1Jeune chantier de fin de siècle, l’étude du très médiatique fait religieux en milieu carcéral n’a pas trente ans. Poursuivant les recompositions sociales de la modernité, ce champ de recherche émerge puis se prolonge dans un contexte d’accélération de la pluralisation religieuse de la population pénale et de l’offre cultuelle intra-muros. Les sciences sociales entérinent donc la représentation croissante de religiosités méditerranéennes et orientales dans les prisons britanniques (Beckford et Gilliat, 1998), l’expansionnisme néo-pentecôtiste dans les prisons outre-Atlantique du Cono Sur (Manchado, 2019 ; Brardinelli et Algranti, 2013), ou encore l’importance de la place occupée par l’islam dans les prisons et dans la vie de milliers de prisonniers en Europe latine et centrale (Khosrokhavar, 2004 ; Beckford, Joly et Khosrokhavar, 2005 ; Rhazzali, 2010 ; Schneuwly Purdie, 2011 ; Becci et Knobel, 2013 ; Venel, 2013). Pour autant, l’intérêt scientifique pour le phénomène ne se réduit pas au seul pluralisme et se ramifie en quelques grands axes. Ainsi les contributions s’attèlent généralement à rendre compte de la régulation institutionnelle du religieux par l’administration pénitentiaire (Becci, 2011), de l’organisation légale, pratique et informelle des aumôneries (Hunt, 2011 ; Schneuwly Purdie, 2013), des apports du religieux à la réinsertion (Becci, 2013 ; La Torre, 2013). Enfin, réencouragée par la polémique entourant « la radicalisation islamiste », la dernière thématique régulièrement abordée concerne les détenus eux-mêmes à travers les – très – divers comportements se réclamant in situ captiva de « la religion » (Khosrokhavar, 2005 ; Rhazzali, 2010 ; Sarg et Lamine, 2011 ; Venel, 2013 ; Béraud et al., 2016 ; Sarg, 2016).
2D’un point de vue transversal, l’ensemble de cette littérature appelle quelques remarques. Tout d’abord, en dépit de leur évidente diversité, ces travaux n’en recensent pas moins les différentes aspects d’un fait social dont la genèse demeure peu renseignée. En effet, à l’exception de certaines d’entre elles (Dammer, 2002 ; Maruna et al., 2006 ; Béraud et al., 2016 ; Sarg, 2016), peu de contributions, jusqu’à présent, se sont risquées à apporter des éléments de réponse à la question de savoir d’où vient ce degré inédit de religiosité de la population pénale. Avec le renfort de données de première main, ce texte ambitionne de souligner les limites récurrentes de ces tentatives tout en montrant, dans l’optique d’une « sociologie générale » (Durkheim, 1998 [1900]), en quoi ces dernières sont imputables au traditionnel découpage intellectuel faisant de « la religion en prison » un fait social distinct et clos sur lui-même. En tant que telle, « la religion en prison » ne peut être dotée d’une pertinence propre qu’à condition de demeurer suspendue au respect de deux présupposés implicites dont la réfutation empirique constitue le plan de l’argumentaire. Le premier serait l’irréductibilité du religieux, comme si à l’évidence il s’agissait d’un registre de pratiques incomparable au sein de la complexité de la vie sociale intra-muros. Le second découle de l’idée que – notamment à travers les concepts de « croyance » et de « conversion » – le religieux relèverait essentiellement de ressorts spécifiques et non du social dont il est pourtant tributaire (Beckford, 1985 ; Michel, 2003 ; Altglas et Wood, 2018). En dernier lieu, l’ambition est ici de contribuer à la construction d’un objet sociologique actuellement bien entamée mais inachevée.
- 1 Ce type d’établissement est principalement destiné à accueillir les individus en mandat de dépôt (...)
- 2 L’échantillon demeure seulement masculin. L’accès au quartier réservé aux femmes ayant été strict (...)
- 3 Afin de se prémunir contre un très évident risque d’imposition de problématique, l’enquêteur n’a (...)
3Outre les références convoquées, cette discussion s’appuie également sur une enquête qualitative menée au quotidien de juillet 2014 à septembre 2016 dans une grande Maison d’arrêt1 française. Présenté comme « ultra-moderne » par le ministère au moment de son inauguration, ce mastodonte de béton, dont les entrailles bardées d’électronique courent sur près de soixante-dix mille mètres carrés, compte environ mille deux-cents âmes (dont neuf-cents détenus). Triste prototype annonçant une longue série de constructions similaires sur tout le territoire, l’établissement dont l’enceinte s’étire sur tout un kilomètre se hissait au rang de prison la plus suicidogène du pays dès l’année de sa mise en service. Visant initialement à décrire la genèse des « déclics » religieux chez certains prisonniers, le protocole de recherche s’est basé sur un pari : il a consisté (outre l’ethnographie intensive qui l’a rendu possible) à rencontrer des détenus non religieux dès leur incarcération et à les suivre au fur et à mesure de leur peine jusqu’à ce que certains le deviennent. Issus de l’immigration ou non, jeunes majeurs ou sexagénaires, « primaires » ou récidivistes, grands-bandits ou petits dealers, sans-abris, chômeurs, ouvriers, étudiants, sportifs, commerçants ou encore marin-pêcheur ou même avocat d’affaire, etc., 32 hommes2, progressivement rencontrés au cours d’une présence ethnographique quotidienne, ont accepté de participer à l’étude sans toutefois en connaître la préoccupation finale3. Afin de réaliser une sociologie de la conversion en enquêtant les futurs convertis avant qu’ils n’y pensent eux-mêmes, 88 entretiens biographiques, courant sur des périodes allant de quelques mois à quelques années selon les cas, ont finalement été conduits auprès d’eux dans les sous-sols. Finalement, 15 enquêtés sur les 32 de l’échantillon ont montré des variations religieuses inédites au regard de leur parcours biographique. Les adhésions en question se sont révélées aussi bien pérennes que ponctuelles. Toutefois, dans un cas comme dans l’autre, le recours en lui-même correspond à un mouvement d’adaptation à la vie en prison renforçant l’idée d’un « rebond » religieux dans les trajectoires carcérales.
