Introduction

1Les activités relationnelles du sujet peuvent être définies comme le résultat provenant d’un ensemble d’éléments environnementaux – la disponibilité et l’accessibilité des ressources relationnelles – et d’un travail actif du sujet, qui les reconnaît et les sélectionne selon la signification qu’il confère aux relations et à sa position au sein du réseau.

2Les paradigmes classiques de la recherche sociale – notamment ceux que nous pourrions ramener à l’individualisme méthodologique et au holisme méthodologique – ne semblent plus être capables de représenter une réalité sociale qui est devenue profondément relationnelle, en sorte qu’il devient nécessaire de chercher et adopter des perspectives d’analyse capables de mettre au centre les relations et, en particulier, le sens que le sujet leur attribue dans le développement de son propre agir.

3La contribution de l’interactionnisme structural nous semble très importante pour encadrer une perspective épistémologique et méthodologique qui prenne en compte, en même temps, la dimension structurale et celle du sens subjectif de l’action. Cette considération motive notre hypothèse de travail selon laquelle l’utilisation intégrée de l’analyse des réseaux et de l’enquête narrative possède un intéressant potentiel heuristique pour les études du travail dans le secteur social.

4Les réseaux sociaux peuvent être considérées comme des structures d’interaction entre un ensemble d’acteurs (individuels, institutionnels, etc.) qui sont connectés entre eux par des liens qui permettent une circulation de ressources (information, soutien, aide matériel, appartenance). L’idée du réseau a contribué à sortir d’une analyse des caractéristiques des acteurs individuels en faveur d’une compréhension des dynamiques du fonctionnement du réseau au sein duquel les acteurs sont impliqués (Foster et Charles, 2017). Cette compréhension nous permet d’explorer le rôle du réseau dans la réponse aux besoins évolutifs des acteurs, en continuité avec une vision éco-systémique du développement qui voit l’individu comme un sujet actif entre une pluralité de systèmes de relations et non pas simplement déterminé par ceux-ci (Bronfenbrenner, 1979 ; 2005).

5Cette idée, appliquée au travail social, souligne l’importance qu’il y a à considérer deux aspects fondamentaux pour mieux évaluer la situation personnelle de l’usager et élaborer un plan d’intervention : d’un côté, les contraintes et les ressources structurelles de son réseau, de l’autre l’autonomie cognitive et pratique du sujet. Dans cette perspective, le sujet est engagé non pas seulement à utiliser des ressources disponibles dans son réseau social mais aussi à construire et négocier avec d’autres individus la valeur que ces ressources représentent pour lui et à les assumer, par conséquent, selon la perspective des « capabilities » proposée par Martha Nussbaum (2011). On voit clairement que cette conception du sujet pose des défis sur le plan de la connaissance et de l’analyse des cas, ainsi que sur le plan du suivi social et d’une façon plus générale sur celui de la justice sociale (Forsé et Tronca, 2018).

6Plus précisément, notre objectif est d’explorer d’un point de vue méthodologique l’intégration de deux méthodes, qui relèvent respectivement de l’interactionnisme structural (Degenne et Forsé, 2004 [1994]) et de l’interactionnisme symbolique (Blumer, 1969 ; Charon, 2004 ; Crossley, 2011), et de discuter le potentiel d’une telle démarche pour une compréhension du positionnement de l’acteur dans des parcours multi-professionnels de prise en charge par les services sociaux.

7L’article présente une réflexion sur l’intégration de l’analyse des réseaux sociaux et de l’entretien narratif à partir d’une recherche menée en Italie sur le travail multi-professionnel auprès d’adultes en situation de vulnérabilité.

8Dans la première section de l’article, nous présentons l’interactionnisme structural par rapport à d’autres sociologies relationnelles et identifions sa capacité à se poser en tant que cadre épistémologique pour le travail social. Dans la deuxième et la troisième section, notre attention se focalise sur les méthodes qui sont les plus propices à une recherche d’intégration de la contrainte structurale et des perspectives individuelles : en particulier, l’analyse des réseaux sociaux et l’entretien narratif. La quatrième section est consacrée à la présentation d’un exemple d’une telle intégration à partir d’une enquête empirique autour du travail social multi-professionnel.

1. L’interactionnisme structural par rapport aux autres sociologies relationnelles

9En faisant référence aux approches sur la connaissance les plus diffusées en sociologie, nous ne pouvons manquer de partager le point de vue de Louis Dumont (1983), qui parle de deux sociologies, l’une qui a trait au paradigme de l’individualisme méthodologique et l’autre à celui du holisme méthodologique.

10Le contraste entre « paradigmes » semble avoir plutôt favorisé l’autoréférence au sein des différentes communautés scientifiques que la production de connaissances utiles à la pratique. Aujourd’hui, il est reconnu qu’aucune approche de la recherche ne saurait être monolithique. En particulier dans les sciences sociales, les objets de la connaissance sont complexes et stratifiés au point de questionner la dichotomie entre réalisme et constructivisme et entre des approches épistémologiques fondées, d’un côté, sur des « procédures parfaites » de matrice positiviste (Elgin, 1996) et, de l’autre, sur des « procédures imparfaites », lesquelles prévoient un critère d’évaluation externe qui demande l’adoption d’une rationalité fondée sur l’équilibre réflexif plutôt que sur des procédures garantissant elles-mêmes la validité de la connaissance. La remise en cause de cette dichotomie, en grande partie responsable du fossé qui sépare approche quantitative et qualitative rendant ces deux perspectives de recherche quasiment incommensurables, nous permet de repenser les possibilités et les fonctions des méthodes de recherche en général en fonction de leur adaptation par rapport aux multiples objets qu’ils ciblent.

11Il faut donc réfléchir à un paradigme de recherche sociale qui diffère à la fois de l’individualisme méthodologique et du holisme méthodologique. Les sociologies relationnelles, en particulier, assument que la réalité sociale est faite de relations. Ce point est d’autant plus essentiel que nous analysons l’étude d’interventions de soutien social. Comme Manfred M. Bergman nous le rappelle :

D’un point de vue méthodologique, il ne fait aucun sens de déclarer l’une ou l’autre approche plus ou moins valide, ou fiable, ou « scientifique ». Au contraire, la façon dont les données sont incluses et analysées devrait être fondée principalement sur la cohérence entre la collection et l’utilisation des données par rapport à la question de recherche et aux objectifs spécifiques de l’enquête. C’est uniquement par rapport aux objectifs spécifiques de recherche qu’il est logique de définir et délimiter la nature de la réalité. (Bergman, 2008, p. 15, traduit par nous).

