Une première version de cet article a été présentée dans le Hall Center for the Humanities à l’université du Kansas en 2017, lors du Fall Faculty Colloquium on the Posthuman. Je remercie les participants pour leurs réactions, et plus particulièrement les organisateurs, Allan Hanson et John Symons. Ma reconnaissance va à Sol Eagle Road et à Antje Ziethen pour leurs commentaires. Je suis également reconnaissant envers Sierra Sparbanie, qui a travaillé avec moi en tant qu’Emerging Scholar, et qui a contribué par d’importantes recherches sur les sources pour ce projet, et envers le Center for Undergraduate Research de l’université du Kansas pour le programme innovant Emerging Scholars. Je dois beaucoup à Sherryl Vint pour ses avis détaillés et constructifs et aux lecteurs et lectrices anonymes pour leurs suggestions.
- 1 L’Épopée de Gilgameš, 1993 (Tablette VI, vers 96-100, p. 129). Dans la série Game of Thrones (2011- (...)
- 2 Dans ce contexte, iZombie (2015-2019) et Santa Clarita Diet (États-Unis, Netflix, 2017-2019) valent (...)
1Aucune autre créature fictionnelle n’est aussi ancienne, aussi résistante, ni aussi ambivalente que le zombie. L’idée d’une armée de zombies se repère déjà dans l’antique Épopée de Gilgamesh et court jusqu’à, tout récemment, la série Game of Thrones1. Certaines séries télévisées récentes mettent en avant une nouvelle catégorie de zombies, qui n’est ni décérébrée ni prédatrice : un zombie humanisé. Quatre d’entre elles, étudiées ici, ont plusieurs points communs : la série britannique In the Flesh (2013-2014) ; la série française Les Revenants (2012-2015) ; la série australienne Glitch (2015-2019) ; et la série étatsunienne Resurrection2 (2014-2015). Ces séries ont été diffusées à la même période sur trois continents différents et elles reconfigurent le schéma narratif usuel en se concentrant sur le point de vue des zombies. Il s’agit là d’une inversion radicale de la perspective adoptée par des séries comme The Walking Dead (2010-) ou Black Summer (2019-), qui adoptent le point de vue de survivants humains ; les séries de ce type pourraient être qualifiées de « récits de contagion » ([« outbreak narratives »] Schweitzer 2018, p. 1). De plus, les quatre séries étudiées ont toutes pour décor des communautés restreintes et souvent isolées, tandis que la cause de la résurrection demeure inexpliquée, et en apparence métaphysique. La popularité du zombie à la télévision doit indubitablement beaucoup à The Walking Dead, qui correspond à la représentation classique, bien rodée, de zombies somnambules menaçants, avides de cervelles humaines, qui prend pour objet central « le type de communauté humaine qui sera construite sur les ruines du monde d’avant l’épidémie » (Vint 2013, p. 139). A contrario, ces séries donnent à voir les difficultés des morts-vivants à retrouver leurs existences, leurs familles, leurs demeures d’autrefois. Un aspect essentiel de cette lutte tient à l’accueil positif ou agressif que leur réservent leurs anciens concitoyens : ils se heurtent à de la méfiance, des soupçons, et au fait que leurs familles et amants ont parfois fait leur deuil, physiquement et émotionnellement. Autrement dit, toute la logique meurtrière des zombies est inversée dans la mesure où ceux-ci deviennent des personnages développés, dotés de sentiments, d’opinions et de systèmes de croyance. En même temps, les zombies de la télévision attirent de nouveaux publics en raison de leur diffusion sur des plateformes de streaming et font passer par là-même cette créature fictionnelle de la niche des films culte à un espace culturel grand public, ce dont témoigne au premier chef le fait que non seulement s’est ajoutée une série préquelle, Fear the Walking Dead (2015-), mais aussi que cette préquelle est intervenue en même temps qu’était diffusée la série originelle.
2Depuis longtemps, le zombie sert de support à un commentaire social en tant qu’être conscient qui n’est ni complètement mort ni tout à fait vivant, et ces séries conservent comme soubassement les motifs de l’intégration et de l’aliénation. Situés non plus dans des cadres apocalyptiques ou post-apocalyptiques mais dans des environnements menacés de bouleversements sociaux imminents, les protagonistes de ces fictions se distinguent du zombie classique, qui « est une figure culturelle chargée qui symbolise un certain nombre de peurs sociales liées à la catastrophe, à l’effondrement et à la déshumanisation » (Fojas 2017, p. 80). Selon Simon Orpana, les zombie walks doivent leur popularité au fait qu’elles représentent non la déchéance éternelle et le Jugement dernier mais bien l’« anxiété issue d’une mortalité à la fois plus triviale et existentiellement incompréhensible, qui hante l’imaginaire social sous la forme de la surpopulation urbaine, de la pandémie, des accidents imprévisibles, du terrorisme et de la catastrophe environnementale » (Orpana 2017, p. 309). Les humains réanimés de ces quatre séries alimentent eux aussi une critique des faillites du néolibéralisme des démocraties occidentales, soulignant l’incapacité de ce paradigme dominant à maîtriser les conséquences matérielles et culturelles des déplacements de masse et du multiculturalisme contemporains. Dans la mesure où ces nouveaux types de zombies ne sont plus contagieux ni des « machine[s] à consommer privées de conscience », ils ne constituent plus aussi clairement « le symbole monstrueux du capitalisme mondial » (Lauro et Embry 2008, p. 99). En ce sens, les zombies conscients sont disponibles pour des reconfigurations symboliques. Gerry Canavan fait l’hypothèse que les apocalypses zombies « dépeignent sous un nouveau jour la violence des guerres raciales coloniales » (2017, p. 420). En suivant la même logique, des récits montrant des individus ayant subi une mort cérébrale qui reviennent vivre parmi nous peuvent servir de métaphores pour traiter des migrations sociales et socioéconomiques des descendants de colonisés vers les bastions restants des puissances coloniales. Les séries qui se déroulent en Australie, ancien poste avancé de l’Empire britannique, et dans le Missouri, lieu historiquement important du commerce d’esclaves, véhiculent des commentaires on ne peut plus nets sur la diversité et mettent également en scène des personnages directement concernés ou affectés par le racisme institutionnel. C’est pourquoi je vais analyser plus en détail ces deux séries, Glitch et Resurrection.