- 4 En 2015, la Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a précisé à plusieurs reprises dans les médias (...)
4Ces dix dernières années, l’intensification carcérale des religiosités a d’autant plus interpellé l’opinion publique et la communauté scientifique que toutes sortes de peurs et de demandes sociales s’y sont ramassées. L’expérience carcérale relie la majorité des « martyrs » qui, au nom d’un islam armé, suprématiste et internationalisé, ont perpétré les récents attentats en France. Ce dénominateur commun aux parcours de « radicalisation » a justifié les appels à candidatures publics qui ont été diffusés. Ainsi, une partie du champ académique a été invitée à se prononcer au sujet des religiosités intra-muros. Mais alors que la demande sociale portait essentiellement sur le prosélytisme clandestin, le degré de duplicité de certains imams, le développement de postures musulmanes critiques, la conversion de non-musulmans à l’islam et « la radicalisation islamiste », les travaux récents ont évité le piège de la réduction4 et ont su rendre justice à la grande diversité des comportements se réclamant de cette référence.
5Se concentrant sur le seul registre religieux (sinon sur l’islam), ces études ont éclairé l’une des nombreuses facettes de la vie carcérale, apportant leur propre touche à un tableau d’ensemble également composé d’enquêtes sur l’école en prison (Salane, 2010), sur le sport (Zanna et Lacombe, 2003 ; Bodin et al., 2007), le travail (Guilbaud, 2006), les sociabilités et hiérarchies entre détenus liées à l’économie clandestine de la débrouille (Le Caisne, 2004), etc. Présenté à juste titre comme une « ressource [sociale] » (Sarg et Lamine, 2011, p. 85) susceptible d’être convoquée par les prisonniers et d’endosser, toutes obédiences confondues, une grande variété de finalités, le registre religieux acquiert donc l’intriguant statut de ressource parmi d’autres. Actuellement, cette coexistence de différents registres de pratiques constitue le grand impensé d’une littérature qui n’interroge pas frontalement l’unité du carcéral.
6Jadis interrogée in extenso par d’illustres sociologues tels Erving Goffman (1968) et Michael Pollak (1990), la vie sociale dans les institutions totales est aujourd’hui menacée d’écartèlement par l’accélération de la division du travail scientifique. L’accumulation d’enquêtes thématiques « qui ne retiennent d’emblée que les éléments de la réalité qui leur conviennent » (Grignon, 2008b, p. 51) soulève la question de la cumulativité de ce que les unes et les autres tiennent tantôt pour des résultats, tantôt pour des scories. Comment réintégrer en un tout ce que la littérature a « déplié » sur le mode d’une pensée en tiroirs (ce que font les prisonniers religieux, ce que font les travailleurs, les étudiants, ce que font ceux qui traficotent, ceux qui font du sport, etc.) ? Et comment adhérer à l’idée que les prisons abriteraient une si vaste palette de pratiques, tandis que les enquêtes s’accordent par ailleurs toutes sur les logiques d’étranglement de la vie sociale intra-muros ?
- 5 Le religieux, le sport, l’école et le travail sont des « activités » garanties ou promues par les (...)
- 6 S’agissant de discuter la spécificité supposée du religieux, la comparaison avec une seule ressou (...)
7Au fond, cet improbable degré de diversité dans les comportements des personnes détenues trouve concrètement sa source dans le principe de catégorisation des types de pratiques adopté par les travaux scientifiques. « Le savant ne peut prendre pour objets de ses recherches les groupes de faits tout constitués auxquels correspondent les mots de la langue courante » (Durkheim, 2013 [1897], p. 2). Or, explorer séparément les registres scolaire, sportif, médical, religieux, celui du travail prisonnier ou du trafic revient à légitimer les catégories officielles de l’administration pénitentiaire elle-même5. Rendant ainsi compte du social selon ses propres catégories, cette tendance à décrire la réalité carcérale « telle qu’elle tombe sous nos yeux [et] qui s’impose au regard en se décomposant en groupes, en genres et en familles » (Laplantine, 2013, p. 69) invite à abandonner l’analyse des types institués de ressources au profit de celle des types d’usages sociaux qu’en font les prisonniers. Aller au bout de cet effet de bascule revient à s’aventurer dans un véritable désert comparatif. Pourtant, cette opération, ici principalement axée sur les comportements religieux et scolaires6, accouche d’un résultat aussi troublant que fondamental.
8En prison, comme ailleurs, les religieux ne font pas que rendre grâce. La fréquentation du culte ou des ateliers connexes de groupes de parole ou de lecture, la prière solitaire, la lecture, voire l’étude des textes saints mais aussi de leurs exégèses ou encore le respect d’un régime alimentaire sont réputés offrir un « cadre » et ainsi arracher les individus « au vide carcéral » (Sarg et Lamine, 2011, p. 96). Mais alors que l’ensemble des activités plus ou moins directement liées à la pratique religieuse participerait, selon Sarg et Lamine, d’un effort de « structuration » du quotidien, d’autres matériaux empiriques semblent leur donner la réplique.
