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Portfolio

Sur le front de déploiement des infrastructures de télécommunication

Portfolio d’une balade infrastructurelle en zone rurale française
Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe

Résumés

Le déploiement des réseaux de télécommunication est généralement pensé par l’État dans une logique descendante : les acteur·ices locaux·les doivent composer avec un impératif de mise en œuvre. Grâce à une enquête empruntant au tourisme infrastructurel, ce portfolio part des points les plus éloignés des réseaux numériques, dans ce cas les derniers fronts de numérisation en Ardèche du Nord, pour mettre en évidence les tensions et arrangements matériels locaux permettant l’implantation des nouvelles infrastructures. Il cherche à donner à voir et à rendre sensible aux réalités matérielles à l’autre bout de la ligne : construction ratée sur zone humide, usage de génératrices au fioul pour pallier l’absence de raccordement électrique, déploiement dans les traces laissées par d’autres industries et infrastructures, ne sont que quelques exemples pour comprendre cette matérialité.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Dans l’ouvrage tiré de sa thèse, Fanny Lopez revient sur la genèse des grands réseaux techniques (...)

1En matière d’aménagement numérique du territoire, la France est en train de réaliser une mue majeure, initiée depuis une dizaine d’années et planifiée à l’échelle nationale. D’une part, le Plan France Très Haut Débit (PFTHD) promet que l’ensemble du territoire sera pris dans les mailles d’un filet de fibres optiques d’ici à 2025. D’autre part, le New Deal Mobile, accord conclu avec le gouvernement, le régulateur et les quatre grands opérateurs télécoms, prévoit la construction de plusieurs milliers de stations 4G et 5G à la même échéance. Et ce afin de satisfaire une ambition similaire en termes de couverture. Ces chantiers seraient d’ores et déjà un succès et la France serait « parvenue à réduire la fracture numérique » pour de bon (France Stratégie, 2023, p. 71). Pour les agences de l’État, tout semble se dérouler comme si les disparités territoriales et écologiques n’avaient que peu influé sur ces déploiements infrastructurels, ne nécessitant qu’une adaptation d’ordre technique, même dans les zones montagneuses (Arcep, 2023, p. 140). La promesse « connexionniste » typique des grands réseaux énergétiques et de communication1 qui motive ce type de planification descendante tend cependant à masquer et négliger la « myriade de forces locales et écologiques, humaines et non-humaines » (Starosielski, 2016) qui façonne leurs déploiements. Étonnement, si les infrastructures informationnelles ont été prises pour objets de recherche dans les Science and Technology Studies (STS), notamment françaises (Star, 2002; Dagiral & Peerbaye, 2012; Beltrame & Jungen, 2013; Denis, 2018; Plantin, 2021), assez peu de travaux ont posé un regard ethnographique attentif au substrat matériel des infrastructures de télécommunication (Carnino & Marquet, 2022; Huguet, 2013; Marquet, 2019; Parks & Starosielski, 2015).

  • 2 Pour saisir le fonctionnement technique des réseaux numériques de télécommunication, nous renvoyo (...)

2Que se passe-t-il lorsque l’on enfile nos chaussures de marche et que l’on va questionner dans ces zones de montagnes les lignes de fibres optiques et les antennes elles-mêmes ? L’objet de ce portfolio est de renverser la perspective monolithique sur les infrastructures de télécommunications en observant leurs déploiements en cours, à partir de la dernière maille, c’est-à-dire le point final du réseau : l’abonné·e connecté·e aux lignes les plus éloignées du nœud central. Ainsi, notre voyage en dix prises de vue suit la logique d’« inversion infrastructurelle » bien connue des recherches en STS (Bowker & Star, 2023). Il vise à mettre en images les enchevêtrements technique, énergétique, écologique et politique qui ne font pas partie des plans étatiques et qui ne sont pas saisis au travers des représentations diagrammatiques de fonctionnement des réseaux2. Inspirée par la perspective du « tourisme infrastructurel » (Mattern, 2013), la constitution du portfolio résulte d’une semaine de balade infrastructurelle dans les montagnes d’Ardèche du Nord à l’automne 2021. Le but de cette observation était de rendre sensible et de donner à voir, comme une photographie instantanée, le front de déploiement des infrastructures de télécommunication en zone rurale française. Cette démarche s’inspire des travaux de sociologie visuelle, comme le précurseur The Balinese Character des anthropologues Gregory Bateson et Margaret Mead (1942) ou la synthèse plus récente de cette pratique proposée par John Grady (2001), mais aussi de pratiques artistiques d’observation des infrastructures numériques, à l’instar de Networks of New York (Burrington, 2016). Notre approche propose une intégration renforcée des pratiques photographiques et visuelles dans le travail ethnographique en STS. À ce titre, l’espace de l’enquête et la topographie infrastructurelle est représentée sur la carte en poster (cf. illustration 1).