12Il est assez risqué d’étudier les dynamiques de production de soutien social (y compris les interventions sociales) sans reconnaître une centralité à leurs aspects relationnels (Lin, 1995 ; Seed, 1997 [1990] ; Van der Poel, 1993 ; Hurlbert et al., 2000 ; Lin, 2001 ; Di Nicola et al., 2011).

13Il est plutôt intéressant d’observer que les sociologies relationnelles contemporaines, qui présentent évidemment des différences entre elles dans leur propre constitution, fournissent une analyse substantiellement commune des limitations et des problèmes de nature épistémologique des sociologies qui naissent dans le cadre de l’individualisme ou du holisme méthodologiques. Le rapport, souvent critique, avec l’analyse des réseaux sociaux se pose également comme un élément récurrent faisant l’objet d’une réflexion épistémologique dans ces sociologies. Il est possible de faire référence, parmi les autres, à la sociologie « transactionnelle » qui a été proposée par Mustafa Emirbayer (1997) – selon lequel il faut dépasser une approche de la connaissance substantialiste car l’objet d’étude doit plutôt être la transaction, comme processus, entre les éléments – et à la théorie relationnelle de la société de Pierpaolo Donati (1983 ; 1991 ; 2011) – qui propose une ontologie relationnelle des faits sociaux et qui en suggère une analyse à travers une version relationnelle du modèle AGIL introduit en sociologie par Talcott Parsons. Dans ces deux sociologies relationnelles, l’analyse des réseaux sociaux devient, à partir de différents scénarios théoriques, quelque chose de trop statique, incapable de cueillir le rapport dynamique entre structure et agency : une sorte de photographie, très subtile, de la structure, toujours au niveau explicatif du temps T₀, capable de justifier les actions des individus. Récemment, Pierpaolo Donati et Margaret Archer (2015) sont revenus sur ce sujet en soulignant que l’analyse des réseaux sociaux semble incapable d’identifier des mécanismes sociaux explicatifs, car elle se limite à l’analyse de modèles d’interaction entre sommets et n’étudie pas les dimensions de la culture et de l’agency des relations sociales.

14La sociologie relationnelle théorisée par Nick Crossley (2011) a essayé de dépasser ces limitations relatives à l’épistémologie du rapport entre structure et agency. Crossley se situe, en effet, dans un horizon interactionniste symbolique, mais il a l’ambition de jeter les bases d’une sociologie relationnelle en soutenant la thèse selon laquelle ce n’est que grâce aux compétences acquises et développées par des interactions sociales qu’un individu devient un acteur social. Crossley (2011) propose toutefois une notion de relation comme « interactions répétées » qui ne peut pas être complètement compatible avec le concept de structure sociale (Tronca, 2014).

15Il s’agit, comme nous l’avons vu, de solutions épistémologiques et théoriques assez différentes visant à décrire la société comme réseau de relations sociales. Dans le scénario des sociologie relationnelles qui posent des bases structurales pour une étude non réductionniste de la connexion entre structure des relations sociales et action des individus (Wellman, 1988 ; Wasserman et Faust, 1994 ; Lazega, 2014), il faut reconnaître la place significative conférée à l’interactionnisme structural qui a été proposé par Alain Degenne et Michel Forsé (2004 [1994]). Cette orientation est d’autant plus pertinente dans le domaine du travail social qu’il est nécessaire d’établir avec le maximum de précision quel est le pouvoir constructif ou destructif des réseaux (Seed, 1997 [1990] ; Donati et Archer, 2015).

16La distance entre interactionnisme structural, d’un côté, et individualisme et holisme méthodologiques, de l’autre, est bien marquée par Degenne et Forsé :

Tout le monde est à peu près d’accord pour admettre que les individus agissent en vue d’atteindre des objectifs et que pour ce faire ils choisissent entre différentes alternatives en fonction des intérêts ou des valeurs qu’ils cherchent à promouvoir, mais l’individualisme méthodologique part des motivations individuelles pour recomposer par effet émergent la structure, alors que le holisme pense que cette tâche est tout à fait secondaire puisque les structures s’imposent aux individus. (Degenne et Forsé, 2004 [1994], p. 9).

17L’interactionnisme structural semble, en outre, très orienté vers une solution non uniquement structuraliste de la question du rapport entre structure et agency :

L’interactionnisme structural, en tant qu’il est associé à ce modèle de rationalité élargie (incluant le rationnel et le raisonnable), peut alors pleinement mettre en œuvre la double finalité d’une analyse structurale qui est rappelons-le de montrer : (i) comment la structure du réseau favorise (rend plus probable, détermine en un sens faible et non fort) le choix de telle ou telle action ou opinion et (ii) comment cette structure est aussi la résultante de ces choix individuels. […] C’est finalement cette circularité entre structure et action, par le biais de choix individuels rationnels en un sens large, qui nous semble constituer le cœur de l’analyse structurale dans sa composante interactionniste. (ibid, p. 13-14).

18Nous savons que l’analyse des réseaux sociaux, ou analyse structurale, est un instrument capable de produire une évidence de la morphologie des réseaux des sujets et nous savons, également, que cette capacité est renforcée par la combinaison de l’analyse des réseaux sociaux avec des méthodes différentes de recherche (McKether et al., 2009 ; Edwards, 2010). Ces méthodes devraient, en particulier, supporter l’analyse des réseaux sociaux dans la construction d’un parcours de recherche qui mène à la compréhension du sens que les individus – qui sont capables d’une rationalité élargie – reconnaissent à leurs actions.

19Comme nous l’avons mentionné précédemment, dans l’interactionnisme structural (Degenne et Forsé, 2004 [1994]), la structure exerce une contrainte purement formelle qui reconnaît un degré de liberté d’action aux sujets qui, dans le cadre des contraintes structurelles – les ressources disponibles et, par conséquent, le potentiel et les limites de leurs réseaux – peuvent faire des choix et agir d’une certaine façon plutôt que d’une autre, en produisant également des effets sur leurs rapports avec les autres. La structure des relations est donc à la fois une contrainte et un effet provenant des actions de la part des individus, comme cela a été démontré par Degenne et Forsé (ibid.).

