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Comptes rendus

Kevin Even. La Question environnementale chez Jules Verne

Kevin Even. La Question environnementale chez Jules Verne
Simon Bréan
Référence(s) :

Kevin Even, La Question environnementale chez Jules Verne. Écrire, prédire, prévenir la catastrophe écologique, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 2024.

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Texte intégral

1Comment faire dialoguer l’œuvre de Jules Verne, souvent tenu pour le héraut d’une science positiviste et d’un paradigme de la conquête, avec les préoccupations contemporaines en matière d’écologie, de préservation des ressources naturelles et de bouleversements climatiques ? Dans La Question environnementale chez Jules Verne. Écrire, prédire, prévenir la catastrophe écologique, Kevin Even ne dissimule pas l’écart initial entre d’une part « la vision rationaliste et anthropocentrée du monde » qui irrigue « l’imaginaire des Voyages », et d’autre part la manière dont se conçoit aujourd’hui la « question environnementale » (p. 12), à laquelle il entreprend pourtant de la confronter. En cela, il s’inscrit dans une perspective contemporaine qui a entrepris de réévaluer l’héritage de l’imaginaire scientifique du xixe siècle : confirmer ce que ces récits portent de fascination pour des machines extraordinaires, souvent ambiguës, comme le montraient déjà les travaux séminaux de Jacques Noiray ; réinterpréter la valorisation de l’exploration, mêlant plaisir de l’aventure et justification coloniale (Chesneaux 2001 ; Letourneux 2010) ; et aussi identifier ce qu’ils comprennent d’angoisse profonde face à la fragilité même d’un progrès conçu comme insoutenable, à travers un imaginaire des ruines et de l’effondrement (Fontaine 2015), qui trouve d’ailleurs à s’exprimer dans L’Éternel Adam, récit de Michel Verne longtemps attribué de manière posthume à son père. Pour autant, comme le rappelle Kevin Even lui-même (p. 16), Jules Verne est loin d’adopter une posture radicalement critique : contraint idéologiquement par le programme du Magasin d’éducation d’Hetzel, il ne place pas de remise en cause du progrès technique au cœur de ses intrigues. Néanmoins, la thèse défendue par cet ouvrage est que des observations et des commentaires négatifs, critiquant l’industrialisation à outrance et les conséquences environnementales de la conquête humaine, interviennent de manière assez décisive pour motiver une relecture écopoétique des œuvres de Verne. Sans l’envisager « comme un écologiste avant la lettre », il s’agit donc « d’étudier certains de ses textes donnant à la question environnementale une place significative » (p. 17).

2Pour ce faire, la démonstration adopte deux perspectives. La première, panoramique, s’emploie à cerner l’état du questionnement sur l’environnement au xixe siècle (chapitre I), à établir les rapports entre imaginaires scientifiques et représentation de la nature dans les romans verniens (chapitre II), et à caractériser les manifestations d’une inquiétude relative à la fin du monde dans l’œuvre de Verne (chapitre IV). La seconde, monographique, propose des relectures de trois œuvres, à la lumière d’un enjeu environnemental chaque fois spécifique : Les Indes noires et la question des ressources naturelles (chapitre III), les bouleversements climatiques humains avec Sans dessus dessous (chapitre V), et les transformations de la nature par l’industrie dans L’Invasion de la mer (chapitre VI). Kevin Even défend le choix de ces œuvres, qui ne comptent pas parmi les romans les plus connus, ni les plus étudiés, de leur auteur, par le fait même que, moins mis en lumière que les premiers récits verniens, ils permettraient de « voir un auteur moins optimiste » et « plus libre de porter un regard critique sur le processus d’arraisonnement de la nature » (p. 18).

