Sébastien URBANSKI, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe
Sébastien URBANSKI, 2022, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 248 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage constitue une prise de position originale, aussi bien dans le cadre académique que dans le débat public français. Maître de conférences en sciences de l’éducation et docteur en sociologie, Sébastien Urbanski analyse ici différents modèles politique nationaux de la laïcité à la lumière de la philosophie politique, de controverses publiques dans différents contextes nationaux et de ses propres expériences de recherches sociologiques de terrain. En philosophe, il accorde une place très importante à la réflexion sur les relations entre républicanisme, libéralisme et nationalisme. Ces réflexions lui permettent de prendre des positions politiques en s’appuyant sur des jugements normatifs plus généraux et théoriques. En sociologue, il délaisse souvent le ciel des idées pour l’analyse de la mise en application concrète des philosophies politiques, que cela soit dans le cadre des débats politiques, des controverses et polémiques publiques ou bien des décisions juridiques comme celles de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). C’est donc un très large matériau concret et contemporain qui alimente la réflexion philosophique et permet les allers-retours entre prises de positions philosophiques, jugements politiques et description des différentes modèles politiques nationaux.
2L’ouvrage commence par une utile préface d’Alban Bouvier qui propose un rappel très pédagogique sur les origines et la signification du républicanisme et du libéralisme. Cette préface éclaire ainsi les enjeux qui seront traités par la suite par Sébastien Urbanski en six chapitres. Dans le premier chapitre, l’auteur explique sa démarche entre la philosophie et la sociologie. Il soutient que toute analyse a nécessairement un parti pris et que plutôt que de le nier en cherchant une neutralité illusoire, il vaut mieux expliciter son rapport aux valeurs. Il présente donc son propre positionnement qui est celui du républicanisme critique. Cette forme de républicanisme définit la liberté par la non domination et s’oppose aux deux formes classiques du libéralisme qui conçoivent la liberté soit comme non interférence soit comme possibilité de réalisation de soi. La non domination conserve le principe de non interférence, mais elle requiert que l’État garantisse un statut égalitaire aux individus, comme condition de la non domination.
3Plusieurs décisions juridiques de la CEDH sont alors analysées à la lumière de ce républicanisme critique : loi de 2004 sur le port des signes religieux en France, jugement de la CEDH sur le crucifix dans les écoles en Italie, sur le port du hijab par une enseignante en Suisse ou encore les débats autour de l’école privée en France. Ceci permet à l’auteur de prendre position sur certains de ces débats. Par exemple, d’après l’auteur, le point de vue du républicanisme critique contraste avec le jugement de la CEDH de 2011 sur les crucifix dans les classes italiennes. La cour considéra que les signes religieux passifs ne constituaient pas une forme de pression sur les consciences. D’après Urbanski « l’approche républicaine souligne une possibilité de domination même si aucune pression n’est à l’œuvre : ces symboles sont illégitimes car ils portent atteinte au statut que les citoyens sont en droit de bénéficier de façon égalitaire. » (p. 60).
4Dans le deuxième chapitre consacré aux relations entre nationalisme, libéralisme et républicanisme, l’auteur s’interroge sur l’intérêt d’un nationalisme libéral. Le nationalisme libéral repose sur une intuition récurrente de la théorie politique, l’idée selon laquelle un État aurait « besoin » que ses membres partagent une certaine identité ou un attachement à la nation. Cela pose une autre question que l’auteur explore plus avant : comment dans ce cas-là trouver des critères d’appartenance à la nation qui ne soient pas exclusifs et contraires au libéralisme ou au républicanisme ? Dans ce cadre, l’auteur examine les résultats de l’enquête ISSP (International Social Survey Programme) dans laquelle on demande aux individus de se prononcer sur les critères qui font qu’un individu est un « vrai » membre de la nation. Mais il aborde aussi beaucoup de controverses différentes autour du nationalisme républicain ou de l’identité française. Il discute par exemple les critiques d’Eric Fassin contre Pierre-André Taguieff (voir E. Fassin, 2006, « Aveugle à la race ou au racisme ? Une approche stratégique », in D. Fassin et E. Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte, p. 106-130). Il présente également la controverse sur les « blacks » en équipe de France et sa relecture par Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, puis la controverse autour de l’ouvrage de Beaud et Noiriel paru en 2021 Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie (Agone). Viennent ensuite les controverses autour d’une tribune de l’écrivain Kamel Daoud dans Le Monde du 29 janvier 2016 (« Cologne, lieu de fantasmes ») puis autour du livre La Tentation radicale d’Olivier Galland et Anne Muxel, paru en 2018 (PUF).
