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Un climat de compétition : le changement climatique comme économie politique dans la fiction spéculative, 1889-1915

A Climate of Competition : Climate Change as Political Economy in Speculative Fiction, 1889-1915
Steve Asselin
Traduction de Alice Ray
Référence(s) :

Steve Asselin, « A Climate of Competition : Climate Change as Political Economy in Speculative Fiction, 1889-1915 », Science Fiction Studies, vol. 45, no 3 : « SF and the Climate Crisis », novembre 2018, p. 440-453.

Résumés

Cet article démontre de quelle manière le premier foyer d’importance de la fiction sur le changement climatique à la fin du xixe et au début du xxe siècles intègre déjà le climat dans une rhétorique économique qui considère la politique climatique comme une compétition à somme nulle entre des nations rivales. Dans la fiction spéculative de cette période, le changement climatique est principalement la conséquence de projets de géo-ingénierie humaine à grande échelle visant à transformer le monde. Des exemples de ce changement climatique anthropique délibéré se trouvent dans des textes de Jules Verne, Mark Twain et George Griffith. Les écrivains de science-fiction ont trouvé plusieurs manières de monétiser des aspects de la nature qui ne l’avaient pas encore été, comme le climat, en tant que ressources pour l’économie de marché ; l’accès aux ressources, par la suite, est devenu une part de l’équilibre économique et politique du pouvoir entre les entités étatiques. Des intrigues visant à perturber, contrôler, et monopoliser le climat ont été conceptualisées comme des plans capitalistes grandioses capables de provoquer des dégâts collatéraux considérables ; pourtant beaucoup de ces romans présentent la géo-ingénierie comme une entreprise louable opérant dans le cadre d’un intérêt économique légitime. Par ailleurs, plusieurs récits transforment carrément le temps météorologique en arme et convertissent le changement climatique en une puissance militaire, présentant le même genre de stratégie de fuite technologique qui définit une course à l’armement. L’économie des premières fictions du changement climatique présage, et nous conditionne potentiellement, à voir le climat comme une ressource pour laquelle il faut se battre.

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Texte intégral

  • 1 Au tournant du xxe siècle, des auteurs de SF ont bien imaginé des scénarii de changement climatique (...)
  • 2 Voir, par exemple, le concept de « Eco-nomie » de Trexler (2015, p. 170-172).
  • 3 Les œuvres de géo-ingénierie que Fleming identifie sont Sans Dessus Dessous de Jules Verne (1889), (...)
  • 4 Voir Siobhan Carroll, Adeline Johns-Putra et David Higgins pour des exemples d’études sur ce sujet.

1La rhétorique économique contemporaine du changement climatique, notamment le changement climatique anthropique, nous vient de la première grande période de production de fictions mettant en scène un changement climatique, de la fin du xixe au début du xxe siècle1. Ces premiers récits du changement climatique (fictionnel) décrivent la politique climatique comme un secteur parmi d’autres de la rivalité économique des nations. Dans les fictions sur le changement climatique, le rôle de l’économie est ambivalent, offrant un méchant facile alors même qu’une grande partie de la fiction climatique continue de dépendre des « visions capitalistes du progrès social » (Irr, 2017), et que de récents travaux universitaires explorent les liens entre le concept d’économie et la fiction climatique2. Cependant, en raison du nombre d’œuvres ou de l’urgence de la situation, les chercheurs et chercheuses en fiction climatique se concentrent principalement sur la période contemporaine. L’ouvrage fondateur d’Adam Trexler, Anthropocene Fictions suggère que les « archives » de la fiction sur le changement climatique remontent au milieu du xxe siècle (Trexler, 2015, p. 8), même si l’historien des sciences James Rodger Fleming, dans Fixing the Sky (Réparer le ciel, 2012), a identifié un certain nombre de récits de géo-ingénierie publiés à la fin du xixe siècle3. C’est de ces archives, ainsi que d’autres exemples de fiction climatique de la même période, que je tire mon corpus pour cet article. Bien que Nico Stehr et al. aient suggéré dès 1995 que les débats du xixe siècle autour du changement climatique pourraient être pertinents pour interpréter la période actuelle, ce n’est que récemment que les chercheurs en littérature se sont intéressés au changement climatique au xixe siècle, et ce n’est généralement que pour évaluer l’impact des changements climatiques réels de cette époque sur la littérature plutôt que sur les récits fictionnels représentant le climat en train de changer4. Même s’il n’y a pas consensus pour dire que l’Anthropocène était déjà entamé dès la fin du xixe siècle, la science de l’époque ne pouvait pas encore mesurer les effets mondiaux de l’impact de l’humanité sur le climat, ce qui cantonnait toute discussion d’un changement climatique mondial à la science-fiction. Les écrivains de cette époque étaient peu enclins à croire que l’humanité pourrait changer le climat mondial sans s’en apercevoir, mais ils imaginaient volontiers des scénarii dans lesquels le climat était changé délibérément grâce à des innovations scientifiques ou technologiques. Hormis une poignée de textes utopiques, il s’agissait plutôt de manières de gagner de l’argent. Comme le fait remarquer Fredric Jameson dans « Future City », « il est plus aisé d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme ». Ainsi, la fiction climatique moderne s’est montrée plus prompte à imaginer l’apocalypse climatique que des scénarii dans lesquels le changement climatique se détache de l’économie de marché (Irr, 2017) ; une critique que l’on peut tout à fait appliquer à la fiction climatique de la fin du xixe et du début du xxe. Dans la fiction climatique de cette époque, le climat devient une marchandise, il est traité à la fois comme une ressource industrielle et comme un bien de consommation ; l’application de l’économie de marché au climat en fait un espace de rivalité et un instrument de concurrence entre les nations et les entreprises (souvent elles-mêmes, de facto, des agents du pouvoir étatique). Dans des exemples plus récents du genre, des tentatives de monopoliser le climat conduisent à une concurrence agressive qui, à son tour, entraîne une guerre ouverte pour le climat et son utilisation.

