1Comment la politique de « dématérialisation de l’État » affecte-t-elle le rapport au travail des agent·es de services publics ? L’introduction d’outils numériques comme outils de gestion (Benedetto-Meyer et Boboc, 2021) a des effets sur le contrôle et l’organisation du travail (voir par exemple Flichy, 2017, Munoz, 2015 ; Nonjon et Marel, 2015 ; Le Lay, 2010). Elle est souvent associée à des logiques de standardisation et d’automatisation qui laissent peu de place à l’autonomie dans le travail. Les technologies numériques peuvent aussi impliquer des tâches faiblement valorisées parce qu’elles sont perçues comme trop distantes de l’activité initiale des salarié·es (Boeglin-Henky, 2022 ; Dujarier, 2015 ; Pillon, 2016). De plus, internet participe à la reconfiguration de la relation de service, ce qui a été bien documenté à propos de nombreux services publics (Revil et Warin, 2019 ; Okbani, Camaji, et Magord, 2022). Dans le prolongement de ces analyses, cet article cherche à saisir les effets de l’informatisation de l’espace professionnel des archives de la fonction publique, à partir du cas des services d’archives départementales (cf. encadré 1).
- 1 Voir notamment le programme « Action publique 2022 » annoncé en octobre 2017, visant la « transform (...)
2La construction de l’État est intimement liée à la production d’écrits (Goody, 1979) qui sont concentrés, unifiés, codifiés (Bourdieu, 1993), notamment par les archives publiques, qui transforment sa production documentaire en patrimoine et fondent le régime de la preuve historique et juridique. Un certain nombre d’administrations, comme l’état-civil, les immatriculations de véhicules ou les archives notariales, ont l’obligation de verser périodiquement leurs archives. Les services publics qui prennent en charge ces archives sont largement affectés par la « dématérialisation de l’État »1, qui incarne l’un des axes structurels majeurs de réforme de la bureaucratie.
Encadré 1 : Les archivistes des conseils départementaux
Créées à la Révolution française, les Archives départementales font partie du réseau des Archives de France. Elles sont placées sous l’autorité du président du conseil départemental, mais leur direction est assurée par des fonctionnaires de l’État mis à disposition : des conservatrices et conservateurs généraux du patrimoine de la spécialité archives, souvent issu·es de l’Institut National du Patrimoine ou de l’École nationale des chartes, prestigieuse institution de l’enseignement supérieur. Les archives départementales prennent en charge les archives des collectivités territoriales (le conseil départemental), celles des services déconcentrés de l’État et des archives privées confiées par des particuliers, des associations ou des entreprises.
Les services d’archives sont composés d’agent·es de catégories A, B et C de la fonction publique territoriale. Une fraction des agent⸱es de catégorie A sont fonctionnaires d’État, détachés auprès des collectivités territoriales pour contrôle scientifique et technique. Les agent·es sont le plus souvent réparti·es dans des équipes en fonction des périodes historiques et des domaines traités : fonds anciens et modernes, fonds contemporains (après 1945), archives privées, iconographie, etc. Les archivistes des catégories A (conservateur·trices du patrimoine ou attaché·es de conservation du patrimoine) et B (assistant·e de conservation du patrimoine) sont très majoritairement titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur en archivistique. Pour intégrer les masters en archivistique, voire l’École des chartes pour les positions de direction ou de certain·es responsables d’équipe, une formation initiale en histoire est requise (Coeuré et Duclert, 2019). Parmi les agent·es de catégorie B, on trouve aussi des titulaires de diplômes de bac +2 dans le champ de la documentation ou de l’information (DUT Information-communication par exemple). Les agent·es de catégorie C ont des trajectoires scolaires et professionnelles plus variées et sont rarement titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur, cela sera montré dans l’article.
Dans les services d’archives départementales, presque l’ensemble du personnel est identifié comme archiviste, en dépit des positions inégales et des catégories, à l’exception des personnes qui ne manipulent pas d’archives ou ne font pas de classement (cf. infra). Cependant, ce sont surtout les agent·es de catégories A et B, et plus encore les « chartistes » qui ont les attributs des professions qualifiées établies et régulées, bénéficiant d’une expertise reconnue, en particulier autour de documents anciens et précieux, et maintenant une « licence » pour entrer dans le métier (formation en histoire, master en archivistique, École des Chartes). Les missions des archivistes sont elles aussi clairement définies autour de l’acronyme 4C : collecter, classer, conserver, communiquer. La structuration du groupe professionnel et de ses principales missions est aussi soutenue et organisée par une association professionnelle forte qui propose diverses publications, formations, offres d’emploi, etc. (Hamard, 2020).
3Dans les services d’archives, le « numérique » fait référence à un ensemble complexe de techniques et pratiques qui existaient auparavant sous d’autres formes (support de reproduction des documents, mode de stockage, d’enregistrement, de transmission, système de classement et de recherche, etc.) et sont introduites progressivement depuis les années 1970. Il concerne des processus répandus dans la fonction publique, comme l’introduction de logiciels métiers (Moalic-Minnaert, 2023) dans des visées de rationalisation du travail ou l’essor de relations « à distance » avec le public (voir notamment Deville, 2023). Mais le déploiement du numérique dans les services d’archives a aussi des spécificités liées à la nature même du métier : il consiste d’une part en la numérisation des documents papiers (le fait de scanner les documents à des fins de conservation et de communication), et d’autre part en la prise en charge d’archives contemporaines électroniques (aussi appelées « archives nativement numériques ») produites par les autres administrations (voir figure 1).
Figure 1 – Chaîne de traitement des archives avec (en bleu) les segments numériques qui se sont ajoutés à cette chaîne
- 2 L’étude de la littérature professionnelle (Bourdon, 2022) montre un intérêt des archivistes pour l’ (...)
4Ces différents processus — qui se mettent en place très progressivement depuis les années 19702 — suggèrent que les archivistes sont affectés de manière assez singulière par l’introduction et le déploiement d’outils numériques dans les administrations par rapport à d’autres services, car c’est l’objet même de ce qui est traité par les archivistes – le document – qui est transformé. De plus, les services d’archives participent directement à la mise en œuvre de la dématérialisation d’autres services en traitant leurs données électroniques, constituées de fichiers bureautiques, d’e-mails, de bases de données, etc. Pour les archivistes, le traitement des archives numériques semble donc contribuer à un élargissement des tâches et des missions revendiquées au sein du groupe professionnel (le mandat chez Hughes [1996]) que cet article explore. Cet élargissement remet-il en cause leur « cœur de métier » (Dujarier, 2015) ? Observe-t-on des différences d’appropriation de nature à reconfigurer les légitimités et segmentations professionnelles au sein du groupe ? On sait en effet que les segmentations qui traversent chaque groupe professionnel reposent notamment sur la définition de ce qu’est le centre de la vie professionnelle (Strauss, 1992) ou le « vrai boulot » (Bidet, 2011) aux yeux de ceux qui l’exécutent, ces définitions structurant largement les identités professionnelles, entendues comme les » manières pour les individus d’être définis et de se définir eux-mêmes dans le champ du travail » (Dubar, Tripier et Boussard, 2015). Nous cherchons donc ici à documenter les effets de la prise en charge de documents numériques sur le rapport au travail des archivistes, la structuration du groupe professionnel et, in fine, sur les identités professionnelles de ces agent·es. Notre enquête (cf. encadré 2) permet d’interroger la manière dont les archivistes départementaux construisent leur légitimité, en fonction de leur place dans la division du travail et de leur socialisation professionnelle. Dans les mondes sociaux des archives, les identités professionnelles apparaissent-elles dès lors transformées par l’archivage numérique jusqu’à recomposer les clivages et compétitions entre segments professionnels (Strauss, 1992) ?
