- 1 À titre d’exemples de dossiers de revues parus ces dernières années, on citera celui que la revue R (...)
1À l’instar des changements qu’elles ont engendrés dans des domaines aussi variés que les loisirs, l’éducation, la santé ou simplement nos sociabilités, les technologies numériques se sont très largement développées au sein des administrations publiques. Concernant les modes de relations avec les usagers, le fonctionnement interne des organisations ou la participation citoyenne à la décision publique, ces administrations reposent sur des dispositifs techniques devenus incontournables en matière de déclaration fiscale, d’orientation scolaire, de demande d’aide sociale, etc. La numérisation des administrations, qui connaît depuis ces dernières années une forte accélération, affecte désormais l’ensemble de leurs domaines d’intervention et s’impose comme un des piliers de la modernisation de l’État. Elle donne lieu à de nouvelles représentations de ce dernier, à l’instar de « l’État virtuel » (Fountain, 2001) à la fin des années 1990 puis de l’« E-Government » (Henman, 2010), du « Gouvernement comme Plateforme » (O’Reilly, 2011), figure emblématique reprise en France sous l’expression d’« État plateforme », suscitant autant de justifications que de critiques (voir notamment Chevallier, 2018 et Jeannot, 2020), et plus récemment de la « bureaucratie algorithmique » (Vogl et al., 2020) et de l’intelligence artificielle (Jeffares, 2020). Ce phénomène a reçu l’attention d’un volume conséquent de travaux et a déjà conduit à plusieurs publications collectives attachées à explorer certains aspects ou domaines d’intervention publique particuliers1.
- 2 Comme l’énonçaient il y a plus de vingt ans déjà les chercheur·es en interactions humain-machine Ab (...)
- 3 Avant même les projets de « modernisation » administrative évoqués plus haut, la littérature sociol (...)
2Afin de contribuer à enrichir ces perspectives, RESET propose ce numéro dédié à l’administration et au numérique, dont les multiples innovations gagnent à être examinées sous l’angle de leurs appropriations réelles et du travail effectivement accompli. Si, par « administration », on désigne l’ensemble volontairement très large des institutions publiques en charge d’assurer des biens et des services non marchands, et si par « numérique », on s’intéresse plus particulièrement aux dispositifs informatiques récents contribuant à doter les organisations de capacités inédites de production, force est de constater que leur rencontre s’accompagne de nombreuses tensions. La mal nommée « dématérialisation », si elle suppose un allègement des procédures et de la paperasserie, peut aussi exclure les personnes plus éloignées de l’usage des outils informatiques, notamment lorsque le déploiement de ces derniers favorise une suppression des guichets physiques, des envois par courrier et des appels téléphoniques. La simplification des règles et des procédures, censée être facilitée par le numérique, peut elle-même rencontrer des mises en œuvre difficiles, buter sur des pratiques existantes qui ont leur sens2, et déboucher paradoxalement sur de nouvelles complexités pour les professionnels comme pour leurs destinataires3. L’ambition de ce dossier est donc de rassembler des contributions qui, dans des domaines d’action publique variés, puissent documenter positivement les usages réels de ces dispositifs numériques, et plus centralement encore, ce qu’ils font au travail. Entendu comme le labeur que les acteurs doivent concrètement accomplir, quand bien même il ne serait pas formellement reconnu ou vécu comme tel, le travail s’invite, en effet, comme un angle d’analyse utile. D’abord, parce qu’il permet de désigner la variété des opérations concrètes que chacun doit accomplir dès lors qu’il faut agir avec le numérique, qu’il soit agent de services déconcentrés ou haut fonctionnaire en central, personnel de bureau ou usager à son domicile. Ensuite, parce que le travail permet de questionner à la fois ceux qui font l’usage de ces technologies au quotidien et ceux qui les conçoivent, compte tenu de ce que ces derniers ont dû faire pour les mener à bien, des représentations du travail et des transformations qu’elles induisent, en termes d’organisation ou d’emploi. Enfin, parce que les outils numériques reposent sur des scripts qui sont des choix techniques autant qu’ils sont politiques, et dont la capacité à affecter ou faire advenir le monde qu’ils dessinent, s’éprouve en acte, au travers d’un labeur.
- 4 Sur les considérations anthropologiques bien connues relatives au rôle de l’écriture dans la format (...)
- 5 Sur le cas de l’administration britannique, voir par exemple (Agar, 2003). De manière plus générale (...)
3Rappelons préalablement que la numérisation de l’administration s’inscrit dans une histoire longue. Car elle désigne un processus très ancien, si l’on considère qu’elle est d’abord une révolution graphique, une forme d’écriture, combinaison toujours réinventée de chiffres, de lettres, de figures et de matière4. En cela, elle s’inscrit dans un long sillage qui, du livre de compte au fichier, de la machine à écrire à l’ordinateur, rappelle la place cruciale des dispositifs techniques, scripturaux et classificatoires dans la construction des bureaucraties5.
- 6 Voir, à propos de cette histoire générale, la synthèse proposée par Delphine Gardey (2008).
