• 1 L’auteure tient à remercier chaleureusement Gregory Bligh et Jonathan Sellam pour leurs relectures.
• 2 T. H. Marshall, Citizenship and Social Class, London, Cambridge University Press, CUP, 1950.
• 3 L. Ratti, « Working Yet Poor », Final Conference, In-Work Poverty in Europe, Brussels, January 26, (...)

1Pourquoi relire le célèbre texte « La citoyenneté et les classes sociales » – Citizenship and Social Class de Thomas Humphrey Marshall2 ? Parce que ce texte publié en 1950 qui reprenait deux conférences présentées par son auteur, Professeur de sociologie à Cambridge avait pour objet de répondre à la question de savoir si l’égalité attachée au statut de citoyenneté pouvait être réconciliée avec l’inégalité inhérente aux classes sociales. Marshall fondait son analyse sur l’histoire de la citoyenneté en Angleterre et plus particulièrement des lois anglaises –preuves de l’institutionnalisation des droits au niveau national- pour en tirer une nouvelle théorie de la citoyenneté. Le résultat de ce travail devenu célèbre dans le monde entier est aujourd’hui encore utilisé à des fins juridiques3 et politiques.

2Pourquoi relire ce texte ? Parce que cette théorie tend à l’universel et appelle une transposition vers des situations nouvelles, dans des contextes différents, à des époques différentes. Lorsqu’on découvre l’Angleterre des XVIII, XIX et XX^ème siècles, on ne peut s’empêcher de se demander si la France ou encore l’Union européenne ont connu les mêmes étapes. On ne peut s’empêcher de se demander si notre XXI^ème siècle sera différent de ce qui a été construit jusqu’ici.

• 4 Parmi de nombreux ouvrages, voir J. Aroles, Experiencing the New World of Work, CUP, 2021.
• 5 European Observatory of Working Life, Platform work: Definition, Eurofound, 25 Novembre 2022, https (...)
• 6 Voir les quatre catégories proposées par R. Botsman and R. Rogers, What’s Mine is Yours, Harper Col (...)

4Les travailleurs de plateformes, comme les plateformes numériques par l’intermédiaire desquelles ils travaillent, ont fait leur apparition il y a une dizaine d’années grâce au développement de l’Internet et de nouvelles techniques managériales permises par la géolocalisation et la communication en ligne instantanée. Véritable révolution, ce phénomène a aussi transformé la notion même de travail4. Le travail de plateforme est aujourd’hui défini comme « une forme d’emploi dans laquelle les organisations ou les individus utilisent une plateforme en ligne pour accéder à d’autres organisations ou individus pour résoudre des problèmes ou prester des services en échange d’un paiement »5. Cette définition couvre un large champ d’activités telles que des livraisons (Amazon…), des systèmes de restauration collaborative (Deliveroo, Ubereat…), des systèmes de service d’un produit ou d’un logement (Airbnb…), l’ouverture de marchés de redistribution (eBay…) ou des modes de vie collaborative (facebook…)6.

• 7 S. Abdelnour et D. Meda, Les nouveaux travailleurs des applis, PUF, 2019.

5On ne peut pas véritablement identifier un cas particulier du travailleur de plateformes tant cette expression recouvre une réalité hétéroclite : des profils divers, des activités variées et des statuts juridiques différents, voire multiples7. Les travailleurs de plateformes peuvent être des travailleurs précaires, démunis ou vulnérables, mais ils peuvent aussi être des travailleurs installés. Ces travailleurs sont tantôt salariés par la plateforme ou par une société « chapeau » fictive, tantôt travailleurs indépendants. Dans certains pays, ils bénéficient d’un tiers statut. Ils peuvent également bénéficier d’un double, voire d’un triple statut (étudiant, salariés) ou d’un statut dérivé de celui d’un proche.

• 8 « Is it still true that basic equality, when enriched in substance and embodied in the formal right (...)
• 9 « Is it still true that the basic equality can be created and preserved without invading the freedo (...)

9Pour procéder à cette extraction des idées maîtresses, il faut revenir au texte. Marshall pose les questions suivantes : 1) « Est-il toujours vrai que l’égalité, telle qu’elle est enrichie en substance et constituée par les droits formels de la citoyenneté, peut être réconciliée avec les inégalités des classes sociales ? »8. 2) « Est-il toujours vrai que l’égalité basique [qu’il associe au statut de citoyenneté] peut-être créée et préservée sans remettre en question la liberté d’un marché compétitif ? »9.