- 7 Journal de terrain, 27 mars 2015.
9Fanny Salane, à qui l’on doit un ouvrage de référence sur les parcours de scolarisation des détenus, note de son côté que l’école constitue pareillement une ressource permettant de « rythmer » la vie intra-muros : « La scolarité apporte des éléments […] pour mieux décrypter les rapports humains » et les situations dans lesquels les détenus-étudiants sont pris. Ces derniers acquerraient une « meilleure appréhension » d’un séjour en prison qui s’organise alors « autour des leçons », des devoirs et des échéances liées aux examens (Salane, 2010, p. 179). La ritualisation du quotidien n’est, loin s’en faut, pas le seul usage social commun aux registres religieux et scolaire. Paré du masque de la vertu, l’ascétisme, quel qu’il soit, permet d’autre part de lutter voire d’annuler des effets de « stigmatisation » (Sarg et Lamine, 2011, p. 101) liés à la nature de l’infraction commise ou à la position sociale intra-muros. Concernant « la religion », le chef de bâtiment n’est pas dupe : « le gradé me parle d’un détenu qui lui a été “signalé”/dénoncé comme prosélyte religieux. Après examen, le chef en sait davantage. C’est “une fausse alerte” : “C’est un vieux… Un vrai connard. En fait, il est là pour mœurs. Il a violé toute sa famille… Y a que le chien qui y est pas passé… Mais j’y crois pas trop [à la sincérité du prêche]. En fait, je pense que c’est pour se couvrir, pour se protéger…” »7.
10Salane note que l’adoption d’une posture ascétique dans les études permet aussi à certains prisonniers de « se protéger des autres et des vicissitudes de la vie carcérale en se repliant sur soi ». Dans ces cas-là, la mobilisation de la ressource scolaire correspondrait, ici encore, à la tentative pour certains de se prémunir contre les effets de « stigmatisation », notamment les « pointeurs » incarcérés pour des affaires de mœurs (Salane, 2010, p. 179). Cet usage-ci, dédié au contournement et au désamorçage de la disqualification sociale, introduit plus globalement la question de la légitimité accordée à la référence religieuse et à l’école dans les relations entre détenus. « Des fois, on m’appelle par la fenêtre pour me poser des questions sur la prière », témoigne un enquêté particulièrement rigoureux dans la pratique de l’islam, tandis que Salane observe que les étudiants entretiennent leur popularité en s’improvisant écrivains publics, relais de l’actualité ou, plus généralement, en « épaulant » leurs codétenus dans leurs devoirs ou dans les démarches administratives et judiciaires (ibid., p. 170).
- 8 Journal de terrain, 6 février 2015.
11Confortés dans leur popularité, certains détenus-étudiants se sentent même « investis d’une mission auprès des autres prisonniers [qu’ils tentent parfois] de convertir » aux bienfaits et aux mérites de la scolarisation (ibid., p. 194). Et que dire du religieux en la matière ? Petit délinquant multirécidiviste approchant de la cinquantaine, Omar ne tient pas seulement son surnom de « muezzin » de la Maison d’arrêt du fait qu’il entonne bien l’appel à la prière initiant la salat hebdomadaire. C’est surtout qu’il se veut « irréprochable » et « exemplaire pour [lui]-même comme pour les autres » : « [Omar et moi discutons dans la coursive extérieure] un jeune détenu derrière lui parle avec d’autres de sa consommation de shit. Le muezzin se retourne et le regarde sans un mot. L’autre s’excuse d’évoquer la chose devant lui et change de sujet. L’homme ne dit rien et se retourne vers moi. Il soupire en levant les yeux au ciel comme le ferait le père d’un enfant turbulent »8.
12Arborant une barbe formidable, « le muezzin » en djellaba blanche est un personnage débonnaire et pacifiste mettant volontiers sa légitimité religieuse au service de la médiation et de la diplomatie : « Dans la vie, faut parler. C’est le plus important. Parler, parler, parler ». L’administration elle-même fait parfois appel à lui : « Moi, le chef il m’a demandé. Il m’a dit : Parle avec eux, qu’ils se calment, parce que sinon on va tous les mettre au mitard [quartier disciplinaire] ».
13Aussi, les ressources que constituent le religieux et l’école permettent de se soustraire à l’isolement et de s’inscrire dans la vie sociale intra-muros. Au-delà des seules pratiques associées à l’adoration ou à la « spiritualité », on constate que certains des prisonniers qui adoptent des comportements expressément reconnus comme religieux tendent par la suite à élargir de manière significative leurs réseaux de sociabilités. « Y en a plein, parce qu’ils voient que j’ai la tache sur le front [révélant la régularité de la prosternation en Islam], qui viennent me poser des questions. Et quoi que je leur dise, y en a ils me croient tout de suite […]. Les gens ils croient que je suis un mec pur, un mec pieux » (Demba, 30 ans, boxeur semi professionnel, incarcéré pour violence envers personne dépositaire de l’autorité publique, condamné à 10 ans).
- 9 En plus des plateaux-repas, le système des cantines permet aux détenus d’acheter des cigarettes, (...)
