• 1 La décision d’inclure Robespierre parmi les « démocrates » n’est pas propre à des auteurs comme L (...)
• 2 L’antagonisme entre représentation et démocratie (définie par l’identité du gouvernant et du gouv (...)
• 3 Jacques Rancière oppose le tirage au sort, « essence » de la démocratie, à la « forme oligarchiqu (...)

5Il serait pourtant hâtif d’en rester à ce constat négatif. Car ce qui vaut du concept de « populisme » valait déjà du concept de « démocratie », qui fait l’objet de théorisations inconciliables, d’usages rhétoriques infondés et d’appropriations politiques opposées. La définition de la démocratie n’est pas la même selon que la séquence terroriste de la Révolution française est tenue ou non pour un de ses référents historiques pertinents1, selon que « démocratie » et « représentation » sont pensées ou non comme des principes opposés2, selon que le tirage au sort est considéré ou non comme la marque d’une démocratie authentique3. Que les États despotiques d’Europe de l’Est se soient donné le nom de « démocraties populaires » n’empêchait pas qu’il fallait les décrire comme des régimes contraires à toute forme de démocratie.

• 4 Lefort souligne que les droits de l’homme « sont un des principes générateurs de la démocratie ». (...)

7Aux définitions « réalistes » de la démocratie comme marché électoral ou compétition pacifique pour le pouvoir (qu’on retrouve chez Raymond Aron, Karl Popper et Norberto Bobbio), il est possible d’objecter que leur « réalisme » oublie que la réalité première de la démocratie est l’efficacité de l’imaginaire démocratique. C’est la leçon de Tocqueville : « l’égalité des conditions », qui peut s’accompagner de grandes inégalités économiques, est d’abord un imaginaire qui informe en tant que tel les mœurs démocratiques et constitue donc la condition sociale de la démocratie. Claude Lefort en a conclu qu’il fallait refuser les approches de style schumpétérien au même titre que l’économisme marxiste : parce qu’elles manquent l’essentiel de l’institution démocratique, qui est d’être une « matrice symbolique des rapports sociaux » (Lefort, 1979, p. 25)4.

• 5 Pour une magistrale analyse sociale et politique des raisons du succès de ce nouvel usage du term (...)
• 6 Rancière (2013) dénonce ainsi la notion dominante de « populisme » comme une fiction sans consist (...)

9Tel qu’il se déploie dans le débat public européen, le terme de « populisme » a d’abord une fonction stigmatisante : il qualifie ordinairement des mouvements qui se réclament de la « volonté populaire », mais dont les revendications sont jugées néfastes par celui qui en rend compte5. Alors que dans les Amériques le mot connote positivement une confiance dans le peuple ou une volonté d’agir en sa faveur, il se colore ici d’une crainte des foules et d’une opposition, qui remonte à la critique platonicienne de la démocratie, entre l’irrationalité des passions populaires et la rationalité des experts6.

• 7 En mars 2020, des éditoriaux de grands journaux français nomment « populisme sanitaire » des cont (...)

11Les sens du mot varient alors selon l’identification de ces « obstacles » qui, selon les auteurs, sont fondés à limiter le vote populaire. « Populisme » n’aura pas les mêmes connotations selon qu’on souhaite objecter à la volonté majoritaire les médiations des institutions représentatives, l’intangibilité des droits fondamentaux, le sérieux des constats scientifiques concernant la médecine7 ou l’écologie, l’autorité (contestée) de doctrines économiques auxquelles on donne le statut d’une orthodoxie, ou encore les vertus d’un « réalisme » qui pourrait n’être qu’un alibi de l’inégalité de la distribution des richesses ou du défaut de représentativité d’assemblées parlementaires dont le mode de recrutement ne fait pas droit à la pluralité des intérêts sociaux.

• 8 C’est par exemple la démarche de François Dubet (2019). Le populisme tend alors à s’identifier à (...)

13Dès lors, on ne juge pas gênant que les mouvements qu’on qualifie de « populistes » soient porteurs de projets politiques incompatibles (les uns proposant des politiques intégratives et la mise en place de mécanismes de démocratie directe, les autres des mesures discriminatoires et la concentration des pouvoirs dans les mains d’un leader). Car le populisme n’est ici qu’un style politique et l’analyse doit se porter, non sur ses propositions (opposées), mais sur les causes de l’insatisfaction à laquelle elles répondent8.

• 9 Sur cette approche, voir Guerra, 2019.

15La difficulté est ici de faire la différence entre de simples traits populistes et un véritable populisme (entendu comme un substantif de plein droit et non comme un trait adjectival). Cette difficulté est affrontée, selon une « approche idéationnelle »9, par Cas Mudde et Cristóbal Rovira Kaltwasser (2018) ainsi que par Jan-Werner Müller (2016).

