Introduction

1Les études consacrées aux liens entre inégalités patrimoniales entre bien‑être subjectif sont relativement rares et récentes, surtout si l’on compare avec les études sur les inégalités de revenu. L’intérêt pour ces premières a été renforcé depuis qu’elles ont été mises sous le feu des projecteurs par Thomas  Piketty (2014), qui montre notamment l’importance du patrimoine dans la reproduction des inégalités. Le sujet des inégalités patrimoniales et du bien-être n’a été jusqu’à présent qu’effleuré, le manque de données comparables à travers l’espace et le temps rendant, jusqu’à récemment, toute étude sérieuse impossible. Des données de qualité sur le patrimoine ne commencent à voir le jour qu’autour des années 2000 dans différentes enquêtes nationales : en Australie, sous le nom de « Household Income and Labour Dynamics Australia » (HILDA), au Royaume-Uni avec le « British Household Panel » (BHP) et l’enquête « Understanding Society », aux États-Unis avec les « National Longitudinal Survey » et « Panel Study of Income Dynamics » (PSID), en Allemagne avec le « Socio-Economic Panel » (SOEP), en Suisse avec le « Panel suisse de ménages » (PSM), en France avec l’« Enquête Patrimoine de l’Insee », etc.

2Il existe pourtant des raisons théoriques et empiriques de s’intéresser aux inégalités patrimoniales du point de vue du bien-être subjectif. Tout d’abord, le patrimoine est une mesure beaucoup plus stable de la richesse que le revenu. De plus, c’est le patrimoine, ou une partie du patrimoine, et non le revenu qui se transmet d’une génération à l’autre. Enfin, le fait que le patrimoine ait à la fois une composante matérielle, visible (maison, voiture) et une composante immatérielle, a priori invisible (épargne, actifs financiers), le rend particulièrement intéressant du point de vue du bien-être subjectif (Brulé et Ravazzini, 2019). En effet, le patrimoine n’est en rien unitaire et il n’est pas évident que les inégalités des différentes composantes du patrimoine se traduisent de la même manière sur le bien-être subjectif des individus. Ainsi, il serait possible d’imaginer que les inégalités en patrimoine immobilier, visibles, aient davantage d’influence sur les personnes que les inégalités en patrimoine financier, invisibles. Voici ce que disait déjà Marx sur les inégalités « visibles » :

Une maison peut être grande ou petite, tant que les maisons environnantes sont petites elles aussi, elle satisfait à tout ce que l’on exige socialement d’une maison. Mais s’il s’élève à côté de la petite maison un palais, voilà que la petite maison se ravale au rang de la chaumière. [...] Et au cours de la civilisation, elle peut s’agrandir tant qu’elle veut, si le palais voisin grandit aussi vite ou même dans de plus grandes proportions, celui qui habite la maison relativement petite se sentira de plus en plus mal à l’aise, mécontent, à l’étroit entre ses quatre murs (Marx, 2009 [1847], p. 216-217).

4La plupart des travaux existants sur les liens entre patrimoine et bien-être subjectif (y compris les nôtres) portent sur les effets directs du premier sur le second, les liens entre inégalités patrimoniales et bien-être subjectif étant beaucoup moins connus. On peut néanmoins citer ceux de Heining Wang et al. (2019) qui montrent qu’une augmentation de la richesse patrimoniale des cercles proches fait diminuer le bien-être subjectif des individus, par des processus de comparaison renforcée. Les auteurs établissent que les composantes matérielles et financières influencent le bien-être subjectif des répondants. Certaines études mettent également en avant les relations entre les inégalités de certaines composantes du patrimoine et du bien-être subjectif dans des contextes spécifiques existants. Par exemple, une augmentation des inégalités en valeur immobilière diminue le bien-être subjectif moyen des résidents chinois (Cheng et al., 2018) et les inégalités en décoration sont liées à un bien-être plus bas dans ce groupe (Tran et al., 2018).

