compte bancaire et la banque te mettait le tampon qui confirmait que le numéro de compte était le bon. Et ensuite il fallait aller au registre de la Députation générale d’Aragon, pour qu’ils te mettent un tampon. Donc tu perdais beaucoup de temps, et c’était une consommation de papier phénoménale. Maintenant [avec le logiciel] ça fonctionne. Il y a des aléas aussi, parce qu’il y a des jours où tu perds un peu la patience car c’est lent. Mais c’est quand même une très bonne avancée. Ça a bien simplifié les choses18. »

23Un autre conseiller, Ruben Aznar, préfère insister sur la meilleure circulation des données et le pré-remplissage des formulaires comme voies d’assouplissement :

  • 19 Entretien n° 40. ES. 19.03.2016. Ruben Aznar, conseiller PAC, autonome en prestation de service pou (...)

« Avec le SIGPAC, c’est très pratique. Le fait d’avoir toute l’information centralisée dans le programme, c’est très bien. Maintenant tu peux faire la PAC en une demi-journée, c'est un progrès. […] Ça facilite le travail, ça économise des coûts. Non mais toute la technologie qui peut faciliter le travail, elle est la bienvenue. Je crois19. »

24L’une des principales difficultés rencontrées par les conseillers concerne en effet leur dépendance envers les informations détenues par l’agriculteur. L’incapacité de ce dernier à transmettre une information relative à l’assolement d’une parcelle ou à l’état détaillé de son cheptel d’élevage peut rapidement bloquer le processus de remplissage. Aussi l’intégration et le stockage de données directement dans le programme informatique permet aux conseillers de gagner en indépendance. Le pré-remplissage limite les possibilités de blocage dans le processus de « traduction » (Weller, 1999) nécessaire au remplissage du dossier, qui consiste par exemple à traduire la situation d’une exploitation agricole en un référencement de parcelles agricoles et d’opérations de semis. Face à un client incapable de rassembler des informations précises sur son troupeau ou ses cultures, le conseiller sera également en mesure de croiser les dires du client avec les informations pré-remplies, pour se contenter d’en vérifier la cohérence.

25Cela dit, c’est certainement le système d’alertes intégré dans l’interface qui offre le plus de souplesse au conseiller PAC. Le bouton de signature électronique du dossier ne fonctionne qu’en l’absence d’ « alerte bloquante ». Ces alertes (incidencias) peuvent surgir n’importe quand au cours de la validation des différents formulaires, pour signaler des anomalies ou des incohérences dans les informations renseignées. Elles s’accompagnent d’une signalisation rouge si elles sont dites « bloquantes », dans ce cas elles doivent absolument être prises en compte pour pouvoir déposer le dossier. Un second type d’alertes « informatives » n’empêchent pas le dépôt du dossier, mais signalent des démarches complémentaires qui devront être réalisées (il s’agit la plupart du temps de fournir des justificatifs complémentaires) (voir la figure ci-dessous).

Figure 1 - Exemple d’affichage d’alertes informatives et bloquantes dans le logiciel

Figure 1 - Exemple d’affichage d’alertes informatives et bloquantes dans le logiciel

Capture d’écran tirée du Programa de captura PAC en Espagne, 2016. L’alerte bloquante (incidencia bloqueante) et les deux alertes non bloquantes (incidencias no bloqueantes) concernent la demande d’aides complémentaires à destination des jeunes agriculteurs, qui ne semble pas compatible avec les informations fournies par l’agriculteur dans le dossier.

26Les alertes offrent la possibilité de renforcer le caractère encadré de l’écriture administrative (Riles, 2006, 18‑20 ; Pohn-Weidinger, 2012). En plus d’éviter les opérations de recopiage, elles guident les conseillers ou techniciens dans le remplissage des dossiers et les protègent de commettre des erreurs liées à leur connaissance limitée de l’exploitation concernée par le dossier.

27Réduisant les incertitudes pour le conseiller, le pré-remplissage et les alertes peuvent apaiser le stress au travail exprimé par certains conseillers comme Laura Zafra, lorsqu’elle se sent cernée par les incertitudes et la peur de l’erreur :

  • 20 Entretien n° 38. ES. 11.03.2016. Beatriz Garci et Laura Zafra, animatrices syndicales et conseillèr (...)

