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Articulations et frontières des sciences sociales

La jeunesse intellectuelle d’Eugène Dupréel (1896-1925)
Connections and borders of social sciences : Eugène Dupréel’s intellectual youth (1896-1925)
Margot Elmer
p. 93-116

Résumés

La récente remise en lumière des travaux d’Eugène Dupréel s’est principalement concentrée sur le sommet de sa carrière universitaire. À l’inverse, cet article s’intéresse au début de sa vie intellectuelle, soit à partir de 1896, année de son arrivée en tant qu’étudiant à l’Université libre de Bruxelles, jusqu’en 1925. Cette période présente l’intérêt d’un bouillonnement intellectuel provoqué par l’émergence des pensées sociologiques depuis le milieu du xixe siècle. Eugène Dupréel s’inscrit dans ces débats autant comme témoin, étudiant au sein d’une université perméable aux tensions épistémologiques de son époque, que comme acteur, construisant des théories tributaires de ce contexte. En s’aidant du journal non publié de Dupréel, cet article entend montrer le développement de sa réflexion nourrie d’un appui à trois domaines en pleine redéfinition : une histoire positiviste et une philosophie rationnelle qui vont être renouvelées grâce à une sociologie dont les fondements sont encore grandement discutés.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Pour un aperçu de sa pensée et de son parcours, se référer à l’ouvrage sorti en 1968 à la suite d (...)
  • 2 Deleuze et Guattari utilisent la notion de « consolidation » de Dupréel. En note, ils ajoutent ég (...)

1Après être tombée dans un relatif oubli, l’œuvre du sociologue et du philosophe Eugène Dupréel (1879-1967)1, professeur à l’Université libre de Bruxelles (ULB, dans la suite de l’article) de 1907 à 1950, a connu un regain d’intérêt depuis sa mise en lumière par Gilles Deleuze et Felix Guattari en 1980 (p. 405)2. Plus récemment, son travail a été l’objet de plusieurs initiatives : dans un article de 2006 de la Revue européenne des sciences sociales (44-134), le sociologue Jacques Coenen-Huther lui a consacré un article tandis qu’un colloque à l’ULB en 2014 autour de sa notion de précarité a mené à une publication en 2018 (Nicolas, 2018). Ces travaux se concentrent principalement sur le sommet de la carrière universitaire et scientifique de Dupréel et prennent majoritairement en compte ses ouvrages de synthèse principaux, soit le Traité de morale en 1932, l’Esquisse d’une philosophie des valeurs en 1939, la Sociologie générale en 1948 ainsi que, dans une moindre mesure, Le Rapport social en 1912 et La Légende socratique en 1922. Néanmoins, Dupréel reste généralement méconnu et ces auteurs insistent sur la mise à l’honneur d’un scientifique « dont le nom n’évoque aujourd’hui plus grand-chose à bien des penseurs » (Nicolas, 2014).

2Cet article s’inscrit dans cette démarche de « reprise » du travail de Dupréel, mais, à l’inverse des travaux présentés ci-dessus, se penche plus particulièrement sur les débuts de sa vie intellectuelle, de 1896 jusqu’à 1925. Ce cadre chronologique englobe les étapes suivantes : en 1896, Dupréel s’inscrit à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB. Il entame un doctorat en histoire en 1899 (qui aboutit à la publication de Godefroid le Barbu en 1904) et deux doctorats en philosophie, respectivement en 1902 et 1904 (qui mènent à la publication de l’Essai sur les catégories en 1906). En 1906, il est chargé de cours à l’ULB et intègre l’année suivante à l’Institut de sociologie Solvay. Il s’ensuit une longue période de maturation intellectuelle, durant laquelle Dupréel signe deux ouvrages, Le Rapport social en 1912 et La Légende présocratique en 1922, jusqu’à la parution de son article Convention et Raison en 1925, qu’il considère comme l’un des premiers manifestes de l’autonomie de sa pensée (Paumen, 1979, col. 256).

3Outre qu’il s’agit d’une période méconnue du parcours intellectuel de Dupréel, celle-ci présente également l’intérêt de s’inscrire dans un bouillonnement intellectuel provoqué par l’émergence des pensées sociologiques depuis la deuxième moitié du xixe siècle. D’une part, la sociologie pose les bases de sa construction comme secteur disciplinaire, malgré une résistance à son admission au sein des universités européennes (Duller et Fleck, 2017, p. 5-6). D’autre part, des débats sur l’introduction de ces nouvelles données sociales et économiques émergent au sein des disciplines scientifiques déjà épistémologiquement établies. L’ULB n’est pas exempte de ces discussions, où le conseil d’administration refuse la création d’une chaire de sociologie en 1888 (De Bie, 1988, p. 44) et rejette la thèse de Georges Dwelshauvers en 1890, car ses théories de psychologie expérimentale empruntent trop au positivisme et au déterminisme (Daled, 1998, p. 217). En outre, la venue en 1894 du géographe anarchiste français Élisée Reclus est interdite à la suite d’un attentat à la Chambre des députés française (Uyttebrouck, 1984, p. 23). Ces événements mènent à la création d’une université prônant ouvertement un esprit positiviste et sociologique, l’Université nouvelle de Bruxelles (Despy-Meyer, 1994). Néanmoins, en 1897, soit un an après l’arrivée de Dupréel à ULB, la Faculté de Philosophie et Lettres élargit son spectre idéologique avec le départ de Guillaume Tiberghien, gardien d’une philosophie spiritualiste et conservatrice opposée au positivisme et au matérialisme (Daled, 1998, p. 68-69). De surcroît, la même année est fondée l’École des sciences politiques et sociales au sein de l’ULB, quoique son approche reste principalement cantonnée aux domaines économique et politique et que l’indépendance de sa discipline scientifique soit remise en question par certains membres du corps professoral (Goblet d’Alviella, 1909, p. 127-138).