5Si la littérature scientifique entre inégalités patrimoniales et bien-être subjectif présente une image dispersée, il est possible de compléter une partie de cette image en incluant les études sur les liens entre inégalités de revenu et bien-être subjectif, qui représente un corpus beaucoup plus foisonnant. En effet, l’augmentation des inégalités de revenu aux États-Unis et dans d’autres pays européens au début des années 1980 (Nolan et al., 2014), s’est traduite par un regain d’intérêt pour évaluer les conséquences de ces inégalités sur le bien-être subjectif (OCDE, 2015). Depuis, les inégalités de revenu tiennent le haut du pavé de la littérature sur les inégalités et le bien-être subjectif. La plupart des études nationales et internationales jusqu’à 2014 sont recensées par Simons Schneider (2016) ainsi que par une méta-analyse faite par Kayonda Ngamaba et al. (2018). Celles-ci indiquent que la relation entre inégalités de revenu et bien-être subjectif dépend fortement du contexte dans lequel elle s’inscrit. Les études consacrées aux sociétés asiatiques et sud-américaines mettent fréquemment en avant un lien positif entre inégalités de revenu et bien-être subjectif (Haller et Hadler, 2006 ; Helliwell et Huang, 2008 ; Berg et Veenhoven, 2010 ; Rözer et Kraaykamp, 2013) alors que la relation au sein des sociétés occidentales serait négative (Alesina et al., 2004 ; Fahey et Smyth, 2004 ; Ebert et Welsch, 2009 ; Delhey et Dragolov, 2014). Cela semble indiquer qu’en Europe, du moins, des inégalités de revenus plus hautes sont associées à un niveau moyen de bien-être subjectif plus bas. Toutefois, à cause de la pluralité des méthodes utilisées et des différences de résultats obtenus par les modèles multiniveaux et les effets fixes de pays, il n’est pas évident de voir si la relation est significative ou pas (Verme, 2011). De récentes contributions ont dépassé la simple association entre revenu et bien-être subjectif et ont distingué les effets dus aux pays et les effets dus aux changements à travers le temps. Ainsi, selon Martin Schröder (2018), les personnes sont moins satisfaites quand les inégalités augmentent dans leur pays, mais pas quand les inégalités dans leurs pays sont plus importantes que dans d’autres. Ceci s’explique par le fait que la comparaison avec d’autres pays influence moins la satisfaction de vie que le regard porté sur la situation nationale ou sur son ménage (Lahusen et Kriess, 2018). De plus, on peut estimer que les inégalités n’affectent le bien-être des individus qu’à partir du moment où ils s’en aperçoivent (Buttrick et al., 2017). La rapidité des changements est également au cœur de la réception des inégalités. Selon Schröder (2016 ; 2017), si les individus sont en partie habitués aux inégalités de longue date, ils sont devenus particulièrement sensibles aux changements rapides, en particulier avec l’intérêt récent des médias porté au sujet. Cela pourrait expliquer pourquoi les personnes issues de pays avec des niveaux persistants d’inégalités élevées sont aussi satisfaites, voire plus satisfaites que les personnes des pays égalitaires (Schröder, 2016). En plus des explications générales au sein des pays occidentaux, il existe également des particularités locales, comme les exigences de redistribution en Europe (Schmidt-Catran, 2014) ou de satisfaction financière aux États-Unis (Hastings, 2019).