3Ce faisant, le chercheur prend évidemment le risque de biaiser en retour le questionnement qu’il adresse à l’œuvre de Jules Verne dans son ensemble, en proposant au travers de l’étude de ces trois romans une sorte de rapport minoritaire, qui montrerait plutôt une manifestation ponctuelle de ces préoccupations environnementales que la pertinence d’une relecture des Voyages extraordinaires à l’aune des enjeux écologiques. La conclusion ne règle pas tout à fait cette ambivalence car elle suggère qu’il faudrait prendre en compte un critère supplémentaire, à savoir l’évolution de l’œuvre de Verne, autour de 1880, vers des thématiques plus sombres, qui tendent à subvertir les valeurs illustrées par les premiers textes, ce qui favorise la manifestation plus nette de la question environnementale (p. 166-167). Dès lors, il est légitime de s’interroger sur le choix d’œuvres qui caractérisent plutôt un point extrême du positionnement de Verne, voire qu’il s’agirait de lire comme manifestant l’accentuation de cette position, qu’il est plus difficile, en retour, de considérer comme propre à toute l’œuvre vernienne.

4Ce sont les chapitres panoramiques qui ont pour rôle de répondre à cette objection, en proposant de mesurer la présence de ces enjeux écologiques dans l’esthétique de Verne à plus grande échelle. Le premier chapitre identifie, au sein des critiques du capitalisme industriel formulées par Tocqueville, Marx ou Fourier, une inquiétude quant aux impacts sur la santé humaine de la transformation des milieux naturels, ainsi que l’influence d’un courant transcendantaliste soucieux de la préservation de la nature, pour aboutir à l’image d’un Jules Verne sensible à « la détérioration des paysages » (p. 39) dans Le Testament d’un excentrique (1899). Dans le chapitre II, Kevin Even souligne la valorisation esthétique – et non strictement utilitariste – qui caractérise les descriptions de la nature immense et sauvage dans Vingt mille lieues sous les mers (1869-1870) ou Les Aventures du Capitaine Hatteras (1866), jusqu’à « rendre le vocabulaire spécialisé inopérant, comme pour souligner l’incapacité de la science à rendre seule compte de la richesse du monde » (p. 49). Si ce recours au sublime emporte l’adhésion, il apparaît quelque peu excessif de voir en Verne « un auteur attentif au vivant » plus qu’« un fanatique de la technique » (p. 60). Au-delà des observations convaincantes qui font apparaître un fil remettant en question l’imaginaire des machines, comme lorsque l’île à hélice ou l’éléphant mécanique de La Maison à vapeur (1880) offrent l’occasion de critiquer le caractère décevant des imitations artificielles de la nature, il faut souligner que la plupart des machines extraordinaires sont justement le moyen, comme le Nautilus, d’accéder à ces lieux reculés et sublimes que le roman vernien donne à imaginer. Comme le montrent à leur manière les belles pages que l’ouvrage consacre à la défense des populations animales dans l’œuvre vernienne, la préservation de la nature renvoie à une gestion responsable qui ne condamne pas la technique, mais ses excès : « la volonté de préserver l’harmonie naturelle, la nécessité d’en thésauriser les ressources et la destruction des nuisibles s’accordent largement » (p. 69). La tension entre des positions en partie contradictoires est justifiée dans le chapitre IV, qui place les enjeux sous le signe du rapport à la modernité, plutôt que de la nature, montrant une œuvre vernienne travaillée sourdement par le soupçon que la maîtrise technique humaine n’est qu’illusion, ce qui est illustré par la disparition complète de l’île mystérieuse. Suivant le principe de la robinsonnade, les étapes de sa domestication ont servi à figurer le rêve d’une domination complète et équilibrée de l’environnement, tandis que « son anéantissement suggère la précarité du progrès, illustre la conception cyclique de l’histoire et souligne la vanité des efforts pour maîtriser totalement la nature » (p. 114).

  • 1 Sans dessus dessous est néanmoins souvent mobilisé comme œuvre précurseure des préoccupations clima (...)