20L’approche narrative se situe dans le cadre épistémologique qui postule l’existence d’une relation indissoluble entre la perspective du sujet et l’expérience du réel et qui s’intéresse donc aux formes de connaissance emic (c’est-à-dire de l’intérieur) qui saisissent les phénomènes de la perspective des sujets, en relation avec les visions qu’ils ont d’eux-mêmes et de la réalité quotidienne (Riessman, 2002). On en trouve un exemple très important aujourd’hui dans la sociologie relationnelle de Crossley (2011). En terme d’intervention sociale, cette approche de la recherche favorise la production d’outils et de renseignements pour l’intervention sociale et pour son évaluation, qui se focalisent sur les relations sociales et sur les réseaux.

21En effet, ce n’est pas par hasard que les principales orientations d’étude dans le champ du travail social traitent du travail multi-professionnel de communauté où la prise en charge des usagers se fait à travers le prisme d’une configuration du système de soins permettant au sujet de se positionner dans des relations qui constituent des ressources de soutien (Bulmer, 1987).

22Dans cette perspective, l’efficacité du travail social ne réside pas dans la simple combinaison d’interventions ou dans l’imposition d’un modèle de travail, mais dans la capacité de créer les conditions pour qu’une personne puisse être placée dans un contexte qui est (et qui est perçu) comme connecté, digne de confiance et capable de répondre aux besoins. Identifier les perspectives méthodologiques qui permettent d’enquêter sur ces dimensions de l’expérience individuelle peut aider à établir un profil des processus d’autonomisation qui prenne en compte l’interaction dynamique entre le sujet et les réseaux relationnels. Les sujets, à chaque moments de leur vie, ne sont en effet pas tous capables de reconnaître et d’« utiliser » les ressources qu’offrent les réseaux. C’est pour cette raison que le travail social a un double objectif : préparer les contextes, environnementaux et relationnels, qui favorisent des possibilités de soutien, et en même temps accompagner le sujet dans le renforcement de ses capacités qui lui permettent d’habiter activement les réseaux (par exemple, les capacités d’analyse de la situation, la connaissance de soi, l’autonomie, le développement de relations significatives).

23Si – comme la matrice systémique nous autorise à le croire – le réseau, la capacité d’agir et le monde des significations du sujet sont mutuellement liés (Amerio, 1996), le travail social peut être lu comme un processus d’autonomisation sur deux niveaux : autonomisation du sujet, comprise comme une disposition de la capacité à se déplacer dans un contexte relationnel compte tenu des contraintes et des opportunités et de l’intégrer dans l’histoire personnelle, et autonomisation des systèmes relationnels, qui favorisent l’utilisation des réseaux non pas comme un simple dispositif d’organisation, mais comme une structure relationnelle qui interagit avec les significations subjectives.

24D’un point de vue épistémologique, le choix de placer au centre les relations et les réseaux qu’elles produisent prend en compte la distinction entre perception et réalité, dans la mesure où les rapports sociaux ne coïncident forcément pas avec leur perception par les sujets, tandis que d’un point de vue méthodologique, ce choix conduit à la nécessité de prévoir l’utilisation de techniques qui reconnaissent l’unité d’analyse dans les liens ou les relations, plutôt que chez les individus ou dans les systèmes dans lesquels ils sont placés (Degenne et Forsé, 2004 [1994] ; Donati, 2011).

25Dans le domaine du travail social, l’interactionnisme structural induit une perspective d’analyse qui nous semble fournir de grandes possibilités puisqu’elle reconnaît une centralité indiscutable aux sujets en maintenant une approche absolument réaliste de la connaissance.

2. Analyse des réseaux sociaux et recherche narrative

26L’interaction circulaire entre agency individuelle et structure du réseau a été examinée, entre autres, par Jeremy Boissevain (1968), qui a exploré les modalités à travers lesquelles le sujet manipule le réseau pour rejoindre ses buts, et par Ulf Hannerz (1980), qui a affirmé que le concept de réseau est particulièrement utile pour comprendre l’action individuelle, à la faveur d’une connexion entre analyse des réseaux sociaux et théorie de l’action qui dépasse l’acceptation des limites institutionnelles.

27Du côté des études méthodologiques dans les sciences sociales, plus récemment, des travaux ont exploré l’intégration de l’analyse des réseaux sociaux avec des méthodes qualitatives, considérée comme dispositif de collection et analyse des données : en 2009, Willie L. McKether, Julia C. Gluesing et Kenneth Riopelle ont proposé une méthode pour convertir des données qualitatives recueillies à travers des entretiens dans des données lisibles par MultiNet, logiciel d’analyse des réseaux sociaux ; Amika Noack et Tobias Schmidt (2013) ont discuté le potentiel d’intégration de l’analyse des réseaux sociaux avec l’entretien narratif en tant que dispositif de collection de données basé sur l’explication du réseau par l’interviewé à partir de sa propre map relationnelle.

28Cependant, les contributions récentes se sont davantage focalisées sur des finalités pragmatiques et l’interaction entre l’étude de la structure du réseau et celle de la perspective des sujets n’est pas encore explorée en tant que modèle épistémologique pour le travail social. Son exploration pourrait nous amener à considérer la possibilité d’une pratique du travail social plus orientée vers une évaluation systématique des ressources relationnelles des usagers visant à produire une prise en charge de plus en plus basée sur l’analyse des perspectives personnelles – la capacité du sujet d’habiter activement ses réseaux – en relation avec les ressources et les contraintes des réseaux. De plus, la considération des représentations du sujet et de son monde relationnel par les professionnels nous permet de prendre en compte la valeur performative de ces représentations, c’est-à-dire les façons dont elles contribuent à orienter la prise en charge.

2.1. L’analyse des réseaux sociaux

29L’analyse des réseaux sociaux se compose d’un ensemble de techniques de recherche sur les structures sociales qui permettent d’étudier des données concernant des unités d’analyse relationnelles.

30Selon Barry Wellman (1988), l’analyse structurale permet de comprendre de quelle façon la structure sociale – définie comme un réseau de réseaux – à travers les rapports, répartit les ressources entre les acteurs, dont le comportement est lié à la structure, c’est-à-dire aux relations multiples entre les individus.

31L’analyse des réseaux sociaux étudie les relations entre les unités plutôt que leurs classifications et les relations entre ces classifications à partir d’attributs individuels. Selon Stanley Wasserman et Katherine Faust (1994, p. 4), l’analyse des réseaux sociaux : 1) considère les acteurs et leurs actions comme interdépendants ; 2) envisage que les rapports entre les acteurs sont des voies par lesquelles les ressources matérielles et immatérielles transitent ; 3) définit l’environnement structural comme une source à la fois de contraintes et d’opportunités pour l’action des individus ; 4) conçoit la structure comme un ensemble de modèles durables de relations entre les acteurs sociaux.