5Il n’est parfois pas facile de suivre la logique de démonstration qui sous-tend la présentation d’autant de controverses différentes et qui parfois éloignent de la question initiale. Si l’on en revient à cette dernière, celle des relations du nationalisme avec le républicanisme et le libéralisme, l’auteur semble hésiter à défendre le nationalisme libéral, compréhensif à l’égard de l’argument selon lequel une culture commune pourrait favoriser le fonctionnement des institutions politiques, mais sans trouver ces critères inclusifs qui permettraient à la nation d’être plus unie sans en exclure injustement une partie. L’auteur conclut ce chapitre en se référant à la philosophe républicaine Cécile Laborde pour défendre l’idée selon laquelle la démocratie devrait bien avoir un lien minimal avec la culture. L’État ne pouvant pas être entièrement neutre, l’auteur semble ainsi accepter les identités nationales à la condition qu’elles soient « minces » et « inclusives ».
6Le chapitre suivant prolonge ce questionnement en étudiant les relations entre républicanisme et libéralisme. Là encore, l’analyse des concepts se fait en étudiant plus précisément des questions politiques concrètes : ce sont ici les rapports entre laïcité et éducation scolaire qui sont analysés en France, aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les deux premiers pays sont caractérisés par une approche républicaine centrée sur l’État quand la conception libérale anglaise met davantage l’accent sur la liberté des individus. Il s’agit ainsi d’analyser la gestion des contradictions entre deux exigences de l’école publique : respecter la « dimension privée des élèves et de leurs familles, c’est-à-dire leurs croyances, leurs valeurs et leurs intérêts » (p. 130) et « établir la dimension publique nécessaire pour maintenir des institutions libérales » (ibid.).
7Urbanski note qu’au-delà des fortes différences philosophiques affichées, il y a également beaucoup de similarités dans les pratiques. Les écoles françaises et étasuniennes disposent d’une assez grande latitude pour s’extraire d’un enseignement purement laïque (ou sécularisé aux États-Unis) et public. C’est le cas notamment en France avec le développement des écoles privées qui permettent la non mixité, qui sont libres d’exclure leurs élèves et qui, malgré les accords nationaux, peuvent délivrer un enseignement un peu différent de l’enseignement public (p. 148). Inversement, l’école publique anglaise s’est éloigné d’un modèle purement libéral : à travers les programmes des « British values », elle s’est orientée vers une plus grande centralisation politique et a développé l’enseignement de valeurs considérées comme favorisant une citoyenneté commune. En outre, Urbanski soutient qu’au sein de toute configuration nationale, il y a un processus d’hybridation entre différents principes politiques. Ainsi, au-delà des philosophies affichées, les enseignants peuvent en venir localement à mettre en place des pratiques relevant de différentes philosophies pour résoudre des problèmes spécifiques.
8L’auteur consacre ensuite un chapitre entier à l’Angleterre. Son modèle multiculturel s’est vu fortement contesté par un rapport ministériel accusant les responsables d’une école de favoriser une version intégriste de l’Islam, lors de l’affaire dite du « Cheval de Troie ». Il s’en est suivi des débats houleux. Certains sociologues ont accusé le rapport d’être islamophobe et d’avoir construit artificiellement un problème public. C’est cette affaire qui a abouti à la promotion du programme des « British values », évoqué plus haut. L’enseignement d’un tel programme pourrait semblent relever du nationalisme, mais, comme le montre l’auteur, en insistant sur les questions d’intégration, de citoyenneté tout en évitant de promouvoir une vision ethnique ou culturelle de l’appartenance nationale, ces « British values » ne sont en définitive pas forcément éloignées de ce que serait un enseignement républicain. Le libéralisme britannique s’hybride ainsi par la promotion de valeurs cherchant à renforcer l’attachement à l’État et au pays.