3Glitch, réalisé par Emma Freeman et Tony Krawitz, prend pour cadre la ville de Yoorona, dans l’État de Victoria, en plein désert australien. Le personnage principal de la série est James Hayes, un sympathique sergent de police appelé en intervention au cimetière local au milieu de la nuit. À son arrivée, il découvre six individus couverts de boue errant au hasard. Il les prend d’abord pour des consommateurs de substances illégales, avant d’être informé qu’ils viennent de surgir ressuscités de leurs tombes, ce qu’il finit par croire lorsqu’il découvre que l’un des corps réanimés est celui de sa femme Kate, morte du cancer deux ans auparavant. Tous les ressuscités ont perdu la mémoire de leur vie passée mais la recouvrent petit à petit. James peine à garder secrets les détails de cet événement extraordinaire, et la deuxième saison révèle l’implication de chercheurs d’une compagnie pharmaceutique, Noregard, en particulier de la docteure avec laquelle James a collaboré de près, Elishia Keller, elle-même ressuscitée. Noregard semble n’avoir aucun égard pour le caractère sacré de la vie humaine, à en juger par les expériences menées par ses chercheurs. La troisième saison révèle que les expériences de la compagnie sur la résurrection humaine ont bouleversé un équilibre cosmique entre la vie et la mort, menaçant la planète d’instabilité et de destruction.
4Resurrection, développé par Aaron Zelman, est inspiré d’un roman de Jason Mott, The Returned (2013) ; il s’ouvre sur le réveil d’un garçon américain de huit ans, Jacob Langston, dans une rivière de la campagne chinoise, amnésique. Quand il revient chez lui à Arcadia, dans le Missouri, on comprend que Jacob est mort trente ans plus tôt d’une noyade accidentelle, en 1982. Ses parents, qui n’avaient pas d’autre enfant, ont maintenant la soixantaine et passent par différents stades émotionnels, du choc au soulagement. Le retour de Jacob marque le début d’autres résurrections d’habitants de la ville, à un rythme de plus en plus rapide. Certains ont encore des membres de leur famille en vie ; d’autres, morts dans les années 1920 et 1930, n’ont plus que des descendants. La ville peine à s’organiser devant le retour inattendu de si nombreux habitants. Pendant la deuxième saison, les résurrections locales sont le signe précurseur d’un phénomène mondial massif, lié à la naissance de l’enfant d’une des ressuscitées, Rachael Braidwood, enceinte au moment de son suicide douze ans plus tôt. Un prêtre itinérant, le pasteur James, lui aussi ramené à la vie, prophétise que toute naissance parmi les ressuscités provoquera la fin du monde, qu’une telle naissance reviendra à introduire l’Antéchrist dans le monde. Après la naissance du bébé, la série fait une ellipse puis nous montre une scène en apparence idyllique dans un futur proche, et nous informe de l’existence d’une nouvelle agence fédérale des États-Unis, le Bureau des Revenants. Indices sinistres de la catastrophe surnaturelle annoncée par le bébé de Rachael, des cigales volètent autour de la fenêtre de la chambre de l’enfant.
5Les morts réanimés des deux séries sont des zombies métaphysiques plus que médicaux, et les troubles qu’ils causent conduisent leurs communautés respectives à envisager de les réintégrer au lieu de les exterminer. On peut aussi noter que sont absents le sang et les massacres généralement associés aux zombies du cinéma, qui dans les films de ce genre « sont les plus répugnants de tous les monstres, peut-être les pires de tous les monstres, dont il faut non seulement rechercher la destruction, mais aussi la célébrer dans un festival d’explosions de sang, de membres et d’organes frémissants » (Phillips et Mendoza 2005, p. 108). Cela ne signifie pas que les séries ne contiennent pas de violence, mais plutôt que celle-ci est de nature généralement psychologique. De plus, cette violence va à contre-courant des attentes génériques, parce que ce sont toujours les humains qui commettent les actes les plus barbares.
- 3 [NdT] Les traductions de la série Resurrection sont de notre fait. Celles de Glitch proviennent de (...)
6Ces séries de zombies d’un nouveau type mobilisent fortement un imaginaire de la sexualité et de la spiritualité. En mettant en parallèle la façon dont toutes deux représentent des manières de désirer et de manger de la chair, nous pouvons postuler un lien entre la sexualité et la résurrection dans la doctrine chrétienne, en ce que la résurrection du Christ est symbolisée par la consommation de son corps, même si cette iconographie n’est pas exploitée dans la plupart des récits de zombies. Resurrection implique le plus clairement un sous-texte chrétien. À la fin du premier épisode, le second ressuscité retrouve son fils et sa fille. Caleb Richards est mort jeune d’une crise cardiaque et ses enfants ont maintenant la vingtaine. Sa fille Elaine étend lentement son bras pour toucher la barbe de son père en un geste qui rappelle Thomas touchant le flanc du Christ ressuscité. Un peu plus tôt dans l’épisode, à l’intérieur de l’église locale sans dénomination explicite mais manifestement protestante, le pasteur Tom Hale dit à sa congrégation : « Eh bien, même Jean a douté. Quand il était en prison. Comment Jésus a-t-il réagi ? En venant lui-même le rassurer ? Non. Il a dit aux disciples de Jean : “Allez à lui. Rappelez-lui les miracles que vous avez vus3.” » (S01E01, 0 :35 :40-00 :36 :00) À ce moment précis, alors que résonne le mot « miracles », Jacob fait son apparition, suivi de sa mère, une vision qui fait bredouiller Tom, ce qui signale la dimension théologique du retour énigmatique de l’enfant. Au fur et à mesure que la série avance, elle prend un tour plus apocalyptique, associant le retour des morts à une résurrection généralisée qui fera s’effondrer les ressources de l’humanité, ainsi que l’annoncent les prophéties du Jugement dernier dans l’Apocalypse. L’aspect religieux de Resurrection met l’accent sur les tensions raciales refoulées d’Arcadia. Les ressuscités ont leur propre église misérable, que Tom Hale fonde après avoir quitté sa précédente paroisse parce qu’il souhaite accueillir favorablement les ressuscités – un exemple de la ghettoïsation des minorités.
- 4 À propos de La Nuit des morts-vivants, Jamie Russel souligne que « Romero ne nous laisse jamais per (...)
- 5 Thomas d’Aquin écrit : « le miracle est à proprement parler une dérogation à l’ordre de la nature » (...)
- 6 « Les zombies s’opposent directement aux vivants. Ils incarnent la corruption physique, nous rappel (...)
- 7 L’article de Masahiro Mori, avec les illustrations qui l’accompagnent, a été largement reproduit de (...)