14Qu’ils soient accueillis comme des pairs au sein d’un groupe de fidèles se réunissant à l’occasion des cultes hebdomadaires et/ou qu’ils développent quelques affinités éthiques avec certains de leurs codétenus, les pratiquants peuvent trouver dans cette adhésion circonstanciée l’opportunité de se leur place dans les relations entre détenus (Sarg et Lamine, 2011, p. 99). Ici non plus, la ressource scolaire n’est pas en reste en ce qu’elle constitue, selon les observations de Salane, un indéniable levier « distinctif » pour les détenus « cultivés », tentés d’entretenir un « entre-soi scolaire » et des « solidarités » propres – ne serait-ce qu’« à l’approche des examens » (Salane, 2010, p. 196). Et ce n’est pas là un mince avantage car si leur premier bénéfice s’avère essentiellement social et affectif, les solidarités scolaires ou religieuses ne sont pas dénuées de finalités matérielles (Sarg et Lamine, 2011, p. 97). Ahmed, qui se réclame du « salafisme », déclare : « Moi, j’veux pas juger les gens. J’rends service avec plaisir. À tout le monde. Je fais la cuisine pour ceux qui peuvent pas cantiner9, j’leur fais passer à manger ».
15L’analogie repérable entre les usages sociaux du religieux et ceux de l’école ne s’arrête pas là. En effet, en situation de crise la ressource scolaire donne aussi les mots pour se parler soi-même, et les études deviennent alors « une bouée à laquelle se raccrocher ». Le vécu présent est renégocié à l’aune d’une « revanche » prise par les détenus sur leur propre passé et d’un projet d’avenir que les études rendent possible (Salane, 2011, p. 49). Le religieux, quant à lui, est perpétuellement rattaché à « la prise de conscience », au « déclic [sic] » (les prisonniers « reçoivent les clefs pour comprendre », explique l’un d’eux). Le discours religieux parle aux détenus autant qu’il les parle, eux et leur situation. L’éthique dont il appelle le service invite les prisonniers à « s’éloigner des turpitudes [sic] » tout en les intimant de « changer », voire de « grandir », ainsi que tonne parfois l’imam lors de la salat (Venel, 2013, p. 196). L’école permet, elle aussi, de « modifier un comportement », d’« apaiser » certaines tensions, de « faire le bilan » de sa propre existence, de « se trouver », d’acquérir un « vrai moi », d’enfin être « sauvé » (Salane, 2010, p. 180). Et que dire des autres ressources disponibles intra-muros ? « Sans le sport, je sais pas si je tiendrais » (Bodin et al., 2007, p. 158), ou « l’incarcération sans boulot, ça serait un pétage de plomb » (Guilbaud, 2006, p. 205), ou encore « sans le trafic, la taule, dans deux semaines, elle est retournée. Ça sera la guerre, ils le savent ! », estime l’un des enquêtés…
16Bien sûr, qu’elle s’opère par le truchement d’une ressource ou d’une autre, la distanciation n’implique en aucun cas l’adhésion des reclus au discours de l’institution. Un enseignant qui n’afficherait pas assez l’indépendance de l’enseignement vis-à-vis de l’enfermement perdrait en légitimité (Salane, 2010, p. 206). L’aumônier est d’ailleurs contraint au même numéro d’équilibriste (Béraud et al., 2016, p. 360). Enfin, les détenus-étudiants cherchent aussi bien à « être reconnus par l’administration et distingués pour leur comportement [qu’à] combattre le système, se venger, résister. [En effet, l’école offre] suffisamment de ressources pour s’opposer [au] fonctionnement » de la détention (Salane, 2010, p. 173). De la même manière, le religieux « peut être saisi pour résister à ce qui est perçu comme étant arbitraire » (Venel, 2013, p. 159).
17S’« il s’agit de mettre l’accent sur ce qu’une pratique trahit plutôt que sur ce qu’elle proclame » (Bourdieu, 2015, p. 53), alors l’exposé n’a guère besoin de s’étendre davantage pour rendre compte du fait qu’en prison les divers usages sociaux du religieux et de l’école s’avèrent analogues. Par le truchement de ces registres, les prisonniers tendent à structurer leur quotidien, parfois jusqu’à l’ascétisme, entretiennent leur respectabilité, tantôt pour se protéger des groupes, tantôt pour les intégrer et peut-être jouir de solidarités affectives et matérielles. Recourir à ces ressources, c’est aussi entériner le « bénéfice » d’une situation inéluctable, travailler sur soi, s’appuyer sur des repères clairement identifiables. C’est travailler, enfin, à rendre intelligible à soi-même et aux autres une expérience qui déconcerte.
18Il est à noter que ces usages sont observables ailleurs encore. En la matière, la débrouille et les logiques d’honneur viril-populaire ne sont pas en reste (Le Caisne, 2004). De son côté, le travail (aux ateliers de manufacture intra-muros ou en qualité d’auxiliaire de détention) ne l’est pas moins. Lui aussi établit des repères clairs : « J’ai la chance de travailler. Se lever tous les matins, ça fait plaisir », témoigne un détenu travailleur. Les auxiliaires jouissent eux-aussi d’un petit effet de distinction, notamment auprès des personnels de surveillance au zèle desquels ils échappent partiellement : « Les surveillants ils nous connaissent, ils sont détendus. On discute un peu, on se demande un peu des nouvelles… ». D’ailleurs, si les détenus respectueux du règlement intérieur se félicitent ainsi de purger une peine « constructive », leurs codétenus les plus roublards exploitent cette suspension relative de contrainte, notamment à la buanderie. « Dans cette coursive, les mecs quand on leur ramène leurs draps, dedans y a de la viande, des bouteilles de whisky… », témoigne un autre prisonnier. L’affectation professionnelle des détenus ouvre, ici aussi, à des sociabilités nouvelles et, le cas échéant, à des réseaux de solidarités affectives et matérielles (clandestins ou non) entre collègues. « Faut dire que c’est toujours les mêmes qui travaillent. Alors on s’entraide, on se rend service entre nous », raconte l’un d’eux. Enfin, la « ressource » sociale que constitue le travail prisonnier (voir Ducloux, 2020, p. 1-4) permet, ici encore, de se distancier voire d’appréhender la prison tel « un mal pour un bien » : « Le chef aux ateliers il m’a dit : Regarde comme t’étais avant, regarde comme t’es devenu. T’es bien aujourd’hui !… Et voilà, après tout change. Le comportement, ce que disent les autres, les surveillants sont contents de moi, on devient plus sage » (Omar, 50 ans, peintre, condamné à 15 ans pour vol à main armée).