9Dans les deux derniers chapitres, Urbanski aborde des approches critiques de conceptions classiques de la sécularisation. Il s’intéresse ainsi d’abord aux théories pour lesquelles le libéralisme ne serait que l’expression de valeurs occidentales, en traitant plus spécifiquement du problème des sensibilités blessées, à travers les critiques adressées à la liberté d’expression quand celle-ci est accusée de porter atteinte à la religion. Et l’auteur de se consacrer plus particulièrement à la thèse de Saba Mahmood selon laquelle la liberté d’expression permettant les caricatures de Mohammed serait la conséquence d’une conception judéo-chrétienne des relations entre signifiant et signifié (voir S. Mahmood, 2013, « Religious Reason and Secular Affect: an incommensurable Divide? » in T. Asad., W. Brown, J. Butler et S. Mahmood, S., Is Critique Secular? Blasphemy, Injury, and Free Speech. Fordham University Press).
10Tout en reconnaissant une certaines pertinence à quelques-uns des arguments développés par Mahmood, Urbanski peut sans trop de difficulté en réfuter la thèse principale en mobilisant l’exemple de la Pologne. Celui-ci montre que la même sensibilité à la caricature peut très bien se retrouver en contexte chrétien. En Pologne, une militante a ainsi risqué deux ans de prison pour avoir représenté la Vierge Marie avec une auréole aux couleurs du drapeau LGBT. Plus généralement, de nombreuses personnes y sont condamnées chaque année pour offense au sentiment religieux.
11Enfin, le dernier chapitre approfondit l’étude du cas polonais en s’intéressant aux difficultés rencontrées lors de la mise en place d’enseignements d’éthique non religieuse pour les élèves ne souhaitant pas suivre l’enseignement catholique. Urbanski s’oppose ici au sociologue José Casanova qui promeut un espace politique post-séculier et célèbre le cas de Pologne. Urbanski montre comment la Pologne se caractérise surtout par le pouvoir important de l’Église et la façon dont elle cherche à imposer son enseignement sous des formes conservatrice et autoritaire. Là encore, l’étude d’un cas concret et de la façon dont les principes politiques sont mis en application illustre les limites de théories qui définissent de manière abstraite la nécessité d’un retour au religieux ou d’une politique post-séculière.
12L’auteur conclut en semblant hésiter à prendre la défense d’un nationalisme libéral. S’il ne le promeut pas explicitement, Urbanski considère néanmoins la référence à l’idée de nation inévitable. Il souhaite ce faisant intégrer certaines dimensions du nationalisme dans le cadre du républicanisme critique. Sans donner pour cela un programme théorique ou politique achevé, il éclaire les différentes dimensions du débat et met en évidence les obstacles à éviter.
13Le parti pris de l’ouvrage présente aussi ses limites: l’alliance revendiquée par l’auteur des approches philosophique et sociologiques n’est pas en effet sans sacrifier un peu de chacune des deux disciplines. Sans se prononcer sur ce que dirait le philosophe de métier, on peut identifier ce que le sociologue trouverait d’insuffisamment sociologique. Urbanski adopte bien un point de vue sociologique quand il s’attache à ce que les États font et pas seulement ce qu’ils revendiquent. Il ne propose néanmoins pas vraiment d’analyse sociologique systématique des conflits sociaux et politiques qui sous-tendent un modèle politique national. S’il montre comment les prises de position de certains acteurs politiques peuvent être en contradiction avec le modèle national, il ne fait pas d’analyse sociologique ou de science politique de ces acteurs pour expliquer leurs prises de positions. De ce point de vue, utiliser la sociologie de l’action publique et la sociologie des problèmes publics auraient sans doute permis une description plus riche des stratégies des acteurs politiques et ainsi de la façon dont elles mènent à différentes hybridations plutôt qu’à un modèle politique national unifié.
14L’ouvrage fournit donc une synthèse importante pour aborder nombre de problèmes concernant la laïcité, la religion, l’enseignement et la liberté d’expression. Il marie utilement l’analyse philosophique à la sociologie pour défendre le républicanisme critique. Si bien souvent l’ouvrage ne répond pas de manière définitive aux questions qu’il pose, il n’en éclaire pas moins de nombreuses dimensions et illustre l’intérêt des allers-retours entre philosophie et sociologie.
Pour citer cet article
Référence papier
Cyril Jayet, « Sébastien URBANSKI, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe », Revue européenne des sciences sociales, 61-1 | 2023, 275-270.
Référence électronique
Cyril Jayet, « Sébastien URBANSKI, La République à l’épreuve des nationalismes. École publique, valeurs communes et religions en Europe », Revue européenne des sciences sociales [En ligne], 61-1 | 2023, mis en ligne le 09 février 2023, consulté le 01 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/ress/9424 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ress.9424
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