7Sarah Cleary associe la faim de chair des zombies à un désir charnel (2015, p. 75), même si l’on pourrait soutenir que les zombies classiques sont dénués de sexualité, puisqu’ils ne peuvent donner leur consentement et qu’ils désirent la chair pour se nourrir plutôt que par concupiscence (Waller 1986, p. 280). Le zombie constitue « dans l’ensemble un objet anti-érotique » (Elliott-Smith 2013, p. 151) et, de fait, « ces créatures ont rarement été tenues pour des objets de désir ou présentées comme des objets d’affection » (Jackson 2017, p. 118). De plus, en termes pratiques, le zombie classique est un corps en putréfaction, ce qui invite à des démonstrations d’effets spéciaux et de maquillages inédits pour représenter la corporéité du zombie4. Cela ne doit pas faire penser qu’on a tout à fait arraché leurs ressorts effrayants et horrifiques aux séries mettant en scène des zombies susceptibles de susciter la sympathie. Les zombies de télévision demeurent monstrueux, même quand ils ne sont pas en train de massacrer et de rôder. Avant tout, leur apparence en elle-même signale une rupture dans l’ordre naturel : « L’anormalité et l’excès propres au monstre sont souvent considérés dans le cadre de la théorie de l’évolution comme une manière de manifester une rupture dans la chaine de l’évolution qui aboutit inévitablement à la fin de l’organisme difforme » (Beville 2014, p. 5). Le retour de gens que nous avons vus mis en terre est profondément perturbant et soulève des questions non seulement sur le sens de la vie, mais plus encore sur la nature de la réalité. Cela se situe en dehors de l’ordre naturel des choses, ce qui correspond à la définition du miraculeux par Thomas d’Aquin5. Quelque tendres, aimants et aimables que puissent être les zombies de télévision de cette nouvelle vague, ils demeurent les hérauts du changement et du chaos : « Les monstres, quand on les conçoit comme des êtres transgressifs, sont à la source d’une ambivalence où s’observent souvent à la fois des fantasmes subversifs de désordre et des désirs conservateurs de retour à l’ordre social » (Hutchinson et Brown 2015, p. 9). Les zombies sont définis par cette fonction de critique sociale, à en croire Peter Dendle qui souligne « la puissance et la pertinence durables d’une créature mythologique qui a démontré avec constance qu’elle pouvait entrer en résonance avec les évolutions des angoisses culturelles depuis plus de soixante-dix ans » (2013, p 45). Ces nouvelles séries réorientent la relation entre les humains et les zombies, en en faisant deux communautés qui doivent apprendre à se comprendre et à vivre ensemble. Au contraire de leurs incarnations cinématographiques et télévisuelles plus anciennes, les zombies de ces séries sont des entités vivantes, des agents capables de penser avant d’agir. Chaque rencontre entre un zombie et un être vivant est un memento mori6. Si, habituellement, les zombies se trouvent au niveau le plus bas de la Vallée de l’étrange de Mori, ceux de ces séries récentes seraient à situer à son sommet, d’où leur plus grande faculté à perturber les spectateurs7.
8Les zombies sont presque toujours les annonciateurs particulièrement nihilistes d’un désastre. Eric Boyer fait ce commentaire sinistre de la société du xxie siècle à la lumière des histoires de zombies :
Nous vivons dans notre propre histoire d’invasion zombie, mais nous jouons tous un rôle compliqué : nous sommes toujours déjà un survivant humain en même temps qu’un élément de la menace zombie. Même si ce rôle ambivalent anéantit l’espace nécessaire au dialogue et à la compréhension des enjeux politiques, le statut d’hybride humain-zombie que partage toute l’humanité circonscrit avec clarté à la fois les problèmes à affronter et les solutions disponibles. (Boyer, 2014, p. 1149)
9Non moins sombre, William Eggington affirme qu’à la source de notre fascination renouvelée pour les morts-vivants se trouve notre dépendance aux nouvelles technologies, qui fait de nous « des consommateurs zombies de médias – des zombies, parce que nous sommes des êtres animés sans âme, nous croyons être en vie, réels, autonomes, alors qu’en réalité nous sommes déjà morts, branchés sur la machine insatiable du capitalisme bien décidée à nous détruire » (2016, p. 114). Les zombies ont servi de symboles aussi bien pour traiter que pour reproduire des incertitudes nées du terrorisme, de l’immigration, des maladies contagieuses et des événements apocalyptiques. James Thompson fait remarquer que « les zombies envisagés comme une masse » sont des êtres stupides, « qui attaquent et dévorent sans réfléchir les humains dès qu’ils les rencontrent, sans pouvoir parler, sans pouvoir être raisonnés, détruisant le tissu social pour le remplacer par un chaos mortel, irréversible et sans espoir » ; ils constituent de ce fait « le symbole parfait et épuré de la polarisation croissante à l’œuvre dans la société humaine, en particulier dans la société américaine » (2015, p. 23). A contrario, les séries que j’étudie ici insufflent de l’espoir dans cette figure parce qu’elles montrent des individus affrontant la peur profonde qu’ils éprouvent devant la résurrection des morts, sans imposer comme seul dénouement possible la destruction complète de l’un des camps. David Schmid enregistre une évolution, de la diabolisation du monstrueux vers « des réajustements positifs de la signification » qui « agissent comme un cri de ralliement pour tous ceux [qui] se sentent rejetés par l’ordre politico-économique actuel » (2016, p. 94). Schmid évoque la solidarité des communautés humaines de survivants, mais pour ma part je soutiens que ces séries représentant des humains et des zombies qui apprennent à coexister développent des significations positives proches, comparables au monde « fatalement transgressif » de Donna Haraway, peuplé d’humains et de cyborgs (les non-humains), et constituant une « riche topographie de possibilités combinatoires » (2012, p. 228).
10Ces zombies télévisuels, qui ne sont plus des envahisseurs, reviennent vers les lieux dont ils sont originaires, où ils se heurtent souvent à la résistance d’une communauté humaine qui ne court pas un danger mortel mais qui se sent mise en danger. Ces histoires traitent d’une aliénation à l’échelle locale, dans des zones isolées plutôt que dans les centres urbains bien connus mis en avant par de nombreux films post-apocalyptiques (et, dans une moindre mesure, par les séries télévisées). Le décor terne et balayé par les vents de la lande des Pennines occidentales, dans le Lancashire, fournit sa localisation à In the Flesh, et cela s’inscrit « tout à fait dans la tradition gothique, l’environnement comme reflet de la vie humaine » (Morgan 2002, p. 194). En fait, à l’ouverture du premier épisode, la caméra fait un travelling sur la lande avant de dévoiler des maisons, suggérant que la désolation de ces collines sauvages accable la population. Le nom de la ville, Roarton, évoque les relations agitées entre les vivants et les morts, tandis que Yoorana dans Glitch est un mot indigène signifiant « aimant », renvoyant au sentiment qui relie les humains normaux et paranormaux. La ville délibérément sans nom des Revenants est séparée de ses voisines par la barrière naturelle des montagnes d’un côté, et par un barrage de l’autre, les deux pesant de manière écrasante sur les personnages. La désolation des lieux est renforcée par le fait de filmer à l’aube et au crépuscule, ce qui produit une « nuance d’esthétique gothique » (Heaton 2016, p. 146). Glitch illustre le « gothique australien » [Australian Gothic] dans le sens où il crée un « sentiment d’aliénation et d’étrangeté associé à la nature troublante de l’histoire coloniale australienne » (Herron 2016, p. 87). Quand les ressuscités de Glitch tentent de quitter la ville du désert très soudée qu’est Yoorana, ils se mettent à saigner abondamment et finissent par mourir (de nouveau), à moins de faire demi-tour. Dans Les Revenants, ni les vivants ni les ressuscités ne peuvent quitter la vallée ; lorsqu’ils s’y risquent, ils se retrouvent à leur point de départ, comme s’ils étaient prisonniers d’un tableau d’Escher (des indices suggèrent que tout le monde pourrait être mort et enfermé dans l’au-delà). Stacey Abbott signale qu’In the Flesh a été produit et projeté à un moment de grandes polémiques sur l’immigration au Royaume-Uni (2016, p. 113). Elle parle du climat qui a conduit au résultat du référendum favorable (même si c’était de peu) à la sortie de l’Union européenne, le 23 juin 2016. La logique duale qui conduit à protéger les citoyens et à déshumaniser les réfugiés renvoie à une rhétorique politique extrémiste plutôt qu’à une préoccupation humanitaire. Robert Saunders situe la popularité contemporaine du zombie dans le contexte géopolitique des flux migratoires, en y voyant « une manière de figurer les dangers d’une altérité jugée invasive, liée à la perte de contrôle sur l’espace à l’ère actuelle de la mondialisation » (2012, p. 81). In the Flesh emploie l’expression péjorative de « putréfié » [rotter] comme terme raciste renvoyant aux zombies, ce qui rappelle un certain nombre d’insultes déshumanisantes à l’encontre de membres des minorités.