3Si notre enquête permet de saisir la force du dispositif étatique pour équiper coûte que coûte le territoire, elle donne aussi à voir les inscriptions des infrastructures du territoire par lesquelles transitent les données numériques — c’est à dire les routes et canaux préexistants tels que les lignes électriques, sentiers des grumiers, voiries et les réseaux d’eau urbains. Pour l’implantation d’équipements numériques hautement standardisés, ces couches se rendent visibles dans les tensions et arrangements, au cas par cas, et toujours avec les contraintes humaines et non-humaines du milieu.

Illustration 1.

Carte des réseaux de télécommunications fixes et mobiles ethnographiés autour de Lalouvesc.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

Faire entrer la fibre dans la vallée

  • 3 Le budget prévisionnel de l’intercommunalité, provisionné pour le déploiement de 97 % des prises, (...)

4La Communauté de Communes du Val D’Ay, au sud d’Annonay, fait partie de ces intercommunalités dont les membres des différentes instances de décision se sont retrouvé·es confronté·es à la question des infrastructures de télécommunication, en apprenant le coût financier particulièrement élevé pour les collectivités qu’allait représenter le déploiement de la fibre optique sur leur territoire3. Au bout de la vallée, niché sur un col à plus de mille mètres d’altitude, le village de Lalouvesc (cf. illustration 2) est particulièrement concerné. À seulement quelques kilomètres à l’ouest commence le département de la Haute-Loire. Cette limite administrative fait que la commune se retrouve en bout de ligne, comme une bronchiole à l’extrémité du réseau fibré du syndicat mixte Ardèche Drôme Numérique (ADN).

Illustration 2.

La commune de Lalouvesc vue depuis son château d’eau.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

5Les nombreux hameaux qui entourent le village de Lalouvesc devraient théoriquement être reliés au Nœud de Raccordement Optique (NRO) pour assurer leur connexion haut-débit. Un NRO est un petit bâtiment qui fait la jonction entre le réseau de collecte des opérateurs et ce qu'on appelle les boucles locales optiques mutualisées, c'est-à-dire les poches d'abonnés raccordés en fibre. Le NRO est l'endroit où les opérateurs commerciaux vont activer la ligne de leurs abonnés, points finaux du réseau. Entre le NRO et l'abonné final, la longueur maximale de la ligne optique est généralement de seize kilomètres. À Lalouvesc, l'installation du NRO est liée à une décision prise par l'ancienne équipe municipale. L'emplacement choisi est à côté d'une zone humide avec un étang, situé à quelques mètres. La mairie avait voulu faire construire un bâtiment communal sur cette zone mais le Plan Local d’Urbanisme (PLU) les en avait empêchés en raison de son caractère marécageux. Le NRO est passé outre ces contraintes grâce à l’invocation d’un service d’utilité publique. Au fur et à mesure que les ouvriers ont construit ce petit bâtiment, il a commencé à être inondé et un remblai en gore avec des drains a été installé afin de le sécuriser (cf. illustration 3). La livraison du NRO était prévue pour 2022.

Illustration 3.