32Comme nous l’avons évoqué, l’interactionnisme structural (Degenne et Forsé, 2004 [1994]) opte pour l’idée d’un déterminisme faible, exercé par la structure sur l’action de l’acteur : la structure exerce une contrainte sur l’action, mais il s’agit d’une contrainte purement formelle qui reconnaît un degré de liberté d’action à l’individu. Il est enfin possible de considérer la structure, à la fois comme une contrainte pour les actions individuelles et comme un effet provenant des actions individuelles.

33Dans le travail social, l’analyse des réseaux sociaux permet de recueillir des données pour la réalisation de trois objectifs en particulier (Seed, 1997 [1990]) : 1) évaluation des réseaux formels et informels de soutien ; 2) support aux réseaux formels et informels de soutien ; 3) développement du potentiel des réseaux formels et informels de soutien. Les réseaux formels sont constitués, dans ce cas, par l’usager d’un service d’assistance et par des professionnels (du secteur public, du secteur privé, du troisième secteur) qui produisent des relations avec l’usager lors d’activités d’assistance. Les réseaux informels constituent les réseaux primaires : la famille, la parenté, le voisinage, le réseau d’amitié, le réseau des collègues de travail.

34Au cours des enquêtes sur les réseaux de personnes qui se trouvent en situation de vulnérabilité et qui sont prises en charge par des services d’assistance, il est très important de faire précéder la collecte de données relationnelles sur celle concernant les données sur (Seed, 1997 [1990], p. 27-29) : 1) l’environnement social (description de la situation du logement, de l’accès aux services de base, etc.) ; 2) l’histoire sociale (de la scolarisation, du travail, des problèmes de santé, etc.) ; 3) la capacité d’action et le degré d’autonomie (gestion de soi-même, de la vie quotidienne, des relations interpersonnelles) ; 4) les opinions (sur son logement, sur son lieu de travail, etc.).

2.2. L’entretien narratif

35Ce qu’on appelle narrative turn a eu une influence considérable sur la théorie et la recherche empirique dans le domaine des sciences humaines. L’idée que le travail par lequel les individus donnent forme à leur expérience et la font devenir communicable aux autres contient des éléments intéressants pour les sciences et leurs applications s’est progressivement développée dans de nombreuses disciplines (par exemple dans le domaine social, de la santé, ainsi que dans le champ juridique et éducatif). L’intérêt pour l’étude de l’expérience subjective fait partie d’un paradigme fondé sur l’inséparabilité du sujet et du monde qui valorise les formes de connaissance qui saisissent les phénomènes non pas du point de vue de l’observation du chercheur, mais à partir du point de vue des sujets et de leurs visions du monde (Lincoln et Guba, 1985 ; Atkinson, 1998). Ce point de vue, loin d’être simplement une sorte d’absolutisation de la perspective personnelle, peut conduire à mieux comprendre la condition du sujet en relation à son contexte de vie, comme nous l’a bien montré Daniel Bertaux (1997) dans l’utilisation des récits de vie en sociologie.

36La construction du sens est contenue dans le regard autobiographique à travers lequel le sujet, de manière plus ou moins systématique, repense et remet en question sa propre expérience (Bruner, 1990). Les perspectives sur l’expérience (biographiques pour les usagers et concernant le travail d’accompagnement pour les professionnels) ne restent pas confinées dans l’esprit de ceux qui les construisent, mais contribuent de manière significative à donner forme à l’action ainsi qu’à mieux comprendre le système de ressources et de contraintes qui est défini par le cadre historique et social dans lequel s’inscrivent les vies individuelles (Bertaux, 1997). Les définitions et les jugements des acteurs qui composent le réseau de soutien formel de l’usager ne sont pas des constructions mentales séparées de la réalité, mais ont une valeur performative car ils orientent le choix des actions et les retombées pratiques pour les usagers. Certaines actions qui peuvent apparaître difficiles à décoder depuis l’extérieur sont souvent enracinées dans des processus de signification qui prennent forme dans la réalité personnelle et interpersonnelle et qui ne peuvent être perçues qu’en réorientant le regard sur l’expérience des sujets à travers l’histoire de vie et les récits de pratique, qui sont par ailleurs les instruments de recherche que nous avons utilisés.

3. Vers une analyse interactionniste structurale des cas dans le travail social

37Ce travail a pour objectif d’identifier un cadre épistémologique qui nous permette d’étudier le lien entre structure sociale et action, en utilisant une combinaison de méthodes de recherche différentes. Cette ambition nous a conduit à nous intéresser à l’analyse des stratégies par lesquelles les individus accèdent « relationnellement » à la réalité. Les individus, en effet, agissent socialement grâce à leur existence dans des contextes relationnels : autrement dit, les relations existent avant les actions, à la fois au niveau temporel et logique. Les relations sociales et les réseaux plus ou moins complexes que les relations produisent en se combinant déterminent le champ des possibilités pour l’action des individus qui les constituent et qui, en agissant, interviennent à leur tour directement sur leurs relations et, à travers elles, sur la structure globale de leurs réseaux sociaux.

38Si nous partageons ce point de vue relationnel sur la constitution de la réalité sociale, nous ne pouvons pas ignorer la médiation cognitive qui est élaborée par les individus au cours de la représentation qu’ils produisent de leur contexte relationnel et, par conséquent, des contraintes et des opportunités structurales qu’ils interprètent comme étant liées à leurs actions. Cette représentation sera, en effet, fondamentale pour décider de quelle façon produire des actions.

39Les relations sociales et les réseaux que les actions forment en se combinant constituent en effet la réalité sociale qui précède et contient les actions individuelles. Mais les individus agiront socialement, en modifiant par leurs actions les relations et les réseaux, uniquement à partir de la définition, c’est-à-dire de la représentation ou de la construction sociale, qu’ils produiront de cette réalité pour eux-mêmes. Les individus pénètrent au sein de la société à travers leurs réseaux et leurs relations sociales et agissent à partir de la perception qu’ils ont de ces relations et de ces réseaux.

