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Capital culturel ou capital cognitif ?

Une analyse interdisciplinaire de la reproduction scolaire des inégalités sociales
Cultural capital or cognitive capital ? An interdisciplinary analysis of social reproduction in education
Mario Hervault et Joseph Godefroy
p. 199-230

Résumés

La sociologie et les sciences cognitives abordent de manière distincte la reproduction scolaire des inégalités sociales. En effet, si le concept sociologique de « capital culturel » paraît incontournable dans la compréhension du phénomène de reproduction, il appelle aujourd’hui à être requestionné. Par ailleurs, de récents travaux en sciences cognitives mettent en évidence, de manière hétéroclite, des médiateurs proximaux de l’influence qu’exerce le statut socioéconomique sur la réussite scolaire.Cet article propose une synthèse interdisciplinaire des connaissances permettant de dégager la complémentarité des deux champs scientifiques. En particulier, le concept de « capital cognitif », centré sur les habiletés de contrôle exécutif du comportement, introduit une nouvelle manière de penser la « rentabilité » scolaire de l’expérience familiale. Le développement cognitif fait alors écho aux travaux analysant la transmission culturelle d’un capital qui prédispose aux inégalités sociales de réussite scolaire.

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Texte intégral

1De nombreux sociologues ont apporté des éléments de discussion sur la prégnance du capital culturel dans le phénomène de reproduction scolaire des inégalités sociales. Afin de répondre aux insuffisances pointées de la notion de capital culturel dans sa capacité à rendre compte de la manière dont l’expérience familiale prédispose la réussite scolaire, cet article suggère une rencontre des concepts issus de plusieurs champs théoriques, au travers d’une synthèse interdisciplinaire de connaissances. En effet, si les différences interindividuelles en termes de réussite scolaire sont l’objet de nombreux travaux en sociologie, psychologie ou encore sciences cognitives, peu d’approches ont cherché à mettre en relation les concepts de ces différents champs. En particulier, le dialogue avec les sciences cognitives « permet aux sciences sociales d’ouvrir la boîte noire de la socialisation et de spécifier les processus cognitifs par lesquels la société et la culture viennent à l’esprit » (Clément et Kaufmann, 2011, p. 9). En outre, les sciences cognitives remettent nouvellement en cause le paradigme strictement individualiste qui a longtemps prévalu en leur sein pour intégrer une acceptation du « social » dans leur théorisation (Ibáñez et al., 2017). Afin d’enrichir la compréhension actuelle de la notion de capital dans la reproduction scolaire des inégalités sociales, notre propos questionne la transposition des concepts de capital culturel et de capital cognitif. Pour ce faire, une première partie introduit la construction sociologique de la notion de capital culturel, ainsi que son rôle dans la reproduction des inégalités sociales de réussite scolaire. L’énoncé des limites que rencontre la notion dans son pouvoir explicatif permet ensuite de motiver un dialogue interdisciplinaire qui croise les connaissances sociologiques et celles issues des sciences cognitives. Une deuxième partie expose la manière dont les sciences cognitives ont analysé les inégalités sociales de réussite scolaire. De cet exposé naît la conceptualisation d’un capital cognitif qui positionne les processus cognitifs dits « exécutifs » au cœur du phénomène de reproduction. Une troisième partie vient finalement argumenter la complémentarité des notions de capital culturel et de capital cognitif, ainsi que le caractère heuristique de la transposition envisagée, pour appréhender les facteurs de transmission de ces formes de capital. Ce croisement disciplinaire s’inscrit dans le débat de la contribution réciproque des sciences cognitives et des sciences sociales notamment ouvert par la Revue française de sociologie dans son numéro « Un tournant cognitiviste en sociologie » (coordonné par Déchaux, 2010).

1. Capital culturel, une notion pivot en sociologie de l’éducation

1.1. Le capital culturel au cœur de la reproduction scolaire

2Dans Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron mettent en lumière les écarts de réussite scolaire entres étudiants issus de milieux favorisés et défavorisés (1964). Depuis le travail pionnier des deux auteurs, l’influence de l’origine sociale sur la réussite scolaire a régulièrement été mise en évidence. Notons que pour appréhender le poids de l’origine sociale sur la réussite scolaire, dans nombre d’enquêtes, le concept de statut socioéconomique (SSE) a vu le jour. Née d’un souci d’objectivation du gradient social, la définition du statut socioéconomique reste cependant malaisée car il s’agit d’un concept multidimensionnel. Les indicateurs couramment utilisés pour quantifier ce SSE sont le niveau d’éducation des parents, leur profession et le revenu du foyer (Bradley et Corwyn, 2002 ; Ensminger et Fothergill, 2003 ; Harwell, 2019 ; Avvisati, 2020).

  • 1 Nous pensons notamment aux travaux de Marie Duru-Bellat et Agnès van Zanten (2006), ou de Bernard (...)
  • 2 Économiquement, l’exploitation monétaire d’un capital permet d’en obtenir une rente. Scolairement (...)

3L’objet de nombreux travaux en sociologie de l’éducation a été de questionner la nature du lien observé entre origine sociale et réussite scolaire1. Le propos phare de l’ouvrage de Bourdieu et Passeron fut de mettre en évidence que les inégalités sociales face à la réussite scolaire ne tiennent pas tant à des différences de richesse qu’à des différences de culture. Selon les auteurs, un « privilège culturel » caractérise les étudiants issus des classes les plus favorisées (ceux qu’ils nommeront les « héritiers »). Pour l’expliquer, ils introduisent dans La Reproduction (1970) la notion de « capital culturel ». Ce capital désigne les connaissances en matière de culture ainsi que la capacité à apprécier les œuvres issues de la « culture savante », telles que le théâtre, la musique classique ou la peinture. Or, cette même culture savante représente la culture légitime et reconnue par l’institution scolaire, conférant aux élèves les plus en phase avec celle-ci un avantage dans la réussite scolaire. Ainsi, c’est au sein des classes sociales les plus élevées que la socialisation des enfants permet d’acquérir ce capital culturel, notamment à l’état incorporé (Bourdieu, 1979). Ce dernier est ensuite récompensé par l’école qui y associe davantage de chances d’accès aux diplômes et aux métiers les plus économiquement profitables2. Pour autant, si depuis les années 1970, la transmission d’un capital culturel a principalement été convoquée pour expliquer les inégalités scolaires, il a été souligné que ces explications demeurent partielles.

1.2. Capital culturel, les limites du concept

4La notion de capital culturel ainsi que son recours pour expliquer les inégalités sociales de réussite scolaire suscitent plusieurs interrogations (Détrez, 2005 ; Draelants et Ballatore, 2014).