6En regardant de plus près les effets des inégalités sur des groupes spécifiques de population au sein des sociétés européennes, on observe que la récente augmentation d’inégalité de revenus en Europe n’affecte pas seulement le bien-être subjectif des populations pauvres, mais également celui des classes moyennes et des riches (Ravazzini et Chávez-Juárez, 2017). Cette mauvaise réception des inégalités par l’ensemble de la population pourrait être due à une aversion des inégalités (Senik, 2005). Richard Wilkinson et Kate Pickett (2011) illustrent en outre la manière dont l’angoisse statutaire (« status anxiety »), génèrent non seulement des inégalités de revenus, mais également un ensemble d’externalités négatives pour la société, comme la perte de lien social, la santé mentale ou physique, l’utilisation de drogues, la mortalité, les crimes et le manque d’éducation. Une étude récente européenne a montré que l’augmentation d’inégalités de revenu, mesurée par l’augmentation des hauts revenus, se traduisait par un moindre plaisir, plus de stress, de tristesse et une probabilité plus faible de se sentir reposé (Powdthavee et al., 2017). Ainsi, les inégalités de revenu produisent une perte de sentiment de communauté à travers l’isolement et l’éloignement social, la redéfinition de frontières plus fortes entre les groupes sociaux, une aversion envers la mixité sociale, une perte de capital social et de confiance (Delhey et Dragolov, 2014 ; Hastings, 2018). Cette perte de lien social affecte négativement le bien-être des individus et en particulièrement des plus vulnérables qui dépendent directement des services sociaux. Les externalités négatives dues aux revenus sapent la vivabilité (« livability ») des sociétés, par une diminution des ressources institutionnelles (Veenhoven et Ehrhardt, 1995). Quand les gradients statutaires sont plus importants, on observe davantage de problèmes sociaux. Ainsi, quand les individus estiment que la société dans laquelle ils vivent est trop inégale, ils peuvent juger légitime de recourir au vol pour compenser l’injustice (Holmes et McKenzie, 2018). Le sentiment d’exploitation des pauvres et la peur du crime chez les riches pénalisent alors le bien-être de tous. De plus, dans les sociétés inégales, il y a une tendance accrue à se concentrer sur les biens positionnels comme la maison, les voitures ou les articles de luxe qui mettent en avant le statut des gens (Walasek et Brown, 2016). Afin de rendre compte de l’importance de facteurs comme la sécurité, le capital social et la santé et éventuellement de guider les politiques publiques, il convient d’explorer leur influence au niveau des pays.

7Dans de précédentes études sur les personnes âgées, le bien-être subjectif est prédit à la fois par le revenu et la richesse (Hochman et Skopeck, 2013). Ne disposant pas de revenus considérables mais jouissant d’un patrimoine en moyenne plus important, les personnes âgées sont le groupe pour lequel les inégalités de patrimoine sont les plus pertinentes.

8L’objet de l’étude est de comprendre l’effet moyen des inégalités patrimoniales sur le niveau de bien-être subjectif moyen des seniors en Europe et non les effets des inégalités sur un individu en particulier. Afin de comprendre l’effets des inégalités, l’étude couvre l’ensemble des seniors, et les analyses sont donc effectuées dans une perspective comparative et macrosociologique. Ceci n’est pas couvert par la littérature actuelle. Afin de comprendre comment ces inégalités de patrimoine influencent le bien-être subjectif, nous dépassons l’aspect unitaire et homogène du patrimoine et observons dans un premier temps les liens entre inégalités des différentes composantes patrimoniales (mobile-positif, immobile-positif, mobile-négatif, immobile-négatif) et bien-être subjectif. Dans un second temps, nous tentons de cerner comment les variables au niveau macro (insécurité, santé, capital social), interagissent avec les liens entre inégalités de patrimoine et bien-être subjectif.

1. Données et modèles

10Le bien-être subjectif est mesuré par la question de la satisfaction à l’égard de sa vie, mesuré sur une échelle de 0 à 10 (voir Diener, 1984 ; Suter et Iglesias, 2005 ; Veenhoven, 2006 ; Brulé et Veenhoven, 2015). La question posée est : « de manière générale, à quel point diriez-vous que vous êtes satisfait.e.s de la vie que vous menez ? ». Cette question est régulièrement utilisée pour mesurer le bien-être des personnes âgées (voir Inglehart, 2002 ; Ann et Kong, 2011 ; Sobel et al., 2019). L’inégalité est mesurée à travers l’indice de Gini du revenu pour toute la population (source : Eurostat) et au moyen de l’indice de Gini du patrimoine total et de ces composantes, construit pour les personnes âgées à partir de l’étude SHARE. Les données de patrimoine sont divisées en quatre composantes, définies sur les deux axes mobile/immobile (comptes en banques, actions, produits financiers vs maison, voiture, etc.) et positif/négatif. Le patrimoine est ainsi divisé en quatre composantes : mobile-positive, immobile-positive, mobile-négative et immobile-négative. Les quatre composantes sont décrites dans le tableau 1 ci-dessous.