4Une première face de cette histoire décrit l’essor des dispositifs de production et de gestion documentaire inhérent à l’émergence des grandes organisations et à leurs besoins grandissants de se coordonner. Depuis le dernier tiers du 19ème siècle au moins, les écrits, les formulaires standardisés, mais aussi le télégraphe, le pneumatique ou le téléphone, jalonnent l’histoire du travail administratif. Sa mécanisation, puis son informatisation, s’inscrivent dans un idéal rationnel fondé sur le calcul, l’exactitude, l’objectivité, mais aussi la vitesse. Ce tournant, qui décrit le processus de fabrication d’une « information » devenue entité détachable que l’on peut produire, stocker, traiter et analyser6 interroge nos technologies d’aujourd’hui : qu’est-ce que le numérique change au regard du travail associé à cette production informationnelle ?
- 7 Avec le minitel, des citoyens expérimentent, pour la première fois, des interactions à distance, co (...)
- 8 Sur ce phénomène et la résistible appropriation de premiers services en ligne, voir Éric Dagiral (2 (...)
5Une seconde face de cette même histoire concerne les communications avec les administré·es, que les innovations qu’on vient d’évoquer n’ont longtemps concernées qu’à la marge. Jusqu’au milieu des années 1980, ni l’informatique, ni même le téléphone ne sont apparus comme un vecteur stratégique des échanges entre bureaucraties et publics. C’est seulement avec la télématique naissante que s’est opérée, pour la première fois, une articulation entre le développement informatique et les outils de communication proprement dits, incarnée par l’emblématique Minitel7. Et c’est avec l’internet et sa diffusion que l’hybridation s’est imposée définitivement comme stratégique, devenu l’instrument incontournable des relations « électroniques » entre une administration et ses « usagers », promesse de modernité8.
6Qu’il s’agisse de concevoir de nouveaux outils ou de les utiliser concrètement, cette double filiation répond formellement à divers enjeux, notamment juridiques : l’accès au droit comme la justesse des décisions prises en son nom en dépendent. Par ailleurs, elle se noue localement de multiples manières. D’une administration à l’autre, selon les échelles et les domaines d’action publique, les configurations sont variables, donnant lieu à des expérimentations parfois originales, parfois contrariées, en tout cas différentes. Donner à voir la diversité de ces réalités numériques au sein des administrations : telle est l’ambition de ce dossier, tirant pour ce faire le fil du travail.
7Dans cette perspective, l’appel à contribution qui a été conçu pour ce numéro réaffirmait deux grandes lignes de recherche possibles.
- 9 À propos d’une agence d’aménagement urbain ou de différentes administrations publiques, voir respec (...)
- 10 Sur la façon dont une variété d’approches – STS notamment – problématisent et saisissent le travail (...)
- 11 Sur ces exemples, voir respectivement Christian Licoppe et Sylvaine Tuncer (2019), Camille Capelle (...)
8Un premier ensemble de travaux, s’inscrit dans les prolongements de la sociologie des sciences et des techniques et de sa préoccupation à restituer l’épaisseur du travail de laboratoire, soulignant l’importance qu’y revêt la production de l’information, d’instruments de mesure et de classification. L’attention pour les inscriptions, les traces, les graphes, et plus largement les écrits, les dossiers, leurs circulations et leurs transformations, a inspiré des explorations sur le travail des agent·es et les conditions pratiques de la décision réglementaire9 ou de la fabrique de l’information (Girard-Chanudet, 2023). Ces travaux démontrent ce faisant la capacité de ces dispositifs à devenir le support d’inégalités, reconduites ou renouvelées, autant que le vecteur de leur invisibilisation. Les technologies numériques sont ici appréhendées, par les manières dont elles recomposent les espaces de travail mais aussi les processus de fabrication, de traitement et de circulation de l’information, notamment par le biais des « données »10 dont se réclament de plus en plus les politiques publiques. Cet ensemble de travaux se distingue aussi par sa préoccupation à décrire au plus près l’activité des professionnel·les, dans la veine d’une sociologie attentive aux usages concrets des dispositifs numériques. Le grain de la description est délibérément le plus fin possible, recourant à des procédés méthodologiques issus d’observations (enregistrements audio ou vidéo, corpus textuels, etc.), condition pour restituer de l’intérieur le raisonnement des acteur·rices et les contraintes pratiques auxquels ils sont confrontés en situation pour agir. Qu’il s’agisse d’agent·es pénitentiaires en charge de la surveillance de détenus, d’enseignants aux prises avec leurs copies ou de magistrats conduisant l’audience des procès, les travaux s’appliquent à décrire les activités pratiques qu’ils et elles accomplissent, en interaction avec leur environnement matériel et humain. C’est à ce titre que les technologies numériques sont examinées, compte tenu des ressources diversement ajustées qu’elles offrent pour l’action : quoi faire face aux alarmes déclenchées par le dispositif de surveillance électronique concernant les personnes placées sous bracelet ? Comment rendre justice derrière un écran ?11 Peut-on seulement le faire ? Cette attention portée au travail interactionnel et à ses équipements invite à s’intéresser plus particulièrement au droit au moyen duquel opère toute action publique et à restituer les raisonnements que les professionnel·les déploient pour agir, dès lors que leur travail implique l’usage de puissants dispositifs techniques : situations d’expertise et de production de preuves (Chappe, Juston Morival & Leclerc, 2022) ; situations d’altération du droit auquel s’exposent les programmeur·euses en charge de la traduction informatique des règles (Alauzen, 2024), etc. Le travail est ici examiné dans sa chair et en contexte : l’activité interprétative, les calculs, les jeux d’écriture et de catégorisation y sont finement restitués.