« Tu penses tout le temps que tu pourrais mal faire quelque chose et que ça peut avoir un impact sur ses aides. On parle de beaucoup d’argent. On parle de situations où on n’a pas toujours toute l’information. On n’a pas toutes les cartes pour pouvoir jouer et faire une bonne partie. […] Et ensuite il y a aussi ce volume de travail à réaliser en si peu de temps. Et ça affecte aussi ta conscience personnelle, tu sais. Ça te génère un peu d’anxiété, un peu de nervosité. Parce que tu veux bien faire les choses20. »

28Avec les réformes de la PAC et l’augmentation du travail administratif inhérent, faire les papiers des agriculteurs à leur place apparaîtrait désormais difficile sans l’appui d’un logiciel connecté, proposant de plus en plus de formulaires pré-remplis, une actualisation automatique de certaines informations grâce à sa connexion avec d’autres bases de données, et une écriture bureaucratique interactive ponctuée par des systèmes d’alertes.

29Le cas des agriculteurs espagnols invite donc à déplacer l’analyse, de la solitude des usagers face au numérique vers la nouvelle « division du travail au guichet » qu’il institutionnalise (Deville, 2019, 386‑389), en fonction des conditions organisationnelles de son déploiement et des infrastructures sociales qui l’accompagnent (Peeters, 2020 ; Giest et Samuels, 2022). Les caractéristiques techniques des interfaces numériques ont le pouvoir d’agir informellement sur cette division du travail. Elles peuvent conforter et contribuer à systématiser la délégation du travail administratif à des intermédiaires privés. Elles peuvent aussi permettre à ces acteurs non-étatiques, grâce à des systèmes d’alerte interactive et de pré-remplissage, de jouer pleinement leur rôle de remparts au non-recours et à la non-application de certains droits sociaux (Weill 2014, Pette 2014).

30Il reste à comprendre comment cette nouvelle division d’un travail administratif par ailleurs en augmentation affecte précisément les usagers concernés. Quelles sont les dimensions de la complexité administrative qui se maintiennent et celles qui disparaissent pour eux ? Nous allons voir que la place prise par les conseillers et l’autonomie qu’ils acquièrent dans leur travail réduit drastiquement le fardeau administratif pesant sur les agriculteurs, tout en maintenant la complexité perçue par eux, à cause de l’opacité qu’inspire ce travail administratif qu’ils ne réalisent pas directement eux-mêmes.

Les conseillers PAC au travail : un allègement source d’opacité pour les agriculteurs

31Les six conseillères et conseillers rencontrés en Espagne sont parfois salariés dans un syndicat agricole, parfois indépendants. Dans la première situation, Beatriz Garci, Laura Zafra et Francisco Barguil offrent des services PAC parmi d’autres services d’accompagnement administratif ou de formation technique, ils assurent aussi des activités d’animation syndicale. Francisco Barguil, 38 ans, a la spécificité d’être installé comme agriculteur à temps partiel à côté de son emploi au syndicat. Ruben Aznar, 26 ans et Monica Giménez, 29 ans, sont autoentrepreneurs et facturent leurs services à des syndicats sans pouvoir en dégager un revenu toujours satisfaisant (pour les deux il s’agit plutôt d’accumuler de l’expérience dans une phase d’insertion ou de transition professionnelle). Alberto est plus âgé et occupe une position plus stabilisée : l’entreprise qu’il a créée en 2013 de services en administration d’entreprises agricoles semble prospérer, en partie grâce à ses seize années d’expérience préalable comme salarié dans le syndicat ASAJA. Les prestations PAC qu’il réalise sont faites en son nom ou facturées à des établissements bancaires. Ces conseillères et conseillers ont tous une formation supérieure en agriculture de niveau bac +3 ou bac +5. Ils se définissent plus volontiers comme des techniciens (técnicos) que comme conseillers (asesores) auprès des agriculteurs, même si le service proposé est bien dénommé « conseil PAC » (« asesoramiento » ou « asesoría » PAC). Ils sont à des stades variés de leur carrière et dans des situations professionnelles plus ou moins précaires.

32L’observation directe des pratiques de ces conseillers et la compréhension du point de vue des agriculteurs sur leur rôle permettent d’évaluer les conséquences concrètes de leur action sur la complexité administrative ressentie par les agriculteurs. Si l’action des conseillers PAC permet bien de réduire considérablement le fardeau administratif assumé par les agriculteurs, elle ne constitue pourtant pas une voie de simplification au sens d’une clarification du droit et des procédures rattachées à l’action publique. Autrement dit, si la délégation du travail administratif numérique réduit la complexité vécue par les usagers et les protège contre le risque de non-recours contraint aux aides, elle contribue à l’opacité perçue des procédures administratives. En effet les pratiques professionnelles des conseillers PAC ne s’orientent pas vers la socialisation au sens politique ou gestionnaire des procédures prises en charge.