4L’étude de la jeunesse de Dupréel permet d’aborder ces débats et tensions sur l’objet et la méthode des sciences sociales au tournant du siècle, que cela soit au niveau du contexte intellectuel global européen ou plus localement, au sein de l’ULB. Cet article ambitionne d’exposer comment Dupréel a assimilé ces discussions pour former une pensée à la croisée de trois disciplines : l’histoire, la philosophie et la sociologie, entre association et rejet. En effet, au début de sa formation, alors étudiant en histoire et inspiré par ses lectures d’Hippolyte Taine et de son prétendu positivisme, Dupréel développe des conceptions historiques déterministes basées sur des lois transversales. Cependant, à la suite de sa rencontre avec René Berthelot, professeur de philosophie à l’ULB, Dupréel désavoue ces idées ainsi que la discipline historique en faveur d’une philosophie rationnelle classique. Enfin, en 1907, rentrant à l’Institut de sociologie Solvay et influencé par Georg Simmel et Célestin Bouglé, Dupréel édifie un système intellectuel double : d’un côté, une sociologie formaliste dont il faut définir les fondements grâce à l’étude des rapports sociaux et, de l’autre, une approche renouvelée de l’histoire et de la philosophie grâce à cette même sociologie. Il s’agit donc, dans cet article, de présenter Dupréel à la fois comme témoin des controverses et discussions intellectuelles de son époque, mais également comme acteur, avec une réflexion nourrie de ces débats et un appui sur trois disciplines en pleine redéfinition.

  • 3 Seuls quelques extraits datés de 1922 à 1932, choisis par Jean Dupréel, fils d’Eugène Dupréel, on (...)

5Pour mener à bien notre démarche, nous nous sommes basée sur un corpus de sources non publié3 : le journal de Dupréel, qu’il nomme ses « mémoires », disponibles aux archives de l’ULB. En effet, de ses 13 à ses 84 ans, soit quatre ans avant sa mort, Dupréel tient un carnet quotidien, qu’il porte toujours sur lui et dans lequel il écrit des réflexions, remarques ou pensées (Smets, 1950, p. 50). La quantité d’informations contenue dans ces mémoires dépend fortement des périodes étudiées : d’une forme classique rappelant un journal intime dans ses premières années, il devient un recueil de réflexions intellectuelles fragmentaires, en passant par des années presque vides. Il permet d’avoir une vue introspective et personnelle de la pensée de Dupréel et fournit des renseignements qui ne sont pas contenus dans ses ouvrages et articles.

1. L’histoire déterministe et ses lois

6En 1896, Dupréel entame des études de deux ans à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’ULB, avec une finalité en vue d’un doctorat. Par la suite, il effectue de 1899 à 1901 un doctorat en histoire qui se conclut par une dissertation, dirigée par Léon Vanderkindere au sujet de Godefroid le Barbu et publiée en 1904. En 1906, Vanderkindere, alors très malade, lui confie son cours d’histoire grecque, ce qui signe les premières expériences professorales de Dupréel (« Mémoires d’Eugène Dupréel » [MED, par la suite], 1906, p. 189 ; Perelman, 1980, p. 63). Le parcours d’historien de Dupréel s’arrête cependant un an plus tard, lorsque René Berthelot quitte l’ULB, lui permettant dès lors de reprendre la plupart de ses cours et d’arrêter d’enseigner l’histoire grecque. Cette brièveté explique certainement le faible d’intérêt des chercheurs pour le parcours d’historien de Dupréel qui, aux premiers abords, ne semble pas avoir pérennisé cet apprentissage pour se concentrer sur la philosophie et la sociologie dans le reste de sa carrière. Néanmoins, l’histoire n’est pas totalement délaissée dans les travaux futurs de Dupréel et cette première inclination intellectuelle permet de mieux appréhender le cheminement intellectuel du scientifique belge.

  • 4 Les termes « grande distinction » et « la plus grande distinction » désignent des mentions honori (...)

7Si Eugène Dupréel entretient une relation complexe avec la discipline historique, celle-ci l’enthousiasme néanmoins lors de ses deux premières années universitaires (MED, 1896), qu’il réussit d’ailleurs brillamment, respectivement couronnée d’une « grande distinction » (« Rapports académiques de l’ULB de l’année 1896-1897 », 1897, p. 104) et de « la plus grande distinction » (« Rapports académiques de l’ULB de l’année 1897-1898 », 1898, p. 95)4. Cette période signe également le grand intérêt de Dupréel pour Ernest Renan et Hippolyte Taine et leurs réflexions sur l’histoire. D’une part, Dupréel se voit convaincu par Renan et son désir de « trouver le vrai et le faire vivre, travailler à ce que les grandes choses du passé soient connues avec le plus d’exactitude possible et exposées d’une façon digne d’elles » (Renan, 1866, p. LIII), passage qu’il retranscrit entièrement dans ses carnets (MED, 1896, p. 677). De l’autre, Taine suscite chez Dupréel un fort engouement : « Taine est de tous les écrivains celui qui [a] le plus d’influences sur moi. Je l’admire sans réserve […]. J’ai relu en détails presque tout ce que j’ai de lui […] ses idées, ses exemples (si frappants), ses mots (de fers rouges) me reviennent immédiatement » (MED, 1897, p. 735).

8Tous deux fascinés par les sciences naturelles, Taine et Renan développent des théories historiques par analogie à celles-ci et sont associés au positivisme : la référence naturaliste permet de mettre en évidence que l’histoire dispose de régularités qui doivent être analysées méthodiquement au même titre que les sciences physiques (Richard, 2004, p. 77-81). L’histoire est dès lors conçue comme parcourue de lois transversales et explicatives des phénomènes humains ainsi que déterminée par celles-ci. L’analogie aux sciences naturelles permet d’ailleurs d’asseoir ce déterminisme : pour Renan, l’histoire est en germe dès les origines, reprenant le principe de l’embryon, tandis que pour Taine, l’histoire est pensée selon un modèle statique d’un organisme balancé où la transformation est perçue comme une rupture brutale et catastrophique (ibid., p. 89-90). Si la forte association entre les deux penseurs (Thibaudet, 1936, p. 343) ainsi que leurs qualifications de positivistes sont actuellement discutées (Nordmann, 1978 ; Petit, 2003), c’est de cette manière que Dupréel les conçoit, étant donné que La Philosophie de l’Art de Taine est le premier ouvrage où il « voi[t] le positivisme lucide, clair, précis, simple de la science moderne » (MED, 1896, p. 206/646). À la suite de cette lecture, Dupréel déclare « incline[r] fortement vers le positivisme matérialiste » (MED, 1897, p. 717/331).