- 3 Nous remercions les évaluateur·trices et le comité de rédaction de la revue RESET pour leurs commen (...)
5Ces questions seront abordées en examinant les transformations du travail des archivistes, en nous focalisant sur la nouvelle matérialité du document d’archive (numérisé ou nativement numérique). La première partie de l’article se penchera spécifiquement sur le travail de numérisation des documents papier. Dans une seconde partie, nous documenterons le rôle des archivistes dans le traitement des archives électroniques produites par d’autres administrations et les recompositions du travail que ce traitement induit. Enfin, la troisième partie s’interrogera sur les effets de ces transformations sur les identités professionnelles et la structuration du groupe professionnel3.
Encadré 2 : Méthodologie et population d’enquête
Les analyses développées dans cet article reposent sur une recherche collective financée par le DEPS/Doc Ministère de la Culture et le SIAF. Une démarche d’immersion ethnographique a été conduite au sein d’un service d’archives départementales au premier semestre 2022 et des observations ponctuelles ont pu être menées dans trois autres services d’archives départementales. Les différentes phases du travail archivistique ont ainsi pu être observées in situ dans plusieurs espaces du travail (laboratoires de numérisation, salle de lecture, espaces de tri, bureaux, etc.) et auprès d’équipes prenant en charge différents fonds (contemporains, anciens, fonds privés, etc.). 45 entretiens semi-directifs ont été menés, dans ce service et dans trois autres services d’archives départementales. Parmi ces 45 archivistes, les agent·es se répartissent dans différentes catégories : neuf agent·es de catégorie C, quatorze de catégorie B et vingt et un de catégorie A, ainsi qu’un stagiaire en formation d’archivistique. À l’image du groupe professionnel, majoritairement féminin, notre échantillon est composé de 28 femmes et 17 hommes ; et la division sexuée du travail donne lieu à une surreprésentation des hommes dans les postes de catégorie A (11 catégorie A, 4 catégorie B, 1 catégorie C, 1 stagiaire), tandis que les femmes se répartissent dans les trois catégories A, B et C (10 catégorie A, 10 catégorie B, 8 catégorie C).
Une analyse documentaire de la presse spécialisée complète cet ensemble de matériaux (Bourdon, 2022).
6Le travail des archivistes est avant toute chose affecté par la politique de numérisation massive des documents initialement sur support papier. Ces injonctions répondent à un double enjeu de conservation pérenne des archives (ne pas multiplier les sorties d’un document ancien en salle de lecture et le rendre accessible en ligne permet d’éviter qu’il ne se détériore) et de mise à disposition plus large des documents (le lectorat n’est plus contraint de se déplacer dans les services). Cet aspect du travail constitue une mission supplémentaire dévolue aux services d’archives (I.1) et constitue à certains égards un « sale boulot » (Hughes, 1996), notamment parce qu’elle requiert peu de qualifications en archivistique (II.2).
- 4 En 2020, les services départementaux ont enregistré 22 millions de documents numérisés, constituant (...)
- 5 Au sein de ces ateliers ou laboratoires, la numérisation des documents est opérée sur différents ty (...)
7Aujourd’hui dans les services d’archives, les archives papier sont de plus en plus numérisées4. Comme auparavant pour le microfilmage, la plupart des documents à numériser sont envoyés à des prestataires extérieurs. C’est le cas de fonds d’archives contemporaines dont le volume est très conséquent, ainsi que des fonds d’archives anciennes, dont la numérisation requiert un outillage spécifique. La numérisation d’autres fonds – moins volumineux et/ou ne pouvant pas être sortis du site des archives départementales – est réalisée en interne dans des « laboratoires » ou « ateliers de numérisation »5. Or, ce travail de numérisation implique un nouveau faisceau de tâches pour les archivistes.
8Premièrement, cette mission de numérisation suppose d’établir des « politiques de numérisation », qui relèvent des choix de priorisation des documents à numériser (au vu des demandes croissantes du public, pour des enjeux de conservation ou pour la « valeur historique du document »). Ces politiques de numérisation sont élaborées par les directions ou les responsables de fonds (des agent·es de catégorie A). Si ces politiques sont un nouvel aspect du travail des directions, elles constituent cependant un prolongement des missions dévolues historiquement à la profession archivistique. Il s’agit en effet d’un travail de sélection et de hiérarchisation des documents. À la mission des archivistes de devoir trancher entre ce qui doit être conservé et ce qui peut être détruit, vient s’ajouter la question de leur potentielle numérisation : séries susceptibles d’être les plus demandées (état-civil) ou constituant des sortes de « produits d’appel » valorisant les fonds.
9Le travail de numérisation implique des tâches plus inédites pour les archivistes, au sein des services ou lorsque la numérisation est externalisée à des prestataires extérieurs. Dans ce second cas, la démarche de numérisation intervient souvent après que les documents aient été rangés en magasin. Une à deux fois par an, une liste des fonds à numériser dans le cadre de « campagnes extérieures » est établie. Il importe alors de « préparer les documents » pour la future numérisation : les documents sont repérés en magasin et conditionnés dans la perspective de leur prise en charge par un prestataire. Cette préparation requiert également une intervention sur le logiciel de traitement archivistique pour signaler l’absence temporaire des documents. Ces différentes tâches sont souvent perçues comme un alourdissement du travail.
10Une fois la numérisation effectuée, selon des délais variés – quelques jours à quelques semaines pour les documents pris en charge en interne jusque parfois plus de six mois pour des fonds numérisés en extérieur –, les archivistes procèdent au rangement des documents papier en magasin, et vérifient la qualité des numérisations. Les documents numérisés sont ensuite intégrés dans la base de données du logiciel métier. Il importe enfin de procéder au « raccrochage » du document numérisé à la notice qui lui est associée dans le logiciel métier et éventuellement d’autoriser son accès en ligne sur le site internet du service.
11Le travail de numérisation des documents prend aussi des formes plus quotidiennes dans les services d’archives et peut, là aussi, venir alourdir le travail. Les archivistes sont en effet confronté·es, et ce quel que soit leur statut, au travail concret de numérisation, c’est-à-dire au fait de scanner des documents. Si toutes et tous doivent ponctuellement réaliser de telles tâches, le travail de numérisation est, dans l’ensemble, délégué aux agent·es subalternes dans l’espace professionnel.