2Les images d’une Terre transformée par l’industrie apparaissent dès la poésie prophétique de William Blake (Milton, 1810) et John Ruskin mettait déjà en garde contre les différences physiques observables dans la qualité du ciel à cause de la pollution humaine dans The Storm-Cloud of the Nineteenth-Century (1884). Néanmoins, de telles conceptions sont à contre-courant des positions alors majoritaires, qui tendaient plutôt à penser que l’atmosphère était un « grand océan » (comme le dit un météorologue de l’époque) et que la pollution émise par les cheminées industrielles ne pouvait absolument pas affecter un tel volume (cité dans Mosley, 2008, p. 25). Alors que ce genre de positions rencontraient de l’opposition à un niveau local, l’idée d’un changement climatique mondial causé par l’activité humaine était essentiellement restreinte à la science-fiction. Et même ces récits faisaient surtout état de changements délibérés, et non involontaires, sur le climat. Cela reflète le scepticisme à l’idée que des actes humains de tous les jours puissent affecter le climat mondial, une idée qui exigerait à la fois un bond imaginatif et une compréhension scientifique plus approfondie des relations entre les écosystèmes mondiaux. L’accent mis sur le caractère délibéré du changement climatique reflète aussi les aspirations utopiques de cette période, quel que soit leur angle politique : le climat devient un outil pour non seulement fournir le cadre physique et matériel de l’utopie (adapter la planète pour qu’elle soit à la fois foisonnante et belle), mais aussi pour modifier – ou du moins contrôler – la nature humaine de manière à créer une société plus paisible.

  • 5 Anciennement écrit Faddeï Boulgarine, et désormais Faddej Venediktovič Bulgarin selon les translitt (...)
  • 6 Des chercheurs ont récemment émis l’hypothèse que le Krakatoa serait le premier phénomène médiatiqu (...)

3L’un des tout premiers récits de fiction climatique, Plausible Fantasies (Des fantasmes envisageables, 1824) de l’auteur russe Faddej Bulgarin5, montre que l’on croyait fermement que le changement climatique pouvait être contrôlé à une échelle locale. Dans ce récit fantastique, un empire russe presque utopique du xxixe siècle réussit à réchauffer les côtes de l’Arctique afin que cette région autrefois gelée devienne un paradis balnéaire, sans que l’augmentation des températures ou de la fonte des glaces n’affectent apparemment le reste du monde. Même à la fin du xixe siècle, les modifications volontaires et localisées d’écozones spécifiques restaient une caractéristique de récits utopiques comme Earth Revisited (La Terre revisitée, 1893) de Byron Brooks ou encore Breaking Up (Rupture, 1896) de Lysander Salmon Richards. Ces deux romans imaginent le Sahara transformé en terre cultivable grâce à la manipulation climatique. C’est une catastrophe naturelle (l’éruption du Krakatoa en 1883, et la propagation de son nuage de cendres dans le monde entier à travers l’atmosphère) qui a suggéré aux scientifiques et aux artistes contemporains que le changement climatique n’était pas localisé, mais mondialisé, et qu’il pouvait être transformé par un événement qui soit assez important6. Cependant, l’ampleur de l’éruption nécessaire pour entraîner un changement plutôt limité et transitoire au climat mondial a également conduit à des conclusions erronées, selon lesquelles un changement climatique mondial provoqué par l’humain exigeait une intervention tout aussi importante sur les systèmes de la planète, plutôt que l’accumulation passive d’émissions polluantes quotidiennes à long terme. Pour le dire autrement, cela supposait une intervention impliquant à la fois une action délibérée et l’utilisation d’une technologie réservée aux récits de science-fiction, et non pas les cheminées industrielles et domestiques, intégrées depuis longtemps au paysage urbain.

  • 7 De manière ironique, les récits qui se conforment le plus à la vision de la géo-ingénierie de Flemi (...)

4Fleming utilise le terme de « géo-ingénierie […] défin[ie] comme la manipulation intentionnelle à grande échelle de l’environnement mondial » (2012, p. 2) pour caractériser la fiction sur le changement climatique délibéré au tournant du xixe siècle en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Se positionnant autant comme un historien que comme un chercheur en littérature, Fleming adopte une approche surtout descriptive de ces récits. Cependant, quand il les envisage ensemble, il définit cette tendance littéraire naissante fascinée par le changement climatique délibéré comme un « programme baconien impliquant des imaginaires du contrôle » qui « met généralement en avant des mots comme “maîtrise” ou “domination” », que ces plans soient présentés comme des preuves de l’ingéniosité humaine ou moqués comme des exemples d’une folie démesurée (2012, p. 26). Ces éloges du contrôle découlent directement de la croyance d’alors selon laquelle le rythme sans cesse croissant des découvertes scientifiques aboutirait bientôt à une théorie unique du monde dans laquelle aucun aspect de la nature ne resterait sans explication (Coen, 2014, p. 33). Selon la même logique, ce n’était qu’une question de temps avant que la science humaine ne soit capable de manipuler tous les aspects de la nature. Si je conviens que la question du contrôle relève du pur fantasme et qu’elle constitue un prérequis pour les intrigues de ces romances scientifiques, je crois également qu’elle n’est qu’une première étape – fournissant le prétexte ou les instruments – du travail idéologique effectué par ces récits de géo-ingénierie. La concurrence constitue l’étape suivante – les motivations et les buts de ces projets. Je parle de concurrence d’abord et avant tout au sens économique du terme, mais également au sens de concurrence entre nations rivales : l’avantage concurrentiel que donne le contrôle du climat permet la domination politique sur la scène mondiale, parfois renforcée par l’utilisation du contrôle climatique à des fins militaires. Fleming perçoit ce schéma, en ce que ses descriptions des textes soulignent le caractère intéressé de ces projets ou l’application directe du contrôle climatique comme pouvoir politique dans ces récits, mais il n’identifie pas, ne synthétise pas ou ne théorise pas de manière explicite ce modèle. Je vais tenter de le faire en élargissant le corpus pour prendre en compte des romans pulps et des nouvelles que Fleming n’inclut pas dans son étude7.

  • 8 Le narrateur de Watson et ses compagnons sont Australiens, une variation du trope populaire du xixe(...)