9La question du déterminisme historique est brûlante à la fin du xixe siècle dans les milieux intellectuels et s’inscrit dans un contexte de questionnement autour de la professionnalisation de l’histoire. Tandis que Gabriel Monod fonde la Revue historique en 1876 afin de partager une méthode objective sortant de son champ Dieu et la théologie (Carbonell, 1978, p. 177), revue à laquelle participent d’ailleurs Renan et Taine, Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos signent une Introduction aux études historiques en 1898 et distinguent quatre étapes du travail d’historien afin de codifier cette méthodologie et de rejeter la philosophie de l’histoire (ibid., p. 178). Cette école méthodique, inspirée du modèle allemand et de la figure de Leopold von Ranke (Offenstadt, 2017, p. 45), conçoit une discipline historique basée scrupuleusement sur une étude des faits et une investigation longue et méthodique (Revel, 2007, p. 112). Selon Seignobos, cette méthode permet de déceler les constantes et les lois de l’histoire (ibid., p. 105). Cette école méthodique reste néanmoins ancrée dans une histoire de l’État-nation et les nouvelles sciences sociales, principalement la sociologie, n’y sont pas intégrées. En 1903, François Simiand, jeune sociologue durkheimien, interpelle à ce sujet Seignobos, lui demandant d’abandonner l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique (Dosse, 2013, p. 107).

10Ces débats autour de la méthode de l’histoire et de sa conception se répercutent également à l’ULB. Tandis que Vanderkindere y importe le modèle des séminaires allemands (Arnould, [1954], p. 94-95), Dupréel étudie dans le cadre de ses cours l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos ainsi que la querelle allemande du Lamprechstreit (Berger, 1899, p. 477). Cette querelle est le lieu, à la fin du xixe siècle, d’un affrontement entre Leopold von Ranke, partisan d’une histoire des grands hommes à la capacité d’action infinie, et Karl Lamprecht, défenseur d’une histoire déterminée par des facteurs économiques et sociaux. Ce différend intellectuel divise les professeurs d’histoire de l’ULB : si Léon Vanderkindere adopte une position intermédiaire, considérant que postuler de l’individu et de sa liberté n’empêche pas la découverte de lois régissant les sociétés, Léon Leclère prend le parti de Lamprecht, quoique critiquant son exagération de l’importance des facteurs économiques, à l’inverse d’Hermann Pergameni qui prend fermement position contre tout déterminisme absolu en histoire (Daled, 1998, p. 280-282).

11Sans prendre explicitement le parti de Lamprecht, Dupréel envisage dans ses carnets une théorie postulant que l’influence personnelle d’un individu n’est qu’une cause parmi d’autres d’un événement. De plus, l’influence d’un individu n’est elle-même que la somme des influences convergentes vers lui : si les « grands hommes » possèdent donc une influence plus notoire, celle-ci est conditionnée par ce « faisceau » d’influences provenant de la nation, si bien qu’ils ne peuvent qu’agir dans son sens au risque de perdre de leur prépondérance (MED, 1898, p. 1344). Sans tout à fait rejeter l’importance des grands hommes en histoire, Dupréel les soumet de cette manière totalement à l’influence de leurs nations et promulgue une certaine idée de loi historique. Par conséquent, Dupréel développe une conception de l’histoire compatible avec le déterminisme de Taine. Plus essentiel encore, nous pouvons également y remarquer les premiers embryons de réflexions sociologiques. En effet, la théorie qu’élabore Dupréel, basée sur les individus et leurs influences réciproques, n’est pas sans rappeler l’idée centrale de son premier ouvrage sociologique, Le Rapport social en 1912 et son inclination formaliste.

12L’apparition de René Berthelot dans la vie d’Eugène Dupréel à partir des années 1897-1898 marque un tournant majeur dans l’évolution de sa maturation intellectuelle. Les théories positivistes sont reléguées au profit de la philosophie rationnelle et plus classique de Berthelot : dans son journal, Dupréel ne fait plus mention de Taine avant 1906, ni de la pensée positiviste avant 1916 (MED, 1906, p. 211 ; 1916, p. 566), tandis que la métaphysique y apparaît (MED, 1898, p. 1378). La discipline historique s’incline devant la philosophie, dont l’intérêt aux yeux de Dupréel occupe une part croissante. L’opposition entre ces deux disciplines trouve son apogée à la rentrée de 1899 où Dupréel doit choisir entre le doctorat en histoire ou en philosophie (MED, 1899, p. 1936/45|190). Il opte finalement pour le doctorat en histoire sans malheureusement expliciter ce choix (MED, 1900, p. 2015/34|30).

13Dupréel obtient son doctorat en histoire en 1901 et entame, respectivement en 1902 et 1904, deux doctorats en philosophie, menant à la publication de sa thèse, Essai sur les catégories en 1906. Néanmoins, il doit continuer à travailler sur Godefroid le Barbu jusqu’à sa publication en 1904 tandis qu’il enseigne l’histoire grecque de 1906 à 1907. Cette période de transition ne cessera de creuser la prédominance de la philosophie sur l’histoire chez Dupréel : le travail sur Godefroid le Barbu est considéré comme « en dessous de ce qu’[il] pourrai[t] faire » (MED, 1900, p. 2015/34|30) ou « cauchemardesque » (MED, 1904, p. 2495). Le nœud de l’opposition se cristallise autour de l’incapacité de la discipline historique à rattacher le particulier à un général métaphysique (MED, 1899, p. 1782/35) tandis que Berthelot lui demande si, de son travail sur Godefroid le Barbu, il est possible de « tirer des idées générales » (MED, 1900, p. 2015/34|30). Finalement, en 1907, Dupréel se consacre uniquement à ses cours de philosophie et intègre l’Institut de sociologie Solvay, mettant fin à sa carrière académique d’historien. Cependant, comme explicité dans le reste de cet article, ce virage professionnel ne signifie pas pour autant la fin de ses réflexions autour de l’histoire.