• 10 « There is a kind of basic human equality associated with the concept of full membership of a commu (...)
• 11 « The question, he said, is not whether all men will ultimately be equal-that they certainly will n (...)

12Pour Marshall, la citoyenneté est « une sorte d’égalité humaine associée au concept d’appartenance pleine à une communauté »10. En d’autres termes, les citoyens sont des « gentlemen », des « personnes civilisées »11. Sans préjuger de ce que l’auteur cherche à intégrer dans ce concept, on peut néanmoins confronter cette perception à la vision continentale pour se rendre compte des écarts initiaux, en termes de prémisses.

• 12 J. Pitseys, « Démocratie et citoyenneté », Dossiers du CRISP 2017/1 (N° 88), pages 9 à 113, https:/ (...)
• 13 Voir J. H. Carens, Culture, Citizenship, and Community. A Contextual Exploration of Justice as Even (...)

13Les définitions de la citoyenneté sont nombreuses. Plutôt que de se contenter d’une définition rivée sur les droits politiques et participatifs du citoyen, Marshall a préféré partir d’une définition un peu plus inclusive qui est d’ailleurs restée la norme dans plusieurs pays anglo-saxons. Du latin civis, le citoyen est celui qui a droit de cité dans la communauté politique dont il fait partie. Pitsey définit la citoyenneté comme « le statut juridique, politique et social permettant à un individu d’être reconnu comme membre d’une communauté politique et de participer à la vie politique de celle-ci »12. Une classification propose trois catégories : la citoyenneté légale qui donne un statut, la citoyenneté politique et la citoyenneté psychologique ou comportement social13.

• 14 J. Pitseys, précit.
• 15 F. Borella, « Réflexions sur la question constitutionnelle aujourd’hui », Civitas Europa, n° 5, sep (...)

14Dans ce cadre, l’exercice de la citoyenneté ne définit pas seulement les règles d’accès au jeu démocratique ; il désigne « l’ensemble des pratiques, des discours, des mobilisations donnant chair à l’idéal démocratique »14. Il est assez intéressant de constater que ces trois dimensions de la citoyenneté se retrouvent à grands traits dans l’étymologie grecque du mot démos qui possède trois significations complémentaires. « Dans une acception territoriale, il circonscrit la terre d’un peuple, le territoire d’une communauté. Dans le champ social, il introduit l’idée de personne dans une double acception, ethnique et politique, car il vise la population d’un pays mais également les citoyens assemblés en une démocratie. Au sens administratif, il réunit les deux significations précédentes pour désigner le dème, en tant que subdivision de la tribu, dème qui reste toujours l’unité humaine et territoriale de base pour la Grèce contemporaine. Le démos se définit alors comme l’ensemble des citoyens d’une Cité, pris en tant que groupe politique singulier »15. On entrevoit bien les trois dimensions : politique, juridique et sociale, composantes de la définition de la citoyenneté.

• 16 Sur le fondement du contrat social par lequel les individus s’engagent librement à respecter les lo (...)

16La citoyenneté est également un statut politique. En d’autres termes, la citoyenneté se présente dans la démocratie comme le principe de la légitimité politique. Le citoyen détient une part de la souveraineté politique de telle sorte que l’ensemble des citoyens constitue la communauté politique. C’est au nom de cet ensemble que les gouvernants ont un titre à gouverner. Cet ensemble, lui-même, est censé choisir les gouvernants, contrôler leur action et sanctionner leurs manquements éventuels16.

• 17 J. Pitseys, précit.
• 18 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, 1835, qu’il s’agisse du monde du travail, de la vi (...)

17Enfin, « la citoyenneté est une source du lien social. Elle colore également l’ensemble des relations sociales que les individus entretiennent entre eux »17. Cela fait échos aux propos d’Alexis de Tocqueville, pour qui la citoyenneté démocratique, à savoir l’« égalité des conditions », se manifeste dans toutes les formes de vie sociale18.

• 19 « The whole range from the right to a modicum of economic welfare and security to the right to shar (...)

