- 1 On désignera par cette expression (proche du high profile américain) les films disposant des moyens (...)
1Depuis plus de quarante ans, la science-fiction constitue un élément moteur de la production hollywoodienne, et le rôle déterminant joué par les blockbusters au sein de cette dynamique n’est guère contestable. La reconnaissance dont le cinéma de SF bénéficie à partir de 2001 : A Space Odyssey (1968, MGM) et surtout de la fin des années 1970 coïncide avec une augmentation des moyens financiers et techniques mis à disposition du genre. Multiforme, ce dernier se trouve étroitement associé à des stratégies commerciales intensives et rénovées. Mobilisé par plusieurs franchises hollywoodiennes jouant un rôle structurant au sein du système des majors (La Planète des singes, Star Wars, Star Trek, Alien, Terminator, Matrix, Transformers), le genre s’impose comme un terrain privilégié pour le cinéma haut de gamme1, exposant l’état de l’art technologique et incarnant les capacités d’invention comme la puissance fictionnelle de l’industrie.
- 2 Pour une mise en perspective du terme, qui désigne généralement, dans la littérature universitaire, (...)
2Pour autant, le cinéma de science-fiction se déploie selon une gamme très hétérogène de productions (y compris : films indépendants ou à petit budget, productions de rang intermédiaire ; voir Schauer, 2017, conclusion), dont les performances en salles et sur les marchés connexes demeurent aléatoires. Souvent considéré comme la frange la plus emblématique et la plus significative du genre, le blockbuster2 de SF, disposant de moyens considérables destinés à lui assurer un succès massif, essuie lui-même des échecs réguliers et demeure des années 1980 aux années 2010 un investissement périlleux. Face aux incertitudes et à l’augmentation régulière des coûts de production et de marketing, les prises de risques artistiques et économiques, nécessaires à la singularisation du film dans l’espace public, demeurent limitées par le calibrage générique et industriel. La SF cinématographique paraît en outre confrontée aux mutations les plus récentes du paysage audiovisuel : affaiblissement des studios hollywoodiens traditionnels, resserrement de la stratégie des majors autour des franchises et des univers super-héroïques, développement des ventes à l’international (au moins jusqu’en 2019), reflux de la vidéo, expansion de la consommation en streaming et des séries (Le Diberder, 2019, notamment p. 104-106).
3À la fois éminente et instable, la place du genre au sein du système hollywoodien demande ainsi à être examinée selon une double focale, la réflexion sur le blockbuster de SF s’appuyant nécessairement sur une prise en compte plus globale du cinéma de SF. Sur ces deux plans, les obstacles méthodologiques sont conséquents, la catégorie générique « science-fiction » pouvant renvoyer, selon les usages, à des corpus plus ou moins étendus, et la notion de blockbuster ne résultant d’aucun critère chiffré incontestable. Jusqu’à quel point l’étiquette « SF » permet-elle, ainsi, de cerner un corpus stable de films et d’expliquer les dynamiques de ce dernier au sein de la production hollywoodienne contemporaine ? Dans quelle mesure les performances du blockbuster de SF sont-elles mesurables et ses spécificités identifiables ? Ces questions, auxquelles nous n’apporterons pas de réponses exhaustives dans le cadre de cet article, ont partie liée à d’épineux problèmes de recensement et à des données économiques elles-mêmes fragiles. De si nombreux obstacles expliquent sans doute, en partie, pourquoi ces enjeux demeurent généralement à l’arrière-plan des travaux consacrés au cinéma de SF, ces derniers privilégiant de vastes panoramas historiques ou des approches plus directement esthétiques, thématiques, culturelles ou interprétatives (Chapman et Cull, 2013, introduction).
- 3 Par comparaison avec les plus grands succès de la période, qui dépassent les 100 millions de dollar (...)
- 4 Selon The Numbers, Star Wars dépasse les 200 millions de dollars au box-office américain début 1978 (...)
- 5 Star Trek génère 82 millions de dollars au box-office américain en 1979-1980, et Alien 62 millions (...)
4Dès les années 1950, certains studios tentent de positionner la SF sur le créneau des films de prestige (« A films ») et soutiennent cette démarche à différents niveaux : moyens financiers engagés, campagnes publicitaires, vraisemblance de l’argument scientifique et portée spéculative ou politique des œuvres, richesse narrative et psychologique des récits, etc. (Schauer, 2017, chap. 1). Dans le sillage de Destination Moon (1950), film en Technicolor produit par le pionnier de l’animation George Pal, When Worlds Collide (1951, Paramount), The Thing from Another World (1951, RKO), The Day The Earth Stood Still (1951, Fox), The War of the Worlds (1953, Paramount) ou Forbidden Planet (1956, MGM), conçu pour écran large, témoignent des nouvelles possibilités du genre. Ces productions soignées ne génèrent pourtant pas plus d’argent que les meilleurs films d’exploitation en noir et blanc, et n’élargissent pas de manière significative le public du genre, toujours associé à une « culture pulp » destinée à la jeunesse et regardée avec méfiance par les majors. La science-fiction reste fondamentalement marginale, produite par de petits studios ou des indépendants (Dufour, 2011, p. 43-48). Rendu possible par le développement de la SF littéraire contre-culturelle, qui permet au genre de se détacher du caractère « infantile » qui lui restait associé, le changement de statut s’effectue, en matière de cinéma, avec les succès de 2001 et, dans une moindre mesure, de Planet of the Apes (1968, Fox), qui se démarquent par leur sophistication et accomplissent un authentique travail de légitimation culturelle. Toutefois, la crise hollywoodienne de 1969-1971 contrarie cette évolution et le genre, malgré quelques tentatives ambitieuses (Soylent Green, 1973 ; Rollerball, 1975 ; Logan’s Run, 1976), est associé à des résultats commerciaux moyens jusqu’au milieu des années 19703. L’inimaginable triomphe de Star Wars (1977) (voir Jullier, 2005, p. 110-117), confirmé par celui de Close Encounters of the Third Kind (1977), modifie en profondeur le système générique et entraîne une hausse notable du nombre de productions SF (Schauer, 2017, chap. 54). Pour autant, les résultats en demi-teinte de Star Trek : The Motion Picture (1979) et d’Alien (1979, film classé R) posent des limites à cette expansion (Cook, 2002, p. 60-615).