En bout de ligne, le chantier du Nœud de Raccordement Optique (NRO) de Lalouvesc.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

6Le NRO est raccordé aux réseaux des opérateurs par une ligne de fibre qui longe une longue route sinueuse montant à flanc de montagnes jusqu’à Lalouvesc, tantôt en aérien sur les pylônes électriques, tantôt en souterrain. Celle-ci arrive alors jusqu’à la mairie, en attendant d’être raccordée au NRO quelques centaines de mètres plus loin (cf. illustration 3). Ici comme en bien des endroits, construire des lignes souterraines étant très coûteux, des accords ont été passés avec le gestionnaire de réseau de distribution d’électricité Enedis pour utiliser les pylônes déjà en place (cf. illustration 4). En effet, malgré l’activité forestière locale, le contexte pandémique et la forte demande en bois ont conduit à une pénurie importante de poteaux en bois. Sur les deux départements de la Drôme et de l’Ardèche, où 16 000 km de fibres sont en train d’êtres tirées dans le cadre du Plan national, il est annoncé que 90 % le seront en « s’appuyant sur l’existant » et 10 % nécessiteront une nouvelle tranchée (ADN, 2020, pp. 23).

Illustration 4.

Pylônes partagés.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

7Nul ne sait quand exactement cette fibre pourra permettre de se substituer à la VDSL, dont les promesses de connexion internet à très haut débit via le réseau cuivré n’avaient, aux dires des habitant·es, jamais été tenues. Si au village on espère que c’est pour bientôt, notamment pour les nombreuses résidences secondaires où viendraient télétravailler régulièrement des gens des grandes villes de la région, d’après un élu, l’arrivée des antennes 4G a été vue d’un bon œil, fournissant une solution palliative temporaire.

Suivre les réseaux mobiles en zone rurale

8Le réseau de fibre optique s’arrêtant à la mairie de Lalouvesc, continuer de suivre le faisceau infrastructurel de l’internet rural supposait donc de parcourir les montagnes alentours, dont la principale caractéristique est leur surface forestière importante, intensivement exploitée, sous laquelle fourmille une vie mycélienne abondante. Comme la plupart des infrastructures de télécommunications, les réseaux mobiles s’encastrent dans les sillons d’autres activités. Le site de Satillieu illustre bien ce phénomène. Mis en service en juillet 2001 et abritant aujourd'hui les quatre opérateurs français et toutes les générations de téléphonie mobile de la 2G à la 5G, il se trouve au sommet d'une petite montagne qui surplombe la vallée, à dix kilomètres à l'ouest de Lalouvesc. Pour accéder à ce site, il est nécessaire d'emprunter le chemin des grumiers (cf. illustration 5). Ici l'industrie du bois est arrivée bien avant celle des télécommunications et cette dernière emprunte les tracés que la première a laissés. Un empilement est visible au sommet du pylône : quatre générations de bandes de fréquences se côtoient, de la première antenne 2G activée le 2 juillet 2001 par France Telecom, à la dernière antenne 5G installée par Bouygues Telecom le 7 septembre 2021.

Illustration 5.

Suivre le chemin des grumiers pour atteindre la station multi-opérateurs, multi-générations.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

9Dans d’autres configurations, visiter une station revient à suivre le fil des lignes électriques. Les équipements numériques d’une station téléphonique requérant une source d’alimentation électrique, elles sont, la majeure partie du temps, reliées au réseau électrique national. Suivre les lignes aériennes est donc une bonne façon de s’en rapprocher. Néanmoins, durant notre enquête, il arrivait régulièrement que les lignes alternent entre parcours aériens et souterrains, comme sur l’illustration 6. Alors que les lignes y tracent une nervure en direction de la tour, le câble s’arrête net à quelques centaines de mètres de celle-ci, l’électricité passant soudainement sous terre pour suivre la petite route de campagne. Une attention particulière au renflement des bas-côtés nous laissait supposer du passage du courant.

Illustration 6.

Faire venir l'électricité jusqu’aux stations téléphoniques.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

10Il fallait parfois randonner au cœur de ces forêts composées pour majorité de conifères pour atteindre des configurations de stations plus atypiques. Dans une vallée voisine, un peu moins d’une heure de marche sur un sentier forestier permet d’atteindre une station isolée (cf. illustration 7). Récemment mise en service, elle a été transportée ici par voie aérienne, avec sa cuve de gazole non routier (GNR) et sa génératrice d’électricité. Rien aux alentours, les derniers poteaux électriques ont été croisés il y a longtemps. Les deux antennes 4G à son sommet semblent pointer vers la vallée voisine, qu’elle surplombe. Le sentier que nous avons emprunté pour venir n’étant pas complètement carrossable, une question subsiste : comment sera-t-elle approvisionnée en carburant dans le futur ? Les gaines rouges surgissant du sol au pied de la station paraissent indiquer qu’un raccord au réseau électrique soit prévu.

