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Vincent TIBERJ, La Droitisation française. Mythe et réalités

Florent Gougou
Référence(s) :

Vincent TIBERJ, 2024, La Droitisation française. Mythe et réalités, Paris PUF, 344 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de Vincent Tiberj est un travail particulièrement riche, qui prolonge et systématise des analyses et des réflexions déjà largement esquissées dans plusieurs autres livres, en particulier La Crispation hexagonale (Plon, 2007) et Les Citoyens qui viennent (PUF, 2018). En prenant à bras le corps l’hypothèse d’une éventuelle droitisation de la société française, ce spécialiste reconnu de l’opinion publique s’attaque à un paradoxe : comment comprendre la poussée historique de la droite radicale lors des élections européennes et législatives de 2024, alors que les dynamiques de long terme sur les questions relatives à l’immigration, à l’identité nationale et à la diversité culturelle indiquent une très nette progression de la tolérance parmi les citoyens français ? La thèse de Tiberj renvoie au sous-titre de l’ouvrage, Mythe et réalités : « la droitisation est simultanément une réalité, par “en haut”, et un mythe [au sens d’une illusion], par “en bas” » (p. 14).

2Derrière ce mystère, l’ouvrage a plusieurs niveaux de lecture. Le premier est méthodologique : l’ouvrage est d’abord un formidable manifeste en faveur d’une recherche scientifique rigoureuse sur la base des données d’opinion collectées via des enquêtes par questionnaire sur des échantillons représentatifs. Alors que le monde médiatique est saturé par des sondages aux questions mal posées et aux échantillons dont les critères de représentativité sont lâches, Tiberj montre comment un usage systématique de questions posées à plusieurs reprises dans le temps peut faire progresser de manière considérable la connaissance sur la société. Le deuxième niveau de lecture est théorique : l’ouvrage propose de distinguer droitisation par « en haut » (du côté des partis et des élites) et droitisation par « en bas » (du côté des citoyens). Sur cette base, Tiberj conteste l’idée de tout glissement vers la droite des citoyens : que ce soit en matière de préférences sociales, de préférences culturelles ou de tolérance, les indices longitudinaux construits à partir des enquêtes d’opinion n’indiquent pas de progression des positions qu’il associe à la droite. Et il suggère que les évolutions électorales récentes sont d’abord liées à un double phénomène : d’une part un cadrage « musulman » des questions d’immigration porté par les médias conservateurs, qui favorise le RN, d’autre part la progression de l’abstention (la « grande démission »), qui produit une déformation du corps électoral aux dépens de la gauche. Le troisième niveau de lecture est politique : Tiberj estime que la gauche est majoritaire dans l’opinion et qu’elle pourrait de nouveau accéder au pouvoir en faisant campagne sur les thèmes qui l’avantagent : les enjeux socio-économiques et la redistribution. En ce sens, il insiste sur le rôle des politiques libérales menées pendant le quinquennat de François Hollande dans la faiblesse actuelle de la gauche. Ce sont ces trois niveaux de lecture que je propose de discuter.

3Avant d’aller plus loin, je voudrais m’arrêter sur le concept même de droitisation. Tiberj concède très aisément qu’il s’agit d’un concept « flou » (p. 21), mais il n’apporte pas de clarification sur ce qu’un tel concept permettrait de mieux comprendre dans le monde qui nous entoure. De fait, à la lecture du livre, un constat se dégage : la droitisation est une notion médiatique qui n’aide pas à la compréhension des dynamiques politiques de la France contemporaine. Elle tend même parfois à les obscurcir, véhiculant l’idée que certaines valeurs seraient par essence de droite – une thèse discutable pour les tenants d’une approche fonctionnaliste de l’opposition gauche-droite (dont je suis).

4La richesse et la robustesse des analyses empiriques sont de mon point de vue la principale force de La Droitisation française. Dès l’introduction, Tiberj revendique « un livre scientifique » (p. 19) qui expose des preuves, plutôt qu’un essai percutant qui laisserait de côté les données. En ce qui concerne le cœur de l’ouvrage, les dynamiques d’opinion depuis le début des années 1980, le contrat est rempli. Tiberj reprend à son compte la distinction traditionnelle entre valeurs économiques et valeurs culturelles, mais il propose d’aller plus loin dans la caractérisation des valeurs culturelles en dissociant ce qui relève du rapport à l’immigration et aux minorités ethnoreligieuses (l’indice longitudinal élargi de tolérance) et ce qui relève du rapport à l’autorité et à la morale traditionnelle (l’indice des préférences culturelles). Sur ces deux dimensions de valeurs culturelles, il démontre une montée continue et généralisée des options progressistes aux dépens des positions conservatrices. Ce changement est porté par le renouvellement des générations et l’élévation du niveau d’instruction. Sur l’indice des préférences sociales, qui mesure le rapport au libéralisme économique et à la redistribution, il n’observe pas de tendance générale sur le long terme mais des fluctuations thermostatiques répondant à l’orientation du gouvernement : montée des préférences libérales sous les gouvernements de gauche, montée des préférences sociales sous les gouvernements de droite. En d’autres termes, aucun des indicateurs longitudinaux de valeurs ne révèle un mouvement vers la droite – à rebours, Tiberj pose même le diagnostic d’une « gauchisation » des opinions des citoyens ordinaires sur les questions culturelles (p. 56).