- 6 Selon Schauer (2017, chap. 5), l’une des forces de Star Wars et de Close Encounters, par comparaiso (...)
5Le genre demeure bien sûr périlleux sur le plan financier comme sur le plan artistique en raison de son caractère imaginaire et de la mise à distance du référent historique. Même lorsque l’intrigue prend naissance au sein d’une société contemporaine ou dans un futur proche, l’investissement demandé au spectateur est spécifique et l’adhésion de ce dernier jamais assurée. La construction d’une œuvre cinématographique de SF implique de prendre en compte de très nombreux niveaux d’arrière-plan, et toute une hiérarchie de signes iconiques et sémiologiques. La conception d’une planète met par exemple en jeu des questions de géographie, climatologie, biologie, où le moindre détail est susceptible d’être scruté, au risque de susciter le scepticisme en cas de fausse note. Cette contrainte expose le film, chaque décision artistique offrant des points de vulnérabilité. Les normes du bon goût et de la vraisemblance en matière de SF constituent ainsi un sujet de préoccupation constant pour les producteurs6.
6Malgré ces difficultés, le genre est désormais perçu comme attractif et fédérateur, familial sans être enfantin (classifications PG puis PG-13 préférées à la classification « tout public »), à l’avant-garde de l’innovation technique et des expériences sensorielles inédites procurées par les trucages. Propice à l’émerveillement et à la mise en scène d’un sublime spatial, organique ou technologique rarement égalée, la SF cultive une plus-value spectaculaire à laquelle donnent corps des sons et des images saisissants, autour desquels se structure l’engagement cognitif, narratif, réflexif et émotionnel du public (Grant, 2015). Ainsi le développement des effets visuels à Hollywood est-il à la fois favorable à la SF et aiguillonné par le genre. Ce dernier conserve dans les années 2000, malgré la diffusion universelle des trucages numériques, un lien constitutif et presque identitaire avec l’innovation technologique, ce dont témoigne le triomphe d’Avatar en 2009, intimement lié à la généralisation de la 3-D (Augros et Kitsopanidou, 2015 ; Hamus-Vallée et Renouard, 2018). Associé au développement des suites, de la vidéo (à partir des années 1980), du merchandising et des produits dérivés (costumes, figurines, romans, BD, jeux vidéo), son essor bénéficie de la liberté narrative propre au genre, qui en fait un matériau idéal pour les manipulations scénaristiques et les déclinaisons commerciales les plus variées, dans un contexte sériel voire transmédiatique.
7Représentatif de ces tendances, Jurassic Park (1993) apparaît comme l’un des exemples les plus aboutis et les plus influents de blockbuster contemporain de SF, genre qu’il contribue à revitaliser dans la seconde moitié des années 1990. Tiré d’un roman de Michael Crichton, le film est en phase avec l’histoire du studio Universal et de Steven Spielberg, auteur avec Jaws d’un autre récit de « revanche animale ». Modèle d’efficacité scénaristique, le film se présente comme un jalon incontournable pour l’histoire des rapports entre animatronique et images de synthèse, dont il fait, dès sa bande-annonce, un usage brillamment démonstratif et esthétiquement percutant, associé à l’inauguration du système sonore DTS. Davantage que le casting, qui ne comporte aucune star, c’est le savoir-faire hollywoodien qui est mis en vedette par ce long métrage disposant d’un budget de production estimé à 63 millions de dollars. Ainsi le film orchestre-t-il, au sein de sa narration (le lancement d’un parc d’attraction sur une île au large du Costa Rica) comme lors de sa campagne de promotion, une stratégie marketing par saturation, autoréflexive et couronnée d’un succès planétaire, multipliant les produits labellisés (Shone, 2005, chap. 12). Dosant la part de terreur avec soin, au moyen notamment d’un logotype attachant, l’œuvre se positionne sur le créneau PG-13, désormais zone de convergence pour de nombreux blockbusters de SF après les productions plus contrastées des années 1980. Elle opère par ailleurs une hybridation générique précautionneuse, au sein de laquelle la composante SF, fondamentale (manipulations génétiques, anticipation technologique), s’articule avec le film d’aventure, le film de monstre, l’horreur et la comédie familiale. Sorti sur les écrans, le film dépasse les chiffres atteints par Spielberg lui-même avec E.T. the Extra-Terrestrial (1982), autre référence en matière de merchandising, et donne naissance à une franchise promise à une notable longévité. Prototype du film-événement dont les résultats sont à la hauteur des ambitions affichées, Jurassic Park génère plus de 920 millions de dollars au box-office mondial lors de sa sortie initiale, dont 60 % hors Amérique du Nord.
- 7 L’ambivalence discursive volontiers cultivée par les productions hollywoodiennes n’est pas synonyme (...)
8Dès lors qu’une part grandissante et bientôt majoritaire des recettes en salles est enregistrée en dehors du marché domestique, la capacité de la SF à dépasser un cadre strictement américain est un autre de ses points forts. Mise à l’épreuve de la puissance états-unienne (Independance Day, 1996 ; The Day After Tomorrow, 2004), dimension planétaire des menaces (World War Z, 2013), critique affichée du militarisme et de la destruction des ressources (Avatar), exploration de mondes inconnus, etc. : quand bien même il serait finalement restauré, le leadership américain est souvent temporairement effacé, déplacé ou éreinté, quand ce n’est pas l’histoire nationale qui est partiellement réécrite (Transformers : Dark of the Moon, 2011). Le chamboulement des frontières et des rapports de force demeure, globalement, l’un des grands attraits du genre7.