19En somme, aucune ressource ne semble endosser de finalités propres. Sur le terrain, tout se passe comme si les diverses ressources répondaient toutes aux mêmes nécessités engendrées par la vie en prison (en se constituant en alternatives génériques à la perte d’initiative, à la mise en flottement des repères ordinaires, à l’isolement, au dénuement, à la vulnérabilité sociale et psychique, à la dérégulation des états réflexifs, à l’incompréhension et à l’imprévisibilité des cadres sociaux apposés in situ captiva à l’action individuelle, etc.). Partant, à l’échelle de la population pénale tout entière, la diversité bien connue des comportements se réclamant de chacune des « activités » pénitentiaires – réglementaires, tolérées ou réprimées – ne donne absolument pas lieu à une accumulation improbable de pratiques fondamentalement irréductibles. En fait, cette pluralité apparente se ramasse et se polarise en types d’usages largement transversaux que les études ciblées ne repèrent pas. Or, si ces usages affichent de facto leur indépendance vis-à-vis des registres institués de pratiques qui pourtant les rendent possibles, alors l’on peut postuler la neutralité ontologique de ces ressources considérées jusqu’ici comme spécifiques et non comparables.
20Attention, ce postulat n’exclut pas la possibilité d’interroger les singularités sociologiques de chacune des ressources disponibles en prison. Au contraire, car si, toutes choses égales par ailleurs, une ressource en vaut bien une autre, elles ne semblent en revanche pas toutes également mobilisables, ainsi qu’en témoignent les écarts de nombres entre leurs « pratiquants » respectifs. Ainsi, la question de savoir ce qui amène les détenus à se saisir de tel ou tel registre – et pas d’un autre – devient plus pressante encore. On l’a vu, en termes d’usage social, le religieux n’apporte a priori rien de plus ou de moins qu’une autre ressource. Comment, dès lors, expliquer qu’il remporte à lui-seul autant d’adhésions parmi les prisonniers ? Tels le plein et le vide se supposent l’un l’autre, la religiosité de certains convoque maintenant l’irréligiosité de tous leurs codétenus qui s’attèlent à d’autres pratiques.
21Ainsi qu’en témoigne l’ampleur de la littérature scientifique qui lui est dédiée, le degré de religiosité de la population pénale n’est pas négligeable. Il se vérifie ici une énième fois puisque sur 32 prisonniers non religieux rencontrés juste après leur incarcération et individuellement suivis plusieurs mois, 15 enquêtés ont à un moment donné adopté des pratiques religieuses inédites au regard de leur parcours biographique ! De manière générale, dans l’établissement monographié, la fréquentation assidue des cultes hebdomadaires concerne plus d’un détenu sur sept. Et encore, aussi important soit-il, ce taux ne rend qu’imparfaitement compte du phénomène puisque le numerus clausus de chacune des cérémonies musulmane, catholique et réformée ne permet pas d’accueillir plus de quarante personnes sur les neuf-cents enfermées. De manière ostentatoire, discrète ou intime, la référence au religieux irradie. Ici bien sûr, dans la salle blafarde accueillant les cultes mais aussi, là, dans les coursives immaculées et interminables. Là, encore, dans la crasse des cours de promenade ou dans les cellules encombrées.
22La sociogenèse des religiosités carcérales est une problématique intimidante. La première des précautions est de bien distinguer les ressorts du recours à cette référence, d’une part, et les usages sociaux qui en sont faits par la suite, d’autre part. D’autant que l’on a ici affaire à un fait social revendiquant une « existence propre » (Durkheim, 2010 [1895], p. 113) et capable d’instituer rétroactivement, à travers les récits des nouveaux croyants, le mystère de sa propre apparition. En effet, le « pourquoi » de la religion est une question religieuse susceptible de fournir un cadre narratif aux discours autobiographiques. Partant, ces « illusions biographiques » constituent déjà un usage empirique de la ressource religieuse et représentent, par ailleurs, un important biais déclaratif (Bourdieu, 1986). Bref, s’agissant de conversion, « la motivation affichée par les acteurs peut n’être que d’une piètre utilité pour l’analyse » (Heurtin et Michel, 2021, p. 17). Pourtant, certains travaux ont systématiquement confondu la genèse carcérale du religieux avec ces récits génétiques (Maruna et al., 2006). Plus globalement, cette indistinction entre les ressorts sociaux du recours au religieux (a priori) et ses usages (a posteriori) demeure la limite récurrente de la littérature sur la conversion en prison. Tentés de répondre au « pourquoi » plutôt qu’au « comment » du recours au religieux, ces travaux exposent tous les mêmes « raisons », autrement dit, les mêmes usages observables après-coup (Dammer, 2002 ; Sarg, 2016 ; Rhazzali, 2010). Comment se fait-il alors que les détenus n’y adhèrent pas tous ? Comment se fait-il que ces prisonniers-là recourent au religieux et pas à un autre registre alors que, on l’a vu, aucune ressource n’offre rien de plus que les autres ? On l’ignore… Parfois, le problème est renvoyé à d’autres énigmes. Rachel Sarg manipule les catégories aériennes d’« incertitude cognitive » (2016, p. 118) et d’« offre cognitive » (ibid., p. 58) sans éclairer ce qui sociologiquement conduirait à les articuler. De son côté, Harry R. Dammer n’est pas moins embarrassé : « It is very difficult to determine why prisoners become involved with religion while incarcerated. This difficulty is caused by the fact that religious belief and practice is a very individual matter and exacerbated by the psychological complexities of living in prison » (Dammer, 2002, p. 1375).