- 8 [Ndt] Quoique renvoyant à l’Arcadie antique (notamment évoquée par Virgile dans Les Bucoliques), ce (...)
11Arcadia est une sympathique petite ville du Midwest ; dans une certaine mesure, c’est un décor apparemment parfait, avec des maisons aux couleurs vives, des commerces locaux bien fréquentés, en particulier le diner, et des relations de confiance entre les habitants. Pourtant, son nom rappelle la locution latine Et in Arcadia ego8, manière de signaler que la mort s’insinue même dans le cadre le plus bucoliquement idyllique. Le docteur qui examine Jacob, le garçon ressuscité, est son cousin germain, le shérif est son oncle, et le pasteur, Tom Hale, son meilleur ami d’enfance. En dépit de son caractère agréable, Arcadia est majoritairement blanche, à l’exception notable du personnage principal, l’agent du FBI Martin Bellamy, un Africain-Américain n’appartenant pas à la ville et venu y mener une enquête. Dans la saison 2, nous apprenons que Martin est en fait originaire de la ville, ayant été adopté dans son enfance, et que son vrai nom est Robert Thompson (S2E06, « Afflictions »). Le docteur Maggie Langston, la tante de Jacob, explique que « les Arcadiens se méfient intuitivement des étrangers. Ça remonte à la guerre de Sécession. On était une ville-frontière dans un État-frontière, alors tout le monde voulait décider à notre place ». La réaction de l’agent fédéral souligne le lien entre cette attitude et le racisme historique : « Du moment que je ne me fais pas lyncher… » (S01E01, 00 :23 :40-00 :24 :00) Les habitants ne sont pas très amicaux envers Jacob ou les autres ressuscités qui reviennent à Arcadia. Alors que Jacob est en train de jouer au parc avec un autre enfant, des parents éloignent brusquement leurs enfants, en dépit des protestations d’un petit garçon : « On était en train de jouer ! » (S01E02, 00 :11 :50) Cela rappelle les espaces de récréation soumis à la ségrégation raciale et suggère de quelle manière les plus âgés transmettent à leurs enfants leur intolérance face à la différence. À la fin de la saison 1, tandis que plusieurs centaines de ressuscités submergent Arcadia, l’armée intervient. Le colonel Stone, qui supervise le personnel militaire, remarque : « C’est une belle ville que vous avez là. Ça me rappelle une autre époque. Tout y était plus simple. » (S01E08, 00 :16 :50) Il insinue que ce lieu principalement blanc et « intact » résiste à la diversité et qu’à vrai dire, la société était plus simple quand elle suivait un principe de ségrégation. Cet échange s’achève sur une « explication » du shérif quant à la vraie nature des gens qui demandent de l’aide : il les estime trop dangereux et propose que les forces de l’ordre interviennent pour « protéger les vivants plutôt que les morts » (ibid., 00 :17 :50). Les ressuscités sont alors retenus de force par des soldats en armes puis envoyés dans des centres de rétention. Ils sont invités à s’enregistrer sous prétexte de recevoir des vaccins, ainsi que de l’aide médicale et matérielle. Le mensonge officiel, couplé au fait que beaucoup de ressuscités reviennent dans des vêtements des années 1930 et 1940, produit une scène déchirante faisant écho aux régimes totalitaires du milieu du xxe siècle.
12Quand on arrive à la fin de la deuxième saison, le père de Jacob, Henry, n’est plus l’homme suspicieux et renfermé qui a perdu son fils et son entreprise familiale. Entretenant une relation difficile avec sa famille, en particulier sa femme, il est finalement tué par une voiture et revient à la vie. Il change non seulement du fait de son passage de la vie à la mort, puis à la vie, mais aussi en termes de repères moraux personnels. Dans les premiers épisodes, Henry est hostile aux ressuscités, mais une fois qu’il est l’un des leurs, il se mue en porte-parole d’une communauté largement impuissante. La famille d’Henry possédait l’entreprise industrielle locale, ce qui lui a permis de s’enrichir et de se notabiliser au fil des décennies, en profitant d’une main-d’œuvre mal payée. Quand Bellamy lui confirme que le garçon ressuscité est son fils, Henry marche jusqu’au cimetière pour s’asseoir devant le mausolée de la famille Langston. Nous ne voyons pas la tombe jusqu’à ce que Bellamy, l’agent fédéral, arrive derrière lui et déclare qu’elle est « impressionnante », ce à quoi Henry rétorque : « C’est vaniteux en diable. Comme tout ce que je faisais à l’époque. » (S1E01, 00 :34 :00-00 :34 :30) Le plan s’inverse sur ces mots, montrant Henry de dos à gauche, le caveau de pierre au milieu, et l’usine délabrée des Langston à l’arrière-plan à droite ; un château d’eau au-dessus du bâtiment attire le regard des spectateurs. Le nom des Langston est gravé en hauteur sur le seuil de la tombe, ainsi que sur le château d’eau. Le plan est bref, mais il réunit symboliquement un passé fructueux – que regrette Henry – et la mortalité et la misère des autres, ce qu’accentue un plan ultérieur où la caméra, plus éloignée, montre l’usine occupant presque la moitié de l’écran et écrasant les deux hommes. Même dans la mort et dans ce lieu de repos, les structures hiérarchiques de la ville restent présentes. La confirmation de l’identité génétique de Jacob indique que cet ordre est sur le point d’être déstabilisé et la scène anticipe la mort accidentelle imminente d’Henry.