12Quand il n’est pas externalisé à des entreprises prestataires, le travail concret de numérisation des documents peut donc prendre deux formes : pour des numérisations ponctuelles, les archivistes utilisent un scanner mis à disposition dans les bureaux ou leur téléphone portable ; pour des numérisations nombreuses ou spécifiques, il est réalisé dans les laboratoires de numérisation par des agent·es dédié·es à ces tâches.
13Dans ces laboratoires, le travail est effectué par le personnel de catégorie C qui occupe deux types de postes : ils et elles peuvent être explicitement « chargé·es de numérisation » ou « agent·es de numérisation ». Mais ce sont aussi parfois des « agent·es archivistes » ou « magasinier·es » qui voient ces tâches ajoutées à leurs fiches de poste pour soulager les premier·es. Cette polyvalence constitue d’ailleurs un attendu des missions de ces agent·es dans les services d’archives, par une rhétorique valorisant la diversité des tâches : « Les catégories C font un peu de tout. À la fois pour renforcer, car on est en sous-effectif permanent ou temporaire, mais aussi pour varier les missions et rendre les choses plus intéressantes », dit ainsi une directrice d’un service d’archives.
- 6 Les noms des enquêté∙es comme les noms de logiciels ont été anonymisés.
14Les tâches de numérisation réalisées dans ces laboratoires sont nombreuses et relèvent à la fois de demandes ponctuelles des archivistes de catégories A et B, qui cherchent à répondre à une requête du public, mais aussi de fonds plus conséquents à numériser sur le long terme, impliquant la gestion de temporalités qui s’entrecroisent. Ainsi, les archivistes de catégories A et B conservent surtout le rôle de sélection des documents et délèguent la numérisation aux agent·es de catégorie C : « quand je les repère [les documents à numériser], je les amène chez D. [Agente de numérisation] » [Claire6, catégorie A, service d’archives privées, 40 ans]
15Numériser les documents dans les services d’archives semble constituer une tâche qui a les attributs d’un « sale boulot » au sens de Hughes (1996), ce qui explique cette délégation. Le travail dans les laboratoires de numérisation expose en effet à des pénibilités importantes : il s’effectue dans des espaces de travail clos et faiblement éclairés et certains outils comme le « copibook » induisent des manipulations complexes. Une agente qui a occupé précédemment un poste dédié au microfilmage dans le secteur privé décrit ces pénibilités :
« Et puis voilà physiquement, s’il y a des photos qui attendent et que j’en ai marre d’être au Copibook, si physiquement ça devient compliqué et qu’on a envie de faire des plus gros gestes, et bien on va faire de la photo. [...] Ah ben quand on fait une demi-journée de photo, le soir on est rincé ! » [Gwendoline, catégorie C, laboratoire de numérisation, 38 ans]
- 7 Cela a été observé par exemple dans des contextes de travail non qualifié dans le secteur privé, ch (...)
16La numérisation des documents apparaît comme un travail peu qualifié, dans le sillage de ce que l’on sait sur les effets potentiellement déqualifiants de la place grandissante du numérique, notamment dans les espaces subalternes du monde du travail7. Bien que les machines et outils manipulés impliquent une maîtrise technique (copibook, logiciels de traitement de photographies, etc.), ces agent·es de catégorie C sont formé·es bien souvent « sur le tas » : « c’était folklo ! » dit ainsi une agente en faisant référence à son entrée dans le poste sans formation préalable. De plus, l’activité standardisée de numérisation ne suppose pas de compétences spécifiques au secteur des archives. Cela explique que ces postes sont souvent occupés par des personnes venues d’autres services du Département (cantines, collèges, etc.) qui ne disposent pas de formation qualifiante dans le secteur des archives. Bien que les agent·es de catégorie C ne constituent pas une catégorie homogène et que leurs trajectoires sont variées, le personnel dédié aux tâches de numérisation partage cette distance forte avec le monde professionnel des archives, notamment du fait de leur exclusion des activités de classement, qui constituent le cœur de l’activité d’archiviste (cf. infra). On comprend dès lors que, du fait de leurs trajectoires et du contenu de leur activité, certain·es agent·es de numérisation ne se définissent pas comme archivistes, malgré leur manipulation quotidienne des archives :
« Donc là ça fait plus de dix ans que tu travailles aux archives [elle occupait précédemment un poste de travailleuse sociale], est-ce que tu dirais… Est-ce que tu te définis comme une archiviste ?
Non, non, je peux pas dire ça. J’ai pas du tout le regard qu’ils ont dans les histoires de classement. Je serais incapable d’en faire autant. (...). C’est ce côté méthode, là qu’ils ont, de décortiquer chaque boîte, de les mettre dans des sous-dossiers. [Nadine, catégorie B, laboratoire de numérisation, 61 ans]
17Enfin, ces postes peu qualifiés permettent rarement d’accéder à des mobilités professionnelles (sur des postes d’archivistes de catégorie B par exemple). Parmi nos enquêté·es, seule Nadine a bénéficié d’une telle trajectoire de mobilité, elle était diplômée de l’enseignement supérieur dans un autre champ professionnel (titulaire d’un bac +2 dans le travail social).
18En somme, le travail de numérisation des documents implique de nouvelles tâches pour les services d’archives. Si ces tâches sont variées et ne relèvent pas toujours de ce que les archivistes estiment être leur « vrai boulot » (Bidet, 2011), elles demeurent assez peu contraignantes pour les personnes qualifiées dans ce monde professionnel (catégories A et B, archivistes ou assistant·es de conservation). En revanche, pour une partie des agent·es de catégorie C, le cœur de métier réside dans ce travail de numérisation, qui les tient finalement à distance des contours du groupe des archivistes.
19Si l’ensemble des archivistes (des fonds anciens comme des fonds contemporains) doivent composer avec les injonctions à la numérisation des documents, le personnel en charge des fonds contemporains fait aussi face à un dédoublement de la chaine archivistique, qui implique à la fois le traitement des archives « papier » et celui d’archives publiques électroniques (« nativement numériques »). Le travail de numérisation affecte peu, on l’a vu, les archivistes de catégories A ou B ; en revanche, le traitement des archives électroniques reconfigure fortement leur travail : plus technique, l’archivage électronique implique aussi une transformation des missions des archivistes auprès des services producteurs d’archives (II.1). Ces mutations du travail sont diversement appropriées dans l’espace professionnel en fonction de la place dans la division du travail (II.2.) et des socialisations professionnelles (II.3)
20La prise en charge d’archives électroniques apparaît diversement définie et mise en œuvre selon les sites d’archives départementales. Certains services s’emparent fortement de ces enjeux de traitement des données électroniques tandis que d’autres sont décrits comme « peu avancés » sur ces questions. Cependant, dans tous les services enquêtés, on observe bien ce dédoublement de la chaîne qui affecte le travail des archivistes par une technicisation du travail et un élargissement des missions.
- 8 Voir Banat-Berger, 2010.