23Sur ce front tenace du « mystère de la foi », la percée la plus remarquable revient sans aucun doute aux travaux de Céline Béraud, Claire de Galembert et Corinne Rostaing qui ont récemment cosigné un ouvrage imposant (Béraud et al., 2016). Issu du rapport d’une recherche collective commandée par le ministère de la Justice, De la religion en prison s’adonne à une véritable mise à plat proche de la dissection. Des politiques publiques aux pratiques observables, en passant par les aumôniers, l’ouvrage dresse un vaste état des lieux de tout ce qui, en prison, entretient de près ou de loin un rapport avec « la religion ». L’intensification massive et circonstanciée des religiosités y donne précisément lieu à une modélisation reprenant les très célèbres idéaux-types du « pèlerin » et du « converti » élaborés par Danièle Hervieu-Léger (1999).
24La sociologue des religions s’appuie sur ces deux « figures » dans l’espoir de décrire les mutations contemporaines du religieux. Celle du « pèlerin », partant de l’explosion récente de l’offre des biens religieux, s’attèle à cerner la mobilité d’individus toujours plus autonomes au sein de ce marché. La fluidité des appartenances religieuses successives et, par extension celle des « parcours spirituels » (ibid., p. 98), témoignerait à la fois d’une « religiosité individuelle en expansion » et de son détachement progressif des traditionnelles institutions religieuses, maintenues en retrait (ibid., p. 111). Or, c’est précisément le degré d’institutionnalisation des religiosités individuelles qui caractérise la seconde figure du « converti ». Pour Hervieu-Léger, dans tous les cas – que l’individu « change de religion », qu’il se convertisse ex nihilo ou qu’il se saisisse nouvellement d’une culture familiale héritée (ibid., p. 121-124) – ce sont les institutions religieuses traditionnelles qui sanctionneraient la validité de la « conversion » à travers celle d’une « réorganisation globale de la vie de l’intéressé selon des normes nouvelles et l’incorporation à une communauté » (ibid., p. 130). Itinérance « spirituelle » versus installation institutionnalisée, telle est donc la typologie que mobilisent Béraud, Rostaing et de Galembert pour rendre compte des conversions religieuses in situ captiva.
25Les auteures écartent d’entrée de jeu la première figure du pèlerin au motif incontestable que « l’hyper mobilité croyante » qu’elle induit n’est pas empiriquement observable au sein de la population pénale. Les scientifiques rabattent donc logiquement tout le phénomène d’intensification des religiosités détenues sur l’idéal-type du converti. Autrement dit, du seul point de vue de « la religion » stricto sensu, elles en déduisent que l’ancrage biographique et institutionnel prévaudrait tandis que l’errance serait tout simplement absente (Béraud et al., 2016, p. 182). Or, cette proposition s’avère problématique. Elle va à l’encontre de ce que l’on sait des institutions totales, où, concernant les pensionnaires, les cas de continuités biographiques appartiennent par définition au registre de la curiosité statistique et non de la règle (voir Goffman, 1968, p. 55-92). Mais qu’elle est-elle alors ?
26Au fond, ce résultat est lié au fait que les auteures ne se sont préoccupées que du religieux sans considérer les ressources sociales disponibles en milieu carcéral dans leur ensemble – d’ailleurs, l’outillage idéal-typique forgé par Hervieu‑Léger invite de facto à distinguer les comportements explicitement liés au religieux d’absolument tous les autres. Or, si l’on « individualise les groupes » avant de les manipuler (Lahire, 2001, p. 75), on se rend compte qu’au cours d’une même peine de prison les adhésions aux divers registres de pratiques se succèdent, voire se combinent, bien souvent chez une seule et même personne (Venel et Ducloux, 2016). À condition d’adopter une méthode longitudinale à travers le suivi individuel des personnes incarcérées – en lieu et place de la traditionnelle description transversale qui conduit d’autant plus facilement à écarter le mouvement au profit d’une stabilité survalorisée –, la vie en prison ne se dévoile plus qu’à travers l’instabilité chronique des postures individuelles et la précarité des modalités assignées à sa gestion par les prisonniers qui, passant d’une ressource sociale à une autre, s’évertuent par tous les moyens à la rendre vivable sinon supportable : « On perçoit alors combien les détenus sont pris dans un aménagement permanent de leurs valeurs morales […]. Les détenus construisent et reconstruisent constamment leur identité » (Le Caisne, 2000, p. 86-87).
- 10 Au cours de 26 mois d’enquête, 21 enquêtés sur les 32 de l’échantillon ont eu recours à au moins (...)
27Considérant encore une fois la neutralité des ressources disponibles en prison, la figure dynamique du pèlerin est ainsi libérée de la seule référence religieuse et embrasse plus largement l’errance des prisonniers s’efforçant de recourir à tous les types de ressources10. Ce faisant, le « pèlerinage » se trouve non seulement réhabilité mais l’errance qu’il désigne passe désormais du statut d’inexistante au statut de généralité empirique. Concernant la « conversion », la question devient donc de savoir selon quel processus des ancrages religieux viennent si régulièrement ponctuer des trajectoires carcérales qui ne se réduisent jamais à des « carrières religieuses ».