5D’un point de vue théorique, le principal choix de Tiberj consiste à distinguer les évolutions au niveau des citoyens ordinaires et les évolutions au niveau des élites politiques. Ce choix semble de prime abord fécond, notamment pour montrer que le climat d’opinion et les thèmes à l’agenda dans les campagnes électorales ne sont pas nécessairement alignés, mais il apparaît in fine insuffisant pour rendre compte de la manière dont s’articulent valeurs, priorités des électeurs, votes et stratégies des acteurs politiques. Tiberj rappelle que le lien entre valeurs et votes n’est pas automatique (chapitre 6). Pour résoudre le paradoxe d’évolutions différenciées entre valeurs et vote des citoyens ordinaires – deux dynamiques d’« en bas » pour reprendre ses termes –, il propose d’introduire dans le modèle explicatif les effets de la montée de l’abstention, qui toucherait prioritairement les citoyens aux valeurs de gauche. Mais l’argumentation bute ici sur deux limites. La première est méthodologique : les données pouvant administrer la preuve d’un tel mécanisme sont fragiles, les enquêtes par questionnaire sous-estimant de manière récurrente les abstentionnistes. La seconde est empirique : depuis 2017, que le niveau de la participation soit élevé (présidentielle de 2017 et 2022, législatives de 2024) ou faible (européennes de 2019 et 2024, législatives de 2017 et 2022), que la gauche soit sortante ou qu’elle ait été dans l’opposition depuis plusieurs années, son niveau reste remarquablement stable autour de 30 %. Une explication alternative pour comprendre l’évolution différenciée des valeurs et des votes pourrait résider dans la manière dont les citoyens hiérarchisent les priorités au moment de voter, en particulier entre leurs valeurs et leur jugement sur l’offre politique. Tiberj juge que l’action des partis et des médias est déterminante dans ce processus et c’est la raison pour laquelle il suggère que la poussée récente de la droite radicale est un effet de la droitisation des élites. Ce n’est sans doute pas aussi simple que cela. Une analyse des évolutions des préoccupations prioritaires pour les citoyens et pour les votants manque ici à la démonstration. Or certaines enquêtes par panel menées sur les séquences électorales récentes posent justement la question du « problème le plus important » : de futurs travaux pourrait l’introduire dans l’équation pour prolonger le débat.

6Les perspectives politiques esquissées par Tiberj en fin d’ouvrage méritent également discussion. Sur la base de ses résultats, il identifie deux trajectoires politiques possibles pour la France : 1) le retour de la gauche au pouvoir si elle parvient à remettre les questions socio-économiques au sommet de l’agenda politique ; 2) une victoire de la droite radicale si les élites conservatrices maintiennent leur domination sur le choix et le cadrage des thèmes dominants. Ces deux scénarios ne me semblent pas aussi évidents. Le premier, qui a indéniablement les faveurs du chercheur, repose sur le postulat que la gauche serait avantagée par un débat dominé par les questions socio-économiques. Or la droite radicale porte aussi un discours social affirmé, même s’il est teinté d’une vision ethnicisée de la société : Marine Le Pen s’est emparée fortement du thème du pouvoir d’achat lors de la campagne présidentielle de 2022, et le RN a inscrit dans son programme des législatives de 2024 l’abrogation de la réforme des retraites. Le second scénario a également des faiblesses : la tendance à la progression de la tolérance ne s’arrête pas au seuil des nouvelles générations et va pénaliser toujours plus fortement la droite radicale. De fait, à mon sens, l’une des conclusions majeures du livre de Tiberj est de montrer pourquoi une victoire électorale de la droite radicale impliquerait des forces de court terme puissantes, tant elle lutte à contre-courant sur les évolutions des valeurs. De la sorte, un troisième scénario est tout aussi envisageable : la poursuite de la domination du camp centriste libéral, qui bénéficie aussi à sa façon de la domination des libéraux culturels dans la société française.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Florent Gougou, « Vincent TIBERJ, La Droitisation française. Mythe et réalités »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le 09 avril 2025, consulté le 12 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ress/11741

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Auteur

Florent Gougou

Sciences Po Grenoble – UGA, Pacte

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