40Une épistémologie de type relationnel devrait aborder les questions liées à la connaissance de la réalité sociale comme une analyse de la relation ou des effets provenant de la relation, y compris : 1) ce que les relations et les réseaux sociaux sont et 2) la représentation des relations et des réseaux sociaux qui est produite par les sujets qui les constituent. Dans la figure 1, nous rendons compte de ce processus de la connaissance et de la façon à travers laquelle l’analyse des réseaux sociaux et l’entretien narratif peuvent être utilisés de manière intégrée à ce processus.

41L’analyse des réseaux nous permet tout d’abord d’identifier (T₀) les structures relationnelles qui produisent une contrainte – c’est-à-dire qui déterminent l’horizon des possibilités – pour les actions individuelles et ensuite (T₁), de savoir quels sont les effets que l’action du sujet – individuel mais aussi collectif – a sur la structure des relations. À travers la pratique de l’entretien narratif nous pouvons comprendre la perception que les acteurs ont de leurs propres contraintes et de leurs propres réseaux (T₀) et le sens qu’ils attribuent à leurs propres actions (T₁). Une utilisation combinée des deux méthodes de recherche peut alors conduire à l’identification des rapports entre les structures et les représentations de la réalité sociale et, enfin, à la production de théories de l’action subjective, dans le cadre de son conditionnement structural.

42Parmi les sociologues contemporains qui ont travaillé sur ce type de processus de construction de la connaissance nous nous référons en particulier à Crossley, qui a effectué un travail très intéressant pour le dispositif méthodologique que nous proposons. Selon Crossley (2011), même lorsqu’ils sont apparemment étrangers aux contextes interactifs, les individus continuent d’être des agents en relation, puisque ce qu’ils expriment et ce qu’ils éprouvent est à la fois exprimable et accessible par la capacité individuelle d’établir un lien entre signifiants et signifiés, acquis au cours d’interactions précédentes. En effet, les relations sociales sont considérées comme « lived trajectories of iterated interaction » (Crossley, 2011, p. 28) entre acteurs. Ce n’est qu’en analysant les interactions, qu’il est donc possible de reconnaître le sens des actions individuelles.

4. Un exemple d’application : analyse des réseaux sociaux et entretien narratif

43L’exemple d’application que nous présentons s’appuie sur l’analyse d’un corpus de données recueillies en Italie en 2010 auprès de cinq usagers de services d’assistance sur leurs réseaux sociaux et multi-professionnels de soutien, dans le cadre de l’enquête Joint Projects 2009 « Comunità educanti : per un dispositivo di cura nel e con il territorio (ComEd) », financée par l’université de Vérone (Italie) et l’association Riflessi de Calvagese della Riviera (BS, Italie) et coordonnée par Rosanna Cima (université de Vérone), dans le but de construire un cadre qui nous permette de décrire les potentialités de cette intégration méthodologique en tant que dispositif capable de saisir le positionnement actif de l’usager dans l’ensemble des ressources relationnelles, formelles et informelles. Nous analyserons, en particulier et comme exemple d’intégration entre analyse des réseaux sociaux et entretien narratif, les données qui concernent la situation en 2010 de l’un des cinq usagers.

46Les entretiens avec les usagers ont principalement pris la forme de l’histoire de vie (Bichi, 2002), dans le but de comprendre le point de vue de l’acteur sur son expérience et de connaître les orientations, les stratégies, les difficultés et ressources qui caractérisent sa vie quotidienne, avec une attention particulière sur la manière dont le sujet perçoit sa relation avec les interlocuteurs de sa sphère de soutien. Avec les professionnels, à la fois des services publiques et des associations, l’entretien était centré sur le travail de soutien et d’accompagnement de l’usager. L’objectif était de connaître les pratiques, la logique de l’action et les modèles interprétatifs des services et des bénévoles par rapport à l’utilisateur et à sa situation spécifique.

47Au total nous avons mené cinq entretiens avec les usagers et seize avec les professionnels.

48Ces deux catégories de personnes nous ont permis de construire un grille de lecture afin d’approfondir et d’intégrer des informations qui avaient été collectées pour analyser les réseaux sociaux : une attention particulière a été portée sur l’histoire des relations et des ressources reconnues par le sujet, l’histoire des relations et l’histoire personnelle.

49Dans l’analyse du matériel recueilli, nous avions pour objectif de mettre en évidence, dans chaque cas, le tissu complexe des voix qui aident à définir la situation de l’usager et à dessiner les lignes de conception des interventions. Dans cette perspective, la voix de l’utilisateur est intégrée dans le cadre du discours. L’analyse du contenu des entretiens a permis de concevoir la narration des utilisateurs et des opérateurs comme du matériel à faire dialoguer. L’analyse des histoires de vie se concentre en particulier sur l’idée de positionnement (Riessman, 2002), comme catégorie d’interprétation qui nous permet de concentrer l’attention sur la façon dont le sujet se situe au sein de la narration de sa propre histoire et, d’autre part, sur la façon dont il est situé dans son monde de l’expérience et par les autres (opérateurs, bénévoles, etc.). Par exemple, le discours professionnel utilise souvent le concept d’autonomie comme élément problématique qui caractérise le profil des usagers (qui sont définis selon des binômes tels que dépendant / indépendant, capable / incapable d’assumer ses responsabilités et de gérer sa liberté, etc.) ; l’analyse du positionnement permet de comprendre quelle conception d’autonomie est présente dans l’esprit des opérateurs et à quel niveau des possibilités d’être agent sont attribuées à l’usager.

50L’analyse du contenu a ensuite conduit à l’identification des unités thématiques liées aux modalités et aux stratégies de positionnement personnelles des usagers et à l’attribution des capacités, possibilités d’agir et obstacles par les opérateurs. Les unités de texte ont été codifiées, avec un système de codage unique pour chacun des cinq sujets.

51Par la suite, ces résultats ont été mis en rapport avec les informations provenant de l’analyse des réseaux sociaux, à partir des questions suivantes :

1. Quelles sont les données collectées avec les deux instruments qui nous fournissent des informations sur les mêmes domaines ?

2. Comment les deux sources nous permettent d’intégrer et d’approfondir les informations recueillies ?

3. Quelle image de l’usager et du travail d’accompagnement émerge à partir d’une comparaison des données des deux sources ?

4. Quel est l’apport de cette lecture combinée à la compréhension des pratiques des services et au développement de nouvelles stratégies ?