28Comparativement, la question est d’autant plus intéressante qu’au sein de la configuration carcérale « la religion » est assurément la ressource la moins « précieuse » au regard d’une administration pénitentiaire qui se borne à en garantir la liberté de pratique. Par définition les prisonniers sont tous candidats à une libération anticipée. Partant, quel que soit leur niveau de défiance, il reste dans leur intérêt d’investir les registres explicitement promus par l’institution, c’est-à-dire à suivre une thérapie, à entamer des formations scolaires ou professionnelles, à travailler en qualité d’auxiliaire de détention ou aux ateliers de manufacture hébergés par l’établissement. En soi, être religieux n’apporte rien aux yeux de la direction de la Maison d’arrêt, du juge des libertés ou des services d’insertion et de probation. Cela dit, l’investissement massif de ce registre n’est paradoxal qu’en apparence puisque les ressources les plus en vues sont aussi les plus ardues à mobiliser. Leurs capacités d’accueil restreintes alliées à l’affluence de ceux qui en ont la nécessité donnent lieu à une sollicitation telle que l’officier en charge du « bureau des activités » se déclare « débordé » : ici, « tout a été sous-dimensionné ! ». Témoignant d’un enthousiasme illusoire, un jeune détenu fraîchement incarcéré déclare : « J’me suis inscrit à tout [sauf au culte] : bibliothèque, informatique, sport, formation, travail… Inscrit à tout, j’ai pas cherché à comprendre […]. J’me suis inscrit pour les remises de peine aussi. Parce que ça, la juge elle voit ça. C’est tout noté de toute façon. Là, j’envoie régulièrement des courriers au psychologue comme quoi j’ai envie de le rencontrer […]. On va voir c’que ça va donner. Si y m’disent nan, je referai les démarches ». Cinq mois plus tard, l’enquêté, qui n’a « rien obtenu », abandonne : « C’est bon, j’arrête. Ça sert à rien ! ». Il n’est pas le seul. Un autre s’effondre : « On peut écrire à tout le monde toute la journée mais on écrit toujours dans le vent. Pourtant j’ai tout fait ! J’ai tout fait ! ».
- 11 Journal de terrain, 30 septembre 2014.
- 12 Entretien informel, Journal de terrain, 29 mai 2015.
29Qu’elles soient disponibles n’implique pas que les ressources soient forcément mobilisables par tous. Et s’il fallait, d’ailleurs, trouver une spécificité sociologique au religieux ce serait qu’en prison il constitue une ressource à défaut d’autre, la ressource de ceux qui, sans lui, en seraient parfaitement dépourvus. Tandis qu’un professeur d’alphabétisation déplore que « seulement la moitié des détenus participe à au moins une activité par semaine »11, le religieux, lui, ne disqualifie personne et sa pratique n’est nullement suspendue au fait d’obtenir une place sur la liste de ceux qui célèbrent les cultes chaque semaine. Bref, « heureusement qu’il y a la religion en prison ! », déclare le directeur des personnes placées sous-main de justice12.
30En milieu carcéral, les fluctuations du croire ne se résument cependant pas aux « illuminations ». À l’échelle du temps d’une peine, la neutralité des registres d’action autorise aussi le désengagement religieux à travers la dynamique des adhésions successives aux différentes ressources. Puisqu’il n’existe aucune nécessité à laquelle chacune d’elles ne puisse répondre, il n’est pas surprenant que sur les 15 enquêtés ayant adopté des comportements attachés à la référence religieuse, 12 les aient progressivement mis à distance, voire abandonnés, dès lors qu’ils ont eu la chance d’investir un registre constituant une alternative tout aussi crédible et qui, de surcroît, a enclenché un cercle vertueux en leur assurant les faveurs du système pénitentiaire et de potentielles remises de peine. Aussi, à l’échelle des trajectoires carcérales, le religieux fait-il bien souvent l’objet de recours transitoires.
- 13 Entités bienveillantes ou non, surnaturelles et ordinairement invisibles, les djinns représentent (...)
31L’un des enquêtés, qui au cours d’un long naufrage carcéral avait subitement « appris » à se « prosterner » après avoir découvert avec horreur sa « possession » par un « mauvais djinn »13 et « compris » que l’origine de son malheur venait d’une vie faite de « mauvaises œuvres », finit par totalement se détourner de ce registre d’entendement au profit d’un autre :
La psychologue m’a dit que j’avais peut-être des symptômes de bipolarités. Du coup, j’me suis renseigné et je comprends mieux la maladie. J’avais des phases… […]. Au niveau des symptômes, je peux pas le nier… j’ai eu beaucoup d’épreuves […]. Je comprenais pas, c’était nouveau pour moi… C’est une maladie qu’est pas grave, tu vois ? C’est juste que… la tension que je peux avoir, l’agitation, c’est pas quelque chose de normal […]. J’étais dangereux pour moi-même et dangereux pour les autres. [Alors] voilà, j’accepte cette maladie (Demba).
32Cela dit, bien que le religieux fasse figure de ressource à défaut d’autre, tous les disqualifiés et autres laissés pour compte des prisons ne s’en saisissent pas en dernier recours. Mais qui tente donc de s’extraire de l’instabilité carcérale en se saisissant du religieux ?
- 14 Contrairement aux représentations courantes, la part de ces cas demeure on ne peut plus négligeab (...)