	Immobile	Mobile
Positive (actifs)	Actifs réels Immobilier (résidence principale, autres propriétés) Valeur de la voiture Patrimoine entrepreneurial	Actifs financiers Actions, bons de trésor, et fonds partagés Épargne
Négative (dettes)	Hypothèque	Dettes de consommation

Tableau 2. Variables utilisées

Concept	Niveau	Question / indicateur	Echelle originale, min et max	Données I période	Données II période	Données III période	Données IV période
Bien-être subjectif	Subjectif	De manière générale, à quel point êtes-vous satisfait.e.s de la vie que vous menez ?	[0, 1,…,10] 0 =très insatisfait/e 10 =très satisfait/e	SHARE 2006	SHARE 2011	SHARE 2013	SHARE 2015
Bien-être économique	Objectif	Log du PIB par habitant	Continue de 9.01 à 11.43	Eurostat 2006	Eurostat 2011	Eurostat 2013	Eurostat 2015
Inégalité	Revenu	Gini pour toute la population	Continue de 0.23 à 0.38	Eurostat 2006	Eurostat 2011	Eurostat 2013	Eurostat 2015
	Patrimoine	Gini pour les personnes âgées	Continue de 0.47 à 0.78	SHARE 2006	SHARE 2011	SHARE 2013	SHARE 2015
Importance de la composante	Patrimoine	% de la composante par rapport au reste du patrimoine	[0.00,…,1.00] De 0.14 à 0.55 pour mobile positif . De 0.57 à 0.91 pour immobile positif ; De 0.00 à 0.04 pour mobile négatif ; De 0.00 à 0.19 pour immobile négatif	SHARE 2006	SHARE 2011	SHARE 2013	SHARE 2015
Insécurité	Objectif	Nombre d’homicides /population en millions	Continue de 3.72 à 60.17	Eurostat 2006	Eurostat 2011	Eurostat 2013	Eurostat 2015
	Subjectif	Dans quelle mesure vous sentez-vous – ou vous sentiriez-vous - en sécurité seul/e le soir à pied dans votre quartier ?	[1, 2,…,4] 1 = tout à fait en sécurité 4 = tout à fait en insécurité	ESS 2006	ESS 2010	ESS 2012	ESS 2014
Capital social	Objectif	À quelle fréquence rencontrez-vous des amis, des membres de la famille ou des collègues ?	[1, 2,…,7] 1 = Jamais 2. = Moins d’une fois par mois 3 = Une fois par mois 4 = Plusieurs fois par mois 5 = Une fois par semaine 6 = Plusieurs fois par semaine 7 = Chaque jour	ESS 2006	ESS 2010	ESS 2012	ESS 2014
	Subjectif	Diriez-vous que l’on peut généralement faire confiance à la plupart des personnes ou que l’on n’est jamais trop prudent dans ses contacts avec les autres gens ?	[0, 1,…,10] 0  = On n’est jamais trop prudent 10  = On peut faire confiance à la plupart des personnes	ESS 2006	ESS 2010	ESS 2012	ESS 2014
Santé	Objectif	Nombre d’années en bonne santé à 65 ans	Continue de 5.3 à 16.25	Eurostat 2006	Eurostat 2011	Eurostat 2013	Eurostat 2015
	Subjectif	Diriez-vous que votre santé est...	[1, 2,…,5] 1 = Excellente 5 = Médiocre	SHARE 2006	SHARE 2011	SHARE 2013	SHARE 2015

2. Résultats

13Les associations entre inégalités et bien-être subjectif figurent dans les tableaux 3 et 4, les associations entre les interactions patrimoine-variables macro et bien-être subjectif dans les tableaux 5 et 6. Les tableaux 3 et 5 mettent en avant les analyses transversales portant sur la dernière vague disponible (vague 6 sauf vague 5 pour les Pays-Bas), alors que les analyses longitudinales sont présentées dans les tableaux 4 et 6.