19La dimension politique se définit comme le droit de participer à l’exercice du pouvoir politique en tant que membre d’un corps investi de l’autorité politique ou en tant qu’électeur. Les institutions correspondant à cette dimension sont le parlement et le gouvernement. Cette dimension se rapproche de la citoyenneté politique considérée plus haut à ceci près qu’elle n’est ici qu’une dimension d’une citoyenneté beaucoup plus vaste. La dimension sociale est « l’ensemble des droits allant de celui à un minimum de bien-être économique, au droit de partager l’héritage commun et de vivre la vie d’un être civilisé selon les standards prévalant dans la société »19. Les institutions s’y rattachant sont le système d’éducation et les services publics sociaux.

• 20 On utilise ici la notion de droits civils à l’anglaise. Mais, il est probable qu’un juriste françai (...)
• 21 « Citizenship connotes the civil, political, social and economic rights individuals presently posse (...)
• 22 Tels qu’interprétés largement en intégrant des non-nationaux.

20La traduction normative est dans l’exposé même de Marshall. En effet, il justifie l’ensemble de son raisonnement en s’appuyant sur les lois qui ont peu à peu agrémenté le paysage juridique anglais. Il suffirait donc de relire son œuvre qui présente la reconnaissance successive de droits d’abord civils20, puis politiques et enfin sociaux aux britanniques. Cette approche se traduit par l’affirmation dans un livre de droit administratif anglais selon laquelle « la citoyenneté correspond aux droits civils, politiques, sociaux et économiques qu’un individu possède au sein de la société ou à ceux qu’ils devraient posséder »²¹. Ainsi, en d’autres termes, tous les droits civils, politiques et sociaux sont attribués aux citoyens22.

• 23 T. H. Marshall, op.cit., p. 8.

22On trouve plusieurs définitions de la citoyenneté sociale et il apparaît utile d’en considérer le panorama. Selon Marshall, rappelons que la citoyenneté sociale est définie comme « l’ensemble des droits allant de celui à un minimum de bien-être économique et de sécurité jusqu’au droit de partager l’héritage commun et de vivre la vie d’un être civilisé selon les standards établis par la société »23. Cette définition appelle des précisions quant aux champs d’application matériel (1) et personnel (2) de la citoyenneté sociale.

• 24 T. H. Marshall, op.cit., p. 25.
• 25 Ibid., p. 26.
• 26 « To enable every man to be a gentleman », ibid., p. 6.

23La citoyenneté sociale de Marshall a, contrairement à la citoyenneté politique, un champ d’application matériel assez diversifié. Il est intéressant de s’appesantir un instant sur le droit à la santé, droit universel associé au National Health Service (NHS). Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer, il n’est pas le point d’orgue de la démonstration. Marshall revient bien plus souvent à un autre droit : le droit à l’éducation (qui est, selon lui, clairement un droit social, un « droit à » étant donné la dépense étatique systématique pour construire les écoles et financer l’instruction des enfants). Marshall prend soin de faire état du droit à l’éducation24 en rendant hommage à un autre auteur homonyme contemporain, Alfred Marshall , économiste qui reconnaissait ce droit comme le seul qui justifie une action étatique forte, un « devoir public »25 qui devait permettre à « chaque homme de devenir un gentleman »26.

• 27 Ibid., p. 22. Notion de « social welfare ».

24Dans un second temps, il identifie la citoyenneté sociale à un droit au salaire ou tout au moins à un système de régulation des salaires (qui semble avoir existé en Angleterre et qui a disparu avec l’avènement d’une nouvelle économie et de la liberté de travailler –liberté de la citoyenneté civile dans la trilogie historique de Marshall. Mais il considère que ce droit n’est qu’un ancêtre de la citoyenneté sociale. Bien qu’il remplisse les critères de l’institutionnalisation (il est accordé, voire imposé à tous sans distinction), il est la marque d’un contrôle étatique antithétique de la liberté qui est elle aussi un avatar de la citoyenneté. Il est un reliquat d’une société médiévale où la liberté d’entreprendre ou de choisir son travail n’existait pas. Marshall ne nie pas que le salaire puisse être un élément de la citoyenneté sociale, mais il préfère s’intéresser à une autre composante de celle-ci qui est le droit au bien-être social27.

• 28 Ibid., p. 22.
• 29 Ibid., p. 21.
• 30 Ibid., p. 24.
• 31 Ibid., p. 48.
• 32 Ibid., p. 48-53.
• 33 Ibid., p. 60.
• 34 Ibid., p. 44.