9Si ce dernier est par ailleurs fréquenté par des réalisateurs importants, il ne bénéficie pas, jusqu’à nos jours, d’une reconnaissance institutionnelle conforme à son importance et à son prestige industriels. Contrairement à l’heroic fantasy, couronnée avec The Return of the King en 2003, la SF n’a jamais glané l’Oscar du meilleur film auquel plusieurs œuvres auraient pu prétendre. Si Star Wars en 1978 et E.T. en 1983 sont nommés, la SF devient indétectable dans cette catégorie par la suite. Il faut attendre l’élargissement du nombre de nominés à compter de 2010 pour voir une meilleure représentation du genre : Avatar et District 9 (2010), Inception (2011), Gravity (2013, dans la lignée toutefois du film d’aventure spatiale réaliste), The Martian et Mad Max : Fury Road (2016), Arrival (2017). L’absence de nomination pour des films comme Interstellar (2014) ou Blade Runner 2049 (2017) confirme la réticence de l’industrie à honorer la SF, à laquelle sont réservées des récompenses techniques.
- 8 La porosité entre SF et horreur a sans doute été la plus commentée. Voir par exemple Altman, 1999, (...)
10À double tranchant donc, cette réputation de genre opulent et favorisé par le public correspond-elle à une réalité mesurable ? Il importe, pour le savoir, de revenir sur le terme même de « science-fiction », caractérisation commode mais souvent imprécise. Hollywood excellant à manier une hybridité concertée, rares sont les films génériquement purs et conformes à un idéal taxinomique (Altman, 1999 ; Moine, 2002). À n’en pas douter, nombreuses sont les œuvres spontanément associées à la SF en raison de la place qu’elles accordent aux extraterrestres, aux cyborgs ou au voyage dans l’espace. Toutefois, du point de vue de la méthodologie académique, les divers chevauchements entre la SF, l’horreur, le film-catastrophe et la fantasy font qu’il n’est guère possible d’établir, sur une période longue, un corpus exhaustif et indiscutable de films américains de SF8. Si le space opera et le film d’invasion extraterrestre semblent en constituer le cœur, les tendances périphériques sont multiples. Les mises en scène de voyage temporel (Back to the Future, 1985) ou le film post-apocalyptique (Mad Max, 1979) entretiennent un lien avéré avec la SF, sans que cette dernière ne constitue, dans les faits, l’étiquette systématiquement mobilisée par le public et l’industrie pour aborder les œuvres en question. Certaines mises en scène de psychose climatique activent une imagerie technologique directement empruntée à la SF, articulant le céleste et le spatial (Deep Impact, 1998 ; The Day After Tomorrow, 2004 ; 2012 et Knowing, 2009), sans pourtant s’y laisser facilement rattacher. Le film d’horreur ou le film de monstre prennent volontiers pour point de départ un postulat de SF (The Thing, 1982 ; Predator, 1987 ; Jurassic Park, 1993 ; Godzilla, 1998 ; Cloverfield, 2008), sans que cette dernière soit un marqueur aussi enveloppant qu’il peut l’être dans Alien. Également apparenté à la fantasy et au film d’action, le film de super-héros, malgré de larges recoupements avec la SF, bénéficie enfin d’une imagerie et d’une culture propres héritées du comics, son support d’origine. Derrière ces problèmes d’étiquetage, faut-il considérer le blockbuster contemporain, plus radicalement, comme la catégorie explicative essentielle, un « hyper-genre » homogénéisant, brouillant et dépassant les identités génériques par un recours peu différencié aux effets visuels, au spectaculaire hollywoodien et aux stratégies d’un marketing mondialisé ?
11À rebours d’une conception « essentialiste » des genres, ces incertitudes rappellent combien les identités génériques des productions hollywoodiennes restent fondamentalement plurielles, pour partie en raison des synergies recherchées par l’industrie à destination de publics diversifiés. Ce sont, avant toute chose, les contextes interprétatifs et discursifs qui s’efforcent de produire des assignations génériques lisibles et souvent simplificatrices (Moine, 2002, p. 111-112).
12Cette difficulté à cartographier le territoire de la SF touche, de manière notable, l’Academy of Science Fiction, Fantasy and Horror Films. Sur le modèle des Oscars, l’institution américaine sélectionne chaque année, depuis 1973, une poignée de longs métrages pour le Saturn Award du meilleur film de science-fiction. Au fil des années, la catégorie coexiste avec celles du film d’horreur, du film de fantasy, du film d’action ou d’aventure (depuis 1995) et du thriller (depuis 2014), la répartition des œuvres s’effectuant selon des appréciations fluctuantes imposées par le besoin d’accompagner l’évolution de la production, d’alimenter la compétition et de désigner des lauréats consensuels. Au sein de ces classements, la SF horrifique cherche ainsi sa place entre l’horreur (The Thing, 1983), la SF stricto sensu (Predator, 1988 ; Godzilla, 2015) et la fantasy (The Lost World, 1998 ; Godzilla, 1999). Les films-catastrophe à coloration SF sont plutôt rattachés à l’action/aventure (2012 en 2009) ou au thriller, à l’exemple du film de zombies World War Z en 2013. La franchise The Hunger Games, pour sa part, migre de la SF (2012, 2013, 2014) vers la fantasy (2015). La confusion est maximale avec les films de super-héros. Les différents Batman sont nommés dans la catégorie fantasy jusqu’en 1998, mais la trilogie de Christopher Nolan passe ensuite dans la catégorie action/aventure (victoire de The Dark Knight en 2009). Superman passe quant à lui de la SF (1979, 1982) à la fantasy (2007). Les X-Men à compter de 2000, puis les films de l’univers Marvel à partir de 2008, sont nommés dans la catégorie SF, à l’exception de Thor en 2012, rattaché à la fantasy, tout comme la trilogie Spider-Man de Sam Raimi à compter de 2002. Pour mettre un terme à ce flottement, l’Academy crée en 2013 la catégorie « comic-to-film motion picture », qui draine désormais la production super-héroïque, clairement séparée de la SF.