5Les écrivains de cette époque comprenaient très bien la manière dont les modèles climatiques pouvaient soutenir la force économique des pays, et leur fiction spéculative abordait la façon dont des changements au niveau du climat pouvaient modifier cette puissance. C’était ce qui intéressait tout particulièrement des écrivains britanniques comme Henry Crocker Marriott Watson (dans The Decline and Fall of the British Empire ; or, The Witches’ Cavern [Le Déclin et la chute de l’empire britannique, ou la caverne des sorcières, 1890]) et Louis P. Gratacap (dans The Evacuation of England : The Twist in the Gulf Stream [1908]), car les Britanniques défendaient depuis longtemps l’idée que leur climat était providentiel, parfaitement équilibré entre facilité et difficulté pour former le dynamisme du caractère britannique (Coen, 2014, p. 32). Les deux romans utilisent comme point de départ une altération radicale du climat anglais résultant de ce qui était le plus prestigieux projet de géo-ingénierie de la fin du xixe siècle : la construction du canal de Panama. La réunion des deux océans change le cours du Gulf Stream et l’éloigne des Îles Britanniques, vers l’Amérique. Dans les deux cas, ce n’était pas un effet visé par le projet de géo-ingénierie, et ces romans mettent donc en scène un changement climatique anthropique involontaire plutôt que délibéré. Néanmoins, l’origine du projet (et donc ses conséquences) est commerciale et concurrentielle. Les premières pages du roman de Gratacap défendent l’ambition économique du Canal, destiné à restaurer « l’intégrité marchande » des États-Unis contre des nations « concurrentes » et « rivales » faisant partie des pays en développement (1908, p. 7-8), des raisons similaires à la logique commerciale qui a effectivement motivé les États-Unis à financer le Canal du Panama. Le gouvernement américain se précipite pour profiter d’un désastre, quand les travaux provoquent un tremblement de terre catastrophique dans l’isthme, ce qu’un président Roosevelt caricatural présente comme un « triomphe de l’Opportunité » (1908, p. 121). A contrario, selon lui, le retrait du Gulf Stream en Atlantique est un « présage inquiétant pour les nations dirigeantes mondiales », c’est-à-dire les pouvoirs établis de l’Europe (1908, p. 121). Roosevelt, envisageant la fin de la « gloire de l’Angleterre », ne sait quelle tragédie est la plus grande, « perdre un ami » ou « un marché », mais il se réconforte à l’idée des bénéfices « compensatoires » qui reviendront aux États-Unis grâce à ce changement littéralement géopolitique (1908, p. 123). Non seulement le changement climatique ébranle les fondations du pouvoir anglais dans leurs îles providentielles, mais il modifie également l’identité même du peuple anglais, transformant les qualités environnementales éphémères qui étaient censées en faire les souverains naturels du monde. Les Anglais que le narrateur de Watson rencontre dans ce futur sont « rustres » et forment « un peuple replié sur lui-même, plein de préjugés profondément ancrés » (1890, p. 47, 56), en décalage complet avec le reste du monde, que ce soit socialement ou technologiquement, à cause de la rareté des ressources et de la lutte constante pour la survie dans cette Angleterre devenue plus froide. Le porte-parole de Watson, le professeur Fowler, tient également pour responsables de ce déclin proclamé de l’Empire britannique l’irreligion, le socialisme et le féminisme. Il fait un lien entre la croissance de ces mouvements de revendication et le déclin « du vrai caractère » qui se produit en parallèle du changement climatique, car « [t]ous ceux qui aimaient la liberté se sont enfuis, et ont fondé de nouveaux empires de sang britannique au Canada, en Afrique et en Australie ». La montée de ces nations concurrentes intervient alors que « l’Angleterre […] a cessé d’être une nation parmi les nations de la terre » (1890, p. 76)8. Les deux romans représentent un climat clément comme quelque chose qui peut être possédé (avec le Gulf Stream comme un bien marchand), et comme une équation à somme nulle : tout gain climatique profitant aux nations d’Amérique du Nord est compensé par une perte du climat et de ses avantages pour l’Angleterre et l’Europe. Les terribles conséquences de cette perte font du climat un objet particulièrement précieux et donc (comme d’autres récits vont le montrer) pour lequel il vaut la peine de se battre.

6La construction d’une valeur du climat (et sa monétisation effective) est soulignée dans les récits qui font du changement climatique anthropique non un effet involontaire des entreprises hasardeuses du capitalisme, mais leur but même. On peut clairement le constater dans un des premiers exemples : Sans Dessus Dessous de Jules Verne (1889). Comme bien d’autres récits de géo-ingénierie, le récit s’ouvre sur une étude des considérations économiques d’un tel projet, puisque les personnages doivent s’assurer un financement pour obtenir les moyens techniques et logistiques nécessaires. Cette étape est sautée dans beaucoup d’œuvres de SF ultérieures, qui préfèrent partir du principe que l’infrastructure de leur novum existe déjà. Le fort accent placé initialement sur les enjeux financiers indique que ces récits voient le changement climatique délibéré comme une aventure entrepreneuriale dont les personnages espèrent obtenir un retour sur investissement. Verne voulait que Sans Dessus Dessous soit lu comme une satire des projets capitalistes pharaoniques et consacre donc un temps excessif – de nombreux chapitres au début du livre – aux questions juridiques entourant la vente des territoires arctiques sans propriétaire, à la vente aux enchères elle-même, puis à la recherche d’investisseurs pour le compte des protagonistes, le tout alors que les personnages ne cessent de souligner l’ampleur de la tâche, tandis que le narrateur se montre incrédule. Les acheteurs de l’Arctique ne sont autres que les membres du Baltimore Gun Club, les personnages principaux d’un autre récit de Verne, De la Terre à la Lune (1865), dont l’héroïsme d’autrefois en tant que pionniers du voyage spatial est ici tourné en ridicule quand ils déploient la même grandeur d’âme et le même génie auto-satisfait à une entreprise lucrative grandiose jusqu’à l’absurde. La nature compétitive de l’entreprise apparaît dans le choix même de Verne d’ouvrir le roman sur les rivalités propres à une vente aux enchères, dans laquelle les nations européennes s’opposent à l’achat du Pôle par les Américains (à travers une entreprise américaine), mais échouent car elles ne peuvent se considérer autrement que comme des concurrentes pour ce territoire et ne peuvent donc mettre en commun leurs capitaux. La compétition, en d’autres termes, ne profite qu’au plus compétitif.