33À ce propos, l’ouvrage De la religion en prison n’insiste pas sur une découverte à laquelle il contribue pourtant grandement. Reprenant et illustrant les déclinaisons de l’idéal-type du converti, l’exposé distingue trois formes de recours différents : soit les prisonniers embrassent une obédience qui n’était pas la leur, soit l’adhésion concerne des non religieux et se fait alors ex nihilo, soit, enfin, le recours au religieux concerne des prisonniers qui réinvestissent de manière circonstanciée la tradition religieuse de leurs parents. Mais ce que l’on pourrait prendre pour une classification se révèle en réalité être un formidable outil de mesure. Car si les recours au religieux constituent un véritable fait social tant ils se révèlent fréquents dans le paysage carcéral et si, comme les auteures l’affirment, les conversions pures et simples ou interconfessionnelles sont quasi inexistantes14 (Béraud et al., 2016, p. 165), cela ne peut signifier qu’une chose : le troisième et dernier type de la réaffiliation aux religiosités familiales trahit une règle statistique et lève un peu plus le voile sur l’origine de ces religiosités situées.
- 15 « C’est à la religion [la loi] de ses pères qu’il est revenu », souligné par Philippe Joutard (19 (...)
34Le même constat se retrouve de manière systématique dans le cadre de l’étude menée. Sans jamais en avoir conscience, tous les enquêtés ayant adopté des comportements religieux au cours de leur peine de prison ont bel et bien eu recours à un modèle familial hérité (Bourdieu, 1993) et intériorisé dans le cadre domestique de leur enfance. En effet, en dépit de leur caractère inédit et de la fulgurance de leur apparition, ces pratiques n’en reprennent pas moins les formes de religiosité particulières de leurs parents, de leur milieu et de leur histoire sociale (Bréchon, 2018). Ad paternam legem red15, la conversion « n’implique pas nécessairement l’adoption d’un nouveau cadre interprétatif, mais peut provenir d’anciens cadres qui jusqu’alors occupaient une place marginale dans la conscience du sujet avant d’en occuper le centre » (Miguez, 2000, p. 4 – traduit par nous). Isolé à partir du religieux, « ce mouvement de retour [qui] conduit à une reprise des valeurs reconnues pérennes » (Balandier, 1988, p. 221) est également repérable dans les recours à d’autres registres de pratiques. De nouveau, le cas de l’école s’avère exemplaire puisqu’en détaillant les logiques de scolarisation des prisonniers, Fanny Salane dégage un point commun aux divers « raccrocheurs » : alors qu’en moyenne 40 % des parents de détenus n’ont jamais été scolarisés, le taux de scolarisation des parents des prisonniers entamant des cursus intra-muros s’approche – sans surprise alors – des 90 % (op. cit., p. 79).
35L’intensification du fait religieux en milieu carcéral est évidemment une question de recherche, à condition que la spécificité sociale du phénomène – qui a été mise au travail ici – soit enfin démontrée et non plus implicitement tenue pour acquise. Ce principe de précaution épistémologique vaut d’autant plus que la très forte demande institutionnelle entourant cette question publique surajoute au risque de voir un principe de distinction sociale tenir lieu de patron à la circonscription scientifique des faits sociaux soumis à l’étude. En prison comme ailleurs, « les processus religieux [demeurent] très concrètement intriqués avec les divers autres processus majeurs de la réalité sociale » (Maitre, 1980, p. 148). Dès lors, la présomption d’autonomie du fait religieux conduit à rester « aveugle » à ce qui l’accompagne, le concurrence, sur ce qui à la fois le précède et le dépasse totalement (Malinowski, 1963 [1922], p. 67-68). La portée relative des tentatives visant à expliciter les conversions intra-muros témoigne de la nécessité de sortir de cette boucle systémique (Grignon, 2008a, p. 18) en replaçant le phénomène dans l’ensemble des comportements adoptés par les prisonniers afin de gérer les besoins suscités par l’enfermement. Il s’agit là d’une configuration dynamique dont le religieux n’occupe ni le centre, ni le surplomb. « La transformation de la réalité n’est pas un effet de la conversion, mais sa cause » (Heurtin et Michel, 2021, p. 19) et l’expérience douloureuse de la vie en prison conduit les détenus à adopter une palette relativement élargie de comportements dont font partie ceux qui se réclament du religieux. Partant, ne traiter que de ces derniers revient à « épouser, jusque dans son mode de pensée, le mouvement différenciateur » (Lahire, in Elias, 2010, p. 213) et, in fine, à tailler dans le vif d’un phénomène buissonnant.
36Unanimement considérée comme le point de départ des enquêtes précédentes, la religiosité circonstanciée de tant de personnes détenues constitue dans les faits un point d’étape, le produit visible et repérable de processus sociaux n’ayant rien à voir avec le religieux sinon qu’ils en déterminent les conditions sociales d’émergence. Circonstancié, le fait religieux arrête un horizon des événements. Il « ne fait donc sens qu’en tant qu’objet intermédiaire, analyseur qui, utilisé contextuellement, peut d’ailleurs s’avérer fort précieux » (Michel, 2003, p. 170). Il ne s’agit alors plus de « saisir le religieux à partir du mouvement » (Hervieu‑Léger, 1999, p. 89) mais plutôt de saisir le mouvement à partir du religieux qu’il produit. Parce que la vie en prison éprouve des individus passablement socialisés en amont, la question du recours au religieux, en qualité d’objet scientifique autonome, perd en pertinence en ce qu’il appert qu’il constitue l’une des diverses signatures repérables d’un plus large processus d’hysteresis attaché à l’intériorisation de la vie en prison – qui figure bien, ici, « le fait élémentaire » dont plusieurs « phénomènes sociaux sont dérivés » (Durkheim, 1998 [1900], p. 71).