21Tout d’abord, le traitement des archives électroniques multiplie les relations aux administrations productrices d’archives et renforce le rôle de conseil des archivistes qui accompagnent alors le processus de dématérialisation dans les collectivités. Ces administrations ne produisent plus seulement des documents bureautiques analogues aux documents papier, mais aussi des e-mails, des supports de communication en ligne, des bases de données, etc. Ce rôle de conseil aux administrations n’est pas nouveau, car le contrôle scientifique et technique d’un certain nombre de services administratifs fait partie des obligations réglementaires des archivistes départementaux. Cependant, l’archivage électronique renforce et étend cette mission. Ce travail est largement mis en avant par les agent·es, en entretien — « le numérique nous oblige à travailler en amont », explique une agente en charge des archives contemporaines —, comme dans le discours public8. Sur la question des archives électroniques, les archivistes interrogent leurs interlocuteur·rices des collectivités territoriales sur la manière dont les données électroniques sont conservées, sur les métadonnées associées aux fichiers numériques et sur les choix opérés afin de garantir leur valeur probante et l’accès futur aux données. Les archivistes jouent ainsi un rôle dans les processus d’archivage intermédiaire des documents électroniques mis en œuvre par les administrations, de la même manière qu’ils et elles interviennent dans les processus d’archivage intermédiaire des documents papier. Cependant, il ne s’agit plus seulement de s’assurer de la conservation matérielle de documents, mais de garantir l’accessibilité future des documents archivés. Par conséquent, des connaissances nouvelles sont requises pour assurer l’accompagnement des services.
22Dans ce contexte, les relations entre les archives départementales et certains services administratifs sont multipliées et transformées : » Donc ça consiste à être présent, à un petit peu voir comment se fait la bascule entre une gestion papier et une gestion numérique » [Bastien, catégorie A, service des archives publiques contemporaines, 45 ans]. Les archivistes en charge des fonds contemporains témoignent de la réception quasi quotidienne de courriels ou d’appels sollicitant leur expertise en matière de pré-archivage mais aussi de dématérialisation des procédures ou de choix d’outils de gestion électronique de documents. Ces archivistes participent ainsi à la production des archives électroniques et se voient désormais reconnaître un statut de conseiller ou d’expert en la matière :
« Les services nous font vachement confiance sur la démat’ [dématérialisation] et nous appellent, nous sollicitent et je trouve que ça nous sort de l’image du vieil archiviste qui est dans les vieux papiers. Et je trouve que ça nous donne une image plus moderne, d’expertise en fait » [Annie, catégorie B, service des archives publiques contemporaines, 55 ans]
23Les services d’archives proposent d’ailleurs aux autres administrations « beaucoup de temps d’échanges, de formations, d’accompagnements, d’explications » autour de l’archivage électronique [Bastien, catégorie A, service des archives publiques contemporaines, 45 ans]. Le rôle de conseil des archivistes se voit globalement renforcé dans ce contexte, élargissant leur mandat professionnel.
24Cependant, dans l’immense majorité des cas, la prise en charge d’archives électroniques demeure tâtonnante : certains services ne sont pas dotés à ce jour de Système d’Archivage Électronique (SAE) permettant d’archiver ces documents et aucun des services explorés ne récupère à ce jour de flux de documents. Les archivistes décrivent divers « bricolages » menés par les services producteurs en matière de dématérialisation, lesquels complexifient la prise en charge des archives électroniques, notamment pour des archivistes dont la formation initiale est uniquement historienne (et non archivistique), comme c’est le cas de Yann, en charge des archives scolaires :
« Les dix inspecteurs de l’éducation nationale [IEN] enregistraient de façon différente leurs fichiers. […] il fallait trouver un système, une arborescence, imposer une arborescence aux dix IEN pour que les dix secrétariats enregistrent de la même façon pour qu’après on puisse faire la petite moulinette pour le rentrer de façon facile. Ça, ça a mis trois ans pour essayer de convaincre » [Yann, catégorie B, service des archives contemporaines, 51 ans]
25L’« État plateforme » préconise de dématérialiser tous les documents administratifs, sans se doter toujours d'une politique clairement articulée ou maîtrisée. Cela pose donc aux archivistes le défi de parvenir à archiver les informations produites dans des systèmes informatiques dynamiques (flux, bases de données) et cela en assurant leur pérennité logicielle (consultabilité) tout en dépassant des arbitrages techniques qui ont contribué à flouter les périmètres des administrations. Ainsi, la diversité des archives électroniques et les ajustements nécessaires avec les différents services au sein de la collectivité complexifient la standardisation et la normalisation de la procédure de collecte. Dans les services d’archives explorés, la collecte des archives électroniques est donc une étape du traitement archivistique encore peu stabilisée, elle impose cependant aux archivistes une expertise transversale nouvelle. La collecte d’archives électroniques étant encore limitée, le travail de tri et de classement de tels documents reste le plus souvent faiblement expérimenté par les archivistes départementaux. Ces dernier·es disposent toutefois d’outils permettant d’effectuer le classement de « vracs » électroniques afin de traiter les archives électroniques. Si la démarche est assez proche de celle menée lors de la prise en charge de documents papier, les outils utilisés (logiciels dédiés à l’archivage électronique) ont des spécificités et impliquent des compétences techniques.
26Cette expertise nouvelle recompose-t-elle la division du travail dans ces organisations ? Notons d’abord que, comme dans d’autres secteurs professionnels, la réflexion sur la place du numérique dans le travail est portée par les professionnel·les qui occupent une place privilégiée dans la division du travail (Dupuy, 2016). Prescrite par les institutions centrales, la réflexion sur la place de l’archivage électronique est d’abord déployée et mise en perspective à l’échelle du département par les directions de services.
27Les équipes de direction sont en effet les interlocutrices privilégiées des directions d’autres services ou de la DSI, « les maîtres de file du numérique » pour reprendre la formule d’un enquêté. Rappelons que ces archivistes en position de direction incarnent les figures les plus légitimes dans le champ professionnel des archives, notamment du fait de leur formation à l’École Nationale des Chartes (cf. encadré 2).
28Cependant, en deçà de ces enjeux politiques et globaux autour de l’archivage électronique, les pratiques concrètes de collecte et de classement des archives contemporaines numériques, comme les interactions avec les services producteurs, sont réalisées par les équipes en charge des archives contemporaines (agent·es de catégorie A et une partie des agent·es de catégorie B, enrôlé·es dans ces démarches d’archivage électronique et incité·es, nous le verrons, à « monter en compétences » sur ces aspects). Les tâches relevant du traitement des archives électroniques sont donc principalement prises en charge par des personnes diplômées de filières archivistiques, le personnel de catégorie C demeurant exclu de telles missions. Cette division du travail est légitimée dans les services par l’idée d’une complexification du travail :
« Et donc le tri, l’utilisation de LogAE par exemple [logiciel utilisé pour l’archivage électronique] franchement… alors que c’est des choses qui auparavant pouvaient éventuellement être confiées à des catégories C, voire à des gens qui n’avaient jamais touché d’archives de leur vie... Alors que là… » [Alexandra, catégorie A, e-archiviste, 42 ans]
- 9 Toutefois, il est à noter que les profils d’« e-archiviste » ont fonctionné comme des indicateurs d (...)