5Les trois études de cas, portant sur Les Indes noires, Sans dessus dessous et L’Invasion de la mer, permettent de préciser encore ce que recouvre, selon Kevin Even, le questionnement environnemental chez Jules Verne. Il s’agit de prendre la mesure des responsabilités humaines, de chercher à identifier de bonnes et de mauvaises pratiques. L’étude des Indes noires met en relation l’inquiétude liée aux excès de l’extractivisme avec un traitement fantastique, qui fait du rapport au gisement de charbon une sorte de malédiction qu’il reste possible d’exorciser. Peut-être aurait-il été utile, pour l’étude des deux autres textes, de mobiliser aussi un appareil théorique qui soit, lui, adapté à l’écriture conjecturale, comme, a minima, le novum propre à l’anticipation, pour discuter de la manière dont Verne y construit la mise à l’épreuve d’un bouleversement radical : la construction d’un canon susceptible de modifier l’axe du globe terrestre ; la transformation d’une partie du Sahara en mer. Ces deux entreprises sont à mettre, comme le montre bien Kevin Even, sous le signe de l’orgueil excessif d’ingénieurs prêts à tout pour maximiser l’emprise capitaliste sur le monde : les citations et analyses montrent tout le parti qu’il y a à tirer de la relecture de ces œuvres ayant fait l’objet d’une moindre attention critique jusqu’à une époque récente1, sans doute en raison des ambiguïtés inhabituelles de leurs protagonistes, qui sont effectivement bien proches de figures de savants fous. Pour autant, la comparaison de ces deux textes en fonction des caractéristiques de leurs novums aurait pu amener à les opposer plus nettement. Les deux représentations sont reliées à la même réprobation d’une ingénierie qui met en péril la nature et ses merveilles, mais tous les aspects de la question sont rapportés à un usage de la nature par les humains. La résolution de l’intrigue coïncide avec la validation d’une bonne exploitation et la condamnation d’une occupation moins positive de l’espace. Sur ce point, la position des Touaregs de L’Invasion de la mer est peut-être moins héroïsée que ne le présente l’analyse, dans la mesure où l’événement inattendu qui vient finalement transformer le Sahara (un tremblement de terre) tend à valider in fine l’ambition humaine initiale. Dans les deux cas, c’est en un sens la nature elle-même qui décide, faisant céder le désert et résister l’inertie de la Terre.

6Ouvrant la possibilité de discussions dans le champ des études sur l’anticipation, la science-fiction et la fiction climatique, la fécondité de l’approche de l’ouvrage de Kevin Even ne fait pas de doute : sa proposition d’insérer l’œuvre de Verne dans un corpus pertinent pour penser les rapports entre humanité et transformations de la nature donne lieu à des analyses stimulantes et qui, pour beaucoup, parviennent à décentrer le regard sur ces récits.

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Bibliographie

Chesneaux Jean, Jules Verne, un regard sur le monde, Paris : Bayard, 2001.

Fontaine Xavier, « Les futures ruines de Paris chez Méry, Dumas et Franklin. Modalités de l’archéologie rétro-anticipative », Clément Dessy et Valérie Stiénon (dir.), (Bé)vues du futur, Les imaginaires visuels de la dystopie (1840-1940), Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion, coll. « Littératures », 2015, p. 73-92.

Letourneux Matthieu, Le Roman d’aventures 1870-1930, Limoges : PULIM, coll. « Médiatextes », 2010.

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Notes

1 Sans dessus dessous est néanmoins souvent mobilisé comme œuvre précurseure des préoccupations climatiques contemporaines.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simon Bréan, « Kevin Even. La Question environnementale chez Jules Verne »ReS Futurae [En ligne], 24 | 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/resf/13958 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12zi8

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Auteur

Simon Bréan

Professeur en littérature française de l’Université Sorbonne Nouvelle. Auteur de La Science-fiction en France, Théorie et histoire d’une littérature (Presses Universitaires Paris-Sorbonne, 2012) et Near Chaos. Quand la littérature nous prépare au pire (avec G. Bridet, Hermann, 2024). Co-rédacteur en cher de ReS Futurae.

Professor in French Literature at Université Sorbonne Nouvelle. Published La Science-fiction en France, Théorie et histoire d’une littérature (Presses Universitaires Paris-Sorbonne, 2012) [Science Fiction in France. A Theory and A History of a Literature], and Near Chaos. Quand la littérature nous prépare au pire (with G. Bridet, Hermann, 2024) [Near Chaos. When literature prepares us for the worst]. Joint editor of ReS Futurae.

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