• 10 Müller note cependant la symétrie des « populistes » et des « technocrates » : les technocrates q (...)

16Müller définit le populisme par deux traits : il est « anti-élitaire » et farouchement « anti-pluraliste ». Le noyau du populisme serait la conviction que le peuple est un et qu’il est toujours pur – ce pourquoi le populisme, selon lui, n’en appelle pas à la « volonté générale » mais bien à un « esprit du peuple », qu’il n’entend pas forcément en un sens ethnique, mais qu’il définit par une pureté morale de principe, conviction commune aussi bien à Hugo Chavez qu’à Silvio Berlusconi ou à Geert Wilders, qu’il serait donc permis de rassembler sous le même vocable. Ce populisme ne peut pas être un « correctif » bienvenu de la démocratie : il la met en danger par son anti-pluralisme (ibid., p. 55-71 et 85)10.

• 11 La matrice de la « volonté générale » est évidente dans le populisme revendiqué par Jean-Luc Méle (...)

19La force de l’approche idéal-typique a cependant sa limite. La position de Müller, qui pose arbitrairement que la référence aux populismes du xix^e siècle n’est pas pertinente, rabat le populisme sur ses versions autoritaires. Celle de Mudde et Rovira Kaltwasser est plus respectueuse de la réalité empirique11, mais aussi plus incertaine : comment le populisme peut-il être « essentiellement démocratique » tout en étant anti-pluraliste et hostile aux minorités, deux caractères peu compatibles avec la démocratie ?

• 12 Il faudrait articuler ici la définition du populisme aux quatre sens du peuple dégagés par Gérard (...)

20Dans les deux cas, l’idéal-type du populisme est produit par une décision conceptuelle, qui s’autorise de la clarté induite par sa mise en ordre « typologique » du réel, mais qui reste un choix normatif. Car on ne voit pas ce qui pourrait trancher le différend entre les deux définitions proposées : Müller veut que la notion républicaine de « volonté générale » soit étrangère à l’idée populiste, qui serait donc intrinsèquement dangereuse ; Mudde et Rovira Kaltwasser voient dans la « volonté générale » un point cardinal du populisme, qui ne serait donc pas toujours une menace pour la démocratie. Ce litige est tout aussi indécidable que la question de savoir si le qualificatif de populisme doit être réservé à la promotion d’un certain « type » de peuple, et lequel12.

• 13 Il ne serait pas impossible de rapprocher ce cinéma « populiste » et le mouvement littéraire qui, (...)

21Il n’est pas certain que le peuple du populisme doive être un « esprit unitaire » et une « volonté générale », plutôt qu’une « multitude » rassemblée par la volonté de mettre fin à une violence oligarchique ; ni que l’hostilité populiste aux formes élitistes du libéralisme implique nécessairement un refus de la garantie constitutionnelle des libertés individuelles. Les populistes états-uniens prônaient des mesures démocratiques et sociales qui visaient à raffermir les individus dans leurs droits et n’impliquaient aucune primauté d’un leader (Chollet, 2016 ; 2020 ; Tarragoni, 2020). Leur effet, qui fut de « démocratiser » le parti démocrate, s’est continué au xx^e siècle dans certaines politiques de l’époque rooseveltienne et dans l’esprit qui anime des films comme L’Homme qui tua Liberty Valance de John Ford (Chollet, 2018) ou Mr. Smith Goes to Washington et Meet John Doe de Frank Capra13.

• 14 Rosenfeld définit le populisme par trois caractères : un « appel au nom de tous ceux qui se sente (...)

22Ce sens démocratique du populisme, qui reste prégnant aux États-Unis, permet de comprendre qu’un usage rétroactif du concept de populisme puisse identifier dans la constitution monocaméraliste de l’État de Pennsylvanie en 1776 un « premier effort fait pour instituer un gouvernement populiste » (Rosenfeld, 2014, p. 182). Sophia Rosenfeld montre que les idées des radicaux de Philadelphie (qui fondaient le droit de vote sur la loyauté républicaine et la supériorité du bon sens des citoyens ordinaires) contiennent déjà l’essentiel des thèmes populistes du futur14. Thomas Paine, qui fut le porte-parole de ces radicaux avec son manifeste Le Sens commun (et qui devait écrire contre Edmund Burke, en apologie de la Révolution française, Les Droits de l’homme), serait le cas prototypique d’un populisme du « sens commun démocratique » et des droits de l’homme (conçus à partir du droit premier qu’a tout peuple de changer ses lois et sa constitution).

• 15 Je tente ici de développer et de corriger des propositions énoncées dans Pranchère, 2017.

23On pourrait, en suivant ces indications, distinguer trois grandes versions du populisme15.