29Dans les équipes d’archives contemporaines, cette division verticale du travail s’articule à une organisation horizontale fondée sur la répartition thématique des archives traitées (secteur de la protection de l’enfance, secteur de l’éducation, de la justice, etc.). Elle repose sur l’expertise » très forte », la « grande connaissance » que chaque personne a de « son » secteur ou domaine métier : « il [l’agent] connaît les collections, il connaît les services » dit ainsi une archiviste de catégorie A. Bien que des postes d’e-archivistes (ou de chargé·es de mission numérique), dédiés à l’archivage électronique, se soient multipliés au début des années 2000, la plupart des organisations du travail observées ne cherchent plus à isoler la question du traitement des archives électroniques,9 mais invitent au contraire chaque archiviste de catégories A ou B à se saisir de l’archivage électronique en prenant en charge tous types de documents. Cette organisation du travail s’explique par ce qui est perçu comme un mouvement induisant inéluctablement, à plus ou moins long terme, un essor des archives électroniques au détriment des archives papiers :
« Si on le fait [recruter des e-archivistes] on va finir dans dix ans, quinze ans, vingt ans, je ne sais pas, par avoir quelqu’un qui va s’occuper de tout l’archivage puisqu’une grosse partie va être numérique et une réserve d’Indiens qui va faire du papier et qui sera en voie de disparition. Et même si vous voulez dans la façon dont les gens se ressentent, enfin, se perçoivent eux-mêmes dans l’équipe, et bien on finit par avoir une distorsion entre celui qui maîtrise le numérique et ceux qui n’ont pas vocation à l’être parce qu’on ne leur demande pas. [...] Donc pour moi je me suis dit : à un moment donné il va falloir qu’on soit polyvalent sur le papier et le numérique et progressivement en montant en charge sur le numérique donc autant y aller tout de suite tous ensemble. » [Séverine, équipe de direction, d’archives départementales, 50 ans]
30Dans les équipes d’archives contemporaines, quasiment l’ensemble des agent·es de catégories A et B exercent des tâches relevant de l’archivage électronique et mobilisent un logiciel dédié auquel tou·tes ont dû se former.
31Chaque archiviste travaillant sur des fonds contemporains doit en principe pouvoir prendre en charge les archives électroniques et les archives papier de son fonds. Une partie du groupe, distant au départ de ces outils, s’est formé assez récemment à l’archivage électronique : au contact de leur direction lorsque cette dernière a impulsé un travail important sur l’archivage électronique — les incitant à « monter en compétence » pour reprendre l’expression d’un directeur adjoint — ou lors de formations organisées à l’échelle nationale, par le service interministériel des Archives de France notamment.
32Les agent·es s’estiment pourtant inégalement doté·es face à l’archivage électronique et ce discours est aussi diffusé par leurs directions, principalement sur le mode de « l’appétence » ou de « l’aisance » avec l’informatique :
« Il y a des collègues qui sont plus ou moins à l’aise avec l’informatique. Mais ça c’est une partie de mon job aussi de leur fournir des outils qui sont… de les former non seulement au système d’archivage électronique, mais aussi aux outils qu’on utilise pour pré-traiter la salle de tri virtuelle. Et je trouve... Je suis admiratif de plusieurs collègues qui sont vraiment montés en compétence sur ces sujets. » [Charles, équipe de direction service d’archives départementales, 52 ans]
33À ce titre, la trajectoire d’Annie est éclairante, car elle s’est engagée dans ce processus, en dépit de sa distance initiale avec l’archivage électronique (elle vient des métiers de la culture et n’a pas acquis de connaissance, dans sa formation initiale, en archivage électronique) :
« La première fois qu’on a dématérialisé, je me souviens, donc moi évidemment je n’y suis pas allée toute seule, parce que je n’étais pas du tout à l’aise. Et en plus, c’était avec le directeur, tout ça, du service, l’informatique, parce qu’évidemment nous on s’est beaucoup, beaucoup rapprochés de la DSI, avec le numérique, et moi avec la protection des données encore plus [elle a été en charge antérieurement d’une mission relative à la protection des données au conseil départemental] […] et du coup, je suis montée un peu comme ça en compétence et voilà. [...] Donc j’avais quand même une proximité avec eux, mais en même temps, ce n’était pas un hasard, parce que c’est vraiment les services sociaux [son domaine d’expertise] qui ont dématérialisé au département en premier. » [Annie, catégorie B, archives publiques contemporaines, 55 ans]
34Les compétences, encore peu formalisées, de l’archivage électronique semblent se construire (Stroobants, 2007) dans un cercle qui déborde les contours du service et de la hiérarchie directe sous la forme d’une socialisation horizontale, par des échanges réguliers avec les services informatiques du conseil départemental (les DSI, qui centralisent les besoins en informatique pour ces administrations) ou avec d’autres services du département, qui cherchaient à dématérialiser leurs documents. On perçoit ici le rôle majeur de l’environnement de travail dans l’appropriation de tâches en lien avec l’informatisation du travail (Slomian, 2017). Cette archiviste a acquis une légitimité professionnelle sur ces questions par la socialisation interne au service et au contact des DSI, elle apparaît comme une professionnelle qui est « montée en compétences ». Bien sûr, cette logique peut aussi contribuer à disqualifier d’autres agent⸱es (Monchatre, 2007) : d’autres archivistes sont moins bien placé·es dans cette logique d’attentes en termes de compétences. Dans le même service, il est par exemple décidé de ne pas « embêter » une collègue proche de la retraite qui ne souhaite pas se former sur ces questions. Cette inégale familiarité aux outils de l’archivage électronique est parfois renvoyée par les directions aux temporalités de la carrière (la proximité de la retraite), mais aussi à l’âge des agent ⸱ es. Dans les services où le personnel est jeune et récemment diplômé en archivistique, la « montée en compétence » ne semble en revanche pas perçue comme un problème. Ainsi, en dépit de son absence d’expérience en matière d’archivage électronique, un agent de 35 ans, titulaire d’un master patrimoine, est recruté début 2022 sur un poste d’archiviste contemporain dans le cadre duquel il suit les processus de dématérialisation d’un service du conseil départemental ; « il apprendra vite », selon la responsable du service.
- 10 Par exemple, en mai 2022, une partie du groupe professionnel a participé à une journée d’étude en l (...)