13Dans la suite de cet article, nous ne chercherons nullement, à notre tour, à avancer des critères inédits permettant de cerner un corpus définitif. Partant de travaux et de recensements existants, nous soulignerons au contraire la diversité des démarches mobilisées pour quantifier la SF comme genre, accordant une attention particulière aux blockbusters et productions haut de gamme, catégorie elle-même sujette à discussion. La mise en évidence de ces variations, significatives par elles-mêmes, n’empêche nullement, comme nous le verrons, de réfléchir aux tendances lourdes de l’industrie, quand bien même ces dernières s’effectueraient pour partie en-deçà ou au-delà des affiliations génériques traditionnelles.
14Les problèmes de recensement ont un impact direct sur les efforts d’appréhension économique de la SF comme genre. Selon le périmètre retenu, les analyses quantitatives divergent, en particulier le calcul des recettes, ces dernières se concentrant traditionnellement sur un petit nombre de hits (succès avérés). Pour la seule année 1993, les performances de la SF varient de manière sensible en fonction du choix d’y adjoindre ou non Jurassic Park, évoqué plus haut, rattaché par Tino Balio à la seule catégorie de l’horreur (Balio, 2002, p. 169). Les chiffres établis par les chercheurs doivent donc être examinés avec prudence et si possible recoupés, l’essentiel se situant dans les tendances et les ordres de grandeur.
- 9 Voir Wyatt, 1994, p. 168, et Litman, 1980, cité p. 220.
15Se fondant sur un corpus de 512 films sortis entre 1983 et 1986, Justin Wyatt estime que la SF représente, sur la période, 5,8 % de la production hollywoodienne (Wyatt, 1994, p. 183). Mobilisant divers outils de comparaison, il se refuse par ailleurs à établir une corrélation entre genre et succès en salles. Son analyse se démarque d’une étude antérieure de Barry Litman qui, portant sur la fin des années 1970, avait détecté un lien entre SF et efficacité commerciale, conclusion faussée selon Wyatt en raison du contexte transitoire créé par le développement rapide du genre dans le sillage de Star Wars9.
16Sur la base d’une liste de 2015 films sortis en Amérique du Nord entre 1985 et 1996, Arthur De Vany cherche à établir, en 2004, le poids de différents genres hollywoodiens, délimités par ses soins et considérés chacun comme une catégorie étanche, selon une répartition des œuvres non fournie par l’auteur et qui prêterait à discussion (De Vany, 2004, p. 83). La SF apparaît, à travers cette étude, comme un genre de faible envergure : 42 films recensés sur 12 ans, ce qui représente moins de 4 films par an, et 2 % de la production. Le genre se situe très loin derrière le drame (592 films, soit 49 par an et 29 % du total), la comédie (21 %), le film d’action (12 %), les suites (8 %), le film de suspense (7 %) ou la comédie romantique (7 %) (p. 126). Concernant les budgets de production, De Vany attribue à la SF la première place : 21,6 millions de moyenne en dollars constants de 1982-1984, devant le western (18,2) et la fantasy (17,7), les genres les plus courants se situant à des niveaux inférieurs (10,4 pour le drame, 10,7 pour la comédie, 14,2 pour le film d’action et 15,8 pour les suites) (p. 127). La SF apparaît comme très « rémunératrice » (du point de vue du box-office) avec un revenu moyen de 28,7 millions, au même niveau que la suite (29,8) et le western (28,7), dépassés par la seule catégorie de l’animation (35,5). Par comparaison, le film d’action (17,9), la comédie (18,2) ou le film d’horreur (11,2) occupent des niveaux très inférieurs (ce qui toutefois ne signifie pas que le différentiel box-office – budget leur est systématiquement moins favorable). L’auteur propose ensuite de calculer la part des hits associés à chaque genre, hit défini ici comme un film dont le revenu en salles est supérieur à 50 millions de dollars. Il en recense 5 pour la SF, soit 12 % des 42 films du genre, chiffre supérieur à la moyenne générale (9 %) mais nettement inférieur en proportion aux scores obtenus par l’animation (22 %), les suites et les westerns (19 %), équivalent à celui de la fantasy (12 %) et peu supérieur à ceux du film d’aventure et du film d’action (9 %), de la comédie romantique ou du film à suspense (8 %).
17Bien que contestables sur le plan méthodologique, en raison par exemple de la distinction posée entre suite et SF, qui minore la place de cette dernière, ces chiffres ont le mérite d’essayer de rendre compte du système productif dans sa globalité. La SF y apparaît comme un genre plutôt réservé à des projets haut de gamme mais ne constituant pas une garantie de succès, ces deux constats expliquant un niveau de production très circonscrit.
18Dans les années 2010, aucune étude quantitative n’est en mesure de résoudre ces problèmes de frontière, qui s’ajoutent aux difficultés habituelles d’accès aux sources financières, souvent partielles ou en trompe-l’œil. En 2018, le journaliste et consultant Stephen Follows présente néanmoins la science-fiction, au niveau mondial, comme un genre stable voire en légère expansion dans les années 2000, mais dont l’importance demeure contenue, et ce malgré la souplesse définitionnelle adoptée par l’auteur (chaque film est rattaché par ses soins à un, deux ou trois genres, contrairement à ce que propose De Vany). Il évalue ainsi sa place aux alentours de 2,5-3 % des longs métrages produits durant les années 2000, puis détecte une hausse à 3-4 % dans les années 2010, marquées selon son analyse par le reflux de plusieurs autres genres (comédie romantique, film d’action ou film policier) et par un renforcement du film d’horreur, qui passe pour le créneau le plus rentable (Follows, 2018).