- 12 L’étude des street-level bureaucrats s’est imposé comme un domaine particulièrement actif au cours (...)
9Une deuxième perspective prolonge les études bien établies des organisations bureaucratiques et des politiques relatives à leurs transformations (voir Bellon, 2023). La « paperasse » administrative (Mesnel, 2017) est par exemple constituée en problème public et sa réduction par le numérique devient l’enjeu de politiques de « simplification » dans lesquelles s’inscrivent la plupart des projets de réforme de l’État. Symétriquement, les technologies numériques et les discours de leurs concepteurs font l’objet d’une attention croissante de la science politique comme nouveaux instruments de gouvernement (voir Hood & Margetts, 2007). Si l’analyse revendique une approche du travail administratif, l’enjeu porte plus fréquemment sur l’incorporation des outils numériques dans les routines et hiérarchies organisationnelles. Qu’elles promeuvent des investigations « par le bas » soucieuses de restituer les pratiques de part et d’autre – et à distance – des guichets ou qu’elles invitent à restituer la mise en œuvre d’une politique publique au prisme des institutions qui en ont la charge, l’étude des acteur·rices, de leurs intérêts respectifs et de leur lutte apparaît centrale. Appréhendé depuis la question des ressources mobilisables et des sociabilités qui en découlent, le travail est examiné sous l’angle des usages stratégiques de ces outils. À propos de la gestion du chômage assistée par ordinateur ou des politiques de contrôle et de lutte contre la fraude en matière de prestations sociales, la question des arbitrages entre les dossiers et les dilemmes qui ne manquent pas de se poser sur le terrain, inspirent toute une littérature. Elle interroge les effets du numérique sur des travailleur·ses réputés disposer de marges d’interprétation importantes et contribuer à la mise en œuvre concrète des politiques publiques12, comme elle en questionne les effets en termes d’accès au droit et de discriminations possibles.
10Fort de ces éclairages, l’appel à contribution qui a été à l’origine de ce dossier projetait de pouvoir collecter des travaux de facture forcément différente mais partageant tous une même focale : celle de rendre compte du travail. À bien des égards, les propositions reçues se sont avérées le plus souvent passionnantes, couvrant des domaines de l’action publique variés. Et c’est a fortiori le cas des publications rassemblées ici dans ce numéro : toutes témoignent du même souci de restituer les différentes modalités du travail public que reconfigure la numérisation. Certes, les chemins empruntés par les auteur·ices ne recouvrent pas la totalité des pistes imaginées. La veine pragmatique ou praxéologique, qui inviterait à décrire les activités accomplies en situation par les personnels et à restituer les raisonnements spécifiques qui les accompagnent, a été peu explorée. Les outils numériques, qui désignent des innovations, à bien des égards intrigantes, ont été examinés sous l’angle des promesses dont ils se couvrent et des usages qui en sont véritablement fait, sans considération spécifique du processus de leur conception, des expertises mobilisées, des choix de procédés ou de matière, des débats soulevés et des arbitrages en tout genre, informatiques, économiques ou ergonomiques, qui en ont résulté. En revanche, les articles rassemblés restituent pleinement l‘épaisseur du travail des agent·es et des usager·es dont ils montrent la diversité des configurations possibles, les enjeux et les conséquences.
11Compte tenu de ces éléments, le présent numéro explore deux fronts distincts que dessine la numérisation de l’administration qu’on se propose de mettre en perspective : celui du travail des professionnel·les compte tenu de son organisation d’une part, et celui qu’accomplissent bon gré mal gré les usager·es, ou leurs représentant·es lorsqu’ils en délèguent la tâche, d’autre part.
- 13 Sur le cas de l’identification difficile des usagers par le numérique pour des services en ligne ou (...)
- 14 Sur cette question et son traitement depuis les travaux emblématiques sur la street level bureaucra (...)
- 15 On peut penser par exemple à l’enquête d’Annabelle Allouch et Delphine Espagno-Abadie (2024) consac (...)