52Pour ce qui concerne les données, nous avons donc eu à disposition pour chacun des sujets :

• l’analyse de la composition, des contenus et de la structure des réseaux personnels, qui nous a permis de connaître la densité des graphes, la centralité de degré et celle d’intermédiarité des sommets (Freeman, 1979), la présence et la diffusion de cliques dans les réseaux (Degenne et Forsé, 2004 [1994]) et la position structurale des acteurs (Burt, 1992 ; 2000) ;

• l’analyse de l’entretien narratif (perception de soi dans les relations, représentations des appartenances, acteurs significatifs au quotidien, sentiments liés à la vie relationnelle, besoins, ressources et difficultés) ;

• les perceptions du sujet dans les relations de la part des professionnels, les rôles et positionnements qui lui sont attribués, l’évaluation des compétences du sujet au quotidien.

53À la question : « comment configurer, à un moment donné, la sphère relationnelle du sujet dans l’entrecroisement de sa vie quotidienne et la prise en charge qui en fait partie ? », nous avons choisi de répondre en essayant d’intercepter la complexité des situations à travers l’intégration de l’analyse des réseaux sociaux et de l’entretien narratif avec les usagers et des entretiens focalisés avec les professionnels.

54L’objectif de la recherche était de montrer la contribution des réseaux en tant que partie intégrante d’un travail efficace de soutien social. Avec le terme « réseau » nous désignons à la fois les relations personnelles des usagers et celles avec les institutions impliquées dans leur accompagnement (Seed, 1997 [1990]).

55Nous nous appuyons sur cette enquête afin de mettre en évidence les possibles résultats que nous pouvons obtenir par l’utilisation de ces méthodes mixtes de recherche, selon la définition de Jennifer Mason (2006), sans aucune ambition de fournir des données et des images représentatives des contextes qui font l’objet du travail social d’accompagnement.

57Au cours de l’analyse des données, les liaisons ont été considérées, si possible, dans les deux sens (alter envers ego ; ego envers alter) et représentées par des graphes orientés et valués, des étoiles d’ego construites à partir de la quantité d’activations dans les deux semaines pour chaque lien. Par rapport aux contacts (Figure 2), les valeurs que nous présentons constituent la moyenne des contacts que la personne interrogée a eu avec les membres de son réseau. Les plus significatifs sont les contacts téléphoniques (appels et messages) : dans les deux semaines, ego est entré en contact avec chacun des membres de son réseau personnel en moyenne pendant 1,27 jours (Tableau 1).

Tableau 1. Contacts quotidiens (moyennes)

	Moyenne	Écart-type	Min	Max	N
Contacts personnels	0,55	0,52	0,00	1,00	11
Contacts au téléphone	1,27	1,62	0,00	5,00	11
Contacts sur l’internet	0,00	0,00	0,00	0,00	11

58Les membres (alters) du réseau personnel d’ego sont 11 dans les deux semaines considérées. Le réseau est composé de 6 femmes et 5 hommes, avec un âge moyen de 44,55 ans (N = 11 ; Écart-type = 6,02) : les âges sont compris entre 38 et 58 ans.

59Le réseau semble doté d’un capital culturel fort : 5 sujets ont obtenu un diplôme universitaire, 5 ont obtenu le baccalauréat et 1 possède un brevet. Sur les 10 sujets sur lesquels nous avons des informations concernant leurs conditions dans le monde du travail, nous savons que 7 sont employés dans le secteur privé, 2 dans le secteur public et que l’un d’entre eux est un travailleur atypique. Le sujet n’a fourni aucun renseignement sur leurs professions spécifiques. Plus de la moitié (6) des 10 sujets que nous pouvons insérer dans un cercle social spécifique sont des collègues de travail, 2 sont en relation avec ego en tant qu’opérateurs publics (il s’agit d’un travailleur social et d’un médecin) et 2 en tant que membres d’organisations du tiers secteur. Nous constatons l’absence de relations amicales et familiales. Pour un sujet, indiqué en blanc, nous ne possédons aucun renseignement concernant le cercle d’appartenance. Le sujet a passé sept jours sur quatorze en complète solitude. Ego apparaît donc comme une personne plutôt seule, dépourvue de contacts quotidiens et de relations informelles.

60Concernant le réseau personnel examiné (Figure 3) dans le tableau 2, nous pouvons voir les valeurs moyennes par rapport à la quantité de jours, au cours des deux semaines considérées, durant lesquels chaque alter a fourni des contenus précédemment présentés comme indicateurs de lien social. Le tableau 3 indique les informations concernant les transferts de contenu de ego à alter.

Tableau 2. Contenus transférés à ego

	Moyenne	Écart-type	Min	Max	N
Renseignements	0,55	0,69	0,00	2,00	11
Ressources matérielles	0,18	0,40	0,00	1,00	11
Affectivité	1,09	1,22	0,00	4,00	11
Conseils	0,36	0,67	0,00	2,00	11
Estime	1,36	1,43	0,00	5,00	11

Tableau 3. Contenus transférés par ego

	Moyenne	Écart-type	Min	Max	N
Renseignements	0,36	0,92	0,00	3,00	11
Ressources matérielles	0,18	0,40	0,00	1,00	11
Affectivité	0,82	1,17	0,00	4,00	11
Conseils	0,09	0,30	0,00	1,00	11
Estime	1,00	1,18	0,00	4,00	11

61Ce réseau personnel n’apparaît pas très efficace dans le transfert des contenus considérés (renseignements, ressources matérielles, etc.). Il ne semble pas possible de trouver des différences substantielles entre l’entrée et la sortie de ces contenus pour ego. À l’entrée, le contenu le plus présent est l’estime, suivi par l’affectivité, les renseignements, les conseils et les ressources matérielles. La classification à la sortie est similaire : estime, affectivité, renseignements, ressources matérielles et conseils. Outre le transfert quotidien de contenus, l’analyse des ressources sociales qui circulent dans le réseau personnel met en évidence le désir important de reconnaissance de la part d’ego.

62Ce désir est confirmé et approfondi par les données qualitatives, qui mettent en évidence la valeur attribuée par le sujet à une image de soi comme un travailleur capable et fiable et comme acteur indépendant de sa propre vie. La même tension, comme on l’observera au tableau 6, est identifiée par les professionnels, ce qui les conduit à repenser les espaces d’activation personnelle du sujet et à configurer des possibilités d’aide à l’examen de la réalité par les professionnels qui sont dans une relation de confiance avec lui, afin de promouvoir à la fois l’autonomie et un regard réaliste sur ses difficultés et ses contraintes.