19En 2012, l’universitaire Nick Redfern déplace le problème en manipulant une catégorie globale « Fantasy / Science Fiction » appliquée au corpus des cinquante films annuels en tête du box-office nord-américain sur la période 1991-2010 (1000 titres au total) (Redfern, 2012). Les deux genres de l’imaginaire ainsi rassemblés représentent en moyenne 7 % du top 50 durant la première décennie. Le rapport passe à 11 % dans les années 2000, et monte jusqu’à 28 % durant cette période si l’on resserre l’examen aux seuls dix films annuels les plus rémunérateurs en salles. Avec 9,1 % des films sélectionnés sur vingt ans, l’attelage SF/fantasy représente 13,3 % du total des recettes (ajustées), là où la comédie, genre le plus fourni avec 19,9 % des films, ne génère que 17,7 % des recettes. Il occupe sans conteste la place la plus flatteuse dans le haut du box-office avec 188 millions de dollars de moyenne, devant la catégorie action/aventure (147 millions), et laisse loin derrière toutes les autres (moyenne générale : 129 millions). Pourtant, il convient de le noter, ces chiffres impressionnants ne permettent pas de conclure, de manière simple, que les genres de l’imaginaire seraient les plus rentables. En premier lieu parce que l’étude statistique menée ne s’intéresse qu’à des films présents dans le top 50 annuel, laissant de côté de nombreuses déceptions commerciales. En second lieu parce que les gains affichés correspondent aux recettes en salles (dont une part seulement revient aux producteurs/distributeurs) et devraient être comparés aux coûts, qui restent mal connus (frais de promotion et de distribution en particulier). En troisième lieu parce que les autres sources de revenus (vidéo, diffusions télévisées) et leurs effets démultiplicateurs ne sont pas pris en compte.
20Convoquant la SF non comme un genre mais comme un creative type (voisinant avec 6 autres dénominations fictionnelles : contemporary fiction, kids fiction, fantasy, super hero, historical fiction, dramatization), le site The Numbers présente d’une autre manière l’évolution de la production entre 1995 et 201910. Sur la période considérée, cette catégorie rassemble 641 films produits, soit 5,6 % des 11 352 fictions recensées, principalement américaines. Présentant les résultats en salles, le site attribue à la SF une position avantageuse mais soumise à de fortes turbulences : part de marché globale d’environ 12 % sur la période en Amérique du Nord, tombant à moins de 3 % en 2006 et connaissant des pointes aux alentours de 18 % en 1997 (Men in Black, The Lost World), 16 % en 2009 (Avatar), 19 % en 2014 (Transformers : Age of Extinction, The Hunger Games : Mockingjay – Part 1), 26 % en 2015 (Star Wars Ep. VII, Jurassic World, etc.) et plus de 16,5 % en 2017 (Star Wars Ep. VIII). Si l’on se gardera de prendre ces chiffres pour autre chose que des indicateurs, leur caractère imposant alors même que les films de super-héros (qui dépassent les résultats de la SF à compter de 2016) ne sont pas comptabilisés, confirme l’enracinement et l’expansion récente de la SF, attraction majeure du box-office.
21La SF apparaît donc comme un genre robuste et souvent conquérant, dont le haut potentiel va de pair avec un risque élevé. Dans les faits, il convient néanmoins de garder en tête que le genre se déploie selon un spectre plus large que ne le laissent deviner les analyses quantitatives et les triomphes du box-office.
22Beaucoup de productions rencontrent un succès public notable sans que celui-ci puisse se comparer aux prouesses de Lucas et Spielberg. Pour les seules années 1980, Tron (1982, Disney), Blade Runner (1982, Warner), The Last Starfighter (1984, Universal), Cocoon (1985, Fox) ou Batteries Not Included (1987, Universal) se distinguent sans occuper à proprement parler le devant de la scène (en dépit de leur virtuosité technique, pour les trois premiers). La SF repose par ailleurs sur des films dont les carrières, bien que discrètes, contribuent à la viabilité économique du genre, à son développement artistique et à la construction des parcours individuels (voir Schauer, 2017, conclusion, notamment sur le rôle des programmers). Centrée sur la performance de Vin Diesel, la franchise The Chronicles of Riddick à partir de 2000 est typique de ce segment médian. Si le deuxième volet échoue en s’élevant au niveau du blockbuster (résultats décevants malgré un budget de plus de 100 millions de dollars, quatre fois supérieur à celui du premier volet), la franchise se rétablit en renouant avec un niveau de production plus modeste en 2013. Le dernier opus fait appel à Katee Sackhoff, actrice à la notoriété intermédiaire, vedette de la série Battlestar Galactica (2004-2009). À un niveau inférieur, certaines franchises déclinantes sont maintenues en activité afin d’alimenter le marché du direct-to-video, à l’image des troisième (2008), quatrième (2012) et cinquième (2017) volets de la saga Starship Troopers, les deux derniers réalisés en animation dans le cadre d’une coproduction américano-japonaise.
- 11 Inventées il y a plus d’un siècle, les aventures de John Carter sont typiques du croisement, fréque (...)
23En dépit du contexte porteur, il importe en outre de conserver à l’esprit l’existence d’une impressionnante liste d’échecs. Des franchises solidement établies ne sont pas, elles-mêmes, à l’abri de revers humiliants : Superman IV : The Quest for Peace (1987, Warner), RoboCop 3 (1993), Star Trek Nemesis (2002, Paramount). Durant les années 1980 et 1990, nombreuses sont les collaborations de prestige boudées par les spectateurs, qu’il s’agisse de producteurs admirés (George Lucas à l’initiative de Howard the Duck, 1986, Universal) ou de réalisateurs célébrés comme d’authentiques auteurs (Ken Russell, Altered States, 1980, Warner ; David Lynch, Dune, 1984, Universal ; Terry Gilliam, Brazil, 1985, Universal/Fox ; John Carpenter, Escape from L.A., 1996, Paramount ; Brian De Palma, Mission to Mars, 2000, Disney). A contrario, l’aura dont bénéficie James Cameron, auteur de cinq œuvres majeures de SF depuis The Terminator en 1984 (dont trois classées R), tient pour une part à cette absence d’accident industriel. La fin des années 1990 et les années 2000 voient de nombreuses stars trébucher à leur tour : Kurt Russell (Soldier, 1998, Warner), Dustin Hoffman / Sharon Stone / Samuel L. Jackson (Sphere, 1998, Warner), Val Kilmer (Red Planet, 2000, Warner), Eddie Murphy (The Adventures of Pluto Nash, 2002, Warner), Nicole Kidman et Daniel Craig (The Invasion, 2007, Warner). Si certaines curiosités des années 1980 ont peu d’équivalent par la suite (The Adventures of Buckaroo Banzai Across the 8th Dimension, 1984, Fox ; Mac and Me, 1988 ; My Stepmother Is an Alien, 1988, Columbia), le formatage du genre ne le protège guère contre les sorties de route. Les ratages en matière de SF suscitant souvent, comme ceux du péplum, la fascination par leurs proportions et leur éclat nanardesque, plusieurs de ces déconvenues deviennent rapidement légendaires, à l’image de Battlefield Earth (2000, Warner), porté contre vents et marées par John Travolta (Parish, 2006, p. 270-291). La première moitié des années 2010 est particulièrement riche en projets d’envergure médiocrement reçus par le public, eu égard aux sommes investies : Cowboys & Aliens (2011, Universal/Paramount), John Carter (2012, Disney)11, Battleship (2012, Universal), After Earth (2013, Columbia, réalisé par M. Night Shyamalan, avec Will Smith), Pacific Rim (2013, Warner, réalisé par Guillermo Del Toro), Jupiter Ascending (2015, Warner, réalisé par les Wachowski), Tomorrowland (2015, Disney, avec George Clooney). De Titan A.E. (2000, Fox) à Mars Needs Moms (2011, Disney, produit par Robert Zemeckis), en passant par Final Fantasy : The Spirits Within (2001, Columbia, d’après le hit vidéo-ludique), Treasure Planet (2002, Disney), Astro Boy (2009) ou Planet 51 (2009, TriStar), les déceptions sont nombreuses également du côté de l’animation.