• 16 C’est d’ailleurs la thèse des travaux classiques de Robert A. Dahl (1956) et de Margaret Canovan (...)

25Dans cette version première, le populisme est démocratique16. L’affect anti-élitiste qui le constitue ne requiert ni la présence d’un leader, ni une polarisation antagonique opposant un « nous » à un « eux » qu’il s’agit d’éliminer. Le combat contre les pouvoirs oligarchiques prend plutôt la forme d’une lutte contre la sécession des élites et pour leur retour au sein du peuple et de son « sens commun ». L’égalitarisme est ici inclusif et non excluant.

• 17 Voir à ce sujet les analyses décisives de Bruno Karsenti et Cyril Lemieux (2017).

26Il faut cependant souligner la profonde différence entre ce populisme démocratique et le socialisme. Tarragoni (2019b) insiste à juste titre sur le fait que le populisme ne vise pas la socialisation des moyens de production ou la fin du capitalisme. De fait, le populisme est une défense de la démocratie (perçue comme un état naturel, déjà existant ou perdu) et non le projet d’une nouvelle société ou d’une transformation sociale. Le « sens commun » des gens ordinaires qu’il invoque n’est pas la « raison du peuple » (analysée par Frédéric Brahami [2016]) des traditions socialistes. Il est étranger à la conscience de classe révolutionnaire du prolétariat selon Marx et à l’idée qu’il faudrait combattre par les moyens de la connaissance scientifique les illusions idéologiques et les aliénations du « fétichisme de la marchandise » que secrètent les rapports sociaux capitalistes. Il est tout aussi étranger à l’idée durkheimienne d’un socialisme démocratique, ne visant pas l’abolition des classes et de l’État, mais procédant de l’autoréflexion de la société dans les médiations de la division du travail et de la régulation du capital par un État « organe de la pensée sociale »17.

• 18 L’interprétation du péronisme comme « populisme » provient des travaux fondateurs de Gino Germani (...)

27Cette différence entre populisme et socialisme introduit au deuxième sens du terme, qu’on peut rattacher à sa référence latino-américaine, en particulier péroniste18, dont on sait qu’elle a nourri les théorisations d’Ernesto Laclau (2008) et de Chantal Mouffe (2018). Nous n’avons pas la compétence pour traiter la question de savoir si les régimes latino-américains qu’on dit populistes méritent leur nom et n’ont pas plutôt été des autoritarismes plébiscitaires dont l’antimarxisme était en affinité avec l’aile « sociale » du fascisme italien. Il nous suffira de relever l’image du populisme appuyée sur cette référence historique : celle d’un vecteur de démocratisation sociale par les moyens d’une alliance entre militaires, plèbe et syndicats dans des situations où l’extrême inégalité des classes induit une violence plus grande que dans des pays où la démocratie repose sur l’alliance d’une large classe moyenne et de classes populaires non plébéiennes.

• 19 Voir Mouffe, 2018. Mouffe assume un héritage schmittien et propose de fonder un « populisme de ga (...)

28Le populisme serait caractérisé ici par la conversion de la visée de l’égalité sociale dans l’idéal d’un service du peuple exigeant une hostilité guerrière envers ceux qui s’opposent à lui : il s’agit moins de réinclure dans le peuple ceux qui s’en séparent que de « construire » l’unité du peuple par l’exclusion de ses ennemis et par une polarisation de la vie politique. Le peuple n’est pas un collectif d’individus égaux qui défendent leur liberté, mais un individu collectif que l’hostilité organise en une identité compacte qui a besoin de se reconnaître dans la figure d’un leader19. Ce leader, qui permet au peuple de s’identifier, commande en tant que serviteur et voix du peuple, ce pourquoi il peut accuser ceux qui lui résistent de trahir la cause populaire.

• 20 Plaident en ce sens la présence, parmi les boulangistes, d’un groupe important d’anciens communar (...)

35Mais on ne saurait alors exclure du champ du populisme ses débouchés nationalistes, qui opposent le « vrai peuple » aux immigrés et à leurs descendants. Tarragoni, lorsqu’il décide de tenir le boulangisme pour un « simulacre de populisme » au motif qu’il était un « proto-fascisme » (Tarragoni, 2019a, p. 196 et suiv.), néglige trop vite qu’il n’y aurait rien d’absurde à interpréter le boulangisme comme un cas prototypique de la porosité du populisme avec le culte nationaliste du chef, qu’on retrouve dans le péronisme20. Il n’est pas exclu que des mouvements typiquement populistes (tenus pour tels par tous les courants de la science politique) comme Cinque Stelle en Italie ou les Gilets jaunes en France relèvent, mutatis mutandis, de la même dynamique que le boulangisme : amalgamant des idéaux de démocratie immédiate, des demandes de justice fiscale et une dénonciation (aux accents complotistes) des élites savantes et « cosmopolites », ils sont susceptibles de faire alliance avec des forces d’extrême-droite et de se laisser investir par elles. Le thème populiste de l’immédiateté du sens commun peut servir d’argument à une opposition entre le « peuple authentique » et les « ennemis du peuple », définis par le simple fait qu’ils ne partagent pas les traditions et les croyances « populaires ».