5Une première interrogation porte sur les dimensions que recouvre le concept de capital culturel dans la littérature internationale en sociologie. Dans une acceptation restreinte, le capital culturel se définit par son contenu, à savoir un ensemble de connaissances en matière de culture et une certaine proximité avec la « culture savante », celle des classes sociales les plus aisées au sens des auteurs de La Reproduction. Le caractère restreint de cette définition rend le concept de capital culturel commodément tangible pour les chercheurs puisqu’il peut être caractérisé par la consommation de biens et pratiques culturelles (nombre de lectures, fréquentation de lieux et évènements culturels, etc.). Dans une acceptation plus large, la caractérisation du capital culturel comprend également les effets de son contenu. Ainsi, compte tenu de l’évolution de la culture (voir ci-dessous), le capital culturel ne se résoudrait pas à des formes figées de cultures (i.e. savante, légitime, commune, scolaire). Au contraire, toute compétence capitalisable peut fonctionner comme capital culturel dans cette définition mouvante du concept (Draelants et Ballatore, 2014). Dans cette conception, il est difficile de définir ce qui tient ou non du capital culturel et il devient épineux d’appréhender les médiateurs proximaux (voir section 1.3) qui interviennent dans la détermination de la réussite scolaire par ce capital. C’est pourquoi la notion de capital culturel a été qualifiée de « boîte noire », soulignant le caractère hypothétique de ce construit (Draelants, 2016).

6Une deuxième interrogation concerne la validité actuelle de la thèse soutenue par Bourdieu et Passeron dans les années 1970, eux-mêmes réfutant l’idée selon laquelle sa « validité transhistorique permettrait de décrire en toute société et à toute époque les fonctions de reproduction sociale dont s’acquitte l’école » (Passeron, 1986). En effet, pour Hugues Draelants et Magali Ballatore (2014), la fonction du capital culturel dans la reproduction scolaire repose sur deux postulats aujourd’hui remis en cause : il existe une culture légitime dominante (dissociée de la culture commune) ; la culture scolaire relève de la culture légitime (et transmet cette dernière). À cet égard, la hiérarchie mise en évidence dans La Distinction entre la culture savante et la culture populaire (Bourdieu, 1979) pourrait être devenue plus ténue. La légitimité culturelle ne se traduirait plus dans la mise en cohérence du capital culturel avec une culture savante dominante, mais davantage dans la pluralité et la diversification des pratiques et consommations culturelles. Ce concept d’éclectisme est porté par Richard A. Peterson (1992) qui distingue « omnivores » et « univores » : l’omnivore se caractérisant par la diversité et l’exotisme de ses goûts et pratiques culturelles, l’univers culturel de l’univore étant nettement plus limité et étriqué. Quant à la rentabilité scolaire des pratiques culturelles, plusieurs phénomènes l’auraient également transformé : La massification scolaire, en donnant lieu à « une distorsion du lien entre l’école et la culture savante » (Coulangeon, 2004, p. 74) ; l’évolution du curriculum scolaire, en accordant une place grandissante à la culture scientifique et technique au détriment des humanités et de la culture classique (Jacquet-Francillon et Kambouchner, 2005) ; la relation entre les enseignants et les élèves semblant devenir moins sujette à la transmission d’une culture savante, notamment par des stratégies d’esthétisation du populaire et de popularisation du savant qui ont pu être décrites dans les pratiques enseignantes (Eloy, 2010).

  • 3 Si la notion d’incorporation a initialement été utilisée pour appréhender cette transmission (Bou (...)
  • 4 Observatoire des inégalités (2018). Données : « Les pratiques culturelles selon les catégories so (...)

7Une troisième interrogation porte sur la manière dont l’enfant hérite de son capital culturel. Le propos défendu dans La Reproduction suggère que la socialisation, particulièrement familiale, permet aux enfants d’hériter de certains traits culturels en fonction de leur origine sociale. Dans la littérature en sociologie, cette transmission a pu être caractérisée en termes d’« incorporation », d’« internalisation », d’« imprégnation », d’« intériorisation » ou encore d’« osmose »3. À la naissance, chacun « tomberait » dans un bain culturel qui l’imprégnerait puis en serait le « porteur ». Dès lors, la transmission du capital culturel semble également relever de la « boîte noire ». Certains auteurs ont tenté de mettre en évidence les mécanismes, plus tangibles, à l’œuvre dans la transmission du capital culturel. En premier lieu, cette transmission s’effectue de manière continuelle dans les habitudes familiales et les interactions sociales impliquant l’enfant, avec des inégalités sociales dans les activités culturelles les plus distinctives4 ou dans le style éducatif (Duru-Bellat et van Zanten, 2006). En outre, l’origine sociale influence les activités familiales telles que la lecture partagée. Dans cette optique, le nombre de livres présents à la maison a été corrélé aux compétences en lecture (Myrberg et Rosén, 2009). En second lieu, il est important de considérer que « les compétences parentales jouent aussi un rôle direct sur la réussite scolaire des enfants, sans doute grâce à l’aide que les parents les plus compétents peuvent apporter à leurs enfants » (Murat, 2009, p. 122). Cette compétence parentale scolairement rentable et socialement discriminée se concrétise d’une part par un effort de scolarisation des activités familiales, et d’autre part par un accompagnement de la scolarité (Daverne et Dutercq, 2009). Néanmoins, la description sociologique des facteurs de transmission du capital culturel, si elle permet de souligner la multiplicité de ces facteurs, ne permet pas d’appréhender à l’échelle individuelle les facteurs proximaux (voir section 1.3) d’acquisition de ce capital et d’éclairer l’intérieur de cette boîte noire.

8En somme, ces trois interrogations mettent en évidence que le concept de capital culturel trouve des limites dans sa capacité à rendre compte de la reproduction scolaire des inégalités sociales. Pour autant, le phénomène conserve son actualité dans la mesure où les vingt dernières années ont vu s’accroître les inégalités sociales de réussite scolaire (Le Mener et al., 2017).

1.3. De l’intérêt de l’entreprise interdisciplinaire ?

  • 5 Nous distinguons les processus cognitifs (tels que l’attention, la mémorisation ou encore la perc (...)