2. Philosophie de l’histoire de la philosophie et morale empirique

  • 5 Il est à noter cependant que l’emprise de Tiberghien était principalement concentrée sur les cour (...)

14L’arrivée de René Berthelot à l’Université libre de Bruxelles en 1897 fait suite au départ de Guillaume Tiberghien dont il se partage la charge de cours vacants avec Georges Dwelshauvers. Cette année signe dès lors un grand changement de paradigme philosophique dans l’apprentissage de la philosophie à l’Université5 : le panthéisme spiritualiste de Tiberghien laisse place à la psycho-philosophie expérimentale de Dwelshauvers et à l’idéalisme classique de Berthelot. Rationaliste idéaliste « opposé à tout “pragmatisme”, utilitaire ou conventionnel » (Dupréel, 1961, p. 100), Berthelot est seulement âgé de 25 ans lorsqu’il est chargé d’enseigner le cours de logique et de morale et celui de métaphysique (« Rapports académiques de l’ULB de l’année 1896‑1897 », 1897, p. 51). Il quitte cependant l’ULB après moins de dix ans et donne par la suite brièvement cours à la Sorbonne (Wenin, 1960, p. 677). En définitive, « sa carrière académique [reste] quelque peu marginale » (Barzin, 1968, p. 23) et son œuvre est généralement méconnue. Les ressources à son sujet sont d’ailleurs majoritairement signées par Dupréel (1908‑1909 ; 1961) ou mentionnent Berthelot pour aborder la pensée de Dupréel.

15L’influence de Berthelot sur Dupréel est remarquablement prompte. Ses premiers cours laissent une « impression […] remarquable » (Dupréel, 1961, p. 99) et produisent chez Dupréel « une féconde fermentation d’idées » (MED, 1897, p. 1211). En outre, si Dupréel se définit alors encore positiviste matérialiste, ce qui mène à quelques oppositions avec Berthelot (MED, 1897, p. 1308), celles-ci se tariront « par le fait d’une influence directe de la pensée [de Berthelot] » (MED, 1899, p. 1844/47|96), dont Dupréel vante la « vigueur, la netteté, l’originalité et la beauté » (MED, 1900, p. 2003/23|18). Finalement, Dupréel vient à douter de ses pensées originales : « Le progrès sera-t-il la connaissance claire et plus complète de la théorie de M. Berthelot et mon originalité est-elle constituée par les erreurs qui restent dans mes idées ? » (MED, 1899, p. 1844/47|96).

16Cette forte influence se concrétise dans la thèse de doctorat en philosophie de Dupréel publiée en 1906 : Essai sur les catégories. En introduction, Dupréel écrit que l’ouvrage théorise un « système philosophique que professe […] à l’Université libre de Bruxelles René Berthelot, spécialement un cours général de métaphysique […]. Ma propre spéculation sur les catégories est pour la meilleure part entée sur ce cours » (Dupréel, 1906, p. V-VI). Cette thèse s’inscrit directement dans les intérêts métaphysiques de Berthelot : Dupréel y analyse trois systèmes philosophiques, ceux d’Aristote, de Kant et de Renouvier, afin de prouver l’existence de catégories universelles et nécessaires, pouvant être hiérarchisées par leur degré de logique (ibid., p. 96-114). L’existence d’une nécessité logique est en effet l’un des piliers de la pensée de Berthelot qui se réclame de Hegel sans pour autant reprendre son principe métaphysique de finalité : la notion d’évolution est déduite logiquement « de la nature des rapports nécessaires entre les idées » (Dupréel, 1908-1909, p. 203). Il s’agit d’une pensée consciente de son contexte, qui évolue logiquement vers une autre suite d’idées basées sur les précédentes. La philosophie de l’histoire est donc un axe primordial chez Berthelot, car elle permet d’unifier l’ensemble de ces idées logiquement déduites les unes des autres et d’amener au progrès (ibid., p. 202). Essai sur les catégories est une application de cette histoire de la philosophie, en comparant chronologiquement trois philosophies afin de dessiner des catégories de l’esprit nécessaires et logiques.

17Il aurait pu être tentant de voir un pont entre l’histoire de la philosophie de Berthelot et la première formation d’historien de Dupréel, cela n’est pas le cas. Pour Berthelot, examiner d’anciennes théories philosophiques doit permettre de déterminer si les liaisons entre deux idées se sont faites logiquement, ce qui est du coup du ressort de la philosophie, ou par accident, ce qui tombe alors dans le champ de l’histoire (Dupréel, 1908-1909, p. 199). L’histoire est donc exclue du domaine philosophique. Cette position concernant l’histoire de la philosophie est celle de nombreux métaphysiciens classiques jusqu’à Hegel, considéré comme le « midi de l’histoire de la philosophie » (Braun, 1973, p. 327) et qui reprochait aux historiens d’être incapables de penser le rationnel (Hegel, 1954 [1822-1830], p. 51). L’analyse des textes passés sert alors bien plus une philosophie de l’histoire de la philosophie « dont les incarnations historiques ne sont que des variantes, séparées par des différences superficielles, […] anecdotiques, accidentelles que le regard philosophique doit traverser pour aller à l’essentiel transhistorique » (Bourdieu, 1983, p. 45). Cet héritage intellectuel, porté par Berthelot, explique le rejet par Dupréel de la discipline historique.

18Cependant, cette vision classique des relations entre l’histoire et de la philosophie est alors déclinante et mise à mal par de nouveaux historiens qui la réfutent : « les progrès des sciences historiques mettent en échec les tentatives pour soumettre la réalité à des principes a priori » (Ferrari, 2008, p. 21). Le premier opposant de cette conception de l’histoire de la philosophie est Leopold von Ranke, contemporain de Hegel, qui la récusait au nom de la méthode historique et du travail sur archives (Noiriel, 2009, p. 124-125). En outre, les premiers historiens des Annales seront également de fervents détracteurs de cette histoire de la philosophie conçue comme un propos philosophique (Chartier, 1998, p. 235).