14Dans le tableau 3, les inégalités de revenu semblent expliquer davantage les différences de bien-être des seniors que le patrimoine (R² de 0.75 pour les inégalités de revenu, significatives à 5 %, et 0.65 pour les inégalités de patrimoine, non significatives). Ce constat change lorsque l’on s’intéresse aux composantes du patrimoine : les inégalités de la composante mobile-positive du patrimoine (argent disponible, actions, actifs financiers en tous genres) permettent alors d’expliquer davantage les différences de bien-être des seniors que les inégalités de revenu (R² = 0.81, significative à 1 %). Les autres composantes (immobile-positive, mobile-négative, immobile-négative), semblent être moins importantes (R² de 0.64, 0.66, 0.67 respectivement, non significatives).

Tableau 3. Analyse transversale des liens entre inégalités de revenu, de patrimoine et satisfaction à l’égard de sa vie

	(1) Satisfaction avec la vie	(2) Satisfaction avec la vie	(3) Satisfaction avec la vie	(4) Satisfaction avec la vie	(5) Satisfaction avec la vie	(6) Satisfaction avec la vie
Inégalités de revenu	-5.830** (-2.315)
Inégalités de patrimoine		0.989 (0.671)
Inégalités de patrimoine Composante mobile -positive			-4.152** (-3.073)
Inégalités de patrimoine Composante mobile -négative				0.614 (0.117)
Inégalités de patrimoine Composante immobile -positive					1.613 (0.877)
Inégalités de patrimoine Composante immobile -négative						0.619 (0.131)
Pays d’Europe de l’Est	-0.161 (-0.628)	0.135 (0.510)	0.038 (0.190)	0.125 (0.304)	0.034 (0.126)	0.086 (0.330)
N	17	17	17	17	17	17
R2 ajusté	0.75	0.65	0.81	0.64	0.66	0.67

Note : les variables de contrôle (log PIB per capita – tous les modèles – et proportion moyenne de la composante de richesse – modèles 3, 4, 5, 6) ne sont pas montrées dans le tableau.

Source principale : SHARE 2015 pour 16 pays, SHARE 2013 pour les Pays Bas.

Tableau 4. Analyse longitudinale des liens entre inégalités de revenu, de patrimoines et satisfaction à l’égard de sa vie

	(1) Satisfaction avec la vie	(2) Satisfaction avec la vie	(3) Satisfaction avec la vie	(4) Satisfaction avec la vie	(5) Satisfaction avec la vie	(6) Satisfaction avec la vie
Inégalités de revenu	0.853 (0.303)
Inégalités de patrimoine		1.100 (1.220)
Inégalités de patrimoine composante mobile -positive			-2.673*** (-3.532)
Inégalités de patrimoine composante mobile -négative				2.420 (1.075)
Inégalités de patrimoine Composante immobile -positive					0.265 (0.281)
Inégalités de patrimoine composante immobile -négative						0.257 (0.392)
N d’observations	58	58	58	58	45	56
N de pays	17	17	17	17	17	17
R2	.195	.223	.431	.294	.070	.076

Note : Le nombre des pays est constant, mais certains pays n’ont pas de variation dans la composante immobile positive ; les variables de contrôle (log PIB per capita –tous les modèles – et proportion moyenne de la composante de richesse – modèles 3, 4, 5, 6) ne sont pas montrées dans le tableau.

Source principale : SHARE 2006-2015.