9Si la sociologie de l’éducation a connu un âge d’or dans les années 1970, en questionnant notamment les inégalités scolaires, plusieurs sociologues appellent aujourd’hui à développer de nouvelles manières de penser et d’approcher les sujets qui sont depuis longtemps au centre de cette sociologie (Mehta et Davies, 2018). Ces auteurs renouvellent, à cet égard, la proposition d’Edgar Morin (1992) d’exploiter le dialogue entre les champs scientifiques dans le dessein d’appréhender la complexité d’un phénomène donné. Il convient, dans cette entreprise, de questionner la manière dont les inégalités de réussite scolaire ont fait l’objet de travaux dans les autres disciplines scientifiques. À cet effet, la sociologie de l’éducation peut être référée aux sciences sociales en ce qu’elle appréhende l’éducation comme un phénomène social, lisible par l’analyse des interactions investies par les élèves (Bulle, 2000). Les sciences cognitives, quant à elles, désignent un ensemble de disciplines scientifiques ayant fait des mécanismes de la pensée humaine leur objet d’étude. Les fondements de ces disciplines peuvent, notamment, être trouvés dans les sciences humaines, c’est le cas de la psychologie du développement qui étudie la dimension évolutive des processus psychiques, ou dans les sciences biologiques comme c’est le cas des neurosciences développementales qui analysent l’implémentation neurobiologique de cette évolution. Comme la sociologie de l’éducation, les sciences cognitives étudient de longue date les différences interindividuelles en termes de réussite scolaire (Talkhabi et Nouri, 2012). Pour autant, si ces inégalités sont l’objet de travaux scientifiques dans différents domaines, rares sont les travaux qui font dialoguer ces connaissances dans une perspective interdisciplinaire. En effet, « l’interdisciplinarité se définit par un échange de concepts entre diverses disciplines » (Hamel, 2005, p. 109). Or cet échange n’est pas trivial. D’une part, les méthodologies employées sont fondamentalement distinctes. D’autre part, les inégalités de réussite scolaire constituent un phénomène complexe pour lequel des dimensions différentes sont analysées par le regard macroscopique de la sociologie et la vision plus microscopique des sciences cognitives. En somme, la sociologie de l’éducation et les sciences cognitives, appliquées à l’éducation, ne regardent pas les mêmes choses et ne regardent pas ces choses de la même manière. Il est alors compréhensible de constater que « les rencontres ne se font pas sans heurt, […] c’est sur fond de conflits que les méthodes disciplinaires s’échangent » (Resweber, 2011, p. 177). L’objet du présent texte est de montrer que ces regards différents se complètent et enrichissent la compréhension des inégalités sociales de réussite scolaire. À cet effet, nombre de recherches en sciences cognitives ont récemment entrepris d’appréhender les phénomènes sociaux. En particulier, le statut socioéconomique (ou SSE, voir section 1) est devenu un élément d’intérêt dans un nombre croissant de travaux. Classiquement, le SSE représentait en sciences cognitives un facteur de contrôle que l’on cherche à équilibrer dans la constitution des groupes d’individus dont l’on compare les mesures d’intérêt (e.g. habiletés cognitives, activations cérébrales, etc.). Dépassant ce statut, dit de co-variable, le SSE est plus récemment devenu une variable d’intérêt à part entière. Cet investissement a été porté par la psychologie du développement, dans le dessin de mettre en lumière l’influence de l’origine sociale sur les processus d’apprentissage, ainsi que par les neurosciences développementales dans le projet d’identifier les mécanismes neurobiologiques5 porteurs de cette influence.

  • 6 Le capital culturel est ici désigné comme un construit « hypothétique » pour souligner qu’il endo (...)

10La dimension déterministe du SSE sur la réussite scolaire est difficile à appréhender car le revenu des parents, leur niveau d’éducation, ainsi que l’ensemble des facteurs qui ont été associés à l’origine sociale, constituent des facteurs distaux à l’individu. En effet, le revenu financier ou les diplômes des parents ne font pas partie de ce qu’un enfant capitalise, au sens premier du terme. Ces facteurs influencent la constitution du capital culturel de l’enfant. Cette déclinaison laisse, provisoirement, la question de la constitution du capital culturel sans réponse. Il est alors difficile de rentre tangible la puissance causale que l’on attribue au capital culturel dans la reproduction scolaire des inégalités sociales, si ce capital représente un construit hypothétique6. Pour autant, cette puissance causale devient plus appréhendable dès que l’on précise l’implémentation matérielle de ce capital (Bronner, 2010). Dès lors, si l’on entend par réussite scolaire les succès académiques des élèves, ces succès se concrétisent par la satisfaction des évaluations scolaires (notamment certificatives). En situation d’évaluation, un facteur tel que le revenu des parents n’intervient pas directement dans la performance scolaire. Son influence est médiée par les compétences scolaires des élèves, nous qualifions alors le facteur revenu de « distal » à l’individu. En revanche, dans la même situation des processus cognitifs supportent directement l’expression des compétences scolaires. Nous qualifions ces facteurs de « proximaux » à l’individu. Ainsi, c’est bien cette implémentation matérielle dans l’esprit de l’individu qui influence ensuite l’expression de capacités comportementales, cognitives ainsi que les performances scolaires. Pour établir une relation de causalité, la mise en évidence de facteurs plus proximaux, notamment au travers d’une dimension développementale, paraît alors incontournable. C’est dans cette logique que la filiation disciplinaire entre les travaux réalisés en sociologie et en sciences cognitives présente un intérêt majeur (Hackman et al., 2010). Pour ce faire, cette filiation doit s’affranchir des critiques qui lui ont été adressées par certains sociologues. Une première aversion que suscite la prétention des sciences cognitives à rendre compte de certains phénomènes qui relèvent habituellement du domaine des sciences sociales serait corporatiste (Bronner, 2010). Ainsi, les ambitions naturalistes peuvent être considérées comme « clairement anti-sociologiques » (Lahire et Rosental, 2008, p. 57) et il conviendrait d’expliquer le social par le social. Cette aversion souligne la crainte d’une perte de légitimité qu’occasionnerait le partage d’un objet d’étude traditionnellement investit de manière exclusive, dans la lutte pour l’autorité scientifique (Bourdieu, 1975). Deuxièmement, l’usage des sciences cognitives pour appréhender les phénomènes sociaux a été critiqué pour l’essentialisation des phénomènes étudiés que cet usage induirait. Les sciences cognitives nous conduiraient à considérer l’origine sociale comme la caractéristique d’une personne ou d’un cerveau plutôt que d’une situation, « réinscrivant les différences sociales et économiques dans des différences cérébrales » (Millei et Joronen, 2016). En effet, les sciences cognitives sont naturalistes et il apparaît difficile de leur contester que le comportement humain ait un support biologique. Pour autant, naturalisme ne s’associe pas avec innéisme. Et il a amplement été fait remarquer par les biologistes que la complexité de l’organisation cérébrale dépassait de loin l’ensemble des possibilités combinatoires du génome humain, permettant de souligner que l’essence de notre comportement est davantage acquise qu’innée. De plus, si les sciences cognitives mettent en évidence des périodes clés du développement de l’enfant, il a été montré que la caractéristique plastique du cerveau permettait des réorganisations structurelles à tout âge (Pauwels et al., 2018).

11En somme, la complexité du fonctionnement humain est telle que plusieurs niveaux d’analyse semblent nécessaires pour le comprendre. Dès lors, il apparaît que l’influence de l’origine sociale sur la réussite scolaire ne puisse être appréhendée uniquement à un niveau neurobiologique, comme elle ne saurait non plus l’être exclusivement au niveau social. Dans la volonté d’une analyse multiniveaux, Jean-Pierre Changeux (1983) mobilise le darwinisme neuronal pour théoriser les bases synaptiques de l’habitus bourdieusien (voir section 2.1), soulignant ainsi la correspondance qu’il est possible de trouver entre différents niveaux d’analyse. Dans l’étude de la reproduction scolaire des inégalités sociales, ce caractère multidimensionnel nous conduit à conceptualiser la notion de capital cognitif, en correspondance à celui de capital culturel.