24Plusieurs franchises des années 2010 réactivant des succès des années 1980-1990 apparaissent en outre comme des demi-réussites commerciales, enregistrant des scores tout juste honorables ou insuffisants pour assurer à court terme la mise en chantier des suites attendues : Total Recall (2012, Columbia), RoboCop (2014, Sony), Ghostbusters (2016, Sony), Independence Day : Résurgence (2016, Fox), Blade Runner 2049 (2017, Warner/Columbia).
- 12 Dernière consultation : 14 janvier 2021. Nous fournissons en annexe la liste des films constituée p (...)
25À l’extrémité supérieure du spectre, l’observation des cinquante plus grands succès annuels du box-office mondial entre 2000 et 2019 selon le site Box Office Mojo offre un état des lieux instructif des stratégies perçues comme gagnantes par l’industrie. Parmi ces 1000 films et selon notre décompte, 219 sont rattachés par le site au champ de la SF (voir tableaux en annexe et précisions méthodologiques en note)12. On compte 25 films d’animation, 65 films hors franchise et 129 films de franchise, dont 56 concernent des super-héros. Ce corpus super-héroïque représente à lui seul un total cumulé de 39,7 milliards de dollars (non ajustés), sur un total SF de 108,2 milliards, soit 36,7 %, ce qui représente également une moyenne de 709 millions par film. Disney s’arroge 17,6 des 39,7 milliards, Sony 12, Fox 6,8, Warner 4,8, Paramount 2,3. Une fois ce corpus super-héroïque mis de côté, restent 163 films, soit 16,3 % du top 50 additionné sur vingt ans, chiffre compatible avec les estimations précédentes. Au niveau planétaire, les films d’animation SF de ce corpus recueillent en moyenne 436 millions (total : 10,9 milliards), les films SF hors franchise 290 millions (total : 18,9 milliards) et les films de franchise SF (hors super-héros) 528 millions (total : 38,5 milliards). Vingt-et-un films dépassent le milliard de dollars sur la période : 10 films de super-héros, 8 autres films de franchise, 3 films d’animation. Le meilleur résultat hors franchise et hors animation est celui d’Inception : 828 millions (4e place annuelle). Dit autrement, les films de franchise SF du corpus établi se situent à 67 % dans les vingt premières places du classement annuel, proportion qui se réduit à 26 % pour les films hors franchise et à 52 % pour l’animation.
- 13 Étroitement dépendante, jusqu’alors, du bon-vouloir de son créateur, la saga Star Wars occupait au (...)
- 14 The Mummy opère un décentrage significatif en 2017, abandonnant le cadre générique de la trilogie U (...)
26Quels rapports les majors entretiennent-elles avec le genre depuis l’an 2000 ? La répartition des principales franchises au sein de l’oligopole hollywoodienne, en charge de leur production et/ou de leur distribution en Amérique du Nord, fait apparaître déséquilibres et tentatives de réajustement, dans un contexte marqué par les rachats successifs opérés par Disney (Pixar en 2006, Marvel en 2010, Lucasfilm en 2012, Fox en 2019 ; deux majors doivent ainsi renoncer à la distribution de films Marvel : Paramount avec Thor et Iron Man, Universal avec Hulk). La Fox peut revendiquer son partenariat avec Star Wars13 jusqu’en 2012, mais également le contrôle (plus ou moins étroit) de Planet of the Apes, Alien, Independence Day et Avatar, auxquels s’ajoutent les X-Men du côté des super-héros. Jusqu’au lancement des nouveaux films Star Wars en 2015 puis à l’acquisition de la Fox, Disney semble peu à son aise sur le terrain de la SF, cet état de fait soulignant la complémentarité entre les deux majors. La réussite ponctuelle de Wall-E (2008) est compensée par la relance en demi-teinte que représente Tron : Legacy (2010) et par les lourds échecs évoqués plus haut. Deuxième studio historiquement associé au genre avec la Fox, Paramount a la main sur Star Trek, Transformers et depuis peu sur Terminator, ainsi que sur les plus modestes G.I. Joe et Tortues Ninja : portefeuille équilibré entre franchises d’âges différents, dont les ramifications sur petit écran sont nombreuses. Autrefois associé à Back to the Future, Universal contrôle toujours la puissante marque Jurassic Park et distribue Despicable Me, mais échoue à lancer son Dark Universe en 2017, projet de franchise d’horreur transversale qui aurait pu lui permettre de positionner plusieurs de ses personnages emblématiques (Frankenstein, Dr Jekyll, l’Homme invisible) dans un cadre contemporain imprégné de technologie futuriste14. Outre Superman, Batman et les héros de la Justice League, références dans le domaine, Warner pour la SF ne contrôle que The Matrix ainsi que Mad Max et s’associe au MonsterVerse à partir de 2014. Le studio multiplie toutefois les projets unitaires de prestige. Sur les 65 films hors franchise du corpus constitué à partir des données Box Office Mojo (2000-2019), 12 sont distribués par la Warner (dont 7 des 17 présents dans le top 20 annuel), 11 par la Fox, 8 par Disney, 7 par Paramount, 7 par Sony, 5 par Universal. Bien qu’associé dans les années 2010 aux relances de Total Recall, RoboCop et Blade Runner, Sony/Columbia ne peut guère compter que sur Men in Black, franchise moins performante que son Spider-Man.