35Ces inégales appropriations du travail d’archivage électronique conduisent aussi à façonner une partie des archivistes, bien souvent des catégories A, comme des expert·es de la dématérialisation. Ces professionnel·les sont identifié·es dans l’organisation comme des figures centrales de la réflexion sur l’archivage électronique dans les équipes, mais aussi parfois à d’autres échelles, notamment dans des réseaux professionnels (groupes de travail sur l’archivage électronique, associations professionnelles des archivistes de France)10. Leur position experte sur l’archivage électronique s’explique par leurs trajectoires scolaires et professionnelles dans lesquelles on perçoit les traces d’une formation spécifique à ces enjeux. Souvent, ce sont sur des postes antérieurs dans des institutions parisiennes que ces archivistes se sont formé·es à l’archivage électronique (à la Cour des Comptes ou aux Archives nationales par exemple), avant d’intégrer un service d’archives départementales. Leurs formations antérieures sont en effet prisées dans ces services. Pour Alexandra, cette spécialité a d’ailleurs fonctionné comme une ressource dans le cadre d’une mobilité géographique espérée pour retourner dans sa région d’origine :
» Comme je cherchais à retourner dans ma région, j’ai eu ce poste-là et les opportunités d’emploi aujourd’hui se font quand même sur ce secteur-là en priorité. A priori je n’ai pas plus d’appétence sauf que maintenant, j’ai beaucoup plus de compétences, donc du fait, du coup, j’ai été recrutée et c’était un peu couru d’avance, car c’était ma force ». [Alexandra, catégorie A, e-archiviste, 42 ans]
- 11 Dans un des services enquêtés, un guide visant à normaliser le travail d’archivage électronique a é (...)
36Dans les équipes qui s’occupent de l’archivage électronique, les conditions de formation et d’appropriation des normes de travail liées au numérique sont inégales. Aux côtés de ces figures professionnelles spécialisées dans le numérique, dont l’expertise est reconnue par leurs expériences antérieures, cohabitent donc des agent·es peu formé·es initialement qui apprennent « sur le tas », au contact des collègues et de leurs directions11. Ces enjeux de qualification et de compétence autour de l’archivage électronique — qui produisent des carrières et rapports à la carrière moins balisés (Monchatre, 2007) et plus différenciés – contribuent donc à l’expression de segmentations professionnelles (Vezinat, 2012).
37Les deux volets du traitement des archives numériques décrits précédemment induisent un élargissement des tâches et conduisent, on l’a vu, à des formes de reconfiguration de la division du travail dans les services d’archives (le « numérique » affecte différemment les agent·es en fonction de leur catégorie et de leurs socialisations professionnelles). À la division ancienne du travail dans les services, en fonction des périodes historiques des fonds (« archives anciennes et modernes » et « archives contemporaines »), s’articulent donc des divisions du travail dépendantes de la prise en charge du numérique. Or, toutes les positions occupées dans l’espace professionnel ne se valent pas : dans ce contexte d’extension des missions, des hiérarchies professionnelles s’établissent (ou se réaffirment), en fonction de différentes échelles de légitimité professionnelle. Pour saisir les aspects qui fondent la légitimité de la profession archivistique, nous étudierons les variations des rapports à la définition du métier et de ses missions, en cherchant à vérifier si le groupe professionnel se segmente dans une « querelle des anciens et des modernes », pour reprendre la formule d’une directrice de service. La légitimité professionnelle se construit différemment selon les fonds manipulés et le rapport au numérique. Pour les archivistes des fonds anciens, elle demeure fondée sur une proximité avec le document ancien, rare et précieux, comme ressort d’identification et de prestige (III.1.). Les archivistes contemporains qui manipulent les archives numériques doivent alors trouver d’autres ressources pour valoriser leur activité professionnelle, plus distante des représentations traditionnelles du métier (III.2). Cependant, en dépit de ces recompositions des hiérarchies professionnelles induites par le numérique, on observe finalement une relative stabilité de la manière dont les archivistes se représentent leurs missions et leur métier (III.3).
38Les travaux sur les archivistes ont montré que les images de la profession qui animent les archivistes sont largement fondées sur le traitement de documents anciens et précieux (Both, 2017). Notre enquête montre que le traitement de ces pièces continue à nourrir les identités professionnelles des archivistes, en dépit des transformations induites par le numérique :
« Je pense qu’il y a beaucoup d’archivistes qui… et ce n’est pas forcément un problème de générations, car je pense qu’il y a même des jeunes générations qui rêvent encore d’archives anciennes. Mais les besoins ne sont pas là. Les besoins sont dans la collecte des archives contemporaines, papier et numérique. C’est là que ça recrute à tour de bras » [Charles, équipe de direction, 52 ans]
39Ce sont donc à la fois le document papier et l’ancienneté du fonds qui constituent des ressorts puissants de légitimité professionnelle. En témoigne le prestige que procurent des connaissances en paléographie dans le champ : les archivistes formé·es à l’École des Chartes sont quasiment les seul·es à détenir ces connaissances valorisées qui permettent de réaliser le classement de documents anciens. Dans ce contexte, les archivistes contemporains occupent traditionnellement une position moins favorable que celle des archivistes des fonds anciens.
40Dans les services étudiés, l’ancienneté des fonds pris en charge demeure au fondement d’une ligne de fracture interne. Nombreux·ses sont les archivistes à exprimer leur souhait initial, en sortant de leur formation archivistique, de ne pas intégrer les équipes de travail en charge des archives publiques contemporaines, appelées aussi « W » :
« C’est horrible à dire. Mais de toute façon, il y avait toujours un truc dans les archives. Quand on était aux archives communales, de se dire si jamais il y a un poste... on était plusieurs à le penser : s’il y a un poste en archives départementales, surtout pas W [Archives contemporaines] ! [...] Ne prends pas ça ! Surtout pas le W ! » [Benoît, catégorie A, service d’archives anciennes, 55 ans]
41Si la nécessité de collecter ces documents contemporains est largement affirmée, le refus de ces agent⸱es d’intégrer les équipes en charge des archives contemporaines est justifié par le volume et les caractéristiques matérielles des fonds collectés, constitués notamment de masses de papiers administratifs. Il est ainsi fait état de fonds poussiéreux et désorganisés, dont le volume requiert des tâches répétitives ; fonds qui impliquent désormais aussi un traitement numérique disqualifié du fait de sa distance au document papier. Ce rapport aux archives contemporaines montre que l’objet archive entendu comme un objet matériel rare, exceptionnel ou précieux reste un élément prédominant de la présentation de soi des archivistes, même chez les plus jeunes. En valorisant l’attention accordée à ces objets qu’il faut faire durer indéfiniment, les archivistes cherchent à démontrer un rapport privilégié au document jugé singulier, précieux ou doté d’une fragilité supposant la mise en jeu d’une responsabilité :
« J’enveloppe le registre comme un bébé dans un lange [...] On m’appelle l’infirmière » [Florence, catégorie C, service des archives anciennes, 50 ans].
- 12 La division sexuée du travail dans les services d’archives observés se fonde sur une surreprésentat (...)
42La place prise par les archives numériques dans les missions aujourd’hui ne remet pas en cause cette caractéristique majeure de la légitimité professionnelle : la relation aux fonds anciens et précieux (qui peut cependant s’exprimer différemment en fonction de la place occupée dans une division sexuée du travail12). Dans le travail de numérisation, les documents continuent à être manipulés par les archivistes de différents statuts, recomposant finalement peu le rapport à l’objet. En revanche, pour celles et ceux qui traitent les archives électroniques, parce qu’elles ne concernent que des fonds contemporains administratifs et qu’elles les tiennent à distance d’un document matériel, la légitimité professionnelle ne va pas de soi. Elle se construit donc en bousculant les hiérarchies professionnelles établies.