Illustration 7.

Station hélitreuillée au cœur de la forêt avec cuve de carburant et génératrice.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

  • 4 La construction de l’antenne ayant été demandée le 18 juillet 2019, dans le cadre du New Deal Mob (...)

11Même lorsque les emplacements choisis pour les nouvelles stations téléphoniques étaient facilement accessibles, les opérateurs et leurs sous-traitants en cascade ont parfois eu des difficultés à engager les travaux jusqu’à se retrouver à devoir les réaliser en hâte pour tenir les contraintes réglementaires. Et ce au prix de la résilience et pérennité des infrastructures. À Lalouvesc, la station située aux abords de la commune est un exemple révélateur. L’opérateur SFR a mis en service la station, activant les échanges de données sur les plages de fréquences prévues, le jour de la date butoir4. Toutefois, la nouvelle station, située à côté de la réserve d'eau municipale et à quelques dizaines de mètres des lignes électriques du village, n'y a pas été raccordée. Internet fonctionne donc ici au GNR, stocké dans une cuve de 3 000 litres, transformé en électricité par une génératrice installée au pied de la tour (cf. illustration 8). En effet, le plan New Deal Mobile impose des dates butoirs aux opérateurs Télécoms pour installer des nouveaux sites. Or, de telles installations nécessitent aux sous-traitants en charge des projets et à l'opérateur de réseau électrique de s'être au préalable accordés pour qu'une ligne électrique l'approvisionne. Les difficultés à s'accorder entre industriels dans le temps imparti aboutissent donc à une diplomatie singulière de la génératrice. De même, la mairie a été régulièrement sollicitée par la population en raison de l'intermittence de son fonctionnement. En effet, sans sécurité prévue pour la cuve, celle-ci s’est retrouvée siphonnée, possiblement pour remplir les engins forestiers ou les tracteurs d’agriculteur·rices locaux·les, le GNR en étant le carburant recommandé.

Illustration 8.

Diplomatie de la génératrice au fioul.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

12Pour suivre le rythme imposé par le New Deal Mobile, les opérateurs ont massivement recours à de la sous-traitance pour déployer leurs stations, ce qui est permis par la grande standardisation des procédés d'installation et de conditionnement des équipements impulsée dans la planification nationale. Il peut y avoir parfois jusqu’à sept niveaux d’intermédiaires pour la réalisation de ces chantiers (Gavois, 2021). À cinq kilomètres au nord-ouest de Lalouvesc, un nouveau site était en construction à Saint-Symphorien-de-Mahun (cf. illustration 9). Située au sommet d'une colline qui domine la vallée en contrebas, la station en devenir dispose d'un emplacement idéal pour couvrir la zone dans trois directions. Au moment où nous sommes arrivés sur le site en octobre 2021, les camionnettes du sous-traitant de Bouygues Telecom en charge du déploiement s'en allaient. Le site était en construction, la dalle de béton semblait récente et les grillages pour protéger le site n'étaient pas encore posés. Les cartons d'équipements étaient dispersés autour du pylône. Dans un des grands cartons nécessaires au transport du matériel, nous avons pu trouver le guide d'installation du site fourni par l'opérateur à ses sous-traitants. Manuel de montage de cette infrastructure en kit, il explique autant les équipements nécessaires pour monter un site et leur configuration standardisée pour le New Deal Mobile que le conditionnement en palettes et la gestion des déchets sur site.

Illustration 9.