- 15 Sur les implications de la notion de marque dans le contexte cinématographique contemporain, on se (...)
- 16 Voir Besson, 2015. Sur les rapports entre logiques transfictionnelles d’encyclopédie de monde et lo (...)
27Dans les années 2000, la part des franchises au sein du peloton des films de SF les plus rémunérateurs se confirme donc indubitablement, et le déséquilibre s’accroît entre les majors. Il faut rappeler, dans le même temps, combien les franchises cherchent à s’émanciper des affiliations génériques traditionnelles, ces dernières n’apparaissant pas comme un élément fort de singularisation, raison pour laquelle l’étiquette « science-fiction » est peu mise en avant par les campagnes promotionnelles (affiches, bandes-annonces ; voir Moine, 2002, p. 64-66). Avant d’être un film de SF, tel épisode de Star Wars, The Hunger Games ou Transformers se veut avant tout la manifestation d’une marque cinématographique, qui aspire à l’autonomie et développe ses propres éléments de reconnaissance15. Dans ce contexte, les marqueurs génériques font moins office de matrice que d’ingrédients destinés à se fondre au sein d’un cocktail fictionnel rapidement identifiable dans l’espace public et soumis aux impératifs de la production sérielle. Ce phénomène contribue au sentiment parfois exprimé d’une convergence globale entre SF, fantasy, horreur, action, univers super-héroïque, film de guerre et film-catastrophe. Loin de se réduire à un jeu postmoderne de manipulation ironique et réflexive, ce brassage générique et narratif cherche le façonnement d’une formule inimitable en dehors de la franchise mais réitérable à l’intérieur de celle-ci, donnant sa dynamique et sa logique au déploiement proprement cinématographique du monde fictionnel. Lorsque ce dernier préexiste aux films et en déborde très largement, le rapport de la franchise au genre importe moins, aux yeux des fans les plus impliqués, que son rattachement à un authentique « univers16 ».
28La composante SF, dans bien des cas, fait donc moins figure de cadre générique que de potentialité, d’arrière-plan ou de variation au sein d’un film, d’une franchise ou d’un cycle. On trouve fréquemment des séquences SF, des accessoires ou des personnages SF au sein de films par ailleurs ouverts sur d’autres perspectives. Une même série de films peut entretenir des liens variables avec le genre, les changements de dosage contribuant au renouvellement nécessaire, phénomène déjà expérimenté dans les années 1980 : la SF était ainsi plus apparente dans Back to the Future 2 que dans Back to the Future, Back to the Future 3 modulant différemment son rapport au genre, le film y demeurant lié par la structure du voyage temporel mais s’inscrivant également dans l’imaginaire du western.
29Plus largement, au sein des franchises apparentées à la SF, c’est surtout le jeu des positionnements relatifs qui importe. Si les vénérables Star Trek et Star Wars occupent le cœur d’un domaine centré sur l’aventure spatiale, la plupart des autres franchises conservent un lien étroit avec le monde terrestre contemporain, évoqué dans des colorations plus ou moins dystopiques. Conformément à une logique concertée de distinction et de recherche de la visibilité, chacune développe une tonalité et une identité singulières, résultant de stéréotypes génériques, de scènes rituelles, de signatures visuelles et sonores, des mythologies véhiculées en propre par ses acteurs et actrices, etc. Chacune ajuste avec précision son rapport au second degré, au sexe et à la violence. Les sédimentations narratives permises par le format sériel sont, par ailleurs, autant de points d’accroches possibles pour les excroissances officielles (sur d’autres supports) ou officieuses (produites par les fans), dont l’existence conditionne en retour l’architecture narrative de ces blockbusters, insérés dans un ensemble cherchant sans cesse à ressaisir sa cohésion interne.
30Ainsi la franchise Men in Black (1997, 2002, 2012, 2019), adaptée d’un comics du début des années 1990, se singularise-t-elle par sa légèreté de ton et ses gags potaches, son rapport ludique et parodique à l’imaginaire de SF et aux théories du complot, ses chromatismes à dominante noire et blanche, sa bande-son hip-hop/R&B et sa décontraction revendiquée (le gimmick des lunettes de soleil). Associant film d’invasion extra-terrestre en contexte urbain, goût pour les créatures repoussantes, folklore des services secrets à la James Bond, armes au calibre déraisonnable, tradition du buddy film policier et alchimie propre au tandem Will Smith / Tommy Lee Jones, la franchise propose un mélange de références éparses, que le succès commercial ne tarde pas à consolider en formule sérielle elle-même sujette à variations (renouvellement du casting pour le quatrième volet).
31En dépit des résultats économiques affichés, on ne peut que constater, toutefois, la difficulté hollywoodienne à faire émerger de nouvelles franchises SF de premier plan dans les années 2000. Sans doute faut-il y voir, non le signe d’une créativité entamée, mais la conséquence de la concentration des moyens autour de quelques tentpole pictures. En dehors des univers super-héroïques, Transformers (malgré un accueil critique très négatif) et The Hunger Games sont à cet égard des réussites plutôt isolées, associées à des qualités esthétiques propres (les séquences de transformations mécaniques à vue chez Michael Bay ; une sobriété visuelle inspirée, doublée par la qualité de l’interprétation, dans l’adaptation de la trilogie de Suzanne Collins) que peinent à égaler les blockbusters positionnés sur des créneaux similaires (la dystopie young adult avec Divergent ; l’univers des robots géants et des jeux Hasbro avec Battleship ou Pacific Rim). Beaucoup des blockbusters échouant en salles dans les années 2000-2010 sont évidemment des franchises potentielles dont le lancement s’interrompt.