7Dans Sans Dessus Dessous, les protagonistes achètent le Pôle Nord en raison de potentiels gisements de charbon. Barbicane, le président de la société, souligne que ce combustible fossile n’est pas seulement la « source » de toute l’industrie moderne, mais également celle qui « s’épuisera » dans quelques siècles au mieux à cause de sa « consommation à outrance » (2005, p. 59). Verne a l’intuition d’associer le changement climatique mondial à la quête perpétuelle de la croissance industrielle fondée sur les combustibles fossiles qui sont toujours plus difficiles à obtenir et à une crise énergétique prévisible. Pour avoir accès aux réserves de charbon sous la glace arctique, Barbicane cherche à corriger l’inclinaison de l’axe de rotation de la planète ; cela déplacera les territoires jusqu’ici situés dans l’arctique plus au sud, là où la chaleur du soleil fera fondre la glace pour eux. Malheureusement, cela engendrerait aussi de gigantesques raz-de-marée et transformerait toute la surface du monde, ce qui entraînerait la disparition d’un grand nombre de peuples et de nations, ce qui montre le mépris total de l’industrie envers les conséquences de ses actions sur le bien-être des populations innocentes. Les nations riches, à leur tour, semblent prêtes à accepter le désastre si cela n’affecte que les populations indigènes ou non-occidentales, mais l’incertitude sur le genre de climat ou de topographie que leur propre pays obtiendrait engendre une farouche opposition. La redistribution des océans et des continents est une autre équation à somme nulle, et aucun pays ne sait si ce projet va lui faire gagner ou perdre quelque chose. Finalement, une erreur de calcul conduit à l’échec du plan du Gun Club. Pourtant, s’il avait réussi, l’inclinaison axiale aurait également éliminé les saisons et la plupart des variations de température, une perspective dont se réjouit d’emblée le grand public dans le roman de Verne. En plus des avantages pour l’agriculture et la diminution à prévoir du nombre d’événements climatiques extrêmes, les partisans du projet pensent que, après la modification du climat, « [c]hacun suivant son tempérament, pourra choisir le climat invariable qui conviendra » (2005, p. 69). Idéologiquement, cela signifie que les gens n’habitent plus sous un climat, mais en deviennent consommateurs ; à cela s’ajoute la fantaisie d’une mobilité universelle qui ne conçoit aucune barrière financière ou nationale aux migrations de masse : habiter sous un climat particulier devient aussi simple que de choisir des options dans un magasin.

8Le Prétendant américain (1906 [1892]) de Mark Twain réifie encore plus l’idée du climat comme un bien de consommation. Le colonel Sellers a « l’idée stupéfiante de réorganiser les climats de la Terre entière […] des climats sur commande au comptant ou à longue échéance » cherchant à amener le climat sous « la main de l’homme [qui] s’en sera rendu maître » au bénéfice de l’humanité – et l’enrichissement de Sellers, bien entendu, puisqu’« Il y a des milliards à gagner dans cette entreprise » (1906, p. 280-282). Les méthodes scientifiques, impliquant des taches solaires, sont volontairement absurdes, mais Sellers a entièrement planifié la partie commerciale de son projet, dont le fait de « réserv[er] pour les États de premier ordre les climats les mieux organisés et facilement adaptables aux grandes circonstances de la vie, telles que les couronnements, batailles, et autres événements importants » et de « pouvoir vendre mes droits à relativement bon compte aux pays de médiocre importance » et même de « reprendr[e] pour un prix convenu les mauvais climats […] » et les louer « aux pays éloignés et pauvres qui n’auront pas les moyens de se payer un climat de premier ordre » (1906, p. 281-282). La qualité du climat est liée aux ressources financières et donc à la puissance géopolitique, qui à son tour renforce le statu quo des relations de pouvoir entre les nations du monde : puisque les meilleurs climats permettent la puissance économique, les pays les plus puissants achèteront sans aucun doute la meilleure météo, même si ce n’est que pour empêcher leurs rivaux de l’obtenir. Sellers imagine un marché mondial étatique pour le climat qui rappelle curieusement les propositions modernes pour réguler le changement climatique grâce à un système international d’échanges d’émissions. De tels programmes de plafonnement et d’échange tentent de réguler les émissions comme si on pouvait atteindre un équilibre parfait entre pollution et compensations supposées, créant l’illusion d’une homéostasie entre les intérêts antagonistes de l’industrie et de l’environnement. Cette approche disculpe les gros émetteurs de carbone et encourage même la perception que limiter ou équilibrer les émissions carbones est un but suffisant, alors même que le simple fait de maintenir les niveaux actuels d’émissions conduirait de toute façon à un changement climatique important. De cette manière, les marchés climatiques fictionnels mettent en échec toute autre solution potentielle, comme la capacité à imaginer un meilleur climat pour tout le monde, comme dans le cas du plan de Sellers, ou celle de mettre en place des projets pour réduire plutôt que pour simplement compenser l’augmentation du carbone dans l’atmosphère.

  • 9 Le terme « seller » signifie « vendeur » en anglais. NdT.

9Dans cet exemple, le climat est semblable à un bien de consommation qui peut être mis en circulation. Certains climats moins désirables sont, d’après Sellers, « susceptibles d’amélioration et cela sans frais trop considérables », comme s’il s’agissait de pantalons à retoucher (1906, p. 281). Le concept de ressources naturelles non-capitalisées se transformant en commodités est le développement logique d’un siècle de développement scientifique et industriel où les aspects précédemment inviolés de la nature sont devenus des combustibles pour de nouvelles entreprises et où des ressources naturelles auparavant ignorées, comme le gaz ou l’électricité, deviennent de puissantes sources d’énergie. Puisque des débouchés commerciaux découlent généralement des développements scientifiques et technologiques, la croyance courante à la fin du xixe siècle selon laquelle la science humaine serait bientôt capable de manipuler tous les aspects de la nature mène sans ambiguïté à la capitalisation de tous les aspects de la nature, dont le climat, qui pourrait être accumulé ou manipulé pour le prix adéquat. En conséquence, aucun aspect du monde ne serait immunisé contre l’idéologie du marché et sa valorisation de la mise en concurrence. Le roman de Twain revisite l’idée de la géo-ingénierie de l’Arctique, mais là où le roman de Boulgarine le faisait à des fins utopiques, Twain, lui, met en évidence la nature concurrentielle de l’entreprise de Sellers : il a l’intention d’acheter, « tandis qu’ils sont encore à bon marché, le Groënland et l’Islande », puis « d’y transporter les Tropiques » afin que « toute la région arctique soit à vendre sur le marché l’été prochain » alors que « les anciens climats » seront utilisés « pour tempérer les nouveaux » et refroidir l’équateur au profit de son marché arctique (1906, p. 282-283). Le nom même de Sellers9 indique que Twain fait la satire du vendeur trop ambitieux. À aucun moment Sellers ne s’inquiète des implications éthiques de son plan ou des conséquences résultant du contrôle de la météo par un seul homme ; mais puisque le plan est condamné à échouer, nous n’avons pas à nous en inquiéter.