19Encore une fois, ces tensions et controverses se transposent à l’ULB : Tiberghien, en charge du cours d’histoire de la philosophie jusque 1890, dispense la philosophie spiritualiste de Krause, système harmonique « qui assimile tous les éléments utiles qui ont été élaborés dans l’histoire » (Tiberghien, 1868, cité dans Monreal, 1993, p. 466). L’histoire n’est alors plus seulement le produit d’une évolution naturelle, mais « engendrée aussi par l’intervention de pouvoirs transcendants » (Gueroult, 1988, p. 469). Cependant, cette pensée est de plus en plus contestée : Vanderkindere considère les cours de Tiberghien comme dogmatiques et demande un cours d’histoire de la philosophie présentant toutes les doctrines (Daled, 1998, p. 118). Après le départ de Tiberghien en 1897, le cours d’histoire de la philosophie est repris par Léon Leclère, historien médiéviste de formation, ce qui peut laisser penser que ce cours ait pris une réelle inclination historique. En tout état de cause, le programme de cours fait mention du comtisme (Anonyme, 1906, p. 2), preuve d’une césure forte avec les cours dispensés par Tiberghien, opposé au positivisme et à une pensée sociologique.

20Si une métaphysique de la nécessité n’apparaît dans le viseur intellectuel de Dupréel qu’au contact de Berthelot, s’opposant à sa première formation historique, les conceptions morales développées par Dupréel s’inscrivent à la fois dans ses premières dispositions intellectuelles et dans la lignée de son professeur de philosophie. En effet, les réflexions autour de la morale chez Dupréel proviennent en premier lieu de sa lecture de Renan, dont il retient qu’« il faut faire de la morale un article de foi, l’aimer pour elle-même sans chercher au-delà » (MED, 1897, p. 805). La morale devient rapidement un domaine qui passionne Dupréel et il déclare en janvier 1898 être décidé « à pousser à fond et dans tous les sens [ses] investigations sur la science morale », voulant chercher sa genèse historique, sa légitimité pratique, son explication philosophique, l’étendue et les formes différentes du bien et du mal (MED, 1898, p. 1279).

21Ces réflexions sur la morale se développe de surcroît avec les enseignements de Berthelot, qui y expose une morale éloignée de tout absolutisme, s’adaptant en fonction de la situation sociale. Dupréel en note ceci :

  • 6 Les soulignements dans le texte proviennent de Dupréel.

La vraie morale […] serait une morale sans dogme absolu, purement casuiste, dont les commandements s’adapteraient différemment à tous les cas […]. Mais en fait, on n’a ni assez de temps ni assez de capacité pour juger ainsi tous les faits si colossalement subtils alors on cherche quels sont les actes les plus souvent nuisibles […] on crée avec la majorité un dogme, un précepte moral et par une convention inconsciente, on décide qu’on devra toujours, dans tous les cas, s’y conformer, parce que c’est ainsi qu’on a le plus de chance de se conformer à la vraie morale, trop difficile à déterminer (MED, 1897, p. 805)6.

22En effet, Berthelot enseigne une morale « non comme chose à découvrir par le philosophe et à démontrer métaphysiquement, mais bien comme un résultat progressif de la vie en société ; ce qui incombe au philosophe c’est de faire la critique des problèmes que cet effort sociologique soulève en si grand nombre » (Dupréel, 1961, p. 100). Si l’histoire et la philosophie ne trouvent pas de liaison dans la pensée de Berthelot, ses conceptions morales transmises à Dupréel, basées sur l’analyse de la vie en société, sont une ouverture explicite vers la sociologie. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’il s’agit, dans le journal de Dupréel, de la première occurrence du mot « convention », qui sera l’un des pivots de ses théories sociologiques. Si l’article intitulé Convention et raison date de 1925, l’idée de convention germait donc dans l’esprit de Dupréel de manière tout à fait non théorisée depuis ses premières interrogations sur la morale sous le patronage de Berthelot en 1898.

3. La sociologie comme discipline formaliste et support à l’histoire et à la philosophie

  • 7 Dupréel s’éloignera du psychologisme de Tarde mais ce dernier gardera néanmoins une influence sur (...)

23Étant donné l’attrait de Dupréel pour les lois historiques et pour une morale empirique, il est tentant de croire que la conversion vers la sociologie s’est produite de manière évidente. Néanmoins, ses premières expériences sociologiques ne furent pas concluantes et en 1900, à la suite de la lecture d’un ouvrage de James Mark Baldwin pour la Revue de l’Université (Dupréel, 1900, p. 528-529), Dupréel affirme : « je ne suis pas sociologue et ne compte pas le devenir : je suis philosophe » (MED, 1900, p. 1989/9|1). En outre, Dupréel est dans un premier temps défenseur d’une « vaste psychologie », sous l’influence directe de Tarde et de ses théories de l’imitation (MED, 1897, p. 917)7, tandis qu’il ne conçoit pas en 1898 l’intérêt d’une science sociale distincte, comme l’envisage alors Émile Waxweiler (MED, 1898, p. 1348-1237).

24Les incursions et les ouvertures déjà relevées mises à part, il s’agit des seuls éléments en notre possession concernant la sociologie chez Dupréel avant 1907 et son entrée à l’Institut de sociologie Solvay. Dès lors, les raisons qui le poussèrent à y rentrer nous sont malheureusement inconnues, Dupréel ayant simplement déclaré avoir été « pris à l’Institut de Sociologie » dans son journal le 19 février 1907 (MED, 1907, p. 238). Ceci est d’autant plus regrettable que la période qui suit est une période prolifique pour Dupréel : entre 1910 et 1914, il publie une dizaine de notes et sept articles, il présente sa théorie des notions confuses pour la première fois en 1911 au Congrès international de la philosophie et il consacre en 1914 sa première étude à l’idée de convention (Perelman, 1968, p. 227).