43Si le contact direct avec le document ancien est valorisé, comment les archivistes contemporains en charge d’archives électroniques fondent-ils leur légitimité professionnelle ? Le numérique peut-il ici constituer un ressort de valorisation voire être « le support de la dimension expressive dans le travail », notamment pour les segments les plus qualifiés (Boboc, 2017) ? Plusieurs aspects nous semblent contribuer à les positionner de manière favorable dans l’espace professionnel, malgré leur distance à l’identité professionnelle de l’archiviste des fonds anciens.
44Dès la formation, les institutions qui structurent le métier comme l’École des chartes cherchent à rééquilibrer la légitimité des expertises entre paléographie et codage informatique : on peut le repérer dans la figure 2 dans laquelle est représentée une symétrie entre archive ancienne à gauche et archive nativement numérique à droite.
Figure 2 – Timbre émis en 2021 pour le bicentenaire de l’École nationale des chartes
- 13 Par exemple, les récits de personnes accueillies pour consulter des dossiers de l’Aide sociale à l’ (...)
45Pour les agent·es, la construction de leur légitimité repose aussi sur l’affirmation d’un rôle spécifique vis-à-vis du public, et d’un public hétérogène (les historien·nes qui consulteront les fonds (Both, 2010) ou les citoyen·nes qui formulent des requêtes administratives13) :
« Je mets un point d’honneur à faire en sorte qu’on… que notre travail il aide les citoyens, quoi. Et je dirais pas que les chercheurs, parce que… c’est ça que je trouve intéressant justement avec les archives publiques modernes et contemporaines, c’est que le travail qu’on fait c’est pas que pour le prof d’histoire ou le généalogiste. C’est pour tous les citoyens, quoi. Ça je trouve c’est un plus qui est vraiment important » [Pierre, catégorie B, service d’archives publiques contemporaines, 40 ans]
46Le travail de prise en charge des archives électroniques peut aussi être valorisé par sa technicité et parce qu’il requiert des compétences informatiques spécifiques. En entretien, la maîtrise des logiciels dédiés à la collecte et à la gestion des archives électroniques est associée à un défi technique et intellectuel qui compense la prise en charge de documents jugés peu passionnants. Cela s’exprime par la valorisation d’une identité professionnelle singulière (être le « geek du service » par exemple) et d’un rapport au travail marqué par une ténacité exceptionnelle dans les gestes de travail numérique (passer des heures et des heures sur un fichier de tableur). La maîtrise des logiciels d’archivage électronique devient aussi une compétence qui assoit une légitimité et compense en partie l’infériorisation symbolique des archivistes contemporains. Cette maîtrise est valorisée intellectuellement quand elle est associée à un travail de conception des modes de prise en charge de documents ou d’informations qui parviennent sous des formes nouvelles (archives électroniques en flux) pour lesquels les archivistes contribuent à la normalisation à l’échelle des services départementaux comme de l’État central.
47À travers la prise en charge des archives électroniques, le travail de ces archivistes des fonds contemporains apparaît d’autant plus légitime qu’il est soutenu par les injonctions de politiques nationales. Il permet le déploiement d’un discours plus général sur « le numérique », le processus généralisé de « dématérialisation de l’État » et sur la nécessité, pour les archivistes, de tirer parti de ces transformations :
« Euh et ce que j’observe aussi c’est que le numérique c’est un enjeu de pouvoir, que, aujourd’hui c’est ce sujet-là qui permet d’avoir des moyens, d’avoir des recrutements, etc. Donc chacun essaye un petit peu d’en faire son pré carré quoi. Il y a un enjeu de positionnement de l’archiviste par rapport à tous les gestionnaires d’informations, donc les DSI, les correspondants informatique et liberté, les … » [Nicolas, catégorie A, archives contemporaines, 33 ans]
48Cet enjeu de pouvoir est renforcé par le rôle central de l’activité numérique dans la construction d’indicateurs pour l’évaluation des services (nombre de documents numérisés ou consultables en ligne, nombre de consultations sur les sites Web), contribuant ainsi à structurer un champ de compétition national et territorial. Les enjeux d’une réflexion sur la dématérialisation de l’État à long terme (pérennité, conservation des preuves historiques et juridiques) dessinent donc un horizon professionnel commun et peuvent asseoir aussi la légitimité d’un segment professionnel :
« Bah après y’a la querelle des anciens et des modernes, c’est-à-dire que… Moi je me souviens du séminaire de Dijon. En fait le séminaire de Dijon [en 2019] il a été quasiment intégralement axé sur le numérique parce que y’avait des enjeux à ce sujet-là à ce moment-là […] Et je ne me sentais pas larguée du tout, c’est des choses que je manipule tous les jours. Mais la moitié de mes collègues, une bonne moitié, quand on discutait à table ils me disaient « mais ce séminaire on n’en peut plus en fait, c’est insupportable, on ne se sent pas concernés et on ne comprend rien. On ne comprend rien. » Et moi ça m’avait choquée parce que je me suis dit « on est en train de… de se séparer en deux groupes… » [Séverine, équipe de direction, 50 ans]
49Les enjeux du numérique, sont ainsi saisis inégalement dans l’espace professionnel et maintiennent, voire renforcent, des segmentations anciennes parmi les archivistes du service public, entre les archivistes de fonds anciens et les archivistes contemporains. Ils sont en outre l’occasion de (re)définitions éventuelles du mandat des archivistes du service public : en déployant « toute une rhétorique pour légitimer leur expertise ainsi que les conditions de sa mise en œuvre », le groupe se « préserve a priori du risque de voir leurs compétences disqualifiées » (Monchatre, 2007b).
- 14 Cette expression est très communément mobilisée par les archivistes pour qualifier le classement du (...)
50Les archivistes contemporains en charge des archives électroniques ne sont donc pas sans ressources pour valoriser leur activité professionnelle en dépit des hiérarchies professionnelles qui ont longtemps structuré le monde des archives en fonction de l’ancienneté des fonds. En outre, tou⸱tes les archivistes semblent partager une représentation commune de ce qu’est la profession archivistique, en dépit de différences concrètes dans le contenu du travail (en termes de fonds et de rapport au numérique notamment). Ainsi, le classement est désigné comme étant le « cœur de métier »14 et constitue historiquement l’activité centrale de la profession d’archiviste, par sa valeur intellectuelle spécifique : décrypter, évaluer et nommer l’intérêt historique, anticiper les usages futurs, etc. L’évolution de la chaîne de traitement archivistique n’entraîne pas, sur ce point, une redéfinition des activités qui fondent l’appartenance à la profession :
« Après, je pourrais me dire, bon moi, je me concentre un peu sur l’organisation de la collecte, la supervision, mais je trouve qu’en fait pour bien comprendre ce qu’on fait, il faut toujours classer. [...] C’est la base. C’est ce qu’on demande, c’est le premier travail qu’on demande à un stagiaire, c’est le classement. Tout découle de là » [Claire, catégorie A, archives privées, 40 ans].