16La composante du patrimoine dont l’inégalité est liée au niveau de bien-être subjectif est la composante mobile-positive du patrimoine. Cela est valable pour les modèles transversaux et longitudinaux. Afin de dépasser ce simple constat, il convient de définir ce qui sous-tend cette relation et de voir ce qui est lié ou pas à la relation entre inégalité de patrimoine mobile-positif et bien-être subjectif. Pour ce faire, des interactions entre inégalités de patrimoine mobile-positif et facteurs contextuels (moyenne santé, insécurité et capital social) sont créés et insérées dans le modèle 3 avec la composante mobile-positive du patrimoine. Le tableau 5 montre les résultats des analyses transversales.

Tableau 5. Analyse transversale des interactions entre patrimoine mobile positif et variables contextuelles sur la satisfaction à l’égard de sa vie

	(1) Satisfaction avec la vie	(2) Satisfaction avec la vie	(3) Satisfaction avec la vie	(4) Satisfaction avec la vie	(5) Satisfaction avec la vie	(6) Satisfaction avec la vie
Interaction entre inégalité de patrimoine – composante mobile-positive – et …
...crime obj.	0.133 (0.809)
...crime subj.		5.529 (1.844)
...capital soc. obj.			-3.457 (-1.029)
...capital soc. subj.				-1.641* (-2.042)
...santé obj.					-0.354 (-0.772)
...santé subj.						4.871 (1.516)
Crime obj.	-0.127 (-0.951)
Crime subj.		-4.844* (-2.114)
Capital soc. obj.			2.897 (1.133)
Capital soc. subj.				1.338* (2.282)
Santé obj.					0.274 (0.866)
Santé subj.						-4.017 (-1.619)
Pays d’Europe de l’Est	0.141 (0.590)	-0.036 (-0.214)	0.062 (0.199)	0.068 (0.404)	0.008 (0.035)	-0.033 (-0.138)
N	17	15	15	15	17	17
R2	0.83	0.93	0.88	0.91	0.79	0.83

Note : les variables de contrôle (log PIB per capita et proportion moyenne du patrimoine mobile positif) ne sont pas montrés dans le tableau ; les modèles 2, 3 et 4 n’incluent pas le Luxembourg à cause du manque des variables contextuelles : Le coefficient de base pour l’inégalité de patrimoine mobile positif sans le Luxembourg reste négatif et significatif (-3.557**).

Source principale : SHARE 2015 pour 16 pays, SHARE 2013 pour les Pays Bas ; Eurostat et ESS pour les variables contextuelles (voir Tableau 2).

17L’analyse transversale montre que le R² ajusté augmente significativement par rapport au modèle sans insertion de variables contextuelles (R² = 0.83) avec trois interactions, indiquant que ces facteurs expliquent une partie de la relation : insécurité objective (R² = 0.93, significative à 5 %), capital social objectif (R² = 0.88, non significatif) et capital social subjectif (R² = 0.91, significative à 5 %). Les niveaux de sécurité objective, de santé objective et subjective n’augmentent guère le niveau du R² (respectivement 0.83, 0.79 et 0.83, relations non significatives).

18Les mêmes variables contextuelles sont insérées dans une analyse longitudinale à partir des quatre vagues. Le tableau 6 ci-dessous présente les résultats des analyses longitudinales.

Tableau 6. Analyse longitudinale des interactions entre patrimoine mobile positif et variables contextuelles sur la satisfaction à l’égard de sa vie

	(1) Satisfaction avec la vie	(2) Satisfaction avec la vie	(3) Satisfaction avec la vie	(4) Satisfaction avec la vie	(5) Satisfaction avec la vie	(6) Satisfaction avec la vie
Interaction entre inégalités de patrimoine – composante mobile-positive – et…
...insécurité obj.	-0.028 (-0.207)
...insécurité subj.		2.447 (0.484)
...capital soc. obj.			0.402 (0.287)
...capital soc. subj.				0.675 (0.559)
...santé obj.					-0.595* (-1.809)
...santé subj.						2.099 (1.126)
N d’observations	58	55	55	55	58	58
N de pays	17	16	16	16	17	17
R2	.440	.453	.448	.474	.481	.661

Note : les variables de contrôle (log PIB per capita et proportion moyenne du patrimoine mobile positif) et les effets de base ne sont pas montrés dans le tableau.