L’allègement des coûts d’apprentissage, de conformité et psychologiques pour les agriculteurs

33D. Moynihan et P. Herd définissent le “fardeau administratif” (administrative burden) comme l’accumulation de coûts d’apprentissage, de conformité et psychologiques supportés par les usagers dans leurs échanges avec l’administration. Les coûts d’apprentissage concernent le temps et les efforts déployés pour s’informer sur un programme ou un service, ses conditions d’éligibilité, la nature des bénéfices, les procédures d’accès (Herd et Moynihan, 2018, 23). Les coûts de conformité (compliance costs ou procedural costs) désignent les contraintes associées au fait de fournir des informations et de la documentation, constituer le dossier, se soumettre à des vérifications ou à un contrôle de l’administration (Herd et Moynihan, 2018, 24). Les coûts d’apprentissage et de conformité peuvent prendre une tournure financière lorsqu’ils engagent le paiement d’un service d’information et d’accompagnement, le financement de déplacements aux guichets administratifs ou le paiement d’une taxe (Heinrich et Brill, 2015, 278). Les coûts psychologiques renvoient enfin à la gêne et aux stigmates liés au fait de solliciter un programme, la perte d’autonomie et le sentiment d’intrusion ressentis face à l’administration, la frustration et le stress liés à l’incertitude ou l’injustice ressentie face aux procédures (Herd et Moynihan, 2018, 25).

34Pour les agriculteurs espagnols, la prise en charge massive et gratuite de leurs démarches, adossée à une interface numérique qui légitime et facilite le travail des conseillers, réduit largement les coûts d’apprentissage, de conformité et psychologiques pesant sur eux. La circulation et le pré-remplissage des données en contexte numérique permettent à certains agriculteurs d’arriver au rendez-vous en étant très peu préparés, comme dans cet exemple :

Observation du 18.04.2016

Beatriz est en déplacement pour plusieurs jours dans le nord de la province, pour y faire les dossiers PAC des adhérents locaux du syndicat. Je la rejoins ce jour-là dans le local d’une coopérative agricole qui est mis à sa disposition (le syndicat ne dispose pas de ses propres bureaux dans le secteur).

Rendez-vous 2, durée 1h10 (12h10 – 13h20)

L’agriculteur a 27 ans et il est éleveur de moutons.

Au début du rendez-vous, l’agriculteur demande à Beatriz quelle est la date limite pour déposer toutes les demandes : il ne la connaît pas. On s’installe autour de l’ordinateur. L’agriculteur sort des documents : « Je t’ai ramené les PAC de 2013, 2014, 2015. Je ne sais pas si tu avais besoin de quelque chose d’autre ? ». Le passage en revue des parcelles commence. Il y a très peu de changements par rapport à l’année dernière. Au bout d’un moment l’agriculteur détache son regard de l’écran. Il est immédiatement rappelé à l’ordre par Beatriz : « Eh, regarde avec moi ! ». Puis vient l’étape de la sélection des aides demandées. Il manque une information concernant le nombre d’agneaux que l’éleveur fait naître par an pour calculer le ratio de productivité de son troupeau (nombre d’agneaux nés par brebis). Il faudra donc récupérer cette information pour pouvoir finaliser ultérieurement la demande. Une nouvelle incertitude survient ensuite à propos des mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC) à demander. Beatriz explique que pour certaines parcelles l’éleveur gagnerait à solliciter la mesure 1.4 « Maintien de prairies de fauche en zone de montagne » au lieu de la 1.3 « Extensification additionnelle du pâturage ». Elle explique que la 1.4 présente un cahier des charges plus compliqué mais rapporte davantage d’aides à l’hectare. Beatriz prend vingt minutes pour expliquer précisément à l’éleveur la différence entre les deux cahiers des charges et lui permettre de faire un choix personnel et éclairé. Mais l’agriculteur ne comprend pas, il souffle des « no entiendo » du bout des lèvres. S’engage alors une sorte de dialogue de sourds où chacun finit par perdre patience. Vers 13h20 l’agriculteur prend congé en soupirant, il promet de recontacter Beatriz dès qu’il aura finalisé son choix et réuni la liste de documents qu’elle lui a demandés. Le dossier pourra être finalisé et signé à l’occasion d’un nouveau rendez-vous.