2. Capital cognitif, quelles perspectives ?

2.1. Un avantage scolairement rentable : le capital cognitif ?

  • 7 Nous envisageons ici l’habitus comme un « produit du travail d’inculcation et d’appropriation néc (...)

12Compte tenu des éléments de discussion énoncés quant à la prégnance de la transmission familiale du capital culturel dans le déterminisme scolaire, certains auteurs ont cherché à reconsidérer la nature du capital en jeu dans la reproduction mais aussi ouvrir la boîte noire de sa transmission. À cet égard, Carine Souchal (2012) a notamment questionné l’influence développementale qu’aurait le contexte social et familial sur les individus. Il s’agit de considérer que ce contexte constitue un environnement offrant des stimulations et des expériences qui construisent le développement cognitif individuel, permettent d’élaborer de nouvelles connaissances et transforment les capacités d’adaptation. D’un point de vue neurobiologique, il faut considérer qu’à la naissance le cerveau a produit un nombre « excessif » de neurones et de connections synaptiques, et qu’il continue à en produire pendant l’enfance. Le développement neurocognitif jusqu’à l’âge adulte est ainsi le siège de processus de synaptogenèse mais aussi d’élagage synaptique, lesquels sont soumis à l’influence de facteurs environnementaux. Concrètement et pour reprendre la métaphore du darwinisme neuronal (Changeux, 1983), les connections stimulées par l’environnement sont renforcées, celles qui sont peu stimulées disparaissent. Or, si cet environnement varie en fonction de l’origine sociale, notamment au travers de pratiques culturelles familiales différenciées (Duru-Bellat et van Zanten, 2006), les influences de ce même environnement sur le développement neurocognitif ne sont pas les mêmes. C’est dans cette conception hétéronome de l’être humain, que Changeux propose d’envisager que les facteurs environnementaux procèdent l’évolution du système neuronal de la même manière que la socialisation procède de la construction d’un habitus7.

13Dans le champ des sciences cognitives, les théories de l’enrichissement ont mis en évidence que les habiletés cognitives, ainsi que leurs substrats cérébraux, répondaient à des caractéristiques de plasticité. En particulier pendant leur développement, ces processus évoluent sous l’influence directe de leur environnement. Chez l’homme, des observations longitudinales pionnières réalisées, d’une part, chez des jumeaux ayant grandi dans des environnement différents (Bouchard et al., 1990), et d’autre part chez de jeunes orphelins élevés en contexte de privation sociale et matérielle (Ames, 1997), ont permis de démontrer le rôle crucial des stimulations offertes par l’environnement dans le développement des habiletés cognitives et des structures cérébrales. En somme, les théories de l’enrichissement établies dans le champ des neurosciences développementales nous permettent d’esquisser les premiers traits d’une notion de « capital cognitif » que l’enfant constitue en fonction des diverses stimulations que lui offre son environnement. Reste à définir les contours que peut recouvrir cette notion ainsi qu’à interroger sa capacité à éclairer la boîte noire de la transmission d’un capital socialement inégal et plus ou moins rentable scolairement.

14Dans la recherche des facteurs environnementaux à l’origine de différences inter-individuelles de développement, les cognitivistes ont investi le statut socioéconomique au travers d’études visant à mettre en évidence l’influence, dans les termes anglais, des indicateurs de « poverty », « adversity », « economic disadvantage » sur des mesures cognitives. Ainsi, une première vague de recherches a cherché à déterminer pour quels tests cognitifs les performances étaient dépendantes de l’origine sociale. Ceci a permis d’identifier un certain nombre de systèmes neurocognitifs particulièrement sensibles à l’environnement social d’appartenance tels que les capacités d’attention, de mémoire à court terme, ou de conscience phonologique (Farah, 2017). Les résultats aux tests cognitifs suggèrent que nous devrions nous attendre à trouver des corrélations du SSE avec des mesures plus directes de la fonction cérébrale. Cela a effectivement été le cas dans une seconde vague de recherches, en nombre plus réduit mais croissant. Ces études fournissent des informations supplémentaires sur la nature sous-jacente des disparités en termes neurobiologiques. Ainsi, la différenciation des réseaux d’activations cérébrales renseigne sur les inégalités dans la capacité à recruter des processus cognitifs, pour une situation donnée. En guise d’exemple, il a été observé que des compétences phonologiques (i.e. relatives à la manipulation des unités sonores) pourtant similaires ne reposaient pas sur les mêmes activations cérébrales lorsqu’il s’agissait d’un enfant grandissant avec des conditions économiques et sociales favorables ou d’un enfant évoluant dans un environnement moins favorisé. Concrètement, les inégalités sociales relatives à l’apprentissage de la lecture, compétence la plus déterminante de la réussite scolaire (e.g. Myrberg et Rosén, 2009), sont adossées à des activations cérébrales différenciées. Cela s’explique par un développement dissimilaire dans les processus plus précoces de décodage de l’écrit (Noble et al., 2006). Le SSE endosse ici le rôle de variable modératrice dans la relation cerveau-comportement. L’hétérogénéité caractérisant les temps d’exposition au langage écrit par ces enfants d’origines sociales différentes a stimulé de manière différente le développement de certains réseaux cérébraux impliqués dans la lecture.

15Si les principaux travaux ont consisté à caractériser les différences neurocognitives attribuables aux écarts de niveau de vie, certaines études ont tenté d’identifier les variables médiatrices de cette influence. Pour autant, les travaux en sciences cognitives ayant exploré les différences développementales associées à la qualité de l’environnement ont principalement cherché à les expliquer par des facteurs biologiquement appréhendables tel que le stress ou des facteurs nutritionnels. À titre d’exemple, plusieurs études, principalement américaines, ont expliqué l’influence du SSE sur le développement neurocognitif par le stress, psychologique et physiologique, induit par une enfance défavorisée (e.g. Pavlakis et al., 2015 ; Evans et al., 2021). Or, dans cette perspective, l’apport des travaux sociologiques apporte un éclairage bien plus fourni. En effet, dans l’ouvrage collectif Enfances de classe rédigé sous sa direction, Lahire (2019) utilise les notions de « réalité augmentée » et de « réalité diminuée » pour qualifier l’environnement dans lequel grandissent les enfants de milieux favorisés et défavorisés. Y sont décrites des stimulations culturelles offertes, de manière hétérogène en fonction de l’origine sociale, par l’environnement et que les enfants incorporeraient dans leur enfance. Cette analyse entre en cohérence avec une appréhension biologique de l’environnement comme un ensemble de stimuli permettant, en tant que milieu expérientiel de l’enfant, le développement d’un capital cognitif. En outre, les descriptions d’individus culturellement « omnivores » et « univores » paraissent également en phase avec la description d’un environnement matériel et social soutenant de manière particulière le développement cognitif.