Source principale : SHARE 2006-2015 ; Eurostat et ESS pour les variables contextuelles (voir Tableau 2)

20Dans cette figure, on s’aperçoit que quand le nombre d’années en bonne santé à 65 ans augmente (autour de 15) et que l’inégalité patrimoniale mobile-positive est basse, la satisfaction à l’égard de sa vie peut dépasser 9 alors que si l’inégalité augmente, la satisfaction à l’égard de sa vie peut diminuer en dessous de 7. Le terme d’interaction dans notre modèle est responsable de la courbure des lignes (sans interaction ces lignes seraient des droites). La courbure des lignes nous montre à quel point l’effet de la santé sur la satisfaction à l’égard de sa vie diffère en fonction des niveaux d’inégalités patrimoniales et vice versa. Les autres insertions ne relèvent pas le R² de base (0.440, 0.453, 0.448, 0.474, non significatives).

3. Discussion

3.1. Inégalités patrimoniales et bien-être

21En observant les liens entre inégalités de patrimoine et bien-être subjectif chez les seniors en Europe, il pourrait être tentant d’aller à contre-courant de ce que les disjecta membra de la littérature semblent suggérer, c’est-à-dire un lien négatif entre inégalités patrimoniales et bien-être subjectif. En effet, ce type d’inégalité semble, à première vue, moins déterminantes que les inégalités de revenu et ses effets sur le bien-être subjectif non significatifs. Pourtant, nous observons que les résultats obtenus diffèrent selon que l’on considère le patrimoine de manière homogène ou bien qu’on l’envisage plus finement. Comme nous l’avions déjà noté dans un travail précédent (Brulé et Ravazzini, 2019), il est nécessaire, quand on parle de patrimoine, d’observer ce qui le compose, tant il agrège des composantes différentes en nature (dettes, immobilier, argent liquide, etc.). Il en va de même pour les inégalités. Ainsi, si les inégalités de patrimoine semblent moins expliquer la variance du bien-être subjectif que le revenu chez les seniors, ce n’est pas le cas de toutes les composantes du patrimoine. La distribution de la partie mobile-positive, incluant l’ensemble des actifs financiers les plus facilement monétisables, se révèle expliquer une partie importante du bien-être subjectif chez les seniors. Aucune des inégalités des trois autres composantes du patrimoine (immobile-positif, mobile-négatif, immobile-négatif) ne semblent réellement s’accompagner d’un lien avec le bien-être subjectif moyen. Ainsi, contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer à partir de la littérature sur la consommation ostentatoire, ce ne sont pas les inégalités de patrimoine immobile, visible, comme la maison ou la voiture qui sont significativement liées au niveau moyen de bien-être subjectif des seniors, mais les inégalités d’argent disponible et d’actifs financiers. Tout se passe comme si l’argent agissait comme un potentiel de futures possibilités et influençait davantage le bien-être subjectif que l’argent déjà dépensé.