35L’intervention de la conseillère constitue bien ici un allègement et un assouplissement du travail bureaucratique, réduisant les coûts pesant sur cet éleveur. Ce dernier se contente de répondre à une proposition de rendez-vous et de s’y présenter. Réfractaire à regarder les formulaires sur l’écran, il peut presque se reposer entièrement sur Beatriz pour remplir et déposer son dossier. Les coûts de conformité qui restent à sa charge se concentrent dans la venue au rendez-vous, un ou plusieurs déplacements au bureau de proximité où l’accueille la conseillère, quelques informations complémentaires à récolter sur son cheptel. Concernant les coûts d’apprentissage, ils sont eux aussi réduits grâce à la capacité de Beatriz de faire le lien entre les différentes lignes d’aide (1.3, 1.4) et la situation particulière de l’éleveur. Enfin quelques coûts psychologiques persistent, visibles dans l’ennui voire l’agacement lorsqu’il ne parvient pas à choisir entre les deux mesures proposées. Ils restent cependant limités par la confiance qu’il accorde à l’expertise de la conseillère, s’en remettant le plus possible à ses conseils. Le sentiment d’incompétence ou d’inaptitude à entrer en relation directe avec l’administration n’a pas vraiment sa place ici, qui pourrait être une autre source de coûts psychologiques. En effet la généralisation et la normalisation des services PAC, y compris par l’administration, réduisent la valeur accordée aux compétences administratives de chaque agriculteur, qui n’apparaissent pas indispensables pour bénéficier de la PAC. Ne pas savoir faire ses démarches seul n’est donc pas dévalorisant ou humiliant.

36Avec la délégation du dossier et parfois de ses documents annexes, les services PAC offrent aussi une sécurité administrative apaisante pour les usagers. Monica Giménez explique :

  • 21 Entretien n° 43. ES. 28.03.2016. Monica Giménez – UPA – technicienne PAC.

« Par exemple pour les cahiers d’exploitation, de phytosanitaires, ils peuvent le faire eux-mêmes. Ils devraient le faire eux-mêmes, ils peuvent le remplir à la main… c’est clair ! Mais ils préfèrent dire : “fais-le”… Ils préfèrent ne pas avoir à y penser, un papier en moins… c’est acheter de la tranquillité21. »

  • 22 Parfois jusqu’à une centaine d’euros pour le cahier d’exploitation, si l’exploitation comporte de n (...)

37Moyennant quelques dizaines d’euros complémentaires22, faire remplir ou vérifier son cahier d’exploitation avant un contrôle offre une garantie face au risque d’erreur et de sanction, et permet la « tranquillité » pour reprendre les termes de Monica. Les coûts psychologiques se résument essentiellement à de la frustration. Vicente Casal, un éleveur d’ovins et de bovins, l’exprime ainsi à propos des obligations liées à l’identification et la traçabilité des animaux :

  • 23 Entretien n°53. ES. 14.04.2016. Vicente Casal, éleveur d’ovins et de bovins.

« Maintenant c’est devenu plus important – et ça me cause beaucoup de peine – pour être agriculteur ou éleveur, et éleveur surtout : c’est plus important d’avoir les papiers en ordre, que de sauver un agneau. Ou de sauver un veau23. »

38Vicente Casal ressent de la « peine » face à des démarches d’identification et de traçabilité qui prennent le dessus sur ses compétences en zootechnie. Sa frustration est attachée à la valeur supérieure qu’il donne aux savoirs agricoles traditionnels. Cependant elle ne s’accompagne pas d’un stress, d’une anxiété ou d’un mal-être face aux démarches, comme on les observe plus volontiers dans d’autres contextes nationaux de médiation de la PAC, comme la France (Mesnel, 2020).

39Néanmoins et si l’on considère maintenant la simplification comme une clarification du droit et des procédures encadrant la PAC (Chevallier, 2016, 5‑7), le conseil PAC est aussi source d’une opacité renforcée des règles et procédures de la PAC, également du fonctionnement des institutions administratives, pour les agriculteurs.