51La grande majorité des agent·es désigne d’ailleurs le classement comme étant l’activité qui permet de distinguer celles et ceux relevant de la profession archivistique : « on n’est pas un archiviste complet si on n’a pas fait de classement », insiste Claire. À ce titre, le personnel chargé de numérisation se voit souvent exclu de la communauté des archivistes, à la différence d’autres agent·es de catégorie C qui participent aux missions de tri et de classement des fonds. Cette segmentation entre agent·es de numérisation et agent·es archivistes positionne de manière plus favorable les second·es au sein du groupe professionnel, par une proximité avec les tâches centrales dans le secteur.
52De plus, les archivistes dans leur ensemble décrivent un travail de classement largement orienté vers la communication des archives, présentée comme la finalité du traitement archivistique, numérique ou non :
« La sélection est au cœur du métier d’archiviste. Et donne lieu à de nombreux débats d’ailleurs. Il y a quelques années, en 2018, il y a eu un grand débat lancé par les Archives de France qui s’appelait « les archives pour demain » où on cherchait à réfléchir justement à la sélection et à associer les usagers. Qu’est-ce que les citoyens attendent que nous conservions ? Parce que bien sûr la raison d’être de tout ça, c’est de communiquer dans notre salle de lecture ou sur notre site internet ». [Charles, équipe de direction, 52 ans]
53Chacun·e semble s’accorder sur le caractère nécessaire de l’accès des publics aux informations archivistiques. Une pluralité d’agent·es des services d’archives, de statuts et catégories différentes, sont d’ailleurs assigné·es par rotation à la permanence en salle de lecture, historiquement le lieu du contact avec le public (bien qu’elle soit de moins en moins fréquentée). Comme pour le classement, cette présence en salle de lecture, dans le travail de communication au public, constitue un marqueur d’identification au groupe des archivistes : aller en salle et être en capacité de renseigner le public est décrit comme une tâche spécifique du métier. Notons par ailleurs que les agent·es de numérisation n’effectuent pas de permanence en salle de lecture, ce qui accentue encore leur distance par rapport à la profession archivistique.
54Le travail de communication des documents se fait désormais aussi par internet — via les fonds consultables depuis le site Web, ou les formulaires de requête —, recomposant pour partie les pratiques professionnelles. Toutefois, même sous cette forme, l’intérêt pour la communication des documents au public constitue un ressort d’identification à la profession. En témoigne d’ailleurs le soin apporté à chacune des requêtes du public (réponses personnalisées par mail, échanges téléphoniques pour préciser les demandes, numérisation éventuelle des documents, etc.).
55En somme, les identités professionnelles des archivistes demeurent fondées sur les missions traditionnelles du métier (classer, communiquer). Leur relative stabilité s’explique par le rôle des institutions qui structurent le monde des archivistes et qui définissent mandat et licence : École des Chartes et masters universitaires, associations professionnelles, services centralisés comme le SIAF, séminaires professionnels, etc. Ces identités n’apparaissent pas radicalement recomposées par l’essor des archives numériques. Néanmoins, le numérique dans le travail archivistique devient aussi un nouveau ressort de légitimité pour un segment du groupe professionnel construit comme expert du document numérique et de la dématérialisation.
56Le processus généralisé de « dématérialisation de l’État » dans les services publics a des effets très concrets dans les services d’archives départementales : la reconfiguration de la chaîne de traitement archivistique induit une multiplication des tâches et une extension du rôle de ce groupe professionnel. Ce label « dématérialisation » recouvre différents processus en cours (comme la sous-traitance du service public ou l’introduction de méthodes managériales) et sa mise en œuvre est loin d’être rationnelle et homogène, laissant de la place à l’incertitude, à la négociation, à l’arbitrage par les agent·es. Si cette reconfiguration n’affecte pas le cœur de l’identité professionnelle des archivistes, elle altère cependant le rapport au travail selon le type d’archive traitée (nativement numérique ou numérisée, période concernée) et selon la position dans la division du travail et dans les hiérarchies professionnelles.
57Le rapport des archivistes à cette transformation de l’objet et de la chaîne de traitement archivistique est ambivalent : la multiplication et la complexification des tâches et des interactions ouvrent aussi de nouveaux espaces d’autonomie et d’expertise, qui viennent, aux yeux de certain·es, « dépoussiérer le métier ». Aussi, le rapport au numérique dans le travail ne peut être saisi que dans une articulation avec d’autres aspects de l’activité professionnelle : le rapport au public, les relations de travail et les interdépendances avec d’autres services publics, les fonds traités, etc. L’analyse proposée ici décrit ces inégalités d’appropriation du travail sur les archives numériques à partir des positions professionnelles et de l’examen des socialisations, afin de saisir des distinctions dans le rapport au numérique. La possibilité de valoriser cet aspect du travail archivistique apparaît inégalement répartie dans l’espace professionnel, les déterminants de l’appropriation du numérique au travail étant parfois individuels (parcours scolaires et professionnels), parfois collectifs et organisationnels (certains services s’engagent fortement dans la formation des équipes d’archivistes sur l’archivage électronique par exemple), et l’organisation d’un service peut aussi induire moins d’autonomie, à ce titre, pour certains segments d’agents) (Boboc, 2017).
58Pour une fraction des agent·es de catégorie C, le déploiement des « impératifs numériques » contribue à leur déqualification à deux titres. On assiste d’une part à une nouvelle forme de hiérarchisation interne à la catégorie C qui se décline entre agent·es archivistes et agent·es de numérisation assigné·es à une nouvelle gamme de tâches répétitives et peu valorisées, avec une autonomie au travail assez faible. Les agent·es de catégorie C se trouvent d’autre part exclu·es du renouvellement de légitimité suscité par la prise en charge des archives électroniques, puisque les tâches, considérées trop techniques (sur le plan archivistique) et complexes (sur le plan informatique), ne leur sont pas confiées. Ce potentiel déqualifiant du numérique au travail semble en revanche épargner les segments professionnels les plus dotés en termes de capitaux scolaires, de qualification et de position professionnelles. Au sein des équipes en charge des archives contemporaines, les archivistes des catégories A et B les plus en prise avec le numérique peuvent tirer une gratification symbolique (et parfois en termes de carrière lorsqu’ils font figure d’experts), tout en conservant des identités professionnelles ancrées autour d’un cœur de métier établi. En outre, dans ce champ d’activité majoritairement qualifié, la dématérialisation de l’État constitue un « défi » technique, intellectuel et politique. Elle permet d’élargir et de consolider une échelle de légitimité valorisée dans l’administration publique : en implémentant des prescriptions institutionnelles, il s’agit de faire des choix structurants pour l’avenir de la profession et participer activement au projet de dématérialisation de l’État.