32L’autre constat majeur concerne la relative marginalisation des projets « unitaires » haut de gamme. Pour contrebalancer cette évolution, le recours à des stars de premier plan au sein de productions SF faiblement « prévendues » demeure une stratégie privilégiée: Tom Cruise (Minority Report, 2002; War of the Worlds, 2005; Oblivion, 2013; Edge of Tomorrow, 2014), Will Smith (outre la franchise Men in Black: I, Robot, 2004; I Am Legend, 2007; After Earth, 2013), Matt Damon (Elysium, 2013; Interstellar, 2014; The Martian, 2015), George Clooney (Solaris, 2002; Gravity, 2013; Tomorrowland, 2015), Brad Pitt (World War Z, 2013; Ad Astra, 2019), Bruce Willis (Surrogates, 2009; Looper, 2012), Natalie Portman (V for Vendetta, 2006), Keanu Reeves (The Day the Earth Stood Still, 2008), Leonardo DiCaprio (Inception, 2010), Hugh Jackman (Real Steel, 2011), Scarlett Johansson (Lucy, 2014), Sandra Bullock (Gravity, 2014), Johnny Depp (Transcendence, 2014), Jennifer Lawrence (Passengers, 2014), Amy Adams (Arrival, 2014), Jason Statham (The Meg, 2018), Dwayne Johnson (Rampage, 2018). Si cette stratégie d’appel à une notoriété exogène est souvent indépendante de la construction de l’univers et de l’intrigue de science-fiction, la persona de la star sollicitée constitue parfois un élément d’intertextualité et un marqueur générique déterminant. Tom Cruise, plutôt associé à une américanité virile et héroïque « à l’ancienne », et Keanu Reeves, icône à l’identité plus fluide porteuse depuis The Matrix d’un magnétisme spécifique dans le champ de la SF, ne sont pas interchangeables à cet égard. Parfois mis en scène par des cinéastes bien cotés, la plupart de ces films, souvent hautement citationnels, reposent sur une star masculine unique, plus rarement sur une star féminine. Cette dépendance à l’égard d’acteurs dont la carrière s’est construite, pour l’essentiel, en dehors de la SF, signale la relative fragilité du genre lorsqu’il s’aventure hors d’une entité narrative préalablement sécurisée et dispensée du besoin de justifier son existence. Dans ce contexte, la probabilité de voir triompher un sleeper, film à faible budget destiné à une carrière modeste, semble plus réduite dans le domaine de la SF que dans celui de la comédie ou du film d’horreur. District 9 (2009, Sony) apparaît à cet égard comme un film à la rentabilité exceptionnelle, bien supérieure aux projets ultérieurs du cinéaste sud-africain Neill Blomkamp (Elysium, 2013, Sony ; Chappie, 2015, id.).
33Les nouvelles dynamiques du marché audiovisuel semblent globalement favorables à la SF, dont le développement récent est notable même s’il demeure partiellement masqué par la claironnante expansion de la fantasy et des univers super-héroïques. Prisée à l’exportation, la science-fiction offre une remarquable souplesse scénaristique, propice aux cycles, aux relances, aux prolongements et aux déclinaisons narratives ou ludiques en dehors du champ cinématographique. Diversifié, spectaculaire et stimulant par ses implications spéculatives, malmené parfois en raison de ses visées commerciales mais globalement respecté pour la frange la plus visible de sa production, le genre est parvenu à consolider sa popularité, associée à l’idée de modernité et au fantasme de fictions sans limites.
34Pour autant, le blockbuster hollywoodien de SF n’est pas à l’abri de désillusions parfois violentes. Face à la montée en puissance, y compris esthétique et technique, des séries télévisées, ce dernier conserve une ampleur et une excellence technique permettant de valoriser, par le dévoilement immersif de mondes ou de sociétés imaginaires, l’expérience du visionnage en salles. Cette avance se réduit toutefois et ne correspond plus au mode de consommation majoritaire des longs métrages, le petit écran. Pris en tenaille entre la série, qui s’impose comme un produit de qualité doté de profondeur réflexive, et la franchise haut de gamme, qui aspire elle-même à la richesse transmédiatique, le film unitaire de SF voit son équilibre contesté. Les franchises quant à elles se définissent moins par leur affiliation générique que par l’affirmation d’une identité de marque verrouillée et supérieure aux autres déterminations, s’efforçant de réguler le comportement des fans.
- 17 Début 2021, Netflix propose à ses abonnés l’essentiel des productions audiovisuelles Star Trek, mai (...)
35Menacées par de nouveaux concurrents, les majors occupent avec méthode le terrain de la SF, fortement sélectif. Derrière le décloisonnement générique cultivé par le cinéma contemporain d’action, de fantasy et de SF, on assiste à un retranchement toujours plus systématique des producteurs et des distributeurs derrière des objets dont ils maîtrisent la propriété intellectuelle, le copyright ou la diffusion sur le long terme, et qu’ils maintiennent hors de l’emprise de leurs concurrents. Pour ce faire, les majors privilégient des stratégies défensives consistant dans la mise à jour luxueuse d’univers fictionnels déjà éprouvés dans les années 1970, 1980 ou 1990, propres à susciter une adhésion intergénérationnelle. Dans ce contexte, le blockbuster de SF continue à faire rêver mais cherche plus que jamais à maîtriser les risques et à contrôler les processus de réception. Sur ce terrain comme sur d’autres, le comportement des nouveaux producteurs de contenu (Netflix, Amazon, Apple) devrait, dans les prochaines années, s’avérer déterminant17. Face à la forteresse économique et fictionnelle érigée par les majors, quelles brèches ces nouveaux acteurs, dotés d’une force de frappe considérable, décideront-ils d’investir ?