12S’incarnant le plus souvent dans des opérations d’écriture en vue de la production d’actes ou de décisions administratives, le travail des agent·es implique la manipulation d’un équipement que le numérique modifie variablement. Parfois, il en réduit les chaînes de traitement en automatisant les calculs ou l’écriture, permettant de raccourcir le nombre des interventions destinées à vérifier la solidité des énoncés produits. Parfois, il les rallonge, parce qu’il aura fallu paradoxalement introduire d’autres démarches destinées à assurer la fiabilité des énoncés qu’on aura cru définitifs ou qu’il aura fallu réparer des mesures de simplification qui se sont avérées plus complexes de prévues13. En matière d’authentification des pièces, d’échange d’informations avec les usager·es, d’interprétation documentaire, de conservation des registres, ou de prise des décisions, l’équipement numérique des administrations affecte potentiellement les pratiques quotidiennes de travail des fonctionnaires et invite, à tout le moins, à mener l’enquête (Jonckheere, 2013). Parmi les cas étudiés dans ce numéro, on évoquera celui que Maëlle Moalic-Minnaert, Pauline Seiller, Vassili Rivron et Hélène Marche consacrent aux archivistes, qui doivent désormais s’occuper de la numérisation des documents papiers et superviser la conservation de nouvelles archives électroniques ou celui des assesseur·es des candidatures à l’immigration qui se voient contraints de gérer des dossiers numériques dont le remplissage est partiellement automatisé. Car l’introduction du numérique déplace les anciennes divisions du travail et les hiérarchies professionnelles. Le contrôle à distance, rendu possible par des dispositifs automatiques de surveillance et d’encadrement du travail (indicateurs, tableaux de bord, statistiques, télédétection, etc.), s’est imposé au détriment de formes plus anciennes de contrôle (lecture des dossiers, contrôle sur place, visites sur le terrain, etc.), obligeant à réinterroger les termes du pouvoir discrétionnaire des agent·es, vieille question inhérente à l’organisation bureaucratique s’il en est14. Il faut ici se rappeler que les tensions entre un traitement de masse des dossiers et la considération de chaque cas individuel sont permanentes dans toutes les administrations, et ce d’autant plus qu’elles interviennent auprès d’un public nombreux. Car, si chacun convient bien qu’une gestion industrielle s’impose quand les affaires à traiter arrivent par milliers, il comprendrait mal que cette rationalisation empêche qu’une étude rapprochée des situations s’exerce, dès lors qu’elle s’avère nécessaire par leur nature parfois singulière, complexe ou étrange15. Certaines analyses ont parfois considéré la bureaucratie comme une vaste machinerie destinée à produire de l’indifférence (Herzfeld, 1993). Cette réduction paraît excessive au regard de sa marche réelle : l’organisation bureaucratique produit a priori autant d’indifférence que de concernement ; et toute la question consiste à savoir comment le partage entre le standard et le particulier, le général et le singulier, la masse et le cas, est pensé et réglé en pratique. De l’invention du box d’accueil dans les années 1960 aux téléprocédures des années 2000, des pools téléphoniques des années 1980 aux chatbots d’aujourd’hui : c’est la nature des réponses organisationnelles qui jalonnent l’histoire de l’administration qui importe, décrivant des conceptions et des manières concrètes d’envisager la « personnalisation » dans des bureaucraties de masse autant qu’elles sont de proximité, et que l’introduction du numérique oblige à repenser.
13C’est tout l’intérêt des contributions rassemblées ici, en décrivant des solutions originales trouvées localement. Elles rappellent, ce faisant, que ces réponses sont aussi fragiles, tant il est vrai qu’elles entrent parfois en contradiction avec les normes et l’éthos professionnel implicites des agent·es, qui valorisent l’autonomisation des publics, ou l’examen scrupuleux des différentes situations. De fait, l’introduction de ces dispositifs numériques dans les services publics est loin d’avoir des effets univoques sur le rapport des agent·es à leur métier, en ce qu’elle permet aussi bien de réenchanter le métier que de faire perdre une certaine autonomie sur la gestion des dossiers. La variété des contributions permet bien de saisir la diversité de ces ajustements, à travers lesquels les agent·es cherchent à minorer les conséquences négatives de la numérisation sur leur métier – discriminations, perte de sens, intrusion dans la vie privée des usagers. Elle donne à voir des appropriations positives, avec par exemple l’instrumentation des démarches numériques comme support d’une relation d’apprentissage qu’engagent des professionnel·les vis-à-vis des résident·es atteints de troubles psychiatriques en logements accompagnés étudiés par Céline Borelle et Anne-Sylvie Pharabod. Mais d’autres contributions montrent aussi des résistances ponctuelles, via la réintroduction de l’oral ou du papier dans les services de l’immigration italienne observés par Daniela Trucco. À bien des égards, la numérisation constitue bien souvent un défi qui redéfinit potentiellement les territoires professionnels et les limites du métier, entre la revendication d’objectifs et d’activités valorisées comme centrales au « vrai métier », et la tentation de déléguer certaines tâches numériques comme « sale boulot », renvoyées à des agent·es subalternes voire aux usager·es eux -mêmes.
- 16 La notion de coproduction emprunte à plusieurs domaines de recherche, à la fois distincts mais qui (...)
- 17 L’article séminal de Moynihan, Herd et Harvey (2015) conçoit le fardeau administratif comme le prod (...)
- 18 À propos du bureau des agriculteurs confrontés aux contraintes de la gestion administrative, voir J (...)
