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- 1 Projet interdisciplinaire (droit, histoire, sociologie) et international (cinq ordres juridiques co (...)
1Ce dossier est l’heureux prolongement d’une demi-journée d’étude organisée dans le cadre du laboratoire Marchés, Institutions, Libertés de l’Université Paris-Est Créteil (24 mai 2022) consacrée aux fondements théoriques de la protection sociale. Plus précisément, les participants étaient invités à relire Citoyenneté et classes sociales (Citizenship and Social Class), célèbre conférence de Thomas (T.H.) Marshall (1893-1981) prononcée à Cambridge en 1949 et publiée l’année suivante. Dans ce texte, le sociologue reconstruit le processus historico-politique qui devait aboutir, selon lui, à l’avènement d’une « citoyenneté sociale » avec le développement au Royaume-Uni de l’État-providence après la Deuxième Guerre mondiale. Cette notion connaîtra une grande postérité et joue aujourd’hui un rôle structurant dans de nombreux débats académiques. Il nous avait semblé intéressant de nous réunir autour de ce texte du fait des discussions nourries suscitées lors des séminaires de théorie des droits et libertés du laboratoire M.I.L. lors de l’obtention du financement du projet ANR CEPASSOC consacré à la protection sociale des travailleurs des plateformes numériques1, dirigée par Claire Marzo. Nous tenons à remercier très sincèrement Stéphane de La Rosa, directeur du M.I.L., pour le soutien apporté à l’ensemble des projets portés par les chercheurs de l’équipe de recherche.
I. Quelles implications juridiques d’une « citoyenneté » devenue « sociale » ?
2Dans ses grandes lignes, Marshall dégage trois grandes phases historiques (les XVIIe, XIXe et XXe siècles) correspondant chacune à une « génération » de droits – respectivement les droits « civils » (et non civiques si l’on suit le propos de Marshall), « politiques » et « sociaux ». Ce texte de Marshall ne présente pas seulement l’intérêt d’avoir théorisé l’idée des droits de l’individu par-delà les seuls droits civils et politiques. Son apport est d’avoir adossé les droits sociaux à une conception de la citoyenneté. Il n’hésite pas à se saisir, pour le faire, d’un vocabulaire que les juristes reconnaîtront. Or, la notion de « citoyenneté sociale » est aussi fuyante qu’elle est fertile.
3Derrière la thèse de l’union des trois générations de droits, on trouve la reconstitution des étapes cruciales de l’émergence du statut juridique de citoyen. Gregory Bligh cherche à montrer, à la lumière d’autres travaux de Marshall réalisés durant la même période et des sources d’influence citées dans la conférence de 1949, que l’objectif sous-jacent du sociologue de Cambridge est de comprendre la transition entre deux formes historiques de stratification sociale. L’avènement d’une société capitaliste stratifiée en classes suppose le délitement de la société médiévale dans laquelle les inégalités sociales sont officialisées par une pluralité de statuts juridiques hiérarchisés qui fixent l’appartenance de groupe des personnes. Or, loin de marquer la disparition du statut des personnes en tant qu’objet juridique, celui-ci évolue vers un statut unique englobant l’ensemble des membres de la communauté politique – la citoyenneté – et s’enrichissant d’un nombre sans cesse croissant de droits – jusqu’à inclure les droits sociaux. La mutation vers une stratification par classes sociales doit donc se penser à l’aune d’un mouvement allant des statuts au statut. De ce point de vue, la conférence de 1949 peut être lue avec profit aux côtés des travaux qui, dans le prolongement de Hegel (Honneth, Kojève), cherchent à penser l’importance du statut juridique dans la libération de l’individu des carcans de la société traditionnelle.