25Les droits sociaux comprennent : le droit au bien-être social (qu’on appellera aujourd’hui le droit à la protection sociale)28 ; le droit à un salaire digne29 ; le droit à la protection dans l’usine ou au travail (pour les femmes et les enfants30 ; le droit à une aide juridictionnelle31 ; le droit à la santé32 ; et finalement le droit au logement33. La citoyenneté sociale comprend même une certaine notion de solidarité rattachée à la participation qui conduira à ce qu’il appelle la citoyenneté industrielle34. En résumé, il prend en compte non seulement la protection sociale, mais aussi l’éducation et la négociation collective. Ce champ d’application matériel large s’accompagne d’un champ d’application personnel tout aussi large, quoique relativement indéterminé.

• 35 Marshall présente l’ancienne société d'ordres dans laquelle chacun n'avait pas juridiquement les mê (...)

26Il faut noter que Marshall ignore complétement les questions du champ d’application personnel de la citoyenneté, de la citoyenneté sociale et de la définition des citoyens, de leur lien avec la nationalité ou encore le caractère de sujet puisque le cadre conceptuel est celui de la monarchie britannique. Non que ce sujet soit évité, il s’agit plutôt pour Marshall de se concentrer sur l’avènement d’un droit universel. Pour lui, un droit n’existe qu’à partir du moment où il est accordé à tous35. Un droit ne sera universel que lorsqu’il sera accordé à tous par l’État.

• 36 « This democratic, or universal, character of the status arose naturally from the fact that it was (...)
• 37 « Henceforth the English peasant “is a member of a society in which there is, nominaIly at least, o (...)
• 38 « When freedom became universal, citizenship grew from a local into a national institution. » Marsh (...)

27En effet, Marshall considère que la réalité d’un droit s’apprécie à la lumière de l’égalité dans son application. Cette égalité découle du rattachement du droit à un statut qui s’applique à un groupe. Le champ d’application statutaire –l’ensemble des citoyens de l’État anglais– n’est mentionné que pour révéler une institutionnalisation et une étatisation du secours aux pauvres. C’est ainsi que Marshall considère que les droits civils apparaissent non au moment de l’Habeas Corpus qu’il envisage et qui pose les fondements de la substance des droits, mais lorsque ceux-ci commencent à être appliqués à tous, en d’autres termes, dès lors que l’esclavage est aboli. Selon lui, « le caractère démocratique ou universel du statut apparaît naturellement du fait qu’il ait été essentiellement un statut de liberté, et parce que dans l’Angleterre du dix-septième siècle, tous les hommes étaient libres »36. Dès lors, « le paysan anglais devient un membre de la société dans laquelle il y a, au moins théoriquement, une loi pour tous les hommes »37 ; avant de conclure : « lorsque la liberté est devenue universelle, la citoyenneté a évolué d’une institution locale vers une institution nationale »38.

• 39 « It did not confer a right, but it recognised a capacity. » Marshall, p. 20.

28Ce développement qui concerne la citoyenneté civile en cours de formation est une étape fondamentale pour définir ensuite le champ des autres citoyennetés. Marshall reprend cette analyse du champ d’application personnel afin de justifier l’apparition d’un droit dans le second pan de la citoyenneté, la citoyenneté politique. C’est ainsi qu’il se concentre sur l’attribution du droit de vote et l’abolition progressive de monopoles et de franchises pour considérer que le droit de vote devient progressivement universel. Le droit de vote a longtemps été réservé aux propriétaires terriens. Celui-ci n’était alors pas un droit, mais un » privilège d’une classe économique limitée » (et aisée). En d’autres termes, « ce n’était pas un droit, mais la reconnaissance d’une capacité »39.

• 40 D. Chagnollaud, « Suffrage universel et mandat », Encyclopédie universalis, politique, https://www. (...)
• 41 On a d’ailleurs pu par la suite lui reprocher d’avoir oublié les femmes dans son analyse. Il faut n (...)
• 42 Voir infra, IIA.
• 43 Voir infra, IIB.

30On a pu dire d’ailleurs que le suffrage censitaire est une fonction, non un droit40. Pris dans un autre contexte –c’est d’ailleurs une critique qui a pu être faite à Marshall lors de relectures féministes de son œuvre –, cela reviendrait à affrimer que le droit de vote n’existe pas tant qu’il n’est pas reconnu à l’ensemble de la population, c’est-à-dire aussi aux femmes41. Ou encore que le droit des travailleurs de plateformes de souscrire une assurance optionnelle –non obligatoire - n’est pas un droit car réservé à une minorité de travailleurs de plateformes dans le secteur des transports42. Selon Marshall, un droit du citoyen doit être accordé à tous. Encore faudra-t-il définir ‘tous’. Le citoyen anglais des années 50 a vu sa définition se préciser avec le temps43.