10Le résultat est quelque peu différent – tout à fait fatal, en vérité – dans bien d’autres projets visant à tirer profit du climat mis en scène dans les pulps au tournant du xxe siècle. « The Aerial Brickfield » (« Le champ de briques aérien », 1897) de John Mills va plus loin dans l’idée de transformer le climat en bien de consommation : le personnage principal est un inventeur qui découvre une manière de façonner des briques à partir de l’atmosphère, permettant à « des millions de gens de profiter d’une atmosphère de bord de mer » ou de « l’air du soleil du sud », sans jamais avoir à quitter leurs maisons ou à bouger physiquement vers les climats en question (1976, p. 47-48). Néanmoins, ce processus entraîne un changement climatique mondial, quand le volume de l’atmosphère se réduit à tel point que le cycle hydrologique en est perturbé et cause des pluies constantes qui provoquent à leur tour des inondations et ruinent les cultures. Ce n’est qu’en faisant s’évaporer ses briques atmosphériques dans l’atmosphère que le protagoniste enraye un scénario dans lequel toute vie sur la planète suffoquerait par manque d’oxygène. Les risques environnementaux sont comparables dans « A Corner in Lightning » de George Griffith (« Un coin de foudre », 1898) : un projet consistant à stocker et à commercialiser l’électromagnétisme naturel de la planète perturbe le climat (provoquant cette fois des sécheresses généralisées) et absorbe la vitalité même des métaux et des êtres vivants. Comme Sellers, les industriels-scientifiques de ces récits prévoient de « se faire des millions » à partir de cette nouvelle « source de revenus », parce qu’ils sont les premiers à avoir eu l’idée de commercialiser cette partie de la nature et qu’ils en contrôleront donc le marché (Mills, 1976, p. 47), formant, en pratique, un monopole. Mais ces récits montrent également le danger que représente la période de latence entre la surexploitation des ressources naturelles et l’apparition des conséquences climatiques, les dommages étant alors potentiellement irréversibles.

11Le concept de monopole revient fréquemment dans les fictions de changement climatique délibéré de cette époque, puisqu’il représente l’élimination de la compétition, ce que j’appellerais la manifestation ultime des fantasmes de contrôle de Fleming : le pouvoir d’agir sans obstacle. Les protagonistes de ces récits pensent que s’ils sont les premiers à créer une technologie pour prendre le contrôle des ressources climatiques, ils seront en avance sur les autres et élimineront toute concurrence potentielle. De telles concurrences incluent les États-nations, puisque la société fondée par le personnage de Griffith accumule tellement de richesses qu’elle rivalise, ou surpasse, les États-nations à la fois en influence et en puissance. Mais alors que le protagoniste de Mills est représenté comme un entrepreneur légitime, dont le défaut majeur n’est pas la cupidité ou l’égoïsme, mais une certaine imprudence dans ses projets, Calvert, l’industriel au cœur de « A Corner in Lightning », est décrit comme une crapule sans scrupules par Griffith, fervent socialiste. Alors que le protagoniste de Mills n’a jamais eu l’intention de provoquer les conséquences catastrophiques qu’entraînent son invention, Calvert est tout à fait prêt à infliger une certaine souffrance au monde pour montrer qu’il est en position dominante. Pour Calvert, la sécheresse et la pandémie qu’il « a délibérément amenées en ce monde » ne sont pas seulement des effets secondaires, mais des résultats souhaités, qui montrent qu’il a entièrement le « contrôle [de] l’électricité du monde » et qui lui permettent d’imposer « les conditions auxquelles [il] était prêt à permettre aux nations de profiter de ce don de la Nature » (1976, p. 55). Lesdites nations seraient impuissantes face à lui étant donné sa mainmise sur le climat. (De fait, aucun rival ne déjoue ses plans : son accumulation entraîne une surcharge et l’explosion des banques électromagnétiques, c’est donc sa cupidité qui le conduit à sa perte). Le texte est un avertissement de ce que Griffith voit comme le résultat logique de l’idéologie capitaliste, si elle était amenée à être appliquée au climat et à ses ressources : la confiscation de la richesse naturelle de la planète au service de l’industrie, avec des conséquences désastreuses pour l’environnement et le bien de l’humanité, impuissante devant la domination créée par la concentration et le contrôle de cette richesse.

12Dans ces récits, l’intégration du climat dans le marché économique n’est pas sans rencontrer d’opposition. Alors que Verne, Twain et Cook se moquent des ambitions excessives des aspirants géo-ingénieurs, et que Watson, Gratacap et Mills écrivent des fictions qui nous avertissent du danger de l’intervention humaine dans des systèmes naturels aussi complexes, des ennemis contemporains du capitalisme comme Griffith et George Allan England utilisent la fiction du changement climatique délibéré comme des exemples des excès de l’idéologie de marché. The Great Weather Syndicate de Griffith (1906) et The Air Trust d’England (1915) se concentrent spécifiquement sur la concurrence pour le climat, mettant en scène comme méchants de leurs histoires des monopolistes dont le contrôle absolu sur le climat de la planète représente la plus grande menace capitaliste envers les libertés individuelles et collectives. La préface d’England fait de son roman « le principe monopoliste [amené] à sa conclusion logique », suggérant que la seule raison pour laquelle le capitalisme n’a pas encore amené « l’océan et l’air lui-même » dans la sphère de l’économie de marché est « simplement parce que la tâche s’est révélée impossible jusqu’à maintenant » (1915, n.p.) – une impossibilité résolue par les idées technologiques de la science-fiction. Les méchants manichéens d’England cherchent « un monopole total sur l’air, avec une suppression absolue de tous droits politiques » en extrayant l’oxygène de l’atmosphère (1915, n.p.). De courageux socialistes s’opposent à eux et réussissent à tuer les escrocs capitalistes, ce qui devient la première action d’une révolution socialiste mondiale. England intègre le climat dans l’économie de marché pour souligner à quel point cela peut être dangereux – et pourtant même le fait de s’y opposer contribue à la rhétorique de discussions dans lesquelles l’air a une valeur économique et dans lesquelles les personnages doivent entrer en concurrence pour contrôler les ressources climatiques (même si l’un des côtés n’est pas intéressé par sa valeur financière). Appliquer les principes économiques du collectivisme aux ressources naturelles revient quand même à recourir à un type de principe économique, à une vision anthropocentrique du monde naturel qui donne la priorité à sa valeur d’usage pour l’humanité.