13Tandis que Henry devient de plus en plus sympathique au cours des deux saisons, on ne peut guère en dire autant de son frère, le shérif Fred Langston. Vers le début de la première saison, Fred empêche Bellamy de déterrer les restes de Jacob pour les faire tester, utilisant son influence personnelle pour entraver une affaire qui le touche directement. Rencontrant Bellamy, il lui lance de façon agressive : « Au fait, j’ai passé quelques coups de fil. Tu n’es qu’un sous-fifre. Un chauffeur qui transporte des immigrants d’un aéroport à un autre. Tu n’as rien fait d’autre depuis des années. Alors n’essaie pas de te faire passer pour ce que tu n’es pas. » (S01E02, 00 :20 :30-00 :20 :50) Les sous-entendus racistes de cette déclaration méprisante sont accentués par la mise en scène : Fred et le juge Daley, deux officiels blancs, sont en train de descendre un escalier après avoir réglé l’affaire en coulisse. Bellamy dialogue avec une réceptionniste à l’accueil : ces deux personnages africains-américains se tiennent sur le seuil, observant sans pouvoir rien y faire la corruption systémique du gouvernement local. Fred agrippe le bras du juge en lui serrant chaleureusement la main. Nous voyons Bellamy entrer dans le bâtiment depuis l’arrière du comptoir d’accueil, ce qui suggère qu’il y aura toujours une barrière pour certaines catégories de la population. À la fin du deuxième épisode, Bellamy obtient une injonction fédérale pour déterrer les restes de Jacob. Quand il arrive au caveau des Langston, il tend le document à un officier de police qui attend devant la crypte avec deux fossoyeurs, eux aussi parmi les rares personnages de couleur de la série. L’impression est accentuée par la figure solitaire d’Henry Langston, qui regarde la scène depuis l’autre côté du cimetière, en une inversion de l’épisode dans lequel Bellamy était venu à Henry.
14Une autre scène dramatisant les codes raciaux sous-jacents d’Arcadia intervient alors que Bellamy marche sur un sentier de campagne le long d’une rivière avec Maggie, après qu’ils sont tous deux allés voir le lieu où Jacob et la mère de Maggie se sont noyés. Maggie fait remarquer : « À un peu plus d’un kilomètre en amont, il y a le site d’une bataille célèbre de la guerre de Sécession, à la confluence de deux rivières, et on prétend que la rivière est devenue rouge de sang. Et un peu plus bas en aval, une crue a détruit tout un village osage. » (S1E03, 00 :18 :00-00 :18 :30) Cela renvoie au passé ambigu de la ville : elle a expulsé la nation Osage de son territoire et s’est enrichie grâce à l’esclavage ; ce dernier aspect est sans doute lié à la notabilité de la famille Bellamy. De plus, la tribu des Osages, dont les Ozarks du Missouri constituaient le cœur du territoire, a été particulièrement divisée lors de la guerre de Sécession, avec quatre cents guerriers combattant pour l’Union et deux cent cinquante pour la Confédération (Burns 2004, p. 258-265). Cet héritage ressurgit de manière particulièrement abrupte lorsqu’ils entendent des coups de feu et que Bellamy sort son arme de service. Trois chasseurs blancs sortent du couvert des arbres proches, pour ne passer leur chemin qu’une fois qu’ils reconnaissent Maggie, qui leur explique que Bellamy est un agent fédéral. Les trois hommes sont en tenue de camouflage et se tiennent en rang serré sur une pente, le fusil à la main, face à Bellamy en position défensive, le pistolet sorti. Il n’est que trop évident que les questions agressives, ponctuées d’un « l’ami » prononcé sur un ton particulièrement sarcastique, sont dues au spectacle d’une femme blanche isolée avec un homme noir. Les chasseurs partent à contrecœur, avec un mot méchant : « Allez, ne faites pas de bêtises », à l’endroit de Maggie spécifiquement, sans s’excuser pour leur intervention déplacée (S01E03, 00 :19 :20-00 :19 :40). Cet incident reprend tous les aspects des arrestations au faciès des hommes africains-américains par les forces de l’ordre et les milices, qui ont causé des troubles à Ferguson, dans le Missouri, quelques mois à peine après la diffusion de cet épisode. En un sens, la scène condense les réalités des problèmes raciaux dans la société américaine contemporaine.
15Dans la deuxième saison, discutant autour d’un café dans le diner de la ville, Fred interroge son frère au sujet d’une nouvelle loi votée au Congrès sur les ressuscités. Henry lui répond : « C’est ridicule. Ça ne passera pas au Sénat. » Fred insiste : « C’est le progrès. » Cela lui attire une réponse cinglante d’Henry : « C’est facile quand on a encore tous ses droits. Allez, dis-moi : est-ce que c’est logique que je continue à payer mes impôts si je n’ai plus le droit de voter ? » (S2E13, 00 :35 :00-00 :36 :00) Cette phrase, qui constitue le commentaire politique le plus net attribué à un personnage dans la série, invite les spectateurs à associer les malheurs des ressuscités à la question des tactiques de suppression de vote aux États-Unis. Cet épisode a été diffusé en janvier 2015, à un moment où se profilait une élection qui a alimenté bien des discussions sur la privation des droits civiques ; quatorze États ont mis en place de nouvelles restrictions du vote au moment des élections présidentielles de 2016, en visant de manière disproportionnée les électeurs pauvres et appartenant aux minorités (voir Fraga 2018, p. 193-206). Dans la scène suivante, Bellamy, évoquant les émeutes et les révoltes contre les ressuscités partout sur la planète, déclare que « le monde n’est pas parfait. Il ne l’a jamais été. La tolérance ne va pas venir en un jour » (ibid., 00 :36 :30), associant la question de ce retour à la vie à des enjeux d’intégration. Cette réflexion est introduite dès la première scène de la série, lorsque Jacob se réveille dans une rizière en Chine. Il erre jusqu’à un marché des environs, sans repère géographique ni linguistique, avant de s’effondrer, provoquant la stupéfaction de ceux qui l’entourent ; beaucoup d’entre eux portent des vestes et des chapeaux traditionnels de travailleurs, ce qui est une manière de rappeler la distance idéologique entre la Chine et les États-Unis. Le lieu reste anonyme, un « village dans la campagne chinoise… Rien que des fermes et des rizières sur des centaines de kilomètres » (S01E01, 00 :03 :06-00 :03 :10). Jacob est renvoyé aux États-Unis, livré à l’Immigration comme n’ayant ni papiers d’identité ni passeport, pour ce qui est désigné comme un rapatriement. Jacob migre donc non seulement de la mort à la vie, mais aussi de la Chine aux États-Unis.
- 9 « Les films et séries sur les zombies des années 2000 menacent de renverser les hiérarchies de l’ho (...)