16À ce niveau, le capital cognitif se caractérise donc par un enrichissement acquis des systèmes neurocognitifs sous l’influence de stimulations offertes par l’environnement social. Dès lors, l’origine sociale semble en mesure d’influencer, par le biais des expériences données à vivre à l’individu, l’incorporation d’un capital culturel et la constitution d’un capital cognitif. Mais, pour que l’adossement de la logique d’incorporation du capital culturel à celle de développement du capital cognitif permette de renseigner notre compréhension du phénomène de reproduction scolaire des inégalités sociales, il est nécessaire de préciser les processus spécifiques en jeu dans la construction du capital cognitif. Sans cet effort, la notion de capital cognitif relèverait également de la « boîte noire ». En effet, pour expliquer l’influence de l’environnement familial dans la réussite scolaire, le concept de capital cognitif revêt nécessairement, au même titre que le concept de capital culturel, une dimension multifactorielle comprenant les habiletés cognitives en jeu dans la perception, la mémorisation, la lecture, le calcul, le raisonnement, etc. À cet effet, Draelants et Ballatore (2016) distinguent dans la transmission du capital scolairement rentable les compétences cognitives, telles que celles évoquées jusqu’alors, et les compétences comportementales renvoyant aux habiletés interpersonnelles et communicationnelles (« soft skills »). Pour autant, les travaux les plus récents en sciences cognitives permettent de souligner, dans cette multiplicité, l’importance de certains processus au cœur du développement cognitif et comportemental. Ces processus seraient scolairement rentables et inégalement stimulés en fonction du milieu social, il s’agit des fonctions exécutives.

2.2. Les fonctions exécutives, système cœur du capital cognitif

17Parmi les processus cognitifs dont le rôle dans les apprentissages a été mis en évidence, les fonctions exécutives ont une importance majeure et semblent en mesure d’expliquer la rentabilité scolaire du capital cognitif. Elles correspondent à un ensemble de processus nécessaires à un individu pour s’adapter à des situations non routinières, pour lesquelles les réponses comportementales automatiques, qu’elles soient innées ou acquises, ne sont pas opérantes (Lezak, 1983). Ces situations inédites, ou qui demandent d’optimiser le comportement, exigent un contrôle volontaire des élèves pour organiser leurs pensées, planifier leurs actions et gérer leurs émotions. La littérature scientifique a identifié de nombreux mécanismes relevant du fonctionnement exécutif : l’initiation et le contrôle des pensées et actions, l’organisation, l’autorégulation, l’attention soutenue ainsi que la planification. Pour autant, trois processus distincts mais interdépendants forment le noyau du fonctionnement exécutif et sont à l’origine de l’ensemble des capacités d’adaptabilité du comportement (Diamond, 2013) : l’inhibition, la mémoire de travail et la flexibilité. L’interaction de ces trois processus donne naissance à d’autres fonctions d’ordre supérieur tels que le raisonnement logique, la résolution de problèmes et la planification de l’action. Au niveau cérébral, le développement de ces fonctions est principalement lié à la croissance des lobes frontaux du cerveau dont la maturation tardive est atteinte à l’âge adulte.

2.2.1. Le contrôle inhibiteur

18L’acquisition de nouvelles connaissances repose très souvent sur l’inhibition de connaissances antérieures, erronées ou incomplètes (Houdé, 2014). Pour cela, le contrôle inhibiteur est essentiel pour annihiler les impulsions, les intuitions, les habitudes et autres réponses conditionnées. Il permet d’orienter sélectivement l’attention et de se concentrer sur des objets choisis en ignorant les autres stimuli. Une telle capacité est essentielle à l’autorégulation du comportement, rendant ainsi l’apprentissage possible. Parfois, les erreurs des élèves ne proviennent donc pas d’un manque de connaissances mais d’une incapacité à inhiber une autre stratégie inadaptée (Brookman-Byrne et al., 2018 ; Lubin et al., 2012).

2.2.2. La mise à jour en mémoire de travail

19La mémoire de travail permet de conserver temporairement de l’information à l’esprit, le temps de traiter d’autres données tout en tenant compte des informations supplémentaires (nouveautés, actualisation) qui lui sont transmises (e.g. se remémorer une consigne pendant la résolution d’un exercice, rappeler une information pour l’actualiser, etc.). Elle a un rôle essentiel dans le fonctionnement exécutif puisque lorsqu’un élève raisonne, par exemple, il utilise cette capacité de manière similaire à un « espace de travail ». Afin d’élaborer et comparer les différentes options qui émergent d’une situation problématique, il garde en mémoire de travail les avantages et les inconvénients de chacune des solutions proposées.

2.2.3. La flexibilité cognitive

20La flexibilité est une troisième dimension clé pour adapter son comportement à des circonstances nouvelles ou particulières. Elle est nécessaire pour passer d’un comportement ou d’une intention à une autre, en fonction des exigences de l’environnement. Elle rend en outre possible les changements de perspective de manière spatiale (e.g. envisager la situation sous un angle différent), temporelle (e.g. percevoir un effet différé) ou interpersonnelle (e.g. accepter un autre point de vue). Pour changer de perspective, les élèvent doivent ainsi inhiber leur vision initiale et charger en mémoire de travail une éventualité différente. La flexibilité est également une ressource indispensable à la créativité, la remise en question, et l’empathie (Ionescu, 2012).

21Cet ensemble de fonctions exécutives dont l’inhibition, la mémoire de travail et la flexibilité sont au cœur, nous permettent de réguler nos pensées et actions dans une dimension à la fois cognitive et émotionnelle. À cet égard le fonctionnement exécutif « froid » impliqué dans notre contrôle exécutif a pu être distingué d’un contrôle exécutif « chaud » impliqué dans la gestion émotionnelle (Anderson et al., 2010). En guise d’illustration, un élève cherchant à classer les fractions 1/5 et 1/3 doit inhiber l’automatisme cognitif lui suggérant que 5 étant plus grand que 3, 1/5 serait supérieur à 1/3 (i.e. contrôle cognitif, « froid »). Mais il doit aussi, être capable d’inhiber la tentation affective de discuter avec son camarade afin de se focaliser sur sa tâche (i.e. contrôle émotionnel, « chaud »). Prises dans leur ensemble, les fonctions exécutives sont à l’origine de l’ensemble de nos capacités de régulation comportementale.

22Finalement, l’environnement social et les stimulations culturelles qui y sont associées influencent le développement des élèves et la constitution de leur capital cognitif. Parmi l’ensemble des processus cognitifs dont le développement est soumis à ces influences, les fonctions exécutives représentent un ensemble de processus particulièrement décisifs dans les apprentissages scolaires. Plus encore, envisager le capital cognitif sous l’angle des fonctions exécutives va nous permettre de préciser son implication dans la reproduction scolaire des inégalités sociales, en étroite correspondance avec le concept de capital culturel.

3. Capital culturel et capital cognitif dans le déterminisme scolaire

23L’importance du capital culturel dans la reproduction scolaire des inégalités sociales réside, d’une part, dans le fait que la constitution de ce capital soit sous l’influence du SSE et que, d’autre part, l’école récompense ce capital par davantage de chances de réussite. Qu’en est-il de l’implication du capital cognitif dans cette reproduction ?