4On saisit alors la tension interne à la notion de « citoyenneté sociale ». Si Marshall cherche à saisir le processus historico-politique de généralisation du statut qui accompagne la formation de la société capitaliste, ses observations portent sur une société particulière (la société anglaise). Son propos repose tout entier sur une conception de la citoyenneté comme appartenance à une communauté politique préexistante. Mais il semble bien penser la citoyenneté elle-même comme réunion de diverses catégories de droits. Carlos M. Herrera insiste ainsi sur le fait que la conception des droits sociaux de Marshall ne se confond pas avec des droits conditionnés à l’aide sociale. Il s’agit de droits de citoyenneté universellement invocables par tout membre de la communauté politique au même titre que les droits civils et politiques. Or, voici la conception qui a été remise en question durant les générations suivantes au Royaume-Uni, notamment par les gouvernements New Labour et la politique de la « troisième voie » qui défendaient, en surface, l’héritage travailliste. Se pose d’ailleurs la question de savoir s’il a survécu à la « passivation » du citoyen et à la précarisation des droits sociaux, réduits aux droits à l’aide sociale. Sous un État social de crise l’objectif est de réduire la pauvreté et non, comme ce fut le cas pour Marshall, d’atteindre l’égalité entre citoyens. Le revenu universel se présente alors comme une piste intéressante pour repenser la dimension sociale de la citoyenneté à l’époque contemporaine.
II. La « citoyenneté sociale européenne » est-elle marshallienne ?
5C’est sans nul doute dans le domaine des études européennes que Citizenship and Social Class offre un point de départ solide à des positions opposées – non politiquement, mais théoriquement. Suivant l’échec de l’adoption d’une constitution européenne (2005) et les difficultés rencontrées par la construction européenne du fait de résistances dans divers États, des voix se sont élevées pour dénationaliser la citoyenneté et pour repenser la démocratie par-delà le cadre étatique. Nous pensons ici à la regrettée Catherine Colliot-Thélène dont l’important ouvrage La démocratie sans « demos » (PUF, 2011) avait occupé une place importante dans nos discussions en amont de notre journée d’étude. Mme Colliot-Thélène s’appuie ainsi sur Marshall pour penser la « statutorisation » des droits subjectifs (p. 104 sq.). En effet, la piste marshallienne paraît fertile pour penser la citoyenneté à l’époque où le statut juridique de l’individu ne se réduit plus à celui de ressortissant de l’État. Cela permettrait, dans le contexte du droit de l’Union européenne, de qualifier de « citoyenneté » la simple jouissance en commun de droits subjectifs rattachés au statut juridique de ressortissant d’un État membre de l’Union européenne – citoyenneté qualitativement forte si l’on se souvient qu’elle inclut, dans la perspective de Marshall, les droits sociaux. Seulement, même si elle s’appuie sur les outils conceptuels tirés d’une lecture de Marshall, cette conception de la citoyenneté sociale européenne peut-elle être marshallienne ?
6Partant de la conférence de 1949, Claire Marzo propose de réfléchir à sa pertinence à l’heure actuelle dans le contexte contemporain de la protection sociale des travailleurs de plateformes numériques. Cet exercice met en lumière la tension suivante : la conception de la citoyenneté sociale de Marshall trahit le regard d’un penseur des années 1950, mais la logique statutaire de la citoyenneté permet de prendre conscience de l’enjeu de l’inclusion et de l’exclusion de la communautés de droits sociaux derrière la question de l’« universalité » des droits. Or, du fait de la situation juridique des personnes concernées, il n’apparaît pas que la protection sociale des travailleurs des plateformes numériques pourra être prise en charge à travers le statut de citoyen (entendu dans le sens classique de ressortissant de l’État). Aussi la solution se trouve-t-elle peut-être du côté d’une dynamique de fondamentalisation des droits sociaux de la personne humaine, considérée indépendamment d’une communauté politique de rattachement. Cela nécessite, à tout le moins, de mettre à jour l’analyse de Marshall afin de rendre compte d’une citoyenneté sociale européenne à même de répondre à cette difficulté.