3.2. Santé et inégalités de patrimoine

22Parmi les différents facteurs contextuels étudiés (santé, capital social, santé), le résultat le plus robuste de l’analyse longitudinale, observant les changements de bien-être subjectif sur quatre vagues, est l’interaction entre les inégalités de patrimoine mobile et le niveau de santé. Ceci est vrai aussi bien pour la mesure objective (nombre d’années en bonne santé à 65 ans) que pour la mesure subjective (santé perçue). La première semble plus importante dans les pays d’Europe de l’Est et la seconde plus influente dans le reste de l’Europe. En d’autres termes, quand le niveau moyen de santé augmente, les inégalités en actifs financiers sont moins liées au bien-être subjectif. Quand il y a amélioration du niveau général de santé, la différence de bien-être subjectif entre ceux qui ont du patrimoine mobile-positif et ceux qui en ont moins est moins importante. Ceci semble suggérer que plus l’accès aux soins, l’alimentation, le train de vie (ou tout autre facteur pouvant contribuer à une meilleure espérance de vie en bonne santé) sont satisfaisants, moins le fait de disposer de davantage d’actifs financiers non visibles influence le bien-être subjectif des seniors. À l’inverse si le niveau moyen de santé diminue, l’inégalité des actifs financiers et le niveau de bien-être subjectif apparaissent comme davantage liés. On peut imaginer qu’à mesure que l’accès aux soins est facilité, les individus ont moins besoin d’épargnes pour couvrir leurs besoins.

3.3. Bien-être et conundrum d’adaptation ?

23Si l’on compare les résultats des analyses transversales et longitudinales, des différences apparaissent. Certains facteurs qui semblent interagir avec le bien-être subjectif dans l’analyse transversale n’interviennent pas dans l’analyse longitudinale. Ceci est le cas, par exemple, de la dimension subjective du capital social, mesurée ici par le niveau de confiance dans les autres. Si l’interaction entre les inégalités de patrimoine mobile-positif et la confiance dans les autres est négative à un moment donné, l’effet de cette interaction n’apparaît pas dans l’analyse longitudinale. Il en va de même pour le sentiment d’insécurité : on observe un effet positif de l’interaction entre inégalités de patrimoine mobile-positif et insécurité sur le bien-être dans l’analyse transversale, mais pas dans l’analyse longitudinale. Tirer des conclusions sur cet état de fait nécessiterait davantage d’analyses, mais, à ce stade, on pourrait faire l’hypothèse d’une adaptation des individus, ce que Graham (2011) appelle le conundrum d’adaptation, qui caractérise une différence entre un effet visible au niveau transversal et invisible au niveau longitudinal. Si c’était le cas, tout se passerait comme si les personnes s’habituaient à l’insécurité et au manque de confiance générale.

Conclusion

24Les études empiriques s’appuyant sur des données fiables sur le patrimoine sont relativement récentes. Comme pour les inégalités de revenu, celles-ci montrent une image contrastée qui dépend du contexte. Loin d’être de grandes relations s’appliquant à tous les secteurs et dans tous les pays, les inégalités patrimoniales méritent qu’on les observe de près. Prises dans leur globalité, elles n’indiquent pas un lien clair avec le bien-être subjectif, mais il en va différemment pour la partie mobile-positive, qui correspond aux actifs financiers. L’analyse de l’enquête SHARE montrent que quand les inégalités en patrimoine mobile-positif augmentent, le niveau moyen de bien-être déclaré diminue. Les explications concordent avec celles fournies par la littérature sur les inégalités de revenu ; insécurité, santé et capital social expliquent cette relation à des degrés divers. Les analyses transversales et longitudinales montrent des images différentes et complémentaires. Le rôle du capital social et du sentiment d’insécurité ressort à travers les analyses transversales. La relation la plus forte de l’analyse longitudinale est celle de la santé objective : quand le niveau de santé augmente, l’influence des inégalités de patrimoine sur le bien-être subjectif diminue. Tout semble indiquer que l’augmentation des inégalités de patrimoine mobile se traduit par un moindre bien-être, probablement à cause d’un moins bon accès aux soins. Davantage de recherche sur l’accès et le coût des soins dans différents pays pourrait confirmer cette hypothèse. À ce stade, il est déjà possible de voir qu’en améliorant le niveau de santé à l’échelle nationale, les individus semblent moins portés à l’insatisfaction face aux inégalités patrimoniales. Cette recherche s’étant concentrée sur les personnes âgées, les facteurs qui influencent la relation entre inégalités de patrimoine et le bien-être des autres tranches d’âges restent encore inexplorés et pourraient faire l’objet de futures recherches.