Le maintien de l’opacité et de la complexité perçue du travail administratif

40Tout au long du rendez-vous avec l’agriculteur, le conseiller PAC peut être plus ou moins bavard, plus ou moins porté sur l’explication de la procédure, prendre plus ou moins parti pour ou contre telle mesure de la politique publique. En somme il peut développer un rôle professionnel et des pratiques relationnelles différentes selon les dispositions qui orientent son travail. Les conseillers ayant une formation en agroenvironnement ou des convictions environnementales plus affirmées (et qui sont aussi souvent les plus jeunes), sont ainsi plus enclins à adopter une attitude de pédagogie et d’explication du sens politique des démarches. Cependant notre enquête rejoint les résultats des travaux de sociologie du guichet qui soulignent le poids des facteurs organisationnels, plus influents que les facteurs situationnels et dispositionnels, pour expliquer les pratiques effectives des agents envers les usagers (Bourgeois, 2023).Une attitude prend en effet le dessus sur les autres chez les conseillers PAC rencontrés, indépendamment de leur trajectoire individuelle ou leur statut d’emploi. Elle est à la fois facilitée par le numérique et encouragée par les deux objectifs partagés par tous les conseillers PAC, qu’ils soient salariés ou indépendants : satisfaire la demande de « tranquillité » des agriculteurs et atteindre un certain niveau de rapidité dans la prestation de conseil. Elle consiste à associer le moins possible les agriculteurs au sens de l’action en train de se faire. Les conditions de travail des conseillers PAC (davantage que leurs trajectoires et convictions personnelles) favorisent ainsi une socialisation réduite des agriculteurs au sens des démarches et à leur légitimité politique ou gestionnaire, et accentuent l’opacité perçue du travail administratif accompli.

  • 24 Observation du 12.04.2016. Alberto est en déplacement dans l’agence locale d’une banque, située dan (...)
  • 25 Nous avons revu Enrique Ortiz par la suite pour un entretien individuel (entretien n° 65). À cette (...)

41On le voyait déjà dans l’observation de rendez-vous restituée précédemment : l’éleveur d’ovins accompagné par Beatriz n’est pas en demande de formation ou d’autonomie dans ses choix relatifs à la PAC. Il préfèrerait que la conseillère l’implique moins dans la constitution du dossier PAC en train de se faire. Ce désir de tranquillité est partagé par la plupart des enquêtés agriculteurs et il rejoint le souci d’efficacité des conseillers face à l’augmentation du travail à accomplir. Avec Alberto Encinas, l’opacité dans laquelle sont maintenus les agriculteurs va plus loin, puisque ces derniers ne voient pas l’écran de l’ordinateur sauf en cas d’incertitude sur une photo aérienne de parcelle : certains de ses clients n’ont donc probablement jamais vu à quoi ressemblait le logiciel d’enregistrement des dossiers24. Ils se contentent de répondre aux questions pratiques du conseiller, sans se préoccuper de l’utilité de ces informations ni de la manière dont elles seront compilées dans le dossier. De son côté le conseiller fait peu d’efforts de clarification. Il n’explique pas à quoi servent les informations qu’il demande, il redessine des contours de parcelles sans les faire valider par l’agriculteur, il coche la demande de certaines aides sans les en informer oralement. Il assume de prendre sur lui une part importante des risques liés aux incertitudes qui émanent du processus d’alignement des informations dans le dossier. Cela ne semble pas gêner ses clients, tel Enrique Ortiz arrivé ce matin-là avec un grand cabas en plastique rempli de « toute la paperasse relative à la ferme, au cas où il manque quelque chose ». Il loue la facilité et la rapidité avec lesquelles Alberto s’occupe de son dossier annuel25. Tenir l’agriculteur à l’écart du sens des démarches permet ainsi de satisfaire ses attentes, mais aussi de gagner en efficacité. La stratégie du silence est en effet payante de ce point de vue pour le conseiller, qui déploie une efficacité remarquable dans sa prestation de services. Pendant une journée qu’il m’invite à passer avec lui, il rencontre huit exploitants agricoles et il enregistre leurs demandes d’aides PAC en à peine six heures de travail, soit moins d’une heure passée sur chaque dossier. Or il s’agit là d’une préoccupation centrale des conseillers en contexte d’inflation du travail bureaucratique à prendre en charge. Il n’est donc pas question pour les conseillers de socialiser leur interlocuteur au sens administratif des aides, encore moins aux objectifs politiques qui les justifient, comme la préservation de la biodiversité (Mesnel, 2018). D’ailleurs, le travail de pédagogie engagé par Beatriz Garci et décrit précédemment constitue une des raisons de son mal-être au travail, qui l’amènera à démissionner quelques semaines après notre rencontre. La posture relationnelle la mieux adaptée à la demande des usagers et à l’impératif d’efficacité est bien celle tournée vers la rapidité et le maintien d’une forme d’opacité envers le client agriculteur (l’écran d’ordinateur ne lui est pas montré, toutes les aides cochées ne lui sont pas explicitées, toutes les informations renseignées ne lui sont pas communiquées).