13Le roman d’England met en scène un conflit direct entre des systèmes économiques, avec le climat comme enjeu, mais The Great Weather Syndicate de Griffith complique son intrigue en présentant la concurrence de deux monopolistes en puissance. Arkwright, le protagoniste, prévoit que sa technologie de contrôle climatique lui permettra de « contrôler la météo du monde et la revendre aux pays […] selon nos propres prix » (1906, p. 86) Quand une entreprise rivale cherche à incliner l’axe planétaire, Arkwright « savait que c’était là le début d’une guerre pour le contrôle économique du monde » (1906, p. 17) – une description révélatrice, dans la mesure où le climat, l’économie et la planète elle-même deviennent tous, dans cette phrase, des équivalent les uns des autres. Comme le fait remarquer Fleming, Arkwright ne devient le héros de ce conflit entre monopolistes que parce qu’il est prêt à entendre les critiques et à suivre à la fin les conseils des « voix féminine[s] de la conscience », dont la femme dont il est amoureux, Eirene (1906, p. 32). Fleming ne dit pas en quoi il est important que ces voix soient féminines, mais j’émets l’hypothèse que Griffith reconduit l’association traditionnelle entre la nature et la féminité en positionnant les personnages féminins comme porte-paroles de l’environnement. Comme Eirene défend également les pauvres, sa voix parle pour tous les peuples et les entités marginalisés en masse par les répartitions usuelles du pouvoir quand des hommes blancs et riches comme Arkwright exercent leur domination. De fait, Eirene (devenue la femme d’Arkwright) prononce la dernière phrase du livre, après la défaite du syndicat concurrent, ouvrant la possibilité d’une fin utopique, puisqu’elle prétend « montrer [à Arkwright] comment gérer les climats du monde » (1906, p. 312). Elle lui apprendra la gestion du climat comme un exercice d’économique domestique, un mode économique plus collaboratif que le domaine concurrentiel de la finance internationale.

14La manière dont Arkwright fait du conflit entre les syndicats monopolistes une « guerre » est également pertinente, et elle montre la présence croissante de la violence dans la concurrence pour le climat (et son utilisation comme objet). Les récits du changement climatique anthropique délibéré d’England et de Griffith, ainsi que celui d’Arthur Train et de Robert Williams Wood avec The Man Who Rocked the World (1915), commencent à ressembler de plus en plus à des thrillers ou des récits d’espionnage. De ces sous-genres centrés sur l’espionnage, qui émergent à peu près à la même période, on retient surtout les œuvres de Kipling et de Conrad, mais elles sont aussi fortement présentes dans la fiction des pulps de l’époque. Le genre du récit d’invasion est une autre influence populaire majeure à la fin de l’ère victorienne et durant l’ère edwardienne, notamment le sous-corpus de littérature d’invasion qui s’intéresse aux guerres futures. Les histoires d’auteurs comme Griffith, William LeQueux et H. G. Wells incluent souvent des applications militaires de nouvelles technologies spéculatives comme des avions et des navires submersibles. La présence de technologies capables d’altérer le climat et déployées à des fins militaires n’est donc qu’un petit pas de côté générique. Du fait de la considérable puissance économique et du terrible potentiel destructeur du changement climatique délibéré, la littérature centrée sur ce concept se transforme en des récits sur le Grand Jeu climatologique : les nations rivales et/ou les héros et les méchants cherchent à contrôler à tout prix la technologie et/ou les ressources qui permettront à leurs propriétaires d’avoir une véritable maîtrise du climat mondial – et donc, de toutes les nations et tous les peuples.

15L’affrontement physique existe à l’état de potentiel dans plusieurs exemples plus anciens du genre. Les protagonistes de Verne sont tous d’anciens artilleurs de la Guerre de Sécession dont les projets grandioses sont nés d’un désir de conquête ardent qu’ils ne peuvent plus combler depuis qu’ils ne sont plus soldats. La méthode qu’ils utilisent pour altérer le climat mondial est simplement une application surdimensionnée de la technologie des armes, dirigée non pas vers des ennemis humains, mais contre la nature elle-même, comme s’il s’agissait d’un autre ennemi qu’il faut dominer. Le personnage de Sellers, chez Twain, mentionne en passant l’idée d’acheter le climat pour des « batailles » (1906, p. 282). Néanmoins, au tournant du siècle, deux romans (The Wreck of the South Pole, or the Great Dissembler [1899] de Charles Curtz et The White Battalions [Les Bataillons blancs, 1900] de Fred M. White) passent d’une approche du climat comme source et espace de concurrence à son usage comme une véritable arme de guerre. The White Battalions offre un nouvel exemple d’un changement climatique fondé sur la perturbation du Gulf Stream, mais cette fois, le gouvernement britannique le perturbe de manière délibérée pour plonger toute l’Europe continentale dans une période glaciaire artificielle. Ainsi paralysé, le continent est ensuite facilement conquis par les légions britanniques, bien entraînées et habituées à l’hiver. The White Battalions est l’un des exemples les plus directs de l’imbrication de la littérature d’invasion avec la fiction climatique à cette période ; inversant les peurs britanniques d’un changement climatique entraînant le déclin impérial, le climat marche ici de conserve avec les buts nationalistes, assurant à la Grande Bretagne une victoire totale contre ses concurrents continentaux.