3.1. Fonctionnement exécutif et rentabilité scolaire du capital cognitif

  • 8 Voir à ce sujet Potvin et Borst, 2018.

24Soulignons qu’un grand nombre d’études ont démontré l’implication décisive des fonctions exécutives dans les apprentissages disciplinaires en contexte scolaire8. Plus encore, des recherches longitudinales ont montré que leur niveau de développement constituait un prédicteur fiable de la future réussite scolaire et académique (Titz et Karbach, 2014). Ainsi, des processus d’inhibition, de mise à jour en mémoire de travail, et de flexibilité cognitive plus efficaces sont corrélés avec de meilleurs résultats scolaires. Au-delà des apprentissages disciplinaires, les comportements les plus propices à la réussite scolaire (capacité d’autonomie, d’auto-organisation, de planification du travail, maîtrise émotionnelle) sont étroitement liées au fonctionnement exécutif des élèves. Ainsi, la régulation comportementale (cognitive et émotionnelle), en anglais « self control », s’est également révélée être un prédicteur plus fiable que le quotient intellectuel pour appréhender la réussite scolaire. En effet, cette régulation comportementale est associée à un ensemble de comportements favorables à cette réussite : moindre absentéisme, moindre procrastination, moindre assujettissement aux distractions, temps de travail plus important, etc. (Duckworth et al., 2019).

  • 9 Dans son usage statistique, un médiateur décrit un processus à travers lequel la variable indépen (...)

25Une dimension importante du concept de capital cognitif serait sa capacité à rendre compte des inégalités sociales de réussite scolaire. D’une part, ce capital influence les apprentissages disciplinaires ainsi que l’adoption de comportements scolaires favorables. D’autre part, l’accès au capital cognitif est socialement inégal puisque la corrélation entre SSE et performances exécutives est régulièrement rapportée chez des élèves (voir Lawson et al., 2018). À cet effet, il a été souligné que la relation entre l’origine sociale et la réussite scolaire serait notamment médiée par le développement des fonctions exécutives des élèves9. Par exemple, il a été montré sur de larges échantillons d’élèves du primaire et du secondaire que l’écart de réussite en lecture et mathématiques pouvait notamment être expliqué par un contrôle exécutif plus ou moins important selon le milieu socioéconomique d’origine (Lawson et Farah, 2017 ; Escobar et al., 2018). En effet, le niveau de vie du ménage a pour effet de moduler la richesse de l’environnement (culturel, matériel, social, etc.) des élèves et, par ce biais, d’influencer leur développement exécutif. Sur d’importantes cohortes d’élèves, les différences de niveau de vie ont, dans cette perspective, été associées à des disparités de contrôle exécutif ainsi qu’à des différences dans le développement des régions cérébrales associées à ces fonctions (Noble et al., 2015). En particulier, des corrélations ont été calculées entre le SSE et l’activation de plusieurs tractus (réseaux de connections) au niveau des cortex frontaux et préfrontaux impliqués dans le fonctionnement exécutif. Mais au-delà de l’association, régulièrement débattue dans ces études, entre le SSE et le développement de certaines fonctions cérébrales, il est nouvellement souligné que la principale influence de la variable serait de modérer la relation cerveau-comportement. Effectivement, au sein d’un groupe d’enfants à faible SSE, il a été observé qu’un plus faible volume de matière blanche corticale (support des connexion cérébrales) était associé à de plus faibles habiletés de flexibilité cognitives. En revanche dans le groupe d’enfants plus favorisés, la flexibilité cognitive n’était pas impactée par une faiblesse du volume de matière blanche (Ursache et al., 2016). Ces résultats indiquent que l’influence du SSE sur les systèmes neurocognitifs est complexe. Cette influence dépasse une simple modulation qui influencerait le degré d’efficacité d’un processus cognitif et le degré de développement de la structure cérébrale associée. En fait, le SSE aurait ainsi une incidence sur l’implémentation neurobiologique des processus cognitifs. Autrement dit, le SSE influence la constitution même des systèmes neurocognitifs. Notons qu’un nombre croissant d’études entreprennent de saisir la complexité des mécanismes en jeu dans l’influence du SSE sur les systèmes neurocognitifs (Farah, 2017 ; Lawson et al., 2018). En somme, le positionnement du fonctionnement exécutif au cœur du concept de capital cognitif permet de mettre en exergue son caractère scolairement rentable. En cela, le développement des systèmes neurocognitifs supports du fonctionnement exécutif permet de préciser l’implémentation matérielle de l’influence qu’exerce l’environnement social sur la réussite scolaire. Ainsi, si le capital culturel se caractérise principalement par ses effets (voir section 1.2), le capital cognitif peut être caractérisé par son « contenu », à savoir les fonctions exécutives. La mise en parallèle des deux notions permet de souligner la correspondance conceptuelle qu’il est possible d’établir entre les sciences sociales et les sciences cognitives. Dès lors, la conceptualisation du capital culturel et du capital cognitif pourrait constituer deux acceptations d’une même réalité. Le capital cognitif renseignerait sur le contenu du capital culturel. Quant à lui, le capital culturel mettrait en exergue la dimension sociale dans laquelle naît le capital cognitif et dans laquelle il se réinvesti (donnant naissance à une forme de reproduction). Pour aller plus loin, nous suggérons que c’est dans l’analyse des facteurs de transmission du capital culturel que le dialogue avec la notion de capital cognitif permet d’enrichir la compréhension du phénomène de reproduction scolaire des inégalités sociales.

3.2. Capital culturel, capital cognitif, quels facteurs de transmission ?

26L’influence de l’origine sociale sur un certain nombre de dimensions cognitives, psychologiques, comportementales et sanitaires du fonctionnement humain a été grandement documentée. Au sein des sciences cognitives, quelques études ont cherché à identifier la manière dont le SSE influençait le développement des fonctions exécutives, selon deux modèles (Conger et Donnellan, 2007). Nous mettons ici ces modèles de transmission du capital cognitif en correspondance avec les facteurs de transmission du capital culturel identifiés par les sociologues.