14Assurément, l’usager·e fait quelque chose. Il ne va toutefois pas de soi de considérer les actions qu’il accomplit comme un travail. Par certains côtés, il ou elle participe à l’évaluation de sa propre situation et intervient dans le processus de décision, de par les interactions qu’il engage avec les professionnels : la littérature, qui ne s’y est pas trompé, ne parle-t-elle pas depuis longtemps de « coproduction »16 à ce propos ? Pourquoi faudrait-il considérer pour autant sa participation comme un travail, à l’instar de ce que la littérature décrit déjà à propos des consommateur·rices (Dujarier, 2008) ou des internautes engagés dans des activités numériques diversifiées (Casilli et Cardon, 2015) ? N’est-ce pas aller trop vite en besogne, quand on se souvient que l’usager ressemble parfois à une entité abstraite, pour ne pas dire ectoplasmique, tant il est vrai que les promoteurs de l’administration numérique en font une figure générale se laissant volontiers raconter, qui peut tenir de la posture, voire d’un pur argument d’autorité ? La réponse que ce numéro aimerait donner est qu’il faut enquêter. Considérer les actions des administré·es comme un travail invite à s’interroger sur les modalités de son engagement, qui sont possiblement en train de changer. Coproduction ou participation, certes. Mais selon des termes et des conditions qui méritent attention, compte tenu de l’incessant labeur d’appropriation d’internet et des différents dispositifs numériques rendus nécessaires pour accéder à ses droits ou répondre à ses obligations vis-à-vis de l’administration. Force est pourtant de constater qu’en dépit de la massification des pratiques numériques depuis une vingtaine d’années, à bien des égards exceptionnelle, ce travail des usager·es a fait l’objet d’une attention limitée. Certes, il existe aujourd’hui une littérature croissante, principalement à l’international, qui porte sur le « fardeau administratif » (administrative burden) pesant sur les usager·es, produit de la complexité des démarches bureaucratiques. Les travaux qui s’en inspirent soulignent avec intérêt les conséquences sociales de cette charge en termes d’accès aux droits et de relation des citoyen·nes avec l’administration17. Au-delà d’être l’objet d’irritations, le travail de l’usager·e est assurément politique18. Par ses lourdeurs ou ses facilités, il engage des rapports plus ou moins distanciés et différenciés aux administrations. Mais l’enjeu de décrire ce qu’il recouvre vraiment, en contexte et à l’épreuve du numérique, reste entier : comment classe-t-on ses documents dans le disque dur de son ordinateur ou les serveurs ? Comment s’organise-t-on pour conserver les innombrables identifiants et mots de passe pour des services sollicités plus ou moins occasionnellement ? À l’ouverture et au classement des courriers, papiers et formulaires s’ajoutent désormais la gestion des courriels, la demande de fichiers PDF, ou encore la requête d’une signature électronique : comment les personnes conçoivent-elles des routines efficaces pour s’y préparer ? Et encore faut-il disposer de l’équipement nécessaire, qui implique possiblement toute une activité de maintenance et de rangement rendue nécessaire à l’accomplissement des tâches numériques, et plus largement administratives : entretien et mise à jour d’un ordinateur, bien souvent d’une imprimante, parfois d’un scanner, de supports de sauvegarde (clé, disque dur) pour prévenir les pannes et pertes de documents. En outre, ces dispositifs, à la fois nombreux et diversifiés, continuent de se développer à mesure que les usages numériques se massifient et que les taux d’équipement des populations augmentent. En l’espace d’une quinzaine d’années, les tablettes, mais surtout les smartphones, sont venus compléter cet ensemble d’outils. Il convient également de souligner que ces technologies s’inscrivent dans une dynamique prescriptive qui relève de moins en moins du libre choix pour les individus et de plus en plus d’une logique d’obligation. Alors que les administrés pouvaient auparavant choisir parmi divers canaux de contact (écrit, oral, au guichet ou à distance), de nombreux services numériques se sont progressivement imposés comme quasi incontournables. On peut ainsi mentionner l’actualisation mensuelle en ligne pour les demandeurs d’emploi ou encore la déclaration d’impôts, mais aussi nombre de démarches qui présupposent désormais une prise de rendez-vous en ligne avant de pouvoir accéder physiquement à un guichet. Dans ce contexte le travail de l’usager·e semble s’intensifier sur plusieurs fronts : d’une part, l’utilisation toujours plus soutenue des outils numériques ; d’autre part, le double effort à devoir entretenir des technologies et à gérer des archives administratives personnelles et familiales. À mesure que ce travail s’accroît, on peut ainsi envisager l’émergence d’un « fardeau numérique » venant s’ajouter ou contribuer à redéfinir ce qui est susceptible de constituer un tel « fardeau administratif ».
- 19 « “Il fallait bien s’y mettre” est la phrase qui résumerait le mieux l’esprit général », conclut la (...)
15La réalisation de ces diverses tâches n’affecte pas de manière univoque les différents publics de l’administration. Ainsi l’ethnographie des pratiques numériques des milieux modestes a-t-elle mis en évidence les soucis et agacements générés par la place grandissante des services en ligne, à côté d’indéniables satisfactions19. Par certains côtés, il est admis que les transformations numériques répondent aux demandes exprimées de longue date de simplification des démarches, raccourcissant de longues séquences de traitement et limitant notamment les déplacements aux guichets : ces gains ont indéniablement profité aux publics les plus adaptés à la culture numérique et dont les situations standard sont conformes aux traitements automatisés. Par d’autres côtés, il est régulièrement rappelé que ce processus a opéré au prix d’une fracture grandissante avec les populations les plus vulnérables, pour qui la numérisation croissante a signifié des tracasseries supplémentaires, une perte de confiance et un accès rendu plus difficile à leurs droits, comme en témoigne l’augmentation du non-recours (Deville, 2023 ; Okbani et al., 2022). Entre ces deux figures extrêmes, il existe néanmoins une variété de situations. C’est tout l’intérêt des articles composant ce dossier que d’en donner à voir différentes configurations, rappelant que le travail des usager·es à l’endroit de l’administration peut épouser des formes variées. Ceux-ci invitent plus largement à être replacés dans le spectre plus large de l’ensemble des pratiques numériques contemporaines (loisirs, santé, culture, sociabilité, etc.) auxquelles s’adonnent les personnes, et dont certaines activités rencontrent une indéniable proximité avec celles