42Ainsi lorsque l’administration numérique se fait favorable à l’intervention de conseillers privés, le sens du travail administratif devient difficilement accessible pour des usagers tenus à distance des principales étapes de son remplissage. Les termes de « scénario artificiel » et d’« invention » reviennent souvent dans la bouche des enquêtés agriculteurs lorsqu’il s’agit de prendre position sur ce sens des démarches, comme chez Tomas Vargas :

  • 26 Entretien n° 73. ES. 02.05.2016. Tomas Vargas – agriculteur, cultivateur.

« la réalité, dans le monde rural, la manière de produire, elle est différente de ce qu’ils disent dans les règlements. (…) Alors c’est ça le plus difficile : devoir justifier ce qui ne se fait pas. Devoir inventer »26

  • 27 Entretien n° 76. ES. 05.05.2016. Andres Campos – Agriculteur, cultivateur. Il parle ici des coeffic (...)
  • 28 Entretien n° 58. ES. 19.04.2016. Sonia Suarez, cultivatrice, agriculture biologique.
  • 29 Entretien n° 46. ES. 01.04.2016. Juan Carlos Guil et José Antonio Serra, agriculteurs (polyculture- (...)

43Cet agriculteur et élu syndical décrit des coûts de conformité qui engagent moins un effort d’écriture qu’un effort de créativité pour s’adapter à ce qu’un autre exploitant, Andres Campos, appelle des « scénarios artificiels créés par la bureaucratie européenne »27. Sonia Suarez évoque quant à elle un « monde réel [qui] doit faire du théâtre pour que le monde des papiers tienne la route »28. Enfin Juan Carlos Guil et José Antonio Serra mentionnent le paiement vert comme de la « littérature pour satisfaire les urbains », constatant qu’il produit plus d’effets bureaucratiques qu’environnementaux29. La notion d’“opération marketing” est aussi régulièrement mobilisée dans les entretiens, suggérant que les démarches administratives se suffisent à elles-mêmes et constituent l’objectif final des gouvernements. On le comprend, si le fardeau administratif diminue, la paperasse se maintient qui renvoie à la perception d’un travail administratif considéré comme inutile, injustifié, sans intérêt (Kaufman, 1977 ; Rosenfeld, 1984 ; Mesnel, 2023).

44La littérature sur le numérique et les réformes administratives établit que la numérisation rend la présence et les effets de l’Etat plus incertains, moins tangibles (Alauzen, 2019a ; Gélédan, 2021). L’administration numérique nourrit ainsi chez certains usagers le sentiment d’une distance au politique (Deville, 2023). Dans le cas que nous étudions, les agriculteurs sont tenus non seulement à distance de l’administration par le numérique – ils la rencontrent moins souvent et principalement dans des contextes de contrôle – mais aussi à distance du dossier PAC lui-même, qu’ils voient de moins en moins en raison de conseillers PAC qui y font écran. De son côté l’administration, en confortant ce double mouvement de dématérialisation et de délégation, renonce à sa prétention à socialiser les agriculteurs au sens des démarches. L‘opacité administrative de la PAC reste ainsi maintenue sous la forme d’une tangibilité incertaine du sens des démarches, et conduit à sa mise à distance par les agriculteurs à travers des discours dénonçant une paperasse.