25Comme exprimé à l’entame de cet article, la sociologie est encore une discipline nouvelle au début du xxe siècle et connaît une résistance à son entrée dans les milieux universitaires sur le vieux continent. En effet, la sociologie a du mal à s’imposer comme une entité distincte et spécialisée et la confusion persiste autour de la définition précise de son domaine (Duller et Fleck, 2017, p. 6). Différents penseurs la rattachent respectivement à la biologie, tels Auguste Comte ou Herbert Spencer (Guillo, 2000), à une psychologie collective chez Durkheim (Lahire, 2005) tandis qu’en Belgique, par l’influence des théories d’Adolphe Quetelet, la sociologie reste fortement liée à l’analyse statistique et la notion de « physique sociale » (Wils, 2001, p. 305).

26Ces difficultés se rencontrent à l’ULB sous l’influence de son recteur Eugène Van der Rest, hostile à la sociologie, qui refuse la création d’une chaire lui étant dédiée en 1888. Si l’École des sciences politiques et sociales est fondée en 1899, celle-ci s’intéresse d’ailleurs principalement à l’économie et aux sciences politiques (Goblet d’Alviella, 1909, p. 127-138). Guillaume De Greef, le premier sociologue belge connu internationalement (Wils, 2001, p. 312), y enseigne à partir de 1899 un cours de méthodologie des sciences. Cependant, il quitte l’ULB en 1894 suite à l’affaire Élisée Reclus et fonde l’Université nouvelle, institution d’inspiration ouvertement sociologique (Viré, 1971, coll. 368‑369). C’est alors un organisme para-universitaire qui va se distinguer pour les études sociologiques à Bruxelles : l’Institut des Sciences Sociales fondé en 1894 par Ernest Solvay, qui demande à De Greef et ses collègues Hector Denis et Émile Vandervelde de le diriger (Crombois, 1994, p. 25). Cependant, tandis que Solvay voulait que cet Institut mène des recherches sur le productivisme, en accord avec ses conceptions d’énergétique sociale, De Greef, Denis et Vandervelde orientent leurs recherches vers une sociologie à ancrage socialiste. Ils sont dès lors remerciés en 1901 (De Bie, 1988, p. 89) et l’Institut est refondé en 1902 sous le nom Institut de sociologie Solvay, avec Émile Waxweiler à sa tête, qui insuffle une orientation biologiste basée sur l’étude des individus et de ce qui est stable en société (Wils, 2001, p. 316-318). Défini comme un « laboratoire de recherches » (Anonyme, 1910, p. II), l’Institut est intégré à la « cité scientifique » conçue par Solvay au parc Léopold et acquiert une réputation « internationale par la richesse de sa bibliothèque » (Bartier et Vlamynck, 1959, p. 68). L’Institut est incorporé à l’ULB en 1922 à la mort d’Ernest Solvay. Néanmoins, les institutions étaient déjà fortement liées, les élèves et les professeurs de l’École des sciences politiques et sociales ayant toujours eu accès à la bibliothèque de l’Institut (Goblet d’Alviella, 1909, p. 139).

27Ces enjeux relatifs à la teneur et de la place de la sociologie dans le champ des sciences, dont l’Institut et son histoire sont tributaires, auront un impact immédiat sur le travail de Dupréel. Son premier livre de sociologie, Le Rapport social, publié 1912, dont la conception est entamée seulement quelques mois après son entrée à l’Institut (MED, 1908, p. 270), débute par une introduction à plusieurs débats contemporains autour de la sociologie dans l’objectif de fixer l’objet propre et les instruments spécifiques de la discipline (Dupréel, 1912a, p. II-13). Selon Dupréel, la sociologie rencontre comme première difficulté certains intellectuels, principalement économistes ou historiens comme Marc Bloch, qui la pensent impossible, car ils rejettent l’existence de lois sociales (ibid., p. 6-7). Deuxièmement, d’autres refusent son indépendance et relient la sociologie à une autre science : la biologie (Vacher de Lapouge), la psychologie (Tarde), la psychologie collective (Bouglé) ou la physique (Maunier) (ibid., p. 8). Troisièmement, les frontières entre les sciences sociales sont floues et ne cessent d’évoluer : dès lors, la sociologie englobe-t-elle toutes les sciences sociales (Durkheim) ou, à défaut, doit-elle être abordée en parallèle des autres sciences sociales déjà instituées (ibid., p. 9) ? À ces critiques, Dupréel objecte qu’une discipline sociologique est possible, indépendante des autres sciences, qu’elle peut être le lieu d’une recherche particulière tout en admettant la nécessité d’études d’ensemble sur les sciences sociales (ibid., p. 11) et qu’il s’agit de la problématique de son ouvrage.

28Existant entre deux individus dès lors que les actions ou les sentiments de l’un influent sur les actions ou les sentiments de l’autre (Dupréel, 1912a, p. 35), le rapport social est le nœud de la sociologie dupréelienne. Plusieurs types de rapports sociaux sont alors abordés : les rapports positifs, qui tendent au rapprochement, les rapports négatifs, qui tendent à l’antagonisme, les rapports d’égalités et d’inégalités (ibid., p. 152-203) ainsi que des rapports plus particuliers, comme celui de l’imitation mis en lumière par Tarde (ibid., p. 36-41). La notion de rapport complémentaire (ibid., p. 34) est également essentielle, car, associée à des rapports sociaux positifs, elle sera à la base de la construction du groupe social (Coenen-Huther, 2006, p. 105). En outre, en considérant une multiplicité d’êtres comme base de l’analyse sociologique, Dupréel « se débarrasse de l’encombrante préoccupation de la société prise comme un tout » (Dupréel, 1912a, p. 40) et évite de se référer à une entité extérieure et hétérogène aux attributs presque métaphysiques, comme la société holistique de Durkheim, considérée dès lors comme peu sociologique (Dupréel, 1925, p. 168).