3.2.1. Modèle du stress familial

27Dans ce premier modèle, l’influence du SSE sur les performances cognitives et académiques des enfants serait liée à l’augmentation du stress métabolique, notamment hormonal. Ainsi, un faible niveau socioéconomique a été mis en relation avec une augmentation du niveau de stress psychologique chez les élèves, de manière défavorable à leur développement cognitif (McLoyd, 1990). De plus, un lien a été rapporté entre le stress métabolique et le développement des régions du cerveau qui soutiennent les compétences cognitives, telles que le fonctionnement exécutif (Blair et al., 2011). La même étude a également révélé que l’augmentation du cortisol salivaire, un indicateur hormonal de stress élevé, explique en partie l’association entre un faible SSE, les pratiques parentales et le fonctionnement exécutif des enfants (voir aussi Evans et al., 2021). Néanmoins, si ces travaux renseignent sur le support par lequel passe la transmission du capital cognitif, ils ne peuvent faire sens qu’à la lumière des facteurs sociaux à l’origine de cette transmission. En particulier, le style éducatif adopté au sein de la famille s’est révélé un facteur important dans la transmission familiale du capital culturel, sous l’influence de l’origine sociale (e.g. Duru-Bellat et van Zanten, 2006 ; voir aussi section 1.2). Il apparaît, en effet, vraisemblable que la situation socioéconomique de la famille ait une incidence sur le niveau de stress du foyer. Ce niveau de stress influencerait en particulier les relations familiales et coparentales rendant les interactions plus conflictuelles (Conger et Donnellan, 2007). Ces dernières seraient à l’origine de pratiques parentales en moyenne plus strictes, punitives, incohérentes, distanciées et moins stimulantes pour la cognition des enfants. Sur la base de travaux sociologiques ayant mis en évidence l’importance du style éducatif parental dans la reproduction scolaire des inégalités sociales, des recherches en sciences cognitives ont pu préciser l’importance du fonctionnement exécutif dans cette relation. En effet, les compétences en littéracie et numératie ont été évaluées auprès de 117 enfants suivis entre 4 ans et 5 ans, lesquels ont également réalisé plusieurs batteries de tests cognitifs (Devine et al., 2016). Leurs parents ont complété des questionnaires destinés à apprécier la nature des relations parent-enfant et les activités pédagogiques de la famille. L’analyse de modération a indiqué que le style éducatif parental n’influençait pas directement les compétences académiques des enfants, mais que cette influence était médiée par des variations dans le développement des fonctions exécutives. En outre, si le SSE influence le caractère stressant de l’environnement familial, il est également associé à la qualité de l’environnement de manière plus étendue : conditions humaines de vies, qualité matérielle du logement, lieu de résidence exposé à la violence et à la criminalité, climat scolaire (Delahay, 2015). Ces conditions environnementales dans la vie des enfants seraient à l’origine d’un stress physiologique et émotionnel qui nuit au développement socio-émotionnel, physique, cognitif et aux trajectoires scolaires (Evans, 2004).

28En somme, le SSE influence le développement individuel par des facteurs distaux (e.g. style éducatif) et proximaux (e.g. stress psychologique et physiologique). Dès lors la constitution du « capital », dans ses dimensions culturelles et cognitives, est soumise à l’influence du SSE. Ces études illustrent la manière dont les niveaux d’analyse développés par les sciences sociales et les sciences cognitives permettent d’appréhender, de manière large, les facteurs de transmission d’un capital culturel et cognitif scolairement rentable.

3.2.2. Modèle de l’investissement parental

  • 10 Données de l’enquête « Consumer Expenditure Surveys », présentées dans Duncan et Murnane, 2011.

29Les familles au niveau de vie plus réduit sont moins en mesure d’allouer des ressources, notamment temporelles et économiques, dans l’éducation de leurs enfants que les familles plus favorisées. Ces différences affectent les stimulations culturelles offertes par l’environnement de l’enfant tels que les livres et le matériel éducatif à la maison, les garderies et les écoles plus réputées. En particulier aux États-Unis, la différence de budget alloué aux pratiques éducatives entre les familles à haut et bas SSE aurait plus que triplé entre les enquêtes menées en 1973 et 200610. Les principaux écarts concernent les activités telles que la musique, les voyages et les séjours éducatifs. Ces différences culturelles peuvent être appréhendées au spectre des théories de l’enrichissement (voir section 2.1). En effet, la richesse des stimulations portées par l’environnement est régulièrement appréhendée par le « Home Observation for the Measurement of the Environment inventory » (HOME), un inventaire basé sur des entretiens semi-directifs (Bradley et al., 1988). L’inventaire HOME a pour but d’évaluer, dans l’environnement de l’enfant, la qualité et la quantité des éléments supports au développement cognitif, social et émotionnel tels que les activités familiales, les interactions familiales, l’environnement physique, les matériaux pédagogiques et l’implication parentale. Sur cette base, Khaled Sarsour et al. (2011) rapportent chez des enfants de 10 ans une corrélation entre le SSE et les performances exécutives, pouvant être expliquée par l’influence du SSE sur les différentes dimensions de leur environnement. Il semble donc que la dimension matérielle du foyer affecte la transmission d’un capital culturel, liée aux pratiques éducatives, ainsi que d’un capital cognitif, par le développement des fonctions exécutives. Également, le modèle de l’investissement parental considère que les parents moins aisés pourraient avoir moins de temps à investir dans la relation avec leurs enfants en raison du taux plus important de monoparentalité et d’horaires de travail moins standard et moins flexibles. Il a ainsi été mis en évidence que la quantité de stimulation cognitive dans l’environnement familial varie avec les changements dans le revenu familial (Votruba-Drzal, 2006). En somme, le modèle de l’investissement parental suggère que les écarts de SSE entre les familles s’associent à des variations dans les ressources humaines et matérielles allouées à l’éducation des enfants. Cela résulterait dans des environnements également différents du point de vue des stimulations offertes aux enfants dans la constitution de leur capital cognitif. Dans cette perspective, il a été montré que la verbalisation suggérée aux enfants stimulait leur développement exécutif (Büchel et Paour, 2005). Ces analyses issues des sciences cognitives sont en parfaite correspondance avec les travaux sociologiques mettant en évidence que la transmission du capital culturel le plus en phase avec la culture scolaire trouvait comme support les interactions verbales au sein du foyer. En particulier, le questionnement verbal des parents aux enfants varierait en fonction de l’origine sociale. Les parents de familles favorisées préfèrent les questionnements réflexifs destinés à faire verbaliser l’enfant, d’une façon « scolaire », là où les familles issues de milieux défavorisées entretiennent un rapport plus pragmatique aux questions posées (Prêteur et Sublet, 1995 ; Lahire, 2019). Dès lors, un facteur tel que les interactions verbales au sein du foyer affecte l’incorporation d’un capital culturel en phase avec la culture scolaire mais aussi la constitution d’un capital cognitif par le développement des fonctions exécutives.