Conclusion

45En conclusion, cette enquête permet d’insister sur deux enjeux de l’étude des transitions numériques dans l’administration. Tout d’abord, interroger l’effet du numérique sur le travail administratif oblige à développer une sociologie des « organisations de terrain », étendue des guichets administratifs vers les acteurs associatifs, les entreprises marchandes et les organisations militantes susceptibles de jouer un rôle de médiateurs administratifs (Brodkin, 2012, 944). Dans le cas des agriculteurs, le passage au numérique est pensé pour faciliter l’intervention de conseillers privés et produit des effets ambivalents sur les usagers : la délégation réduit fortement le fardeau administratif qui pèse sur eux, tout en maintenant voire en renforçant leur perception d’un travail administratif opaque et illégitime. Ainsi la distance à l’Etat provoquée par le numérique tient au remplacement du guichet physique public par l’interface numérique (Deville, 2023) mais aussi à l’opportunité, offerte par ce nouvel environnement numérique, à des médiateurs privés de renforcer leur rôle d’accompagnement en lieu et place des représentants de l’administration. La piste du numérique comme levier pour favoriser le rôle de médiateurs privés devrait être explorée dans d’autres domaines d’action publique, pour mieux comprendre l’effet de ces intermédiaires sur les rapports des usagers à l’Etat. On pense notamment aux cas où la présence de médiateurs associatifs ou du monde du conseil existe déjà, par exemple pour accompagner des particuliers face aux politiques sociofiscales ou des acteurs économiques face à des politiques de subvention. Le deuxième enjeu sur lequel notre étude permet d’insister est celui du numérique comme élément défavorable à la clarification du travail administratif pour les usagers. En étudiant simultanément les politiques de simplification et leurs effets sur les usagers, notamment en termes de fardeau administratif, nous avons montré l’intérêt heuristique de distinguer les coûts concrets de l’accomplissement des démarches (que l’intervention des conseillers PAC permet de réduire), et l’opacité entourant le sens politique et gestionnaire de ces démarches (maintenue par les pratiques professionnelles de ces conseillers). Ce résultat plaide pour une multiplication des enquêtes « par le bas » et le développement d’une véritable sociologie de la simplification administrative du point de vue des usagers, qui puisse faire écho aux travaux largement centrés jusqu’ici sur la fabrique et la mise en œuvre des programmes de simplification.

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Notes

1 L’exclusion administrative constituant ici un certain type de « non-recours » aux droits sociaux tel qu’il est étudié dans le champ francophone (Warin, 2012).

2 En cela ils s’éloignent par exemple des grandes exploitations fruiticoles de l’est et du sud de l’Espagne, gourmandes en main d’œuvre et dont les chefs d’exploitation ont un emploi du temps qui ressemble plus à celui d’un manager qu’à celui d’un agriculteur à la tête d’une exploitation « familiale » telle qu’on la définit en France.

3 En cela ils diffèrent d’un nombre considérable de bénéficiaires espagnols dont l’agriculture n’est pas l’activité principale, et qui perçoivent un montant d’aides souvent dérisoire au titre de propriétaires de quelques hectares de terres agricoles.

4 Les dernières élections syndicales agricoles organisées en Aragon datent de 2001 : dans la province étudiée, l’Asociacion Agraria - Jovenes Agricultores (ASAJA, assimilée au Parti Populaire conservateur) était sortie gagnante en récoltant 52% des voix, suivie de la Coordinadora de Organizaciones de Agricultores y Ganaderos (COAG) (36%), de l’Unión de Pequeños Agricultores y Ganaderos (UPA, associée au Parti socialiste) (7%) et de l’ Asociación Regional de Agricultores y Ganaderos de Aragón (ARAGA) (4%).

5 L’enquête a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat sur la mise en œuvre des aides dites du « premier pilier » de la PAC en France et en Espagne (Mesnel, 2020). Elle a été complétée par d’autres enquêtes sur le même sujet en France et également au niveau national à Madrid en 2017, auprès des principaux acteurs espagnols de la mise en œuvre de la PAC. L’enquête madrilène est mobilisée ponctuellement dans cet article.

6 Pour un aperçu du contexte historique, social et politique permettant d’expliquer l’institutionnalisation de cette offre de services privée et gratuite en Espagne, voir Mesnel (2022).

7 El País – Revista Retina - 19.07.2018. Patricia Charro Herrera : « Entorno rural - Así es la vida para el 10% de españoles sin conexión a internet », en ligne, lien URL :

https://retina.elpais.com/retina/2018/07/18/tendencias/1531910085_072273.html (page consultée le 20.03.2019)

8 Entretien n° 44. ES. 31.03.2016. Javier Matilla, agriculteur, polyculture-élevage. Tous les entretiens sont anonymisés : les noms et prénoms utilisés dans l’article sont des pseudonymes. Les noms et prénoms fictifs ont été choisis pour respecter au mieux l’appartenance générationnelle, sociale et culturelle de chaque individu. La numérotation des entretiens correspond à leur positionnement dans le corpus de données sur lequel repose l’article, qui compte au total 151 entretiens. Elle pourra faciliter le rapprochement avec d’autres publications reposant sur les mêmes données.

9 Gouvernement d’Aragon. Décret 173/2017, chapitre 2, articles 18 et 21. Chaque entité habilitée dispose de personnel qualifié et de moyens techniques adaptés, de certificats numériques de représentation juridique, d’une assurance de responsabilité civile couvrant les préjudices pour l’usager en cas d’erreur administrative commise par l’entité et de moyens de protection des données personnelles.