• 44 T. H. Marshall, op.cit., p. 21.
• 45 Voir infra, début de la deuxième partie et troisième partie.

31S’agissant de la citoyenneté sociale, le champ d’application personnel tient là encore une place majeure44 avec le même biais que précédemment. Marshall cherche à identifier ce qu’il appelle l’institutionnalisation d’un droit qui n’advient que lorsqu’il est accordé effectivement à tous. Et il faudra alors ici définir aussi « l’effectivité »45.

• 46 Selon Marshall, les indigents sont à distinguer des pauvres qui doivent quand même trouver une inci (...)
• 47 « The Poor Law treated the claims of the poor, not as an integral part of the rights of the citizen (...)
• 48 « This disability of disfranchisement remained in being until 1918, and the significance of its fin (...)

32On nous autorisera une petite diversion qui tient à la lecture du texte de Marshall et qui met en lumière une autre composante majeure de la citoyenneté sociale qu’est la participation. Lorsque Marshall prend l’exemple du droit au bien-être social, il le trouve d’abord dans la Poor Law, mais selon lui, il ne s’agit pas alors d’un droit du citoyen parce que celui-ci devrait se départir de ses qualités citoyennes pour y avoir accès. Il explique que « la Poor law traitait les requêtes des pauvres, non pas comme une partie intégrante des droits des citoyens, mais comme une alternative à ceux-ci –comme des requêtes auxquelles on n’accèderait que si le requérant cessait d’être un citoyen dans le sens véritable du terme. Les indigents46 abandonnaient en pratique leur droit civil à la liberté individuelle/personnelle, en acceptant d’être interné dans un hospice, et ils abandonnaient de droit tout droit politique qu’ils aient pu avoir »47. Ce handicap créé par l’incapacité électorale a été maintenue jusqu’en 1918. La stigmatisation attachée au secours des pauvres exprimait bien les sentiments profonds de ceux qui acceptaient ce secours, ceux qui devaient franchir la ligne qui séparait la communauté des citoyens de la compagnie des proscrits et des destitués »48. Sans que Marshall n’utilise ce terme, apparaît l’idée d’une certaine dignité (l’absence de conditions dégradantes, de honte ou d’abandon de droits participatifs).

• 49 B. Turner, « Outline of a theory of citizenship », in C. Mouffe (dir.), Dimensions of radical democ (...)
• 50 T.H. Marshall, op. cit., spec. p. 6 et s.
• 51 « Social rights via the welfare state would equalize life chances », p. 8 dans T. Faist, Social cit (...)
• 52 Voir infra, troisième partie.

33Ce passage est fascinant car il montre qu’un droit peut être vidé de son sens, de son contenu ; comment une citoyenneté sociale peut ne pas advenir alors même que des droits sociaux sont reconnus. On notera deux interprétations complémentaires, la première passive par opposition à la seconde qui peut être qualifiée d’active. La première interprétation de la citoyenneté sociale est l’attribution de droits à des prestations en cas de chômage, de maladie, de vieillesse ou tout autre sorte de rigueurs découlant des dangers des marchés capitalistes49. Marshall concentrait son attention sur la contradiction entre une égalité formelle tenant à la citoyenneté et une inégalité sociale de fait50. Les droits sociaux accordés seraient une façon de réconcilier ou au moins de limiter, les conflits entre capitalisme et citoyenneté. Il explique que les droits sociaux, via l’État providence, égaliseraient les chances51. Les droits sociaux donneraient aux individus un sentiment de sécurité, qui serait au fondement d’une idée d’appartenance et de participation à la communauté politique. Il y aurait alors une identité collective formée par l’État et les citoyens. On atteint une seconde interprétation active de la citoyenneté sociale qui traite de la participation à la vie économique et sociale. Celle-ci est facilitée par une certaine qualité d’éducation et de travail. Ces propositions conduiront aux analyses de Robert Castel sur la citoyenneté sociale52.