Chantier ouvert et laissé « dans le jus » par les sous-traitants.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

13Les stations perchées en haut des montagnes, au cœur de la forêt ou des champs ne bénéficient pas d’un raccord fibré au réseau internet, dont le coût serait exorbitant. Les liens se font alors par une technologie de réseau appelé Faisceau Hertzien (FH). Le FH est une technologie de transmission de signal à longue distance par micro-onde, développée durant la Seconde Guerre mondiale et toujours très utilisée dans le monde des télécommunications, même pour les dernières générations de technologies de réseaux. L’information est transmise entre deux antennes directives concentrant et focalisant le signal, elle peut parcourir plusieurs centaines de kilomètres du moment que ces dernières restent à vue l’une de l’autre. Via ce lien hertzien, les stations de téléphonie font réseau et nous pouvons suivre ces nervures invisibles du territoire, en retraçant les bonds du signal radioélectrique, jusqu’au cœur de réseau. Afin de comprendre comment les routes invisibles des données numériques s’ancrent dans le territoire, nous avons remonté le Faisceau Hertzien (FH). Depuis la station de Lalouvesc, le signal fait un bond jusqu’à l’antenne de Colombier-le-Vieux, coincée entre les pommiers et les voitures abandonnées (cf. illustration 10). La parcelle avait été vendue à Bouygues Telecom en 2001 par le paysan voisin, le prix d’une voiture flambant neuve. Les pièces de la station avaient initialement été, une fois n’est pas coutume, acheminées par hélicoptère. Les nouvelles générations de matériel installées plus récemment sur le pylône auraient en revanche suivi une voie terrestre.

Illustration 10.

Suivre les nervures invisibles du territoire.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

14La remontée du signal radio nous a finalement mené à la tour hertzienne de Saint-Romain-de-Lerps, dominant la vallée du Rhône, en face de Valence (cf. illustration 11). Située à côté d’une tour radar militaire, cette imposante construction, encadrée de barbelés et bardée de caméras de vidéosurveillance, supporte des antennes 4G et de très nombreux relais hertziens pointant dans toutes les directions et appartenant à de multiples opérateurs. Le suivi des bonds entre les stations jusqu’à ce site permet d’entrevoir la topologie en étoile de ce réseau, faisant de cette tour un point de transit obligé pour presque toutes les communications mobiles de la région.

Illustration 11.

La tour hertzienne de Saint-Romain-de-Lerps.

Crédits : Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe.

Couvrir le territoire, coûte que coûte

  • 5 Cette réussite est d’autant plus apparente lorsqu’on la compare aux échecs de l’approche de dével (...)

15Il faut reconnaître dans la force de la planification étatique à aménager un territoire comme celui du Val D’Ay en matière de télécommunications un double geste contradictoire : contraindre les executant·es locaux·ales à négocier avec les forces humaines et non-humaines en présence, presque au cas par cas, pour atteindre coûte que coûte les objectifs ; déployer un ensemble d’infrastructures standardisées dont la mise en réseau permet une couverture numérique voilant les particularismes pourtant omniprésents5.

16Les crispations de certaines personnes de l’intercommunalité vis-à-vis de l’insoutenabilité économique du projet du PFTHD et de leur manque de poids dans les négociations de son implémentation locale ne nous ont été évoquées qu’à demi-mot et accompagnées d’un discours fataliste. Ainsi a-t-on pu entendre à propos d’ADN et du programme du syndicat : « le train est parti, il est en route ; que ce soit bien ou mal, ce serait absurde de changer la locomotive ». Et effectivement, malgré la relation inversement proportionnelle entre la population couverte et les moyens déployés, ceux-ci étaient engagés pour irriguer la quasi-totalité des administré·es. Concernant les infrastructures téléphoniques, des négociations ratées ou ralenties par le distributeur d’énergie pour permettre la rencontre avec le réseau d’acheminement d’électricité ou routier n’ont pas conduit à un changement d’emplacement de station, à une modification de calendrier ou à des transformations du modèle d’organisation sociale de l’accès à internet. À la place, des moyens particulièrement polluants et chers (génératrice et hélitreuillage) ont été déployés pour que le moment de mise en service tienne ses promesses de connectivité égalitaire. Mais, comme l’exemplifie bien le cas de la station surplombant Lalouvesc, la « diplomatie par génératrice » ne tient que le temps de satisfaire les exigences réglementaires : elle semble apporter à l’espace alentour un accès au numérique fragile et une inconstance faisant perdurer des disparités territoriales. Ce manque de résilience a d’ailleurs été récemment concédé par l’autorité de régulation (Arcep, 2023, pp. 4).