10 Observation d’une réunion publique sur « Le futur de l’agriculture » en Aragon, amphithéâtre du siège provincial de l’administration agricole, 29 mars 2016. Pedro Arocea est coordinateur provincial des différentes OCAs.

11 Entretien n° 77. ES. 05.05.2016. Agustin Velasco, agriculteur, cultivateur.

12 Entretien n° 41. 23.03.2016. Manuel Borja, animateur syndical provincial avec plusieurs années d’ancienneté, UAGA-COAG.

13 Des tentatives de restructuration de certaines OCAs ont également été initiées à partir de 2011. Elles ont toutefois subi des revers politiques au nom de la lutte contre la désertification rurale, et leurs conséquences en 2016 restent marginales : dans la province de l’enquête, seules deux guichets ont été rétrogradés au rang de « bureaux auxiliaires » (oficinas auxiliares).

14 Fondo Español de Garantía Agraria

15 Entretien n° 105. ESnat. 13.09.2017. 105. Bernardo González, Graziela Flores, Marco Garcea, Jeronimo Mora. Organisme payeur espagnol (FEGA), agents du secrétariat général « aides directes ».

16 Sur l’évolution de cet outil numérique et sa gestion analysés depuis la France, voir Magnin (2019).

17 Entretien n° 118. ESnat. 08.11.2017. Ramiro Abuli. Banco Santander. Responsable régional des services à l’agriculture ; échange informel avec deux autres représentants de Banco Santander lors d’un évènement public (observation du 04.04.2016).

18 Entretien n° 47. ES. 01.04.2016. Francisco Barguil, technicien PAC, syndicat ASAJA.

19 Entretien n° 40. ES. 19.03.2016. Ruben Aznar, conseiller PAC, autonome en prestation de service pour le syndicat UPA.

20 Entretien n° 38. ES. 11.03.2016. Beatriz Garci et Laura Zafra, animatrices syndicales et conseillères PAC, syndicat COAG-UAGA.

21 Entretien n° 43. ES. 28.03.2016. Monica Giménez – UPA – technicienne PAC.

22 Parfois jusqu’à une centaine d’euros pour le cahier d’exploitation, si l’exploitation comporte de nombreuses parcelles et cultures.

23 Entretien n°53. ES. 14.04.2016. Vicente Casal, éleveur d’ovins et de bovins.

24 Observation du 12.04.2016. Alberto est en déplacement dans l’agence locale d’une banque, située dans un village d’environ 1.000 habitants. De 9h40 à 15h, il reçoit huit agriculteurs clients de la banque, doit il va prendre en charge le remplissage et le dépôt du dossier PAC, pour le compte de la banque.

25 Nous avons revu Enrique Ortiz par la suite pour un entretien individuel (entretien n° 65). À cette occasion il a pu nous confirmer sa satisfaction à l’égard des prestations efficaces d’Alberto Encinas.

26 Entretien n° 73. ES. 02.05.2016. Tomas Vargas – agriculteur, cultivateur.

27 Entretien n° 76. ES. 05.05.2016. Andres Campos – Agriculteur, cultivateur. Il parle ici des coefficients d’admissibilité des prairies permanentes aux aides en Espagne.

28 Entretien n° 58. ES. 19.04.2016. Sonia Suarez, cultivatrice, agriculture biologique.

29 Entretien n° 46. ES. 01.04.2016. Juan Carlos Guil et José Antonio Serra, agriculteurs (polyculture-élevage).

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Table des illustrations

Titre Figure 1 - Exemple d’affichage d’alertes informatives et bloquantes dans le logiciel
Légende Capture d’écran tirée du Programa de captura PAC en Espagne, 2016. L’alerte bloquante (incidencia bloqueante) et les deux alertes non bloquantes (incidencias no bloqueantes) concernent la demande d’aides complémentaires à destination des jeunes agriculteurs, qui ne semble pas compatible avec les informations fournies par l’agriculteur dans le dossier.
URL http://journals.openedition.org/reset/docannexe/image/5573/img-1.png
Fichier image/png, 36k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Blandine Mesnel, « Déléguer son travail administratif en régime numérique : une simplification porteuse d’opacité pour les agriculteurs espagnols »RESET [En ligne], 14 | 2024, mis en ligne le 31 décembre 2024, consulté le 20 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/reset/5573 ; DOI : https://doi.org/10.4000/136ag

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Auteur

Blandine Mesnel

Université Paris Panthéon Assas, Cersa

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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