• 53 Voir G. Bligh dans ce numéro.
• 54 J.M. Barbalet, Citizenship: Rights, Struggle, and Class Inequality, Milton Keynes, Open University (...)
• 55 Voir T. Pullano dans ce numéro qui s’intéresse à la manière dont des artefacts juridiques permetten (...)
• 56 Voir la notion de citoyenneté industrielle, infra ; M. Ferrera, « EU Citizenship Needs a Stronger S (...)
• 57 Par exemple N. Kerschen, « Universalité et citoyenneté sociale », in I. Daugareilh et M. Badel (dir (...)

35Il convient de retenir l’idée d’une citoyenneté sociale universelle porteuse d’un statut unique et de droits accordés à tous. On y ajoutera la convocation d’une certaine dignité. Cette définition a fait l’objet de nombreuses interprétations : certains s’intéressent à la généralité du statut53, d’autres aux droits54, à l’égalité55, à la participation56 ou encore à l’universalité57. Le texte de Marshall s’est révélé fondateur et n’a pas été oublié parce qu’il transcende l’histoire britannique pour proposer une conceptualisation de la citoyenneté et de la citoyenneté sociale propre à être reprise et à transposée à d’autres mœurs et sociétés.

• 58 Voir les définitions de « Universel » et « universalité » du Larousse.
• 59 Voir la définition de Universalité du CNRTL, https://www.cnrtl.fr/definition/universalit %C3 %A9.

37Le terme universel connaît plusieurs définitions. Il faut d’abord rappeler qu’il vient du terme « univers » . Du latin universum de même sens dérivé de l’adjectif universus (« tout entier », « universel », « général »), lui-même composé de uni (« un », « tout ») et versus (« qui tourne ») : l’univers est « tout ce qui tourne autour de nous ». L’universel est dès lors ce qui nous entoure, mais on pourra comprendre cette idée de plusieurs façons selon le cadre qu’on considère. C’est ainsi que l’universel pourra tour à tour être le « caractère de ce qui concerne l’univers, le cosmos », « de ce qui s’étend sur toute la surface de la terre », « de ce qui concerne, implique tous les hommes », ou encore « de ce qui convient distributivement à tous les individus d'une classe » ou « qui s'applique à tous les cas »58. En droit plus précisément, on trouvera une universalité des biens ou budgétaire pour appréhender l’ensemble des biens ou des rentrées et des dépenses59. Cette définition n’est pas pertinente ici, mais elle présente l’intérêt de cerner le terme.

• 60 D. Roman, « L’universalité des droits sociaux à travers l’exemple du droit à la protection sociale  (...)

38En droit toujours, l’universel doit être compris comme ce qui s’étend à l’ensemble des hommes d’un cadre donné, d’une catégorie donnée (implicite ou explicitée). En droit international, un droit universel sera accordés à tous les habitants de la Terre. En droit interne, un droit universel, comme par exemple le droit à la protection sociale, sera accordé à tous les habitants dudit pays. Cette définition nous intéresse parce qu’elle alimente la proposition de Marshall. Diane Roman a de surcroit proposé trois définitions de l’universalité : la première axiologique (existence d’une communauté de valeurs), la seconde juridique (existence d’une proclamation univoque de ces droits) et la troisième de mise en œuvre ou d’effectivité (existence de mécanismes tendant à rendre justiciables ces droits et à garantir leur effectivité)60. On peut dès lors comprendre l’universalité comme quelque chose qui s’étend à tous étant entendu qu’il faudra définir le cadre de l’étude (monde, pays, région, catégorie juridique) ainsi que comme quelque chose qui s’applique à tous (avec une gradation du théorique, de la proclamation jusqu’au pratique de la mise en œuvre).

• 61 Ce terme est celui utilisé par Marshall. Il nous a semblé utile de la maintenir parce qu’il fait ré (...)
• 62 Voir infra pour la définition de ce terme.
• 63 Voir D. Obono, C. Grandjean, Rapport d'information déposé par la commission des affaires européenne (...)

42Nous venons de voir que, selon Marshall, un droit est universel lorsqu’il est accordé à tous par l’État. Il ajoute qu’il sera dès lors « institutionnalisé »61 nationalement ou encore garanti à l’échelle nationale. Cette conception s’est retrouvée dans la création de la sécurité sociale en particulier dans les systèmes beveridgiens. Dans ce sens, on peut dire que la proposition principale attachée à la citoyenneté sociale de Marshall se retrouve aujourd’hui. En effet, tous les citoyens62 du simple fait de leur citoyenneté avaient droit à une protection sociale. La protection sociale est ici entendue comme l’ensemble des mécanismes de prévoyance collective, qui permettent aux individus d’affronter les conséquences financières des risques sociaux. Ces risques sont divers. Il s’agit de la vieillesse, les accidents du travail, la maladie, l’invalidité, le chômage et la maternité, entre autres63.

