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Edito

L’ère d’un monde fini qui recommence ?

Véronique Champeil-Desplats, Céline Fercot et Thomas Hochmann

Texte intégral

1Le 24 juin dernier1, la Cour suprême marquait tristement l’histoire des droits et libertés. Elle confirmait des informations qui n’avaient circulé jusque-là que sous fond de rumeurs, certes solidement appuyées par la divulgation d’un document préparatoire, sur un possible revirement de la décision Roe v. Wade du 22 janvier 1973 reconnaissant un droit à l’avortement dans l’ensemble des Etats fédérés des Etats-Unis. Beaucoup a déjà été écrit sur les circonstances de ce revirement, sur ses causes, sur ses effets dramatiques pour les femmes américaines qui n’auront pas la chance de vivre dans le bon Etat, ni les moyens de contourner l’interdiction qui leur est opposée2. Il n’y a pas lieu ici de revenir sur l’ensemble de ces questions. On souhaiterait se concentrer sur quelques leçons générales que l’on pourrait tirer de cette décision.

2Tout d’abord, elle illustre plus que jamais l’importance des nominations à la Cour suprême des Etats-Unis et du profil de ses juges. La chose était sans doute connue et entendue pour de nombreux spécialistes. Il est commun d’insister sur l’importance du caractère conservateur ou progressiste – comprendre, républicain ou démocrate – des juges nommés. De ce point de vue, Donald Trump qui avait très tôt annoncé l’importance que représentait pour lui la composition de la Cour, a bénéficié d’un effet d’aubaine en ayant l’opportunité peu commune en quatre années de présidence de nommer trois juges bien identifiés pour leurs positions conservatrices. En 2016, la Cour aurait dû basculer dans le camp démocrate suite au décès du juge Antonin Scalia. En violation de la pratique constitutionnelle, les sénateurs républicains empêchèrent néanmoins Barack Obama de nommer un remplaçant. Dès la nomination en avril 2017 de Neil Gorsuch par Donald Trump, nombreux avaient déjà en tête les retombées possibles précisément sur le droit à l’avortement, mais également sur les autres droits et libertés non énumérés issus de ce fragile droit qu’est le right to privacy3, ou encore sur les droits des minorités ethniques et LGBTI. L’éventualité est devenue réalité avec la démission d’Anthony Kennedy, juge conservateur mais favorable aux droits des homosexuels, remplacé par Brett Kavanaugh en octobre 2018. L’emprise totale du camp le plus conservateur a été provoquée par le décès en septembre 2020 de l’étoile des progressistes, Ruth Bader Ginsburg, remplacée par Amy Coney Barrett. Six contre trois, la cause semble entendue. L’on a alors peine, pour des décisions névralgiques comme celles portant sur l’autorisation du port d’armes4, l’avortement ou l’encadrement des activités économiques et industrielles5, d’avancer des facteurs structurels ou transversaux – auxquels il ne faut toutefois pas renoncer si l’on veut conserver les outils d’analyse de la complexité – qui expliquent parfois, souvent même, que les décisions juridictionnelles ne fluctuent pas nécessairement au gré des majorités politiques. D’autres raisons liées à la pluralité des engagements personnels de chacun mais aussi des contraintes jurisprudentielles (règle du stare decisis aux États-Unis6) et institutionnelles sont à considérer.

  • 7 V. notamment Ronald Dworkin, A Matter of Principle, Cambridge (Mass.) - London, Harvard University (...)
  • 8 En ce sens, v. Jean-Yves Chérot, » Le droit comme intégrité chez Dworkin : une contribution à l’épi (...)

3A ce titre, un des théoriciens du droit les plus connus des États-Unis, Ronald Dworkin7, avait insisté sur l’existence d’une exigence de cohérence narrative qui s’imposerait aux juges. Elle prendrait notamment la forme d’un principe d’intégrité aux conséquences proches d’un principe de non-régression du niveau de protection des droits et libertés. Comme l’explique Jean-Yves Chérot, chez Dworkin, l’intégrité apparaît « comme une valeur différente d’une simple cohérence (bare consistency). Elle implique une lecture du passé au regard des principes et la cohérence recherchée est celle de la cohérence morale des principes en cause. Elle demande alors que les pratiques de l’histoire – telles que la ségrégation raciale – qui ne peuvent pas être regardées comme cohérentes avec les principes reconnus par ailleurs soient abandonnées »8. De ce point de vue, on mesure bien le caractère historique de la décision du 24 juin 2022, non pas seulement parce qu’elle renvoie Ronald Dworkin à ses idéaux, mais parce que l’histoire des droits et libertés que certains pensaient marquée, dans les démocraties et États de droit contemporains, par une évolution vers le toujours mieux, se voit sévèrement rattrapée par le rappel que rien n’est jamais acquis. La majorité au sein d’une juridiction peut changer comme au sein d’un parlement, et ce que la Cour donne, elle peut le reprendre. La procédure de révision constitutionnelle aux Etats-Unis étant particulièrement lourde, d’autant lorsque les majorités politiques sont fragiles, il y a fort à douter qu’une telle révision vienne contredire la nouvelle ligne jurisprudentielle de la Cour.