16Le succès de Glitch est remarquable, compte tenu de ce que Steven Allen appelle la « carence de films de zombies » dans la culture australienne (2015, p. 73). Allen fait référence à l’histoire agitée du pays pour affirmer que « c’est aux injustices du passé colonial, à leur rémanence, et aux écarts entre les croyances des colons et celles des autochtones concernant les morts qu’est dû le refus de faire appel aux histoires de zombies » (p. 75). Glitch traite des spectres du racisme institutionnalisé et de l’hypermasculinité toxique en Australie à partir des spectres concrets de deux de ses personnages morts-vivants9. Chronologiquement, Paddy Fitzgerald est le plus ancien des ressuscités, un colon irlandais qui a été le premier maire de sa ville jusqu’à sa mort en 1864. Au début, il semble avoir certains des préjugés propres au xixe siècle concernant les Aborigènes, lors de sa rencontre avec Beau Cooper, un adolescent de seize ans. Il demande à Beau de le conduire à un pub du nom de Royal : ses fenêtres sont condamnées et l’adolescent lui explique : « On peut pas rentrer », ce à quoi Paddy répond en s’exclamant : « Toi non, ça c’est sûr, t’es un indigène… » Et Beau de répliquer : « Quoi ? ! Non, c’est pas ça, vieux raciste ! Non, c’est parce que c’est fermé. » (S1E01, 00 :24 :30) Ces impressions initiales sont révisées au fil de la première saison quand nous apprenons que Paddy, malgré ses expressions choquantes, a été assassiné par sa propre famille à cause de sa liaison avec sa domestique aborigène, Kalinda. En fait, la saison 2 révèle que cette relation a commencé un jour que Paddy emmenait Kalinda à l’extérieur pour la battre parce qu’elle avait commis un vol. C’est une scène particulièrement brutale, alors qu’à ce stade les spectateurs ont pris l’habitude de voir un homme plus doux, réformé. Lors d’un flashback, nous le voyons trainer Kalinda par les cheveux sur une pelouse jusqu’à un arbre, tandis qu’elle crie et se débat. Quand ils parviennent à l’arbre, Paddy enlève sa ceinture et se met à la battre, alors qu’elle est à genoux. Soudain, il est mordu par un serpent et leurs positions s’inversent : à présent, c’est lui qui se tord de douleur sur le sol et elle qui le domine. Elle s’enfuit, mais revient bientôt en apportant des feuilles pour faire sortir le venin, ce qui lui sauve la vie. Les présentations sont alors faites et Paddy en sort transformé. Il voit Kalinda pour qui elle est vraiment, pas seulement une servante, lorsqu’il apprend son vrai nom. Sa connaissance des plantes locales et indigènes est salvatrice, ce qu’on comprend non seulement à ses actions, mais aussi à des allusions subtiles au jardin d’Éden dans le flashback. Beau s’avère être le descendant de Paddy et de Kalinda. L’héritage racial de ces événements lointains perdure : les Fitzgerald, comme les Langston de Resurrection, bénéficient d’une fortune familiale et d’une large reconnaissance sociale. Beau et sa famille vivent dans des conditions sordides.
- 10 Les femmes conductrices n’étaient pas stigmatisées en Australie au même degré qu’aux États-Unis et (...)
17Les ressuscités ont vécu dans un malheur qui a précipité leur mort, en général du fait de pressions sociales ou de leur incapacité à se conformer à des codes sociaux. Maria Massola est une immigrée italienne arrivée en Australie qui subit la colère de son mari jaloux quand il apprend qu’elle a appris à conduire auprès d’un jeune homme, en échange de leçons de piano. Il est notable qu’elle déroge à ses devoirs conjugaux en apprenant à conduire, ce qui revient à affirmer son indépendance10. Charlie Thompson était un soldat de la Première Guerre mondiale qui est mort après son retour au pays en 1922. Il entame une amitié avec Russel, un passionné d’histoire locale, barman au Royal, un pub que Charlie fréquentait avant sa mort. Quand Russel propose à Charlie de coucher avec lui, ce que ce dernier commence par accepter puis refuse brutalement, Charlie a un flashback concernant un de ses camarades de combat, George, l’amour de sa vie, et la série suggère que sa mort est intervenue lors d’une bagarre liée à cette relation secrète (par la suite, nous apprenons qu’il s’est suicidé). Le suicide est aussi la cause de la mort de Kieran dans In the Flesh, un triste rappel du fait que les taux de suicide sont très élevés parmi les jeunes LGBTQI (McDermott et Roen 2016, p. 2-4). Le comportement de Charlie n’est pas seulement de l’histoire ancienne. William Blackburn ne parvient pas, au départ, à se rappeler qui il était, le seul indice étant que sa tombe se trouvait en dehors du cimetière, ce qui signifie qu’il était soit un meurtrier, soit un suicidé. En fait, c’était un prisonnier en fuite qui a tué pendant sa cavale et qui a été pendu pour ce crime. Il est saisi de remords quand il découvre son identité. Un autre ressuscité, Carlo Nico, était un prisonnier de guerre italien pendant la Seconde Guerre mondiale qui s’est suicidé parce qu’il était obligé, avec d’autres étrangers, de travailler comme esclave dans un camp d’internement. Ces quatre personnages ont en commun une expérience de la marginalité : Anne, comme immigrée cantonnée à un rôle domestique ; Charlie, comme homosexuel dans une sous-culture ultra-masculine ; William, comme hors-la-loi mis à mort ; et Carlo, comme ennemi étranger à peine capable de s’exprimer en anglais. De ce fait, leur retour à la vie est une opportunité d’affronter le préjugé qui les a mis en marge, non seulement dans un lointain passé mais aussi dans le présent, ce qui montre le caractère progressiste de la série.
18Les scénaristes de Glitch savaient qu’ils s’emparaient d’un sujet dérangeant, voire conflictuel. L’audace de la série est de se confronter à l’histoire culturelle de l’Australie, qu’il s’agisse de véritables humains revenant d’entre les morts, d’un homme qui apprend que sa femme est revenue à la vie alors qu’il s’est remarié avec la meilleure amie de celle-ci, ou d’un ivrogne irlandais qui était autrefois le maire de la ville, tout en ayant eu des enfants avec une femme aborigène. (Herron 2016, p. 86)
19L’attention directe et dérangeante que porte la série à l’héritage d’une intolérance institutionnalisée se fait au travers de personnages apparemment stéréotypés et unidimensionnels, mais qui donnent accès à des perspectives multiples et plus nuancées. La famille aborigène de Beau Cooper vit dans la pauvreté alors que les Fitzgerald sont riches et puissants, affichant le plus grand dédain pour les premiers. Au fil de la série, Beau manifeste un inépuisable et inébranlable altruisme, tandis que l’harmonie de façade des Fitzgerald se révèle n’être qu’un vernis masquant la mésentente, le malheur et les dissensions. Paddy est tué pendant la deuxième saison (S2E05) et, dans l’épisode qui suit, la famille de Beau se voit offrir deux millions de dollars par Adeline Fitzgerald, ce qui suggère que la brève seconde chance et existence de Paddy permet en partie, parce qu’elle apporte une compensation financière, de tourner la page de la séparation en deux clans sur plusieurs générations. Paddy Fitzgerald est assassiné au xixe et au xxie siècles parce qu’il refuse des codes sociaux profondément racialisés. L’injustice fondamentale de la ségrégation des peuples autochtones, exclus de la société australienne dans son ensemble, est nettement visée. La seule chose qui ait apparemment changé entre les deux morts de Paddy Fitzgerald, à 151 ans d’écart, est le degré de violence de cette ségrégation.