qui sont propres aux démarches administratives (prise de rendez-vous en ligne, réponse à des questionnaires et formulaires, etc.). Ainsi, dans le cadre d’une étude sur la mise en œuvre de l’État-plateforme en Inde, Marine Al Dahdah et Javed Alam montrent que la numérisation s’y est accompagnée d’une démultiplication des déplacements et des ajustements nécessaires pour les habitant·es de petits villages. À ces coûts temporels s’ajoutent également des coûts financiers résultant de l’apparition de multiples services annexes d’impression ou d’aide aux démarches proposés par des petits entrepreneurs privés. Parce que la numérisation se double en Inde d’une obligation administrative de connexion, elle conduit non seulement à fragiliser l’accès des populations villageoises à leur droit, moins équipées et moins compétentes électroniquement, mais elle favorise aussi l’émergence d’un marché parallèle destiné à compenser ce risque. Autre public : les résident·es en réinsertion des logements accompagnés étudiés par Céline Borelle et Anne-Sylvie Pharabod. Les autrices rappellent que la gestion des mails ou des comptes en ligne s’ajoute aux nombreuses difficultés qui ponctuent déjà leurs rapports aux administrations (CAF, Sécurité sociale, Préfecture, etc.), compte tenu de leur situation sociale et mentale (troubles psychiatriques). La question de leur autonomisation n’en est pas moins posée, et savoir apprécier la part d’apprentissage qu’il convient de laisser, tout en l’articulant aux autres modes d'interaction existants, à distance comme en face-à-face, dessine un véritable défi pour les salarié·es qui les accompagnent. Dans le cas des formalités que leur impose la politique agricole commune pour l’obtention des aides, les agriculteur·rices espagnol·es qu’étudie Blandine Mesnel sont, quant à eux, moins directement confrontés aux fonctionnaires de l’administration. Et pour cause : ils délèguent à des conseiller·es mandaté·es par les banques ou les syndicats la majeure partie des formalités numériques des dossiers à satisfaire. Dans tous ces cas, le travail des usager·es n’opère pas seul et s’inscrit dans une palette d’activités et de liens qu’il faut comprendre, quand bien même ces derniers relèveraient de situations réputées d’extrême vulnérabilité.
16Entre le travail des agent·es et celui des usager·es, les articles de ce numéro démontrent finalement l’importance d’un espace d’intermédiation, destiné à favoriser l’appropriation des outils et des démarches numériques de part et d’autre d’une frontière entre acteurs publics, associatifs et marchands dont l’épaisseur invite à être décrite.
- 20 Soulignons que ce constat en matière d’administration numérique rejoint pleinement les nombreuses a (...)
- 21 Sur la ré-intermédiation de l’action publique à travers de nouveaux « relais », on signale le numér (...)
- 22 Voir Laurent Jeanpierre et Olivier Roueff (2014). Sur le cas des politiques publiques, des usagers (...)
17Pour attirer une clientèle il y a une vingtaine d’années, une banque en ligne nouvellement créée avait imaginé un slogan qui claque : « pas de guichet entre nous ! ». Pas de guichets, peut-être ; mais de puissantes infrastructures de médiation, sûrement : l’argent ne circule pas par magie. Il en est de même pour le droit, dont l’accès passe par d’incontournables intermédiaires composés de fonctionnaires, de guichets et de bureaux, de fichiers, de bases de données, de documentations mais aussi de bénévoles et travailleur·euses associatifs, de conseiller·es et de technicien·nes de tout poil. Si l’écheveau que tissent ces multiples entités matérielles et humaines mérite d’être rappelé, c’est qu’une des promesses du numérique tiendrait dans sa simplification. Les contributions rassemblées ici présentent, à cet égard, un immense mérite : réévaluer la désintermédiation annoncée par la numérisation des services publics20. Car elle ne s’accompagne pas nécessairement d’un rapprochement entre l’administration publique et ses usagers, bien au contraire. Certes, l’intermédiation du travail administratif n’est pas un processus neuf et a déjà été étudiée dans de nombreux domaines d’action publique21 – comme la culture22, la santé ou l’agriculture – où se multiplient les activités de coordination et d’accompagnement aux démarches administratives, prises en charge par le secteur associatif (Hély, 2009) ou le privé. Mais il reste à apprécier dans quelles mesures les outils numériques contribuent à modifier ces interventions ou à favoriser leur développement (Okbani, 2022) : c’est précisément une richesse des articles de ce dossier que de spécifier et de montrer la variabilité des situations d’intermédiations. Pour mieux les caractériser, on pourra remarquer qu’avec la numérisation, la longueur des chaînes d’intermédiation varie : d’un cas à l’autre, selon les situations et les populations, le nombre d’intervenants augmente, les déplacements physiques s’allongent, les documents à compléter enflent quand, pour d’autres, ils rétrécissent. Avec l’apparition de services d’interprétation ou d’accompagnement qui fleurissent comme autant d’opportunités de marchandisation de l’accès aux services publics, le cas de l’État plateforme indien donne une illustration éloquente de ce constat qu’il faudrait pouvoir comparer à d’autres situations, comme celles qui sont décrites à propos des demandes d’aides de la PAC dont les formalités sont intégralement déléguées à des conseiller·es spécialisé·es mandaté·es par les organisations professionnelles ou les banques. On pourra également distinguer, parmi ces multiples activités d’intermédiation, leur degré variable d’informalité. Car ce travail d’intermédiation peut aussi bien être réalisé par un proche aidant qu’un·e professionnel·le, de sorte que la nature même de l’accompagnement prend des formes contrastées, épousant des routines de travail et des habitudes forcément différentes selon qu’elles sont réglées par des logiques domestiques ou professionnelles. On pourrait enfin s’interroger sur la place des formes calculatoires susceptibles d’équiper ces pratiques d’intermédiation et, avec elles, leur degré possible d’automatisation. Avec l’auto-remplissage de formulaires ou les algorithmes d’aide à la décision, l’accompagnement des services publics est médié par des dispositifs technologiques qui prennent en charge une partie du travail d’écriture ou de classification, tout en reconfigurant une partie des tâches attendues de la part des usagers, à l’image du travail de « vérification » de la concordance des revenus perçus et effectivement connus de l’administration fiscale pour l’année « n-1 », ou encore de la gestion de l’interfaçage des services et applications (afin que les données de la CAF soient automatiquement transmises au service en ligne de la mairie pour déterminer un tarif de cantine, etc.).