Tableau 4. Mesures de centralité et des trous structuraux

Sommets	Centralité de degré	Centralité de degré normée ( %)	Centralité d’intermédiarité (normée : nBetweenness) ( %)	NR (Relations non redondantes)	ER (Efficacité relationnelle)	C (Contrainte totale)	H (Hiérarchie)
Ego	11	100,00	53,94	7,00	0,64	0,27	0,03
1	7	63,64	4,55	2,43	0,35	0,41	0,03
2	6	54,55	0,00	1,00	0,17	0,47	0,00
3	2	18,18	0,00	1,00	0,50	0,62	0,00
4	7	63,64	0,30	1,29	0,18	0,46	0,00
5	7	63,64	0,30	1,29	0,18	0,46	0,00
6	7	63,64	0,30	1,29	0,18	0,46	0,00
7	2	18,18	0,00	1,00	0,50	0,86	0,07
8	7	63,64	0,30	1,29	0,18	0,46	0,00
9	2	18,18	0,00	1,00	0,50	0,86	0,07
10	7	63,64	0,30	1,29	0,18	0,46	0,00
11	1	9,09	0,00	1,00	1,00	1,00	1,00

64La densité du graphe, c’est-à-dire le rapport entre les liens effectivement activés et tous ceux potentiellement activables, est égale à 0,50 ; la densité du graphe obtenue en supprimant ego et toutes ses relations est égale à 0,40. L’analyse du graphe nous indique la présence d’un secteur constitué par les opérateurs publics qui ont rencontré ego pendant les deux semaines et d’un autre composé des collègues et des membres des organisations du tiers secteur.

65La centralité de degré des sommets, c’est-à-dire le nombre de contacts qu’ils ont, nous permet d’identifier des acteurs qui jouent un rôle central – au sein du réseau personnel d’ego. Nous faisons référence aux sujets numéro 1 et 4, qui proviennent du tiers secteur, et aux sujets 5, 6, 8 et 10, qui sont des collègues de travail d’ego. L’acteur le plus déconnecté est un autre collègue de travail, représenté par le sommet numéro 11.

66Nous allons présenter maintenant les mesures de connectivité bonding et bridging, c’est-à-dire, respectivement, de contrainte et d’intermédiarité, qui nous montrent clairement les relations non redondantes d’ego et le rôle joué par le sommet numéro 1, qui enregistre les niveaux les plus élevés de centralité d’intermédiarité et de relations non redondantes (évidemment après ceux d’ego). De plus, il faut souligner que le sujet numéro 1 a le niveau le plus bas (toujours après ego) de contrainte totale.

67L’acteur numéro 1 donne donc à ego un soutien structural très important en tant que coordinateur de son réseau quotidien. Le sujet numéro 11 est le plus marginal au sein du réseau, mais les sujets professionnels du secteur public sont aussi particulièrement marginaux, puisqu’ils enregistrent la valeur la plus élevée de contrainte totale, après le sujet numéro 11, avec celle la plus basse de relations non redondantes enregistrée chez les sommets.

68L’analyse des cliques (Tableau 5) permet de mettre en évidence que le réseau subjectif d’ego est divisé en quatre sous-groupes. Ego fait évidemment partie de toutes les cliques identifiées.

Tableau 5. Les cliques

		Cliques
		1	2	3	4
Sommets	Ego	1	1	1	1
	1	1	1	0	0
	2	0	0	1	0
	3	0	1	0	0
	4	1	0	1	0
	5	1	0	1	0
	6	1	0	1	0
	7	0	0	0	1
	8	1	0	1	0
	9	0	0	0	1
	10	1	0	1	0
	11	0	0	0	0

Note : taille minimale de 3 sommets pour les cliques.

69Les entretiens avec ego et avec les professionnels qui constituent son réseau de support – un conseiller pour l’insertion professionnelle, un animateur du groupe de parole pour personnes alcooliques, un psychologue, une travailleuse sociale – ont été soumis à une analyse thématique issue d’une approche phénoménologique qui a pour objectif de construire un profil d’expérience, comme l’a montré Clark Moustakas (1994). Ce profil a aussi été construit en portant une attention particulière au positionnement attribué au sujet dans son contexte relationnel, ce qui nous a permis d’identifier des catégories essentielles confrontées avec les résultats de l’analyse du réseau personnel dans le tableau 6 qui propose une synthèse des résultats présentés ci-dessus combinée avec les catégories provenant de l’analyse des entretiens.

70Si nous revenons aux questions posées sur le potentiel de l’intégration de ces méthodes dans le cadre de l’interactionnisme structural, nous pouvons proposer quelques réflexions.

71En ce qui concerne la première question, le tableau 6 présente une comparaison des résultats principaux sur lesquels les deux méthodes donnent des informations complémentaires. Ces résultats sont situés sur cinq domaines – « Soi », « Significations et valeurs », « Besoins », « Positionnement », « Ressources » – qui émergent des entretiens et de l’analyse des réseaux sociaux (Moustakas, 1994 ; Seed, 1997 [1990] ; Crossley, 2011).

Tableau 6. Intégration des données

	Entretiens usagers	Entretiens professionnels	Analyse des réseaux sociaux
Description de soi dans les relations	Être protagoniste de plusieurs relations interrompues. Décrire soi-même comme un sujet capable d’indépendance.	*	Le réseau de soutien est plus expressif qu’instrumental.
Significations et valeurs	Les relations sont essentiellement basées sur la confiance. « J’avais un rapport avec X, mais elle ne me croit pas donc je ne la vois plus .»	Mis en jeu d’une dimension affective dans la relation avec les professionnels.	Relations fréquentes avec les professionnels du secteur associatif. Affectivité, estime, conseils sont transmis par les professionnels du secteur public.
Besoins	Besoin de reconnaissance dans les relations, désir d’être considéré comme fiable. « J’ai porté mes radiographies au travail pour qu’ils sachent que je ne suis pas un menteur. »	Besoin de reconnaissance. Besoin d’un réseau bien connecté.	Estime comme forme d’aide significative.
Positionnement	À la recherche de confiance de la part de son employeur et des collègues de travail et dans les services.	Difficulté à « rester à sa propre place » dans la relation avec les professionnels. Recherche de soutien.	Absence de ressources informelles.
Ressources	Se considérer un travailleur capable et fiable. « Dans mon travail, je suis un général à 14 étoiles ! ».	Recherche de relations au travail et avec les professionnels. Conscience de ses propres limites.	Milieu de travail comme lieu de reconnaissance possible.

* informations recueillies uniquement auprès de l’usager.