• 64 L’usager du service public rappelle le caractère public de système de sécurité sociale et de protec (...)

43Dans les systèmes bismarckiens - comme la France à l’origine - la protection est fondée uniquement sur le travail et sur la capacité des individus à se voir reconnaitre des droits grâce à leur activité professionnelle. Elle est alors obligatoire et repose sur une participation financière des ouvriers et des employeurs sous forme de cotisations sociales qui ne sont pas proportionnelles aux risques mais aux salaires. La citoyenneté sociale universelle n’a pas lieu d’être puisque, par définition, ceux qui n’ont pas d’activité professionnelle seront exclus de cette protection. Toutefois, la pratique a montré que tous les États ont reconnu et institué une protection sociale universelle. Aujourd’hui, l'accès aux soins est l'un des droits de la personne, voire de l'usager64. Parfois défini comme la faculté offerte à chacun de recevoir des soins préventifs ou curatifs sans critère de situation sociale ou d’état de santé, il permet encore de dépasser les fondements des systèmes de protection sociale où les logiques bismarckienne et beveridgienne s’affrontent, se retrouvent, voire se complètent.

• 65 Pour reprendre les termes de Grandjean, Obono, op. cit.
• 66 Qui a pour but de couvrir certaines catégories de dépenses pour tous les individus et dont les pres (...)

44Tous les États donnent un accès à la protection sociale et aux soins de santé aux personnes, aux travailleurs et par conséquent aux travailleurs de plateformes. Il faut distinguer entre les États qui accordent un accès aux soins à tous sans distinction et ceux qui accordent ce droit en fonction de certains critères (par exemple une activité professionnelle selon le modèle Bismarckien), mais force est de reconnaître que tous ont normalement accès à une protection sociale « socle »65. En France, par exemple, il existe un régime universel « de base » (CMU santé, maladie66). En Suisse, tous les travailleurs ont une couverture maladie et une assurance invalidité universelles.

• 67 Voir le dossier sur l’accès aux soins des travailleurs de plateformes, RDSS, 2022-6, décembre 2022. (...)

45En Suède et au Royaume-Uni, les soins de santé sont un droit accordé à toutes les personnes dès lors qu’elles sont enregistrées et créent une obligation pour les institutions publiques de fournir ces services. Ces systèmes de protection sociale sont fondés sur la résidence. Au Brésil aussi, le principe de l’universalité est posé. En Espagne et au Portugal, le système national d’accès aux soins se caractérise par la gratuité et l’universalité pour les soins de santé de base et les urgences (consultations, hospitalisations, rééducations). Le droit à l’accès aux soins est ainsi formellement reconnu dans la plupart des États au profit des travailleurs de plateformes, mais ses modalités d’exercice et son effectivité sont très variables67. L’accès à ce socle pourrait être conçu comme un droit universel conduisant à une citoyenneté sociale.

• 68 D. Roman, « L’universalité des droits sociaux à travers l’exemple du droit à la protection sociale  (...)
• 69 Il ajoute : « C’est donc la question de pouvoir disposer d’un socle de ressources pour entrer dans (...)

46L’institutionnalisation du droit à la protection sociale est admise de nos jours. Dans cette mesure, les préceptes de Marshall se retrouvent. Il faut encore se demander si cette institutionnalisation est valide si elle n’est pas complètement effective. C’est une question à laquelle Marshall répond implicitement. En effet, il affirme qu’un droit n’existera que lorsqu’il sera accordé à tous. Cette approche est confortée par la troisième définition de Diane Roman vue supra qui permet aussi d’insister sur la mise en œuvre en recherchant l’existence de mécanismes tendant à rendre justiciables les droits et à garantir leur effectivité)68. Marshall s’intéresse à la réalité des droits. Il cherche d’ailleurs à limiter les inégalités concrètes des classes sociales. Il sera repris en ce sens par plusieurs sociologues comme Robert Castel, qui cherchent aussi à limiter les inégalités de fait. Selon lui, la citoyenneté sociale est comprise comme « le fait de pouvoir disposer d’un minimum de ressources et de droits indispensables pour s’assurer une certaine indépendance sociale »69.