  • 8 Pour une étude des sociologies formalistes de Dupréel, Bouglé et Simmel, voir Coenen‑Huther, 2008 (...)

29Plus généralement, le rapport social est l’expression des lois sociologiques (Janne, 1968, p. 127), dans le sens qu’« expliquer un fait social c’est le faire rentrer dans le système des rapports sociaux où il a sa place. […] Ce faisant, on le subsume sous les lois sociologiques » (Dupréel, 1912a, p. 136). Le rapport social est donc une catégorie formelle, « une forme, abstraction faite de sentiments et d’actes qui y sont impliqués » (ibid., p. 39). Cette sociologie formaliste est inspirée des travaux de Simmel, mentionné pour son étude des rapports sociaux négatifs (ibid., p. 43), et majoritairement de Bouglé, « le sociologue qui, à ma connaissance, a posé avec le plus de netteté et de généralité la notion étudiée ici » (ibid., p. 39)8.

30Ces rapports sociaux mènent également à la formation d’idées confuses. Fruits du travail de plusieurs esprits, les idées confuses sont les « croyances vagues, [l]es erreurs tenaces, [l]es légendes sans fondement authentique » (Dupréel, 1912a, p. 227) dont « l’énorme majorité des idées pratiques, morales, religieuses, juridiques, économiques, artistiques » proviennent (ibid., p. 214-215). Elles sont éminemment sociologiques, « car elles sont ce que la sociologie seule peut expliquer » (ibid., p. 278), et doivent être différenciées des idées claires, qui tombent dans le domaine de la logique, apparaissant de la même manière à chaque esprit, comme les notions mathématiques.

31Cette dualité d’idées, claires et confuses, permet de comprendre comment Dupréel renouvèle ses théories philosophiques. Tandis que la morale garde son ancrage social, étant moins un fait individuel qu’un rattachement de sa conduite à ce que la société nous impose (Dupréel, 1912b, p. 679), la logique, ou « l’étude des opérations de l’esprit » (MED, 1914, p. 495), se voit dédoublée. La première s’intéresse aux idées claires et est appelée logique classique, a priori et formelle alors que la seconde, la logique sociale, s’attache aux idées confuses afin de mettre en avant la pluralité des esprits dans l’obtention d’une connaissance (Dupréel, 1911, p. 251/4). Il en est de même pour la métaphysique, soit l’étude des catégories, où Dupréel met en place un système bipartite selon que les catégories se portent sur les idées claires ou confuses (MED, 1924, p. 821). En outre, la nécessité logique en philosophie, axe capital chez Berthelot pour étudier l’avancement et le progrès de la science, est totalement abandonnée par Dupréel au profit d’un conventionnalisme. Cette théorie, qu’il embrasse intégralement dans le cours des années 1920, postule que la vie sociale et les sciences sont entièrement régies par des accords et des partis-pris, décidés entre des individus multiples et ce, préalablement à la raison individuelle (MED, 1925, p. 878).

32Pour autant, Dupréel ne rompt pas univoquement avec la pensée classique de Berthelot. En effet, la raison individuelle garde une importance, car elle peut hiérarchiser les conventions. Ainsi, « le pragmatisme triomphe lorsqu’on reconnaît que toute connaissance, toute affirmation est convention. Mais le rationalisme retrouve tous ses droits lorsqu’on proclame qu’il y a hiérarchie entre les conventions » (MED, 1921, p. 655). En outre, la philosophie garde un rôle de synthèse des sciences, car elle permet de rattacher l’individuel à l’Universel et de sublimer le domaine des idées confuses (MED, 1911, p. 384 ; 1922, p. 694).

33Concernant le domaine de l’histoire, celui-ci trouve une nouvelle place dans la pensée de Dupréel grâce au conventionnalisme. En effet, il ne s’agit plus d’opposer ce qui est nécessaire et logique et ce qui est du domaine de l’aléa historique : tout relève de la convention, du travail de plusieurs esprits, et l’histoire de la pensée philosophique doit être analysée en ce sens. Dupréel applique cette méthode dans son ouvrage La Légende socratique en 1922, où il analyse les thèses de Platon historiquement par une analyse de sources. S’appuyant sur une théorie qu’il élabore depuis 1915, Dupréel affirme que « Socrate est le plus beau mythe de Platon et le seul qui soit de lui » (MED, 1915, p. 537) : l’ensemble des thèses de Platon provient d’Hippias, un penseur présocratique (MED, 1916, p. 548). Cet ouvrage sera énormément décrié et Dupréel adresse à ses « détracteurs » le message suivant dans ses mémoires :

Pour ces philosophes, il faut d’énormes présomptions pour être fondé en droit de chercher les sources de Platon ; pour un historien, c’est un devoir préalable. Avec des préoccupations lointaines de philosophes, j’ai procédé en historien […]. Le philosophe n’a pas à se faire une idée du socratisme et du platonisme, avant que l’historien ait prononcé sur les sources et il doit s’incliner devant les révisions de l’histoire comme il s’incline devant le progrès des mathématiques et de la physique. (MED, 1922, p. 692).

34Les théories de Platon, transmises depuis des générations, sont en fait des idées confuses, des légendes non fondées qui ont pris force de conventions et dont l’analyse historique permet de comprendre l’origine. Comme l’indique Perelman, « l’approche sociologique de la connaissance permet [à Dupréel] de renouveler l’histoire de la philosophie grecque » (1980, p. 7). Ceci peut également nous éclairer sur le contenu du cours d’histoire de la philosophie que Dupréel donne à partir de 1907 : quoique nous n’ayons aucune donnée concrète à son sujet, tout porte à croire qu’il était totalement éloigné des conceptions de son professeur de philosophie Berthelot. En effet, en 1920, le cours change de nom pour devenir le cours d’histoire de la philosophie ancienne. Il semblerait dès lors que Dupréel y ait enseigné sa vision des présocratiques, basée sur les notions de conventions et d’idées confuses.