18La délégation des tâches administratives numériques est donc à double sens. Elle ne concerne pas seulement les fonctionnaires, qui tendent à déléguer une partie de ce travail numérique à des organisations à but lucratif ou marchand. Elle peut aussi concerner les usager·es, qui peuvent confier eux-mêmes à des tiers une partie de ce travail fastidieux, au détriment de la prise en compte des spécificités de leurs situations ou de la protection de leur vie privée. À rebours des promesses d’autonomisation, certain·es citoyen·nes voient ainsi dans ce tiers secteur l’occasion de se débarrasser de corvées administratives que la numérisation a parfois alourdies. Loin des travaux qui voient dans la numérisation un facteur univoque de privatisation de l’État (Jeannot & Cottin-Marx, 2022), le numéro met ainsi en avant des formes de délégations multiples à cet espace interstitiel qui se développe entre les administrations et les foyers, et où interviennent aussi bien des associations que des professionnel·les de l’accompagnement ou des entreprises. Par ailleurs, la délégation au privé n’est pas toujours synonyme d’une réduction de l’emprise de l’État, qui développe, notamment en s’appuyant sur le numérique, de nombreux outils d’encadrement de l’activité des intermédiaires (Rivet, 2023). Il s’agit dès lors de décrire cet espace interstitiel, que composent aussi bien des marchés publics informatiques que de nouveaux territoires professionnels, les objets et les échanges qui le traversent, avec ses acteurs et leurs multiples relations.
19Parce que les chaînes d’intermédiation se sont modifiées, parfois allongées, voire complexifiées, en tout cas diversifiées, et que les situations d’intermédiations qu’elles font surgir sont, par construction, de plus en plus variées, l’enquête sur le travail administratif et sa numérisation présente un défi méthodologique pour le chercheur en sciences sociales. Il s’agit de restituer toute l’épaisseur de ces interventions, qu’elles soient sociales ou techniques, qui contribuent à faire aboutir des démarches administratives. Afin d’étudier ces interfaces du travail numérique, les auteur·ices de ce numéro ont bien souvent choisi d’entrer par une administration en particulier – les archives, le logement accompagné, la PAC ou les services d’immigration –, afin de restituer les configurations complexes au sein desquelles se déploie la numérisation de leur domaine d’intervention. De la prise de note à la gestion des données, de la lecture des dossiers à la prise de décision depuis des logiciels sophistiqués, de l’accompagnement des usagers à la réponse adressée, le travail des agent·es constitue le fil à tirer pour le chercheur. L’approche ethnographique, privilégiée par les contributions de ce numéro, a ainsi le mérite de restituer, par des observations fines et des entretiens, la diversité et la nature de ces activités et les interactions qu’elles supposent avec les usagers. Certes, les procédés qu’emprunte chacun peuvent différer, selon la finesse du grain adopté de la description ou la place occupée par les objets matériels dans les restitutions. Certes, la nature spécifique de l’activité dûment observée, qui est en l’occurrence celle de l’agir juridique, n’apparaît qu’en filigrane, au risque de se diluer dans le contexte du phénomène qu’on cherche à comprendre alors qu’elle en est un ressort essentiel. Mais il faut souligner la nature du défi posé à tout enquêteur.rice en la matière : décrire la numérisation de l’administration à l’épreuve du travail n’est pas une mince affaire.
20La notion d’intermédiation qui se dessine au travers des contributions présente alors un autre avantage : celle de dessiner des perspectives d’exploration susceptibles d’en prolonger le propos.
21Une prise en compte encore plus poussée des dispositifs technologiques auxquels se confrontent les agent·es administratif·ves comme les usager·es en est une. De fait, les captures d’écran, parfois choisies par les auteur·rices de ce numéro pour illustrer les situations d’enquête, ne rendent qu’en partie compte de cette épaisseur technique qui entoure l’accès aux droits et aux services publics. C’est bien que les dispositifs numériques ont parfois acquis la force d’une évidence qu’il faudrait pourtant déconstruire, afin de mesurer la progression de la numérisation qui restreint graduellement les modalités d’accès à l’État. Il s’agirait ainsi de mieux enregistrer la mémoire visuelle et textuelle des interfaces technologiques de l’administration, de leur design, de leur ergonomie et de leur contraintes pratiques. À travers la notion d’intermédiation, on ne peut donc qu’inviter les travaux futurs à investir empiriquement les « objets-frontière » (Star & Griesemer, 1989) qui circulent entre l’administration et ses usager·es et permettent la traduction des situations : qu’il s’agisse d’appareils électroniques – du smartphone au scanner partagé –, de standards informatiques – comme le .pdf ou le .csv –, ou des différentes couches logicielles qui composent les plateformes en ligne.