4Au risque de la platitude, rappelons que ce qui ébranle les États-Unis ébranle aussi le reste du monde, l’inverse n’étant pas toujours vrai… Il y a 50 ans, l’affaire Roe v. Wade du 22 janvier 1973 était au nombre de celles qui entamaient une série de reconnaissances du droit à l’avortement par plusieurs organes chargés d’exercer un contrôle de constitutionnalité. Au nombre de ceux-ci, le Conseil constitutionnel français rendait lui aussi sa décision historique du 15 janvier 1975. Lors de la délibération, le rapporteur, François Goguel, ne cachait pas son opposition personnelle à l’avortement, mais écartait ses convictions religieuses au prix d’un raisonnement inaccessible aux juges conservateurs américains : « il me paraît évident que les chrétiens n’ont pas le droit de prétendre imposer aux autres un code de moralité lié à des valeurs que les autres ignorent ou méconnaissent »9. Cette sagesse est-elle encore d’actualité ? Après l’arrêt de la Cour suprême, l’interrogation dystopique n’a alors pas tardé à poindre : et si demain le Conseil constitutionnel revenait sur sa décision ? Depuis le 24 juin 2022, il faut la prendre au sérieux mais apporter tout de suite une petite nuance sur l’urgence de la situation. Au regard de ce qui est connu des membres actuels et des autorités de nomination concernant les prochains renouvellements du Conseil constitutionnel, il ne semble pas que le danger soit précisément pour demain. Il reste que l’on comprend l’intérêt de proposer une révision de la constitution, comme cela avait été fait en 2018 puis en 201910, et d’inscrire dans le marbre constitutionnel ce qui ne semble dépendre que de la volonté des juges.

  • 11 Cette phrase a été prononcée en novembre 1972.

5« Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence » : la conclusion de la plaidoirie de Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny, il y a 50 ans aussi11, pourrait prendre un sens nouveau : Mesdames, Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de nous assurer que l’ère d’un monde fini ne recommencera pas.

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Notes

1 Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization, 597 U.S. __ (2022).

2 A ce sujet, v. Johann Morri, « La machine à remonter le temps : à propos de la « fuite » du projet d’opinion du juge Alito dans l’affaire du droit à l’avortement »La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, 13 juin 2022 ; Céline Fercot, « Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization ou l’anéantissement du droit à l’avortement en tant que standard fédéral »id., 4 juillet 2022 ; Stéphanie Hennette-Vauchez, Diane Roman, Serge Slama, « Pourquoi et comment constitutionnaliser le droit à l’avortement », id., 8 juillet 2022.

3 Le droit à la contraception, consacré par la décision Griswold v. Connecticut en 1965 (381 U.S. 479), le droit à l’intimité, dont découle notamment le droit d’avoir des rapports sexuels entre personnes de même sexe, issu de la décision Lawrence v. Texas de 2003 (539 U.S. 558), ou encore le droit au mariage, consacré par la décision Obergefell et al. v. Hodges de 2015 (n° 14-556), sont, eux aussi, sur la sellette.

4 V. la décision New York State Rifle & Pistol Association, Inc. et al. v. Bruen, Superintendent of New York State Police et al., n° 20-843, rendue le 23 juin 2022.

5 V . la décision West Virginia et al. v. EPA et al., n° 20-1530, le 30 juin 2022.

6 A ce sujet, v. Johann Morri, art. préc.

7 V. notamment Ronald Dworkin, A Matter of Principle, Cambridge (Mass.) - London, Harvard University Press, 1985.

8 En ce sens, v. Jean-Yves Chérot, » Le droit comme intégrité chez Dworkin : une contribution à l’épistémologie d'une argumentation controversée », Revue de la recherche juridique, Droit prospectif, 2015, p. 1978.

9 Compte-rendu de la séance du 14 janvier 1975, p. 18.

10 V. l’amendement au projet de loi constitutionnelle n° 911, rejeté le 11 juillet 2018 et la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse, déposée le 1er juillet 2019.

11 Cette phrase a été prononcée en novembre 1972.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Véronique Champeil-Desplats, Céline Fercot et Thomas Hochmann, « L’ère d’un monde fini qui recommence ? »La Revue des droits de l’homme [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 15 juillet 2022, consulté le 08 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/revdh/14995 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.14995

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