16Le changement climatique utilisé à des fins militaires devient bien plus dangereux dans les mains d’un seul et même individu qui remplit très rapidement le rôle de dictateur climatologique, dont la figure du monopoliste climatique capitaliste est le précurseur. The Wreck of the South Pole de Hahn partage des thèmes avec les romans des Civilisations Perdues, populaires à l’époque. En effet, le protagoniste découvre une civilisation inspirée de la théosophie près du Pôle Sud ; cette civilisation possède de grands pouvoirs mentaux lui permettant de manipuler le temps météorologique. Une guerre entre le Dissimulateur [Dissembler] en titre, le plus puissant de tous ces êtres, et un groupe de révolutionnaires remettant en question son autorité prend la forme d’une « bataille gigantesque des éléments » (1899, p. 71). Quand la guerre climatologique locale atteint une impasse, le Dissimulateur produit une forme de changement climatique plus permanente : en « dégondant le pôle de ses charnières », il déchaîne une série de « raz-de-marée » qui éliminent tous ses concurrents politiques, utilisant la violence géologique au service d’une idéologie conservatrice (1899, p. 72-73). Malheureusement, le Dissimulateur désorienté n’accorde que peu d’importance aux conséquences mondiales de ce changement, c’est-à-dire un « changement […] climatique partout dans le monde » ; les cieux froids se réchauffent de plus en plus et les cieux chauds deviennent bien plus froids (1899, p. 72). Ce changement est marqué ensuite par une « augmentation croissante en nombre et en intensité » de calamités naturelles dont des « cyclones, des tornades et des tremblements de terre » d’une manière qui évoque sombrement l’accélération des événements météorologiques extrêmes dans le sillage du changement climatique (1899, p. 72). Ici, le changement climatique délibéré a échappé au contrôle de l’individu sujet à l’erreur, montrant les limites de la capacité humaine – un basculement dans un registre apocalyptique du fantasme utopique d’un changement climatique contrôlé.

17Les dictateurs climatologiques représentés ensuite – Arkwright chez Griffith et PAX, le nom de guerre* du personnage donnant son titre à Man Who Rocked the Earth (Train et Wood, 1915) – sont plus précis, et leurs personnages sont plus nuancés et dynamiques. Arkwright peut adapter étroitement ses modifications au climat, à la fois pour atteindre le rêve utopique consistant à convertir les soi-disant déserts en terres cultivables pour mettre fin à la faim dans le monde et pour renforcer la paix mondiale en utilisant le climat (notamment les blizzards) contre les forces militaires des États-nations qui s’opposent à sa domination mondiale croissante. Arkwright affirme que quand on met face à face « la météo contre la guerre […] la météo gagnera », même si, bien entendu, Arkwright utilise la météo pour faire la guerre, malgré ses inclinations pacifistes (1915, p. 308). Pourtant cette paix forcée, tout comme son but d’éradiquer la famine et la pauvreté, suggère que nous devons voir son ascension comme une dictature bienveillante, un « règne millénaire de paix et de prospérité mondiales » pour reprendre les termes de Fleming (2012, p. 32). On ne sait pas ce qui se passera, dans ce retour politique à une monarchie absolue, si Arkwright meurt ou s’il ne peut plus gérer la météo mondiale. Les personnages de The Man Who Rocked the Earth sont plus sceptiques en ce qui concerne la dictature climatique bienveillante de PAX, dont le but est lui aussi d’imposer le pacifisme sur un monde en guerre. PAX est lui aussi capable de contrôler très précisément le changement climatique (en envoyant un blizzard contre Washington DC, par exemple), mais il menace de changer l’axe de la planète et de déchaîner des désastres sur le monde lorsque des nations en guerre ne respectent pas son cessez-le-feu imposé. Le roman souligne la stupidité de la concurrence quand un rassemblement international de scientifiques destiné à percer le secret de la technologie de PAX échoue, miné de l’intérieur par les rivalités entre des États-nations qui désirent tous s’emparer de l’homme et de ses méthodes – anticipant sinistrement les échecs et l’inefficacité des rassemblements internationaux de ces dernières décennies, où les nations modernes ont été incapables de s’unir contre la menace commune du changement climatique puisque chaque nation manœuvre pour assurer ses propres intérêts. Bien que la technologie de PAX lui explose littéralement à la figure (comme bien d’autres monopolistes que nous avons évoqués ici), il réussit sans le vouloir à entraîner « l’abolition de la guerre » (Train and Wood, 1915, p. 226). Cela conduit à la création d’un régime légal supranational garantissant la liberté de mouvement absolue dans le monde, pour que toute personne puisse se rendre sous le meilleur climat possible pour elle – réalisant le fantasme de la mobilité climatique universelle d’abord imaginée dans Sans Dessus Dessous.

  • 10 Climate Coup (Coup d’État climatique) de Patrick J. Michaels est un livre qui défend cette idée, ma (...)

18Tout comme les tactiques égoïstes des nations concurrentes rappellent celles des climatosceptiques d’aujourd’hui, les conclusions de ces romans mettent également en scène l’une de leurs peurs : la politique climatique comme perte de l’individualité et de la liberté nationale. C’est une antienne courante dans la littérature climatosceptique : le but de la politique climatique est de mettre en place une tyrannie mondiale dirigée par les bureaucrates et les scientifiques qui remplacent la liberté de choix par des modes de vie entièrement réglementés10. Bien que les démystificateurs du mouvement climatosceptique comme James Hoggan nous mettent en garde contre ces arguments, l’idée que le contrôle climatique mènerait à une dictature trouve des antécédents dans l’évolution de la fiction climatique de la fin du xixe siècle et du début du xxe. Que la politique climatique soit perçue comme ciblant leurs libertés ou leur argent (et pour beaucoup de penseurs conservateurs, ces concepts ne font qu’un), le mouvement climatosceptique n’est que la dernière occurrence en date de la conception économique de la politique climatique. De ce point de vue, la politique climatique n’est que la pellicule idéologique de ce qui est fondamentalement une lutte pour le contrôle des ressources et pour la régulation de la production industrielle.

  • 11 Voir, par exemple, les livres de Gwynne Dyer et Harald Welzer, respectivement Alerte : changement c (...)