22La considération de l’expérience d’État que font les usager·es en est une autre. Si la numérisation affecte la longueur des chaînes d’intermédiation et contribue, comme le montre le cas des agriculteur·rices étudié par Blandine Mesnel dans ce numéro, à augmenter le sentiment d’une distance plus grande, il conviendrait d’étendre plus largement l’enquête, prolongeant ainsi la proposition théorique récente faite par Marie Alauzen et Fabien Gélédan d’étudier les modalités de présence de l’État (Alauzen & Gélédan, 2021), entre épreuves spectaculaires d’opposition et présence spectrale de l’administration, où l’État s’oblitère lui-même en intervenant par le biais d’intermédiaires sociaux et techniques variés. Que voudrait dire la généralisation d’un rapport « numérique » à l’État ? Quelles possibilités de négociation, de contestation, et plus généralement d’agir politique, laissent ces nouvelles interfaces aux citoyen·nes ? Si les archivistes espèrent favoriser, par la numérisation, la circulation des documents publics, et ainsi une plus grande transparence de l’État, force est aussi de constater que le pré-remplissage des formulaires ou l’automatisation des interactions peuvent tout autant diminuer les marges de manœuvres des citoyen·nes. Dans quelle mesure le numérique accentuerait dès lors la violence d’État, exprimée aussi bien via des modalités techniques d’encadrements et de surveillance, que des catégories informatiques de plus en plus figées, au sein desquelles les usager·es doivent s’inscrire pour bénéficier d’un certain nombre d’aides et de services ?
23À la lumière de ces interrogations, et fort de ces perspectives, cinq recherches sont donc ici regroupées, chacune proposant une manière originale d’explorer le travail administratif et le numérique.
24La première analyse le récent programme d'État-plateforme indien en référence aux travaux sur les infrastructures d'information et les technologies. Marine Al Dahdah et Javed Alam se penchent plus particulièrement sur le cas des Common Service Centers (CSC), qui ont été développé pour offrir toute une palette de services électroniques dans les villages, en matière d'éducation, santé, médecine, banque, etc. sur la base d’un partenariat public-privé. Une vaste enquête a été réalisée dans deux États distincts (Uttar Pradesh et Tamil Nadu) pour interroger 50 employés et 250 utilisateurs. Il en ressort une place déterminante de ces nouveaux intermédiaires, devenus incontournables mais au prix de nombreuses limites (de logique de coût, de logique de rentabilité, d'accès au droit, etc.).
25La seconde contribution prolonge cette attention à l’intervention du secteur marchand dans les rapports entre administration et public à travers le cas des agriculteurs espagnols étudié par Blandine Mesnel. À propos des outils numériques devenus incontournables dans la gestion des dossiers de politique agricole commune avec lesquels ils sont en prise, la recherche explore le rôle de médiateur·rices privé·es qui prennent en charge les démarches administratives, dont le travail se substitue à celui des usagers mais aussi partiellement à celui des administrations de terrain, délestées de leur mission d’accueil et d’accompagnement.
26La troisième contribution se démarque par la nature spécifique de la population étudiée, en l’occurrence des personnes en résidence accompagnée, inscrites dans un programme de réinsertion pour troubles mentaux. Comment, dans ce cadre, penser l’aide aux démarches administratives ? Céline Borelle et Anne-Sylvie Pharabod focalisent leur attention sur le travail des accompagnant·es qui interviennent selon une double logique d’assistance et de soin : comment ces deux modalités d’action s’articulent-elles avec l’autonomisation nécessaire des résidents ? Comment se combinent-elles, compte tenu des horizons normatifs en tension (gestion des données personnelles, frontières entre travail et hors-travail) ?
27Le quatrième article porte sur le pouvoir discrétionnaire des agent·es en charge de la naturalisation des étrangers en Italie. Daniela Trucco montre comment l'organisation de leur travail (réduction des effectifs, automatisation, etc.) concourt à réduire les marges d'interprétation et s’applique à restituer les stratégies déployées en réponse par ces professionnels, qui voient disparaitre leur pouvoir et l'identité professionnelle qu'ils en tiraient.
28Enfin, la cinquième contribution porte sur les transformations du travail des archivistes. Maëlle Moalic-Minnaert, Pauline Seiller, Vassili Rivron et Hélène Marche montrent comment la numérisation des documents affecte différemment les agent·es en fonction de leur catégorie et de leurs socialisations professionnelles. À la division ancienne du travail dans les services, en fonction des périodes historiques des fonds (« archives anciennes et modernes » et « archives contemporaines »), s’articulent désormais des divisions du travail dépendantes de la prise en charge du numérique. Or, toutes les positions occupées dans cet espace professionnel ne se valent pas : dans ce contexte d’extension des missions de l’archiviste, des hiérarchies professionnelles s’établissent (ou se réaffirment), en fonction de différentes échelles de légitimité professionnelle.