20La troisième et dernière saison ramène Paddy de manière inhabituelle : nous rencontrons une version plus jeune du personnage dans les flashbacks d’un autre personnage tout juste revenu à la vie, Tam Chi Wai. Nous apprenons peu à peu que ce jeune homme a laissé sa femme et son fils en Chine pour émigrer en Australie et y travailler dans les mines d’or, dans des conditions déplorables, les mineurs blancs méprisant la petite minorité d’immigrants chinois, qu’ils traitent de « putains de bridés » (S03E04, 00 :02 :55). Paddy s’appuie sur les liens de Chi avec la Chine pour obtenir de l’opium et monte un réseau de trafic de drogue, exploitant doublement Chi, comme travailleur et comme passeur de drogue. Comme d’autres ressuscités, Chi finit par se rappeler les circonstances traumatiques de sa mort : après avoir survécu au massacre de travailleurs chinois par des ouvriers australiens xénophobes drogués à l’opium (S03E05), Chi a été tué par Paddy, qui était jaloux de l’alchimie manifeste entre ce dernier et Molly, la compagne de Paddy. L’Irlandais veut aussi empêcher Chi de contacter la police afin de stopper le massacre de ses compatriotes. Quand il apprend que Chi cherche de l’aide, Paddy lui tranche la gorge sans prévenir, sauvagement, et le jette au fond d’un puits avec ces mots : « J’ai une réputation à défendre. Un jour, je serai le putain de maire ! » (S03E06, 00 :25 :30) Dans ce dernier épisode, Paddy symbolise les vérités déplaisantes qui sous-tendent la construction de l’identité australienne au cours du xixe siècle. Les mines de la ruée vers l’or d’Eureka étaient bien connues pour les mauvais traitements généralisés à l’encontre des travailleurs membres des minorités (Cahir 2012, p. 1-5) et « ont eu un impact énorme sur les paysages naturels » (Lawrence and Davies, 2011, p. 147). Le programme de recherche contraire à l’éthique que mène Noregard a perturbé l’harmonie de l’univers en affaiblissant les processus vitaux naturels. Celle-ci est restaurée par le sacrifice final des personnages ressuscités, emmenés par James, mais il leur faut d’abord affronter les injustices qu’ils ont subies ou perpétrées de leur vivant. La série est une métaphore filée des désastres environnementaux auxquels la planète est confrontée du fait des activités prédatrices de l’humanité. La fortune de Paddy résulte de l’escroquerie, de la drogue et de l’exploitation. Paradoxalement, sa rédemption n’est possible que dans la résurrection, qui lui fait voir une nation devenue plus multiculturelle et équitable, même si elle ne parvient jamais à transcender les tensions sous-jacentes, incarnées dans la statue de Paddy Fitzgerald dominant la ville.
- 11 Jessica L. Williams souligne que c’est la prédictibilité même des thèmes horrifiques qui les rend a (...)
- 12 [NdT] L’emploi du champ lexical du verbe « to rise » renvoie à une culture religieuse plus marquée (...)
21Les enjeux soulevés par le retour de personnes décédées sont profondément imprégnés de métaphysique, ce qui reconfigure le moule prévisible dans lequel les zombies ont été coulés ces derniers temps, conduisant un critique à reprocher au genre d’être « infesté par les répétitions et les clichés11 » (Harris 2016, p. 68). La notion même de retour à la vie fait écho à la foi chrétienne en la résurrection des morts, et ces séries consacrées à des zombies pouvant inspirer la sympathie s’appuient ouvertement sur ce symbolisme. La saison 2 de In the Flesh fait intervenir le Prophète Mort-Vivant, qui dirige un culte prônant la Deuxième Résurrection. Certaines scènes se déroulent dans le cimetière local, y compris les flashbacks qui ramènent Kieron à la nuit de son retour d’entre les morts. Les toutes premières minutes de Glitch montrent les personnages rampant hors de leurs tombes et le premier épisode s’intitule « The Risen12 ». In the Flesh, Les Revenants et Resurrection donnent des rôles de premier plan au clergé local, même si dans la série anglaise le prêtre anglican, le vicaire Oddie, est un extrémiste détestable étroitement lié à la HVF, une ancienne milice qui a aidé à écraser la révolte des morts-vivants. C’est lui qui incite Bill à tuer Maggie, une voisine âgée de Kieren, la principale figure des morts-vivants. Nous ne voyons jamais ce prêtre accomplir le moindre rite religieux, à l’exception d’une messe en mémoire des victimes de la Révolte à la date anniversaire. Ses croyances religieuses sont toujours déterminées par son hostilité envers les ressuscités, au service de laquelle il met les Écritures et les messes. Même si, à Roarton, le nombre de ses ouailles augmente en même temps que sa stature publique du fait des événements extraordinaires, son influence s’amenuise ensuite, et il meurt d’une crise cardiaque après avoir dénoncé les horreurs promises par la Deuxième Résurrection (S02E01). Par contraste avec le vicaire Oddie, le prêtre catholique des Revenants, le père Jean-François, est respecté par sa communauté et fournit des conseils avisés et adéquats quand ses fidèles le consultent, y compris certains des ressuscités, en particulier Simon, un jeune homme mélancolique qui s’est suicidé le jour de son mariage, un personnage récurrent de la série. Dans cette même série, Pierre commence à tenir le rôle ambivalent de chef de culte – un rôle dangereux, les spectateurs le savent, compte tenu de son passé criminel et de son implication dans un triple meurtre. Ces séries sont imprégnées d’une « sensibilité apocalyptique » courante dans le genre du récit zombie et manifestent « non seulement de quelle manière les thèmes religieux sont abordés dans la science-fiction, mais aussi en quoi toute science-fiction est religieuse » (McKee 2007, p. 249).
- 13 [NdT] Il s’agit bien d’une relation tarifée pour ce personnage, même si la culture fétichiste dont (...)