72En ce qui concerne la deuxième question, la comparaison des résultats semble attester que l’intégration des méthodes est notamment efficace par rapport aux informations qui ont des implications significatives pour le travail social :

• Le rôle du sujet au sein du réseau et le rôle des acteurs principaux : à partir de l’analyse combinée des données, nous pouvons observer que l’investissement subjectif de l’usager nous aide à comprendre la raison pour laquelle il existe un certain type de structure du réseau – et vice-versa – et cela nous permet de saisir des informations utiles à l’intervention. Dans le cas examiné, par exemple, les professionnels ont envisagé la nécessité de reconnaître et valoriser les relations qui aident ego à maintenir et développer son réseau ; ils ont renforcé le travail sur sa capacité de prise de conscience, par le soutien psychologique et éducatif ; ils se sont engagés à lui faire expérimenter des situations qui mettent en évidence ses capacités et cela également au quotidien, pas seulement dans le milieu de travail.

• La question de l’autonomie et de la dépendance : l’analyse des réseaux sociaux nous donne des renseignements sur l’autonomie, les contraintes et la dépendance au sein du réseau de relations ; l’entretien nous permet d’explorer les espaces d’autonomie attribués par les professionnels et auto-attribués par le sujet, son besoin de limites – qui peuvent être produits par certaines structures relationnelles – et donc de travailler pour un réseau qui lui offre reconnaissance, protection mais en même temps des possibilités concrètes d’agir.

• L’identification des ressources d’activation personnelles (zones où le sujet a un investissement de motivation à agir au sein de son réseau de relations) : il s’agit d’un élément crucial pour pouvoir agir sur les processus d’autonomisation : dans le cas analysé, la motivation au travail en tant que lieu de réalisation identitaire et de reconnaissance sociale.

73Si on aborde la troisième question, l’analyse met en évidence la relation entre la structure du réseau et le travail quotidien du sujet dans la recherche active de ressources (estime, reconnaissance, possibilités d’agir) dans un cadre relationnel parfois fragmenté mais capable de fournir des zones cruciales de support (une partie des professionnels, le travail) à valoriser et développer.

74La dernière question a été enfin abordée en collaboration avec les professionnels (assistants sociaux, éducateurs, psychologues) qui accompagnent chaque usager, en tant que responsables du réseau, à travers au moins deux réunions de discussion sur les éléments de la recherche qui concernent la prise en charge de l’usager et qui ont conduit à développer une attention spécifique au réseau personnel du sujet.

Conclusion

75Les individus accèdent « relationnellement », c’est-à-dire par leurs propres relations, à la réalité sociale, dans le sens où ils la connaissent et peuvent agir sur elle à travers des relations sociales. Les relations préexistent temporellement et logiquement aux actions. Il est donc nécessaire de connaître par l’analyse des réseaux sociaux la structure qui est produite par les relations, car cette structure donne à l’action des individus autant de possibilités que de contraintes. Les individus donnent du sens à leurs relations et à leur propre positionnement dans ces relations. Il est donc nécessaire de comprendre, à travers des dispositifs de type narratif, quelle est la représentation des relations sociales qu’ils ont, des effets qu’elles exercent sur leurs actions et quel est le sens qu’ils attribuent à ces actions. Le but de l’intégration des méthodes dans le cadre d’un paradigme relationnel de la recherche sociale consiste, enfin, en la production de théories de l’action subjective structurellement conditionnée.

76La première limite de ce travail est liée à la difficulté d’évaluer la capacité effective d’arriver à un tel résultat par cette intégration des méthodes. Une vérification sur des échantillons représentatifs (pas seulement dans le champ du travail social), auxquels nous n’avions pas accès au cours de notre recherche empirique, serait sans doute nécessaire. Elle demanderait aussi d’explorer les potentialités des nouvelles techniques d’analyse textuelle, afin d’envisager la possibilité de travailler sur des grands échantillons d’individus. Nous souhaitons donc souligner que notre travail n’a pas pour ambition de généraliser les résultats de la recherche présentée.

77La deuxième limite, propre aussi à d’autres recherches qui utilisent l’analyse des réseaux sociaux, consiste en l’impossibilité de considérer les liens sociaux indépendamment les uns des autres.

78Par rapport au secteur du travail social, enfin, nous supposons que le temps et les ressources nécessaires pour l’application de cette stratégie de recherche – surtout de la part des professionnels qui travaillent dans le secteur des services – pourraient être difficilement disponibles et que des situations de travail conjoint entre professionnels et chercheurs (comme celle dont on a parlé ici) peuvent être utiles pour dépasser cette limite.

79Les points de force de cette intégration méthodologique sont liés à la possibilité d’accéder à une connaissance stratifiée de l’expérience que l’usager du service fait de sa sphère relationnelle et d’observer si les professionnels sont intégrés ou déconnectés dans la perspective du sujet et – grâce à l’analyse des réseaux sociaux – quel est leur apport spécifique aux ressources de l’usager. Cette exploration peut aussi permettre de rendre visibles des points que les services sociaux ne perçoivent pas nécessairement, comme par exemple des ressources relationnelles qui sont inconnues aux soignants.

80À travers cette intégration des méthodes, la situation relationnelle de l’usager est explorée de façon composite et multi-vocale grâce à la combinaison non seulement de plusieurs outils, mais également de plusieurs perspectives. Les entretiens avec les professionnels nous ont particulièrement aidés à construire un profil multi-vocal de la situation relationnelle du sujet et à croiser le sens donné au support social par les différents interlocuteurs.

81Ce type de connaissance a des conséquences concrètes dans le domaine du travail social. Le sens même de la capacité individuelle d’agir sur sa propre vie (agency), catégorie essentielle pour le travail de soutien social, est strictement lié aux perspectives subjectives ainsi qu’aux contraintes du contexte. La combinaison de l’analyse des réseaux sociaux et de l’entretien narratif, envisageable dans le cadre de l’interactionnisme structural, peut donc produire des outils pour l’intervention ainsi que pour son évaluation, l’intervention sociale étant sensiblement relationnelle tant au niveau de son processus constitutif qu’au niveau des résultats qu’elle produit. En effet, les orientations les plus consolidées du travail social permettent de percevoir le travail multi-professionnel de communauté soit comme une prise en charge des usagers, soit comme une configuration d’un système relationnel qui permet au sujet de se situer dans un ensemble de relations qui constituent des ressources pour le bien-être, l’activation et le développement personnel (Bulmer, 1987).