30Ajoutons que le fait d’aborder la reproduction scolaire des inégalités comme reposant sur la constitution du capital cognitif nécessite de s’intéresser à la dimension temporelle du développement cognitif. À cet effet, il est devenu récurent d’observer, en sociologie de l’éducation, que les inégalités sociales influencent de manière importante les apprentissages et la réussite scolaires dès les niveaux élémentaires et primaires (Caille, 2001 ; Lahire, 1993). À titre d’exemple, Alain Mingat (1991) met en évidence auprès de 2 200 élèves de cours préparatoire que les enfants de milieux favorisés ont comparativement aux autres une expérience plus riche de « prélecture ». Cette expérience leur apporte notamment un avantage dans des étapes d’apprentissage de la lecture telles que l’analyse des graphèmes. En résulte, dès la première année de scolarisation obligatoire, un poids de l’origine sociale sur les destins scolaires. Pour autant, les sciences cognitives soulignent le temps long dans lequel peut s’inscrire l’influence du SSE sur les inégalités de réussite scolaire. Ainsi, bien que le niveau de vie puisse avoir une influence sur le développement précoce des systèmes neurocognitifs, plusieurs études suggèrent que les expériences socioéconomiques vécues plus tard dans l’enfance et l’adolescence peuvent également être importantes pour les destins scolaires (Akee et al., 2010). Ainsi, « la plasticité élevée du cerveau adolescent permet aux influences environnementales d’exercer des effets particulièrement forts sur les circuits corticaux » (Konrad et al., 2013), suggérant que la constitution du capital cognitif s’enrichit des expériences vécues pendant l’ensemble de la scolarité. En particulier, le rôle prépondérant des fonctions exécutives dans le développement du capital cognitif met en exergue la temporalité longue de ce dernier. En effet, parmi l’ensemble des systèmes neurocognitifs (perception, mémoire, langage, etc.) le fonctionnement exécutif est celui qui arrive à maturité le plus tardivement. La dynamique du développement exécutif connaît en réalité deux pics, un premier précoce (4-5 ans) et un second plus tardif (12-15 ans), pour atteindre son plein développement autours de 25 ans (Center on the Developing Child, 2011). Ainsi, l’influence de l’origine sociale sur les conditions environnementales des expériences individuelles, en augmentant leur « réalité » pour reprendre les termes de Lahire (2019), est en mesure d’impacter l’élaboration du capital cognitif pendant l’ensemble de la jeunesse.

Conclusion

31Le présent article propose une mise en relation des connaissances en sciences sociales et en sciences cognitives quant à la reproduction scolaire des inégalités sociales. En cela, nous soulignons que le concept sociologique de capital culturel permet d’appréhender l’impact scolaire de la socialisation familiale. Néanmoins, face aux formes mouvantes de cultures valorisées à l’école, le contenu de ce capital culturel relèverait de la boîte noire. Dès lors, associer à la notion de capital culturel un niveau d’analyse différent permet, sur la base des sciences cognitives, de conceptualiser un capital cognitif en jeu dans la reproduction. Finalement, adopter un double niveau d’analyse au travers des notions de capital culturel et de capital cognitif permet d’appréhender les facteurs de transmission d’un capital scolairement rentable, dans leur globalité. Notons que, dans une logique développementale, la relation de causalité qui lie le statut socioéconomique et la constitution d’un capital cognitif doit être comprise comme une association davantage probabiliste que déterministe. L’absence de déterminisme exclusif dans la relation entre les facteurs environnementaux et le développement cognitif ou la réussite scolaire a vu naître en sciences cognitives un objet d’étude lié à la « résilience » (Masten et Barnes, 2018). Dans la littérature en sociologie, cette absence de déterminisme est soulignée par les réussites d’enfants de milieux défavorisés (Davaillon et Nuze-Fichet, 2004) et les échecs d’« héritiers » (Henri-Panabière, 2010). Sur la base de la complémentarité envisagée entre capital culturel et capital cognitif, de futurs travaux gagneront à mettre en évidence, à un double niveau, les facteurs sociaux et individuels en jeu dans la capacité de résilience pour appréhender le caractère non-inéluctable de la reproduction scolaire des inégalités sociales.

32En définitive, la présente revue de connaissances souligne la complémentarité des disciplines scientifiques dans la compréhension de phénomènes complexes tels que la reproduction scolaire des inégalités sociales. Cet effort d’interdisciplinarité se veut une manière d’élargir le spectre de connaissances mobilisables pour appréhender la complexité et la muabilité de la reproduction des inégalités. En effet, cette reproduction demeure une caractéristique phare et durable des systèmes éducatifs. Le constat des inégalités sociales de réussite scolaire reste effectif en dépit de l’évolution des politiques éducatives (Le Mener et al., 2017), des politiques économiques (Piketty, 2019), ou encore des politiques sanitaires (Bonnéry, 2020).

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Notes

1 Nous pensons notamment aux travaux de Marie Duru-Bellat et Agnès van Zanten (2006), ou de Bernard Lahire et ses collaborateurs (2019) ; voir aussi la partie 1.2 ci-dessous.

2 Économiquement, l’exploitation monétaire d’un capital permet d’en obtenir une rente. Scolairement, c’est bien sa reconnaissance par l’institution scolaire qui fait du capital culturel un avantage socialement « rentable ».

3 Si la notion d’incorporation a initialement été utilisée pour appréhender cette transmission (Bourdieu, 1979b), d’autres termes tels que « imprégnation » (Coulangeon, 2005) ont ensuite été utilisés.

4 Observatoire des inégalités (2018). Données : « Les pratiques culturelles selon les catégories sociales et les revenus ».

5 Nous distinguons les processus cognitifs (tels que l’attention, la mémorisation ou encore la perception) des mécanismes neurobiologiques qui supportent ces processus (l’activation d’un réseau cérébral, par exemple). Ensemble, processus cognitifs et mécanismes neurobiologiques peuvent êtres appréhendés par la notion de systèmes neurocognitifs.

6 Le capital culturel est ici désigné comme un construit « hypothétique » pour souligner qu’il endosse les caractéristiques d’une « variable latente » au sens de Boudon : « une réalité conceptuelle connotant un ensemble non exhaustible de phénomènes individuellement observables » (Boudon, 1962, p. 260).

7 Nous envisageons ici l’habitus comme un « produit du travail d’inculcation et d’appropriation nécessaire pour que ces produits de l’histoire collective que sont les structures objectives (e.g. de la langue, de l’économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l’on peut, si l’on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d’existences » (Bourdieu, 1972, p. 187). La dimension culturelle de l’habitus peut ainsi désigner le capital culturel dans sa forme incorporée (Bourdieu, 1979).

8 Voir à ce sujet Potvin et Borst, 2018.

9 Dans son usage statistique, un médiateur décrit un processus à travers lequel la variable indépendante est susceptible d’influencer la variable dépendante. Dans ce cas, la variable indépendante (e.g. le SSE) agit sur un médiateur (e.g. le fonctionnement exécutif) qui lui-même influence la variable dépendante (e.g. la réussite scolaire). À ne pas confondre avec un modérateur, variable affectant la direction ou l’intensité de la relation entre la variable indépendante et la variable dépendante.

10 Données de l’enquête « Consumer Expenditure Surveys », présentées dans Duncan et Murnane, 2011.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mario Hervault et Joseph Godefroy, « Capital culturel ou capital cognitif ? »Revue européenne des sciences sociales, 59-1 | 2021, 199-230.

Référence électronique

Mario Hervault et Joseph Godefroy, « Capital culturel ou capital cognitif ? »Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 59-1 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 13 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/ress/7634 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.7634

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Auteurs

Mario Hervault

Université Toulouse 3, CerCo – CNRS
mario.hervault"at"cnrs.fr

Joseph Godefroy

Université de Nantes, Cens – CNRS
joseph.godefroy"at"univ-nantes.fr

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Droits d’auteur

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