7Julien Barroche partage le constat de l’indisponibilité du concept marshallien de citoyenneté, étroitement lié au statut d’appartenance à la communauté politique étatique, pour décrire la réalité institutionnelle de l’Union européenne. Cependant, il rejette l’idée de l’étendre et de le réformer. D’une part, cela n’apparaît pas nécessaire pour rendre compte de la situation juridique du ressortissant de l’État-membre. D’autre part, c’est au risque d’étendre la signification du concept jusqu’à le rendre inutilisable à l’avenir pour saisir des questions politiques fondamentales de responsabilité démocratique des titulaires du pouvoir dans le contexte étatique lui-même. Enfin, si les textes européens nomment « citoyenneté européenne » le statut de ressortissant d’un État-membre, il est possible d’adopter une posture critique vis-à-vis de cette démarche. Or, soutient Julien Barroche, le problème n’est pas seulement la définition de la citoyenneté européenne à partir de la seule communauté des droits subjectifs, mais le fait de limiter les droits en question à des droits économiques qui n’ont pas encore été rattrapés par l’avènement de véritables droits européens politiques et sociaux – à l’exact inverse de la dynamique mise en lumière par Marshall.
8Ce problème est celui traité sous un autre angle par Mathilde Unger qui a participé à nos travaux au printemps dernier et dont nous souhaitons signaler la parution de l’ouvrage La citoyenneté sociale dans l’Union européenne. Citoyenneté et droits au-delà de l’État (Classiques Garnier, 2022). Lors de la demi-journée d’étude, elle avait montré que la « citoyenneté sociale européenne », dans un premier temps fruit de la jurisprudence du juge européen et des principes de justice qui lui sont sous-jacents, impose une réflexion sur les origines de la notion. D’une part, les droits sociaux bénéficient principalement à ceux qui exercent dans l’Union leurs libertés de circulation – et prioritairement aux travailleurs. Or, cela heurte l’universalité dont la citoyenneté sociale est historiquement solidaire. D’autre part, la substance de ces droits se résume à l’accès ponctuel aux systèmes de solidarité des États membres par le biais de la non-discrimination. Il ne s’agit donc pas de droits tendant à la réalisation d’une égalité substantielle. Toute la question est alors de savoir comment la réalisation de l’égalité libérale permise par la levée des obstacles dans les parcours individuels mise en œuvre par la jurisprudence du juge européen peut se muer en une égalité démocratique.
9Si Mathilde Unger s’appuie sur le paradigme rawlsien, Teresa Pullano s’inspire dans le présent dossier des travaux de Michel Foucault. Elle propose une analyse renouvelée de l’objet juridique « citoyenneté sociale européenne » à l’aune du célèbre arrêt Laval (CJCE, 2004). Au-delà de la critique de l’extension du concept de citoyenneté dévoyé par la dynamique économique de la construction européenne, Teresa Pullano met en lumière la citoyenneté européenne comme construction purement juridique (technique) sui generis qui dé-territorialise la citoyenneté afin de re-territorialiser la gestion technique d’enjeux de sécurité à l’échelle européenne – et ce, notamment, par la régulation de la circulation des travailleurs libérés des frontières internes. Cela sape l’instauration du rapport de force concret entre gouvernants et gouvernés dans une communauté politique, tout en mobilisant les ressources symboliques du registre de la « citoyenneté » et des « droits sociaux ».
10Sur l’ensemble de ces questions, les contributions de ce dossier montrent, si l’on pouvait en douter, que la citoyenneté sociale et l’inventeur de la notion T.H. Marshall continuent tant d’inspirer que de questionner la pensée de notre temps.
Notes
1 Projet interdisciplinaire (droit, histoire, sociologie) et international (cinq ordres juridiques concernés) qui porte sur la protection sociale des travailleurs de plateformes et les apports de la citoyenneté sociale (voir le site du projet : https://cepassoc.hypotheses.org/). Projet JCJC financé par l’agence nationale de la Recherche N° ANR-20-CE26-001-01.
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Référence électronique
Gregory Bligh et Claire Marzo, « Introduction », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 03 février 2023, consulté le 24 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/revdh/16589 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.16589
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