17Le déploiement au cas par cas se fait paradoxalement avec un ensemble limité d’équipements hautement standardisés. Les listes d’inventaires de stations du New Deal que nous avons pu consulter sur le site du chantier de Saint-Symphorien montrent par exemple que les antennes proviennent nécessairement de l’un des trois géants du domaine, Huawei, Nokia ou Ericsson. Cette faible diversité matérielle donne à penser que si les caractéristiques géographiques et économiques de l’implantation infrastructurelle peuvent être prises en compte, cela n’impacte pas le support matériel aux usages.

18Par ailleurs, en négatif de ces déploiements, l’absence d’autres éléments et acteurs du secteur numérique (les points d’échanges d’internet ou Internet Exchange Points, les centres de données, les producteurs de services, etc.) est notable. Les promesses d’universalité sont donc loin de concerner tous ses aspects. L’espoir placé dans l’accès à un internet très haut débit comme meilleur moyen de désenclaver les communes rurales se révèle d’autant plus à tempérer.

Conclusion

19Cette enquête nous a permis d’appréhender d’une part ce que représente concrètement la matérialité des infrastructures de télécommunication d’un point de vue technique et d’autre part de saisir comment leur déploiement se fait de façon plurielle, dans un enchevêtrement techno-écologique. Ces situations se négocient presque au cas par cas au sein d’une même vallée, avec les parties prenantes qui s’arrangent avec les injonctions réglementaires de la planification étatiste. Une balade infrastructurelle telle que celle-ci nous semble être une méthode d’enquête en mesure de mettre à portée de la chercheur·euse en Science and Technology Studies une compréhension située du tissage de l’internet rural, maille après maille, en amont des usages. Peut-être devrait-on plus souvent enfiler de bonnes paires de chaussures et aller faire un tour au pied des antennes, ou de toute autre infrastructure numérique, pour saisir en premier lieu ce qu’elles sont et ce qui les fait tenir — une approche à laquelle invitait la chercheuse Lisa Parks dès la fin des années 2000 (Parks, 2009, 2015).

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Bibliographie

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Notes

1 Dans l’ouvrage tiré de sa thèse, Fanny Lopez revient sur la genèse des grands réseaux techniques au XXe siècle et montre que ceux-ci ont toujours été le support d’idéalités liées à l’entrée dans la modernité (Lopez, 2014, pp. 78), à la circulation de l’information et à l’activité économique (Lopez, 2014, pp. 41‑42).

2 Pour saisir le fonctionnement technique des réseaux numériques de télécommunication, nous renvoyons aux schémas de fonctionnements réalisés par Gauthier Roussilhe, disponibles à l’adresse suivante : https://gauthierroussilhe.com/ressources (consulté le 07/08/2024)

3 Le budget prévisionnel de l’intercommunalité, provisionné pour le déploiement de 97 % des prises, s’élèverait à 1 125 000 €, pour 6 000 habitant·es, d’après un élu interrogé.

4 La construction de l’antenne ayant été demandée le 18 juillet 2019, dans le cadre du New Deal Mobile, les opérateurs disposaient de 2 ans pour couvrir la zone. Source Arcep : https://www.arcep.fr/cartes-et-donnees/tableau-de-bord-du-new-deal-mobile.html#CouvertureCiblee, dernière consultation le 13/12/21.

5 Cette réussite est d’autant plus apparente lorsqu’on la compare aux échecs de l’approche de développement plus libérale, par le marché, comme cela a été le cas aux États-Unis (Ali, 2021).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aurélien Béranger et Gauthier Roussilhe, « Sur le front de déploiement des infrastructures de télécommunication »RESET [En ligne], 15 | 2025, mis en ligne le 02 juillet 2025, consulté le 20 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/reset/6057 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14adi

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Auteurs

Aurélien Béranger

Costech, Université de Technologie de Compiègne 

Gauthier Roussilhe

School of Design, College of Design & Social Context, Royal Melbourne Institute of Technology.

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CC-BY-NC-SA-4.0

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