Conclusion

35D’une histoire positiviste et transcendée par des lois formelles qui la déterminent à une philosophie rationnelle logique et nécessaire, il aura fallu attendre des réflexions sociologiques pour que Dupréel théorise un lien entre ces trois disciplines. Finalement, si l’analyse historique, débarrassée de la notion de nécessité logique, est à la base d’une sociologie formaliste qui s’intéresse aux idées confuses, la philosophie vient établir un rapport entre l’individu et le supra-social. En outre, au-delà de cette philosophie sociale, Dupréel garde une conception philosophique ancrée dans la raison et les idées claires, ne se détachant donc pas totalement des enseignements de Berthelot. Ainsi dira-t-il dans ses mémoires en 1921 : « Du dehors au dedans, de l’histoire de la philosophie et de ses conditions sociales à sa nature profonde. De la sociologie à la métaphysique » (MED, 1921, p. 654).

36Ce cheminement de pensée s’inscrit dans le contexte de la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, marqués par des questionnements concernant la place et les méthodes des sciences sociales. Premièrement, la sociologie n’est pas encore établie unanimement : elle trouve difficilement sa place dans le domaine académique tandis que différentes écoles la rattachent respectivement à l’économie, la biologie ou encore la psychologie. Nous l’avons vu, Dupréel pose nettement ce contexte dans son premier livre de sociologie, Le Rapport social, en 1912, et s’oppose à une sociologie reliée à une autre science : la sociologie doit être fondée purement. Deuxièmement, dans le domaine historique, tandis qu’un mouvement méthodique tente de professionnaliser cette discipline depuis les années 1870, plusieurs débats émergent autour de la question du déterminisme, des lois ainsi que l’intégration des nouvelles sciences sociales, comme la sociologie, questionnant le modèle classique d’une histoire politique des grands hommes venant de l’État-nation. Dupréel prend alors parti pour une histoire redéfinie et conçue sous forme de lois, sous l’influence de Taine et Renan, quoiqu’il ne soit pas encore dans le tournant sociologique de l’histoire, effectué sous l’impulsion de Simiand et, plus tard, des historiens des Annales. Finalement, même la philosophie classique et rationnelle, qui pourrait sembler intouchable tant son domaine semble éloigné du domaine sociétal, voit son fond remis en question. Elle perd du terrain sur l’histoire de la philosophie, pourtant fief de Hegel, au profit de cette histoire professionnalisée qui entend se baser uniquement sur des archives. En outre, il persiste une forte résistance à l’esprit sociologique dans le domaine philosophique, comme Dupréel l’admet lui-même, la philosophie dite sociale apparaissant comme moins noble (MED, 1922, p. 694).

37Finalement, Dupréel évolue dans une période intellectuelle de transition, entre une conception de la philosophie de l’histoire politique dominée par les grands hommes, une philosophie synthétique arrimée dans un fond post-kantien et l’avènement de la sociologie qui questionne dans son sillon le discours de toutes les sciences sociales. Le positionnement de Dupréel est tributaire de ce contexte, car il prend la forme d’un pont entre deux époques : convaincu de l’apport et de la nouveauté fondamentale de la sociologie, Dupréel ne renonce pas pour autant à une synthèse philosophique ni à la suprématie de la raison individuelle, qui appréhende et classe les conventions sociales. Eugène Dupréel élabore de cette manière une pensée à la fois inscrite dans le virage sociologique de son époque, mais maintenant une forte attache rationaliste.

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Notes

1 Pour un aperçu de sa pensée et de son parcours, se référer à l’ouvrage sorti en 1968 à la suite d’un colloque sur Dupréel : Perelman et al., 1968, ainsi que les deux notices le concernant dans la Biographie nationale (Paumen, 1979) et dans l’annuaire de l’Académie royale de Belgique (Perelman, 1980).

2 Deleuze et Guattari utilisent la notion de « consolidation » de Dupréel. En note, ils ajoutent également que Dupréel est à l’origine d’un ensemble de notions originales, telles que la « consistance », l’« intervalle » ou l’« intercalation ». (Deleuze et Guattari, 1980, p. 405, note 27).

3 Seuls quelques extraits datés de 1922 à 1932, choisis par Jean Dupréel, fils d’Eugène Dupréel, ont été publiés dans l’ouvrage de Perelman et al (1968). Jean Paumen et Chaïm Perelman en exploitent également quelques passages, respectivement dans une notice biographique de Dupréel et dans un article pour le centenaire de la naissance de Dupréel, mais n’en citent aucun extrait : Paumen (1979), Perelman (1980).

4 Les termes « grande distinction » et « la plus grande distinction » désignent des mentions honorifiques liées aux notes d’un étudiant. La plus grande distinction est la mention la plus élevée, la grande distinction lui est juste inférieure.

5 Il est à noter cependant que l’emprise de Tiberghien était principalement concentrée sur les cours donnés en Faculté de Philosophie et Lettres. La Faculté des Sciences avait déjà connu une autre ligne philosophique grâce aux cours donnés par Émile Hannot puis Hector Denis avec un angle résolument positiviste à partir de 1881. Voir Daled, 1998, p. 175-176.

6 Les soulignements dans le texte proviennent de Dupréel.

7 Dupréel s’éloignera du psychologisme de Tarde mais ce dernier gardera néanmoins une influence sur Dupréel dans la formation de sa sociologie, principalement pour ses théories de l’imitation. Voir Dupréel, 1912a, p. 36.

8 Pour une étude des sociologies formalistes de Dupréel, Bouglé et Simmel, voir Coenen‑Huther, 2008. Pour une analyse plus précise de la sociologie formaliste de Dupréel, prenant en compte son Traité de Sociologie générale (1948), voir Coenen-Huther, 2006.

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Pour citer cet article

Référence papier

Margot Elmer, « Articulations et frontières des sciences sociales »Revue européenne des sciences sociales, 58-1 | 2020, 93-116.

Référence électronique

Margot Elmer, « Articulations et frontières des sciences sociales »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 58-1 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2024, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/ress/6387 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.6387

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Auteur

Margot Elmer

Bruxelles, FNRS – European University Institute
margot.elmer"at"eui.eu

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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