22Vincent Paris établit ce en quoi les morts-vivants, en dépit de leur air sinistre et de leur apparence sanguinolente, reflètent les préoccupations de la société contemporaine et peuvent pointer vers un monde meilleur que le nôtre (2013, p. 151), une remarque qui rend d’autant plus notable la différence introduite par ces séries. Une conséquence essentielle des représentations de morts-vivants humanisés est qu’elles neutralisent les peurs que les zombies inspirent d’ordinaire du fait que, pour citer Kyle William Bishop, « on ne pouvait pas raisonner les zombies, on ne pouvait pas terrifier les zombies, on ne pouvait pas acheter les zombies. Ils arrivaient, arrivaient, arrivaient, jusqu’à ce que vous soyez mort, démembré, ou l’un d’entre eux » (2017, p. 2). Une fois dotés de raison, les zombies peuvent réintégrer la société dans une certaine mesure. Cette agentivité implique qu’ils peuvent s’engager dans toute la gamme des activités humaines, y compris le travail, le divertissement et l’amour. Sur ce dernier point, il s’agit non seulement de l’amour entre zombies mais aussi des relations avec des partenaires humains. In the Flesh montre une sous-culture fétichiste des relations humains-morts-vivants dont l’un des clients13, Philip Wilson, d’abord désagréable et apparemment fanatique, tombe amoureux d’une zombie (S2E04). Adèle tombe enceinte après avoir couché avec Simon, un ressuscité, dans Les Revenants. L’une des ressuscitées dans Glitch, Kate, est à l’origine d’un triangle amoureux difficile entre son mari, James, et sa nouvelle épouse, Sarah (la meilleure amie de Kate). James est pris à son insu dans une relation avec deux personnages morts-vivants, dans la mesure où Sarah semble mourir brièvement puis revenir à la vie au cours d’un accouchement compliqué (S1E06, « There must be rules »). Par la suite, Kate entame une relation tumultueuse avec un humain séduisant, Owen (S2E01, « The Rare Bird »). Une situation similaire intervient dans Resurrection, quand le pasteur Tom Hale, qui est marié, voit revenir son premier grand amour et découvre que cette femme était à l’époque et est toujours enceinte de leur enfant. Les zombies, dans ces quatre séries, sont dès lors tout aussi susceptibles d’inspirer et de ressentir amour, désir et sexualité qu’au cours de leur vie antérieure et, dans certains cas, l’intensité en est décuplée du fait des pertes qu’ils ont vécues.
23Les trois séries les plus innovantes, pour ce qui est de la représentation de zombies humanisés, ne sont pas étatsuniennes, ce qui suggère qu’elles pourraient remettre en question la mainmise hégémonique des États-Unis sur l’imagination. Elles contiennent des éléments qui sont sans conteste britanniques, australiens et français. Elles assument et intègrent aussi les particularités de leurs cadres géographiques respectifs, ce qui, en soi, décale les associations populaires bien ancrées entre les morts-vivants et les petites et grandes villes étatsuniennes, ou leurs centres commerciaux. Dans Glitch, par exemple, qui a été tourné dans la ville victorienne de Castlemaine, ce cadre local pousse à établir de nouveaux rapports avec le zombie pour « des spectateurs australiens [qui] ont l’habitude de s’identifier par défaut avec des décors étatsuniens » (Lin, 2017). Il y a bien sûr de nombreuses allusions à la culture étatsunienne du zombie dans ces séries, comme le diner, récurrent, et le Pub du lac dans Les Revenants, ce qui renvoie les spectateurs aux différences essentielles entre ces séries et leurs homologues étatsuniennes. En somme, les caractères distinctifs de ces villes remettent en cause l’idée selon laquelle les récits de zombies sont étatsuniens avant tout.
24Dans ces séries de zombies humanisés, les personnages qui reviennent de l’au-delà appellent en soi à l’introspection et à la spéculation. Ces nouveaux zombies méditent sur la condition humaine, sur la mort et la vie, jouissant d’un point de vue unique sur ce passage qu’ils ont effectué dans l’autre sens. Dorothea Fischer-Hornung et Monika Mueller considèrent que « chaque culture et chaque époque créent le vampire et le zombie dont elles ont besoin » (2016, p. 10). En se confrontant à la crise migratoire et à la résurgence de mouvements néo-fascistes qu’ont connues les pays occidentaux lors de la dernière décennie, ces séries de zombies offrent une variation d’actualité sur le zombie, en déshumanisant les réactions violentes envers la différence et en humanisant ceux qui souhaitent surmonter cette aliénation. L’analyse proposée par Elizabeth Aiossa sur les films de zombies présente une pertinence particulière en ce sens :
Le lien manifeste entre les vivants et les morts-vivants montre en quoi la crème des films de zombies affronte les enjeux complexes de la marginalité et de l’altérité. Ils sont comme nous – et pourtant ils nous font peur du fait de leur altérité – et leurs différences sont étranges et terrifiantes… L’apparence très dérangeante des zombies amène en soi les personnages comme le public à réexaminer leurs propres valeurs, leur sens moral et leur éthique, ainsi qu’à réviser leurs conceptions concernant l’opposition entre individu et collectif, la frontière entre soi et les autres, et à s’interroger sur la nécessité de combler ce vide solipsiste si l’on veut survivre, avant d’améliorer la société. (Aiossa 2018, p. 9)
- 14 Beaucoup de zombies, dans Les Revenants, finissent sans domicile fixe dans la deuxième saison, aprè (...)
25Dans la mesure où ces séries ont des zombies pour personnages principaux, le spectateur envisage nécessairement les événements depuis le point de vue de ces intrus. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des histoires de zombies, ces personnages ont des personnalités propres, sans se ramener à la figure du zombie solitaire arraché à sa horde qui est « inefficace, comique plus qu’effrayant » (Jones et McGlotten 2014, p. 4). L’attachement du public à ces zombies télévisuels est sans précédent et « nous sommes confrontés au défi de nous représenter le monde depuis les deux côtés et de remettre en question toutes les idées reçues que nous avons sur les “autres” étrangers » (Abbott 2016, p. 176). Les ressuscités de ces séries s’intègrent dans des communautés, suggérant une humanité à deux visages plutôt qu’une perte d’humanité14. Au lieu d’être des envahisseurs résolus, pour se venger, à s’accaparer tout ce que possèdent les humains (leurs foyers, leurs biens, leurs familles, leurs vies), les morts-vivants de ces séries reviennent dans des circonstances mystérieuses, qui obligent les vivants à réfléchir à leurs attitudes et à leur comportement pour les faire évoluer. Ces zombies humanisés apportent de la cogitation plutôt que de la contagion – ce ne sont plus des créatures catatoniques mais des êtres plutôt éloquents. Ils posent la question de savoir qui incarne la monstruosité, des zombies ou des humains, étant donné la noirceur manifestée par de nombreux humains sectaires, égoïstes et haineux. En cela, les zombies « rend[ent] visible la monstruosité qui nous menace sans qu’on puisse l’exprimer, partout dans le monde, dans la société et en nous-mêmes » (Wright 2013, p. 6). La logique de la foule déchaînée qui caractérise les miliciens de Roarton (In the Flesh), la recherche médicale dépourvue de toute éthique (Glitch), le racisme d’une communauté recourant aux dernières extrémités (emprisonnement, torture, meurtre) contre les étrangers (Resurrection) ou encore un culte extrémiste (Les Revenants) sont bien plus dérangeants que les morts-vivants. Les zombies classiques laissent bien des morts dans leur sillage, tandis que les zombies de ces séries sont des victimes. Les nouveaux zombies humanisés illustrent, bien plus que leurs prédécesseurs, un potentiel humain et, par-dessus tout, « ils ne se contentent pas de renvoyer à ce que nous sommes ; ils font la lumière sur ce que nous pouvons devenir » (Olney 2017, p. 141). L’espace contesté au cœur de ces séries ne renvoie ainsi pas seulement à un espace géographique, mais aussi à l’espace même de la pensée.