• 21 Quand Tarragoni pousse le populisme à sa limite en lui demandant de « faire son deuil » de la nat (...)

37Pour le dire en termes brutaux : le « peuple » du populisme peut certes être une multitude21, mais il n’est ni une société ni une socialité. L’opposition du peuple et des élites ignore la division intérieure au peuple lui-même, en tant qu’il est traversé par la division sociale du travail et les intérêts conflictuels qui en naissent. Il est impossible d’oublier ici que la définition du populisme « effectif » ne peut pas être indépendante de la composition sociale du peuple : le « peuple » des démocraties européennes d’aujourd’hui, pourvues de mécanismes de solidarité sociale et dominées par l’économie des services, n’est ni le peuple indifférencié des « sans parts » décrit par Michelet ou Hugo, ni la paysannerie communautaire du populisme russe, ni l’alliance entre fermiers indépendants et association ouvrières du populisme états-unien, ni la plèbe de certains pays latino-américains. Comparé aux « peuples » des populismes historiques, le « peuple » qui sert de base aux populismes contemporains est un peuple de « classes moyennes » (voire, dans le cas de certains « populismes de gauche », de fonctionnaires). Cette différence a des effets considérables.

• 22 Lefort n’en dénonçait pas moins les dérives néo-libérales comme plus dangereuses que la « démagog (...)

38On pourrait ainsi comprendre pourquoi Lefort, à l’occasion des grèves françaises de décembre 1995, refusait de « célébrer le Peuple, la bouche pleine de ce grand mot, le Peuple debout, face à la technocratie » et dénonçait le « populisme de gauche, lamentable pendant d’un populisme de droite, celui de Le Pen » (Lefort, 1996, p. 831)22. Cela peut surprendre : Lefort n’avait-il pas, dans son grand livre sur Machiavel (Lefort, 1986 [1972]), souligné que la clef de la liberté politique réside dans la lutte du « peuple » contre les « Grands », lutte qui peut prendre des formes « ensauvagées » par la « démesure du désir du liberté » ? N’avait-il pas fait l’éloge de Soljenitsyne et des affects proprement populistes que celui-ci avait opposés au despotisme stalinien (Lefort, 2015 [1976]) ? N’a-t-il pas, jusqu’à la fin de sa vie, refusé de se dire « libéral » au motif que le libéralisme est un élitisme qui vise à freiner la démocratie ?

• 23 Sur cette notion, voir Guichoux, 2019 et Chollet, 2019.

40Si Lefort récuse la notion de « populisme », c’est que celle-ci n’exclut pas le fantasme du « Peuple-Un ». L’énergie démocratique du peuple en lutte contre la domination est mieux nommée selon lui par un autre terme : la « démocratie sauvage » (Lefort, 1979, p. 24)23, qui bouscule l’ordre établi au nom des droits de l’homme compris comme exigence d’égalité, défense des minorités et « revendication de droits nouveaux ». Lefort est sensible à l’ambiguïté de cette « démocratie sauvage » : le « décloisonnement de la société » s’y double d’une dangereuse impuissance institutionnelle et du risque « d’ignorer les articulations symboliques » qui commandent « le rapport à l’autre ».

• 24 Pour les références des citations de Lefort, je me permets de renvoyer à Pranchère, 2019a et b.

41Les « voies sauvages » de la démocratie sont nécessaires pour bousculer les dominations incrustées. Mais elles ne doivent pas annuler, dans le fantasme du peuple-un, le ressort propre de la démocratie : « la désintrication simultanée du principe du pouvoir, du principe de la loi et du principe du savoir » qui accompagne le patient « déchiffrement de la société par elle-même ». Lefort nous rappelle que, à la différence du « peuple souverain », la société démocratique se déploie dans la « dimension de l’autre » et de « l’hétéronomie du social »24. Plutôt que l’immédiateté d’un « bon sens » grevé d’idéologies inconscientes – ce pourquoi le populisme oscille entre « démocratie sauvage », demande sociale, ressentiment populaire, puissance d’un leader charismatique et massification du sentiment oligarchique –, elle requiert l’élaboration du « sens du commun » par les médiations d’une rationalité délibérative, articulée et différenciée selon les sphères de l’existence sociale.