19La recherche de nouvelles ressources naturelles à contrôler et à commercialiser a d’abord amené le climat dans la sphère économique dans la fiction du xixe siècle. La plupart de ces textes partait de l’hypothèse qu’une concurrence intense pour le contrôle de la technologie et des ressources s’ensuivrait naturellement car, même en s’intéressant à un concept aussi vaste que celui du climat, le capitalisme ne peut imaginer des scénarii dans lesquels le gain de l’un n’est pas la perte de l’autre. Les personnages de ces romans et de ces nouvelles incarnent et naturalisent ce climat de compétition dans lequel le vainqueur remporte la domination économique sur tous ses rivaux, jusqu’à potentiellement atteindre un monopole de pouvoir totalitaire. Que cette tendance à la concurrence dans les premières fictions climatique se transforme au fur et à mesure en récits sur le conflit physique et la guerre est, à mes yeux, une inquiétude nouvelle. La représentation médiatique populaire du changement climatique a, pendant des décennies sinon plus, montré un monde avec un climat transformé comme un monde en conflit, particulièrement avec des scénarii plus apocalyptiques comme dans la série de films Mad Max (1979-2015). Plus récemment, des études sur les impacts du réchauffement mondial ont mis en lumière le potentiel important d’un conflit mondial dû à la rareté des ressources et aux déplacements des populations11. Même si elles sont censées offrir des avertissements, des appels à agir pour prévenir les conséquences envisagées, il est possible que ces œuvres aient aussi involontairement posé les fondations idéologiques permettant la normalisation de représentations de conflit ouvert entraîné par le changement climatique et la diminution ou le déplacement des ressources, tout comme le discours économique qui entourait certaines des premières approches approfondies du changement climatique dans la fiction a préparé le terrain pour une conception de la politique climatique comme une concurrence à somme nulle entre des rivaux économiques et nationaux plutôt que comme un projet coopératif.

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Notes

1 Au tournant du xxe siècle, des auteurs de SF ont bien imaginé des scénarii de changement climatique naturel, qu’il soit soudain ou graduel ; par exemple Londres engloutie de Richard Jefferies (1992 [1885]) ou encore « L’Étoile » de H.G. Wells (1902 [1897]). Cependant, quantitativement, de tels récits sont bien moins nombreux à cette époque, comparés à ceux qui mettent en scène un changement climatique anthropique.

2 Voir, par exemple, le concept de « Eco-nomie » de Trexler (2015, p. 170-172).

3 Les œuvres de géo-ingénierie que Fleming identifie sont Sans Dessus Dessous de Jules Verne (1889), Le Prétendant américain de Mark Twain (1906 [1892]), The Wreck of the South Pole, or the Great Dissembler de Charles Curtz Hahn (L’Épave du Pôle Sud, ou le grand Dissimulateur, 1899), The Great Weather Syndicate de George Griffith (Le Grand Syndicat de la météo, 1906), The Eighth Wonder de William Wallace Cook (La Huitième Merveille, 1907), The Evacuation of England : The Twist in the Gulf Stream de Louis P. Gratacap (L’Évacuation de l’Angleterre : tournant dans le Gulf Stream, 1908), The Man Who Rocked the Earth de Arthur Train et Robert Williams Wood (L’Homme qui faisait trembler la Terre, 1915) et The Air Trust de George Allan England (Le Trust de l’Air, 1915).

4 Voir Siobhan Carroll, Adeline Johns-Putra et David Higgins pour des exemples d’études sur ce sujet.

5 Anciennement écrit Faddeï Boulgarine, et désormais Faddej Venediktovič Bulgarin selon les translittérations des notices de la BnF. NdT.

6 Des chercheurs ont récemment émis l’hypothèse que le Krakatoa serait le premier phénomène médiatique mondial (voir Hamblyn, 2009, p. 179 et Winchester, 2005, p. 19), et que cela a permis également de faire émerger une perspective scientifique à l’échelle mondiale, que l’on peut observer dans l’impressionnant Report de la Royal Society of London’s Krakatoa Committee (voir Symons, 1888), dans lequel le voyage planétaire des ondes sonores, des déplacements océaniques et des nuages de cendres sont tous notés, suggérant un biome mondial intrinsèquement lié.

7 De manière ironique, les récits qui se conforment le plus à la vision de la géo-ingénierie de Fleming comme un fantasme de contrôle sont les récits utopiques de Brooks et de Richards, auxquels Fleming ne consacre pas de pages. Dans ces textes, l’accent est mis sur ce que l’humanité peut créer pour son propre plaisir plutôt que sur la création d’outils à utiliser contre d’autres humains.

8 Le narrateur de Watson et ses compagnons sont Australiens, une variation du trope populaire du xixe siècle du touriste néo-zélandais qui visite les ruines de Londres. Ce trope a été introduit pour la première fois par Lord Macaulay dans un article publié dans l’Edinburgh Review en 1840, et il est peut-être plus connu dans sa version illustrée par Gustave Doré dans London : A Pilgrimage (Londres : un pèlerinage, 1872). Ce trope exprime les craintes de voir le centre du pouvoir politique mondial, situé en Angleterre à l’époque, éventuellement se déplacer vers une nation rivale (voir Skilton, 2004 pour une étude approfondie de la question).

9 Le terme « seller » signifie « vendeur » en anglais. NdT.

10 Climate Coup (Coup d’État climatique) de Patrick J. Michaels est un livre qui défend cette idée, mais les peurs totalitaires constituent aussi une partie de la dernière position climatosceptique adoptée par Matthew Sinclair, Alan Moran et bien d’autres.

11 Voir, par exemple, les livres de Gwynne Dyer et Harald Welzer, respectivement Alerte : changement climatique, la menace de guerre (2009 [2008]) et Les Guerres du climat : pourquoi on tue au xxie siècle (2012 [2008]).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Steve Asselin, « Un climat de compétition : le changement climatique comme économie politique dans la fiction spéculative, 1889-1915 »ReS Futurae [En ligne], 21 | 2023, mis en ligne le 28 juin 2023, consulté le 02 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/resf/11630 ; DOI : https://doi.org/10.4000/resf.11630

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Auteur

Steve Asselin

Steve Asselin enseigne à l’Université de Winnipeg et à l’Université de Brandon (Canada). Il s’intéresse notamment aux récits qui tournent autour des catastrophes naturelles, du changement climatique et de l’apocalypse, à l’écocritique et à l’écogothique, et enfin à la fiction spéculative et l’utopie. Ses recherches mettent particulièrement l’accent sur la période romantique et la fin de l’époque victorienne. Il a été récemment publié dans CR : The New Centennial Review, The Journal for the Study of British Cultures, et d’autres publications sont à venir dans Revenant et Victorian Popular Fictions Journal.

Steve Asselin teaches at the University of Winnipeg and Brandon University (Canada). His research interests include narratives about natural disasters, climate change and apocalypse, ecocriticism and EcoGothic, and speculative fiction and utopia. His research focuses particularly on the Romantic and late Victorian periods. He has recently been published in CR : The New Centennial Review, The Journal for the Study of British Cultures, and further publications are forthcoming in Revenant and Victorian Popular Fictions Journal.

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