• 70 Voir un mapping de l’accès formel et effectif aux principales branches de la protection sociale dan (...)
• 71 La Suède pose des conditions de déclaration du revenu sur une durée déterminée.
• 72 Z. Kilhoffer, W. P. op. cit.
• 73 Voir par exemple I. Daugareilh, Rapport, op. cit., p. 233. Elle note à juste titre que « le législa (...)
• 74 Voir l’étude CEPASSOC de F. Gallot et A. Koechner, in C. Marzo (dir.), Sonder les fondements de la (...)

47L’analyse de la pratique montre que l’universalité recherchée est doublement restreinte : d’abord, ces régimes, même lorsqu’ils sont ouverts à tous, peuvent s’avérer discriminants, directement ou indirectement, pour les travailleurs de plateformes numériques70. Plusieurs conditions peuvent limiter l’accès effectif des travailleurs de plateformes aux soins. Celles-ci sont variables, allant de l’exigence d’une quotité suffisante de travail pour bénéficier de prestations (ou encore de prestations d’un montant plus élevé) à la contrainte d’une ancienneté sur le poste de travail. Par exemple, en Suède, les indemnités journalières des prestations maladies en espèce sont calculées à partir d’un revenu moyen sur trois ans, alors que les travailleurs de plateformes connaissent souvent des parcours professionnels heurtés71. Les seuils de revenu et de durée (périodes d’acquisition, délais d’attente, périodes minimales de travail, durée des prestations) peuvent aussi constituer un frein important à l’accès à la protection sociale pour certains groupes de travailleurs salariés atypiques et pour les travailleurs non-salariés72. Un régime de protection sociale optionnel est aussi un danger pour l’effectivité ou pour l'existence même de ce qu’est le droit à la sécurité sociale73. Par ailleurs, au-delà de l’analyse juridique, l’analyse sociologique montre que certains travailleurs de plateformes n’ont pas accès aux informations leur permettant d’accéder aux soins74. L’institutionnalisation des droits pourrait dès lors être remise en question. Sans en débattre plus avant, il convient de se tourner vers la question complémentaire de savoir si l’on retrouve aujourd’hui l’idée d’un statut unique rattaché à la citoyenneté sociale.

• 75 En 1944, la déclaration historique de l’OIT prône une extension des mesures de sécurité sociale, et (...)
• 76 S. Lansley affirme: « William Beveridge’s 1942 Report shaped the founding of the welfare state—but (...)
• 77 W. Beveridge, Full employment in a free society, New York, Norton, 1945.
• 78 Rapport librement accessible dans son intégralité : https://www.parliament.uk/about/living-heritage (...)
• 79 Voir supra, champ d’application.

48Selon Marshall, la citoyenneté sociale permet à tous les citoyens d’obtenir un statut unique. Mais il faut caractériser ce statut afin de comprendre s’il se retrouve de nos jours. Il est intéressant de procéder à une comparaison avec le système britannique des années 50 fondé sur un rapport de Beveridge en 1942 et faisant écho aux développements internationaux de l’époque⁷⁵. Ce qui permet à Marshall de parler de citoyenneté sociale est en réalité un système de protection sociale fondé sur deux idées clefs⁷⁶ : D’abord, ce système met fin au système antérieur à la guerre, de subventions accordé au gré des besoins pour faire le choix de l’universalisme. Ensuite il cherche à établir un revenu minimum en dessous duquel personne ne devrait se trouver77. Il classe la population entre quatre catégories de personnes en âge de travailler et deux autres au-dessus et en-dessous de cet âge. On distingue les salariés, c’est-à-dire ceux qui ont un contrat de travail ; les autres légitimement occupés, dont les employeurs, commerçants et travailleurs indépendants de toutes sortes ; les femmes au foyer, femmes mariées en âge de travailler ; les autres personnes en âge de travailler, mais sans occupation ; les personnes en dessous de l’âge de travailler ; les personnes retraités ou au-dessus de l’âge de travailler⁷⁸. La distinction surprend aujourd’hui en particulier lorsqu’on considère la position de la femme79. On sait que cette classification a évolué par la suite sur le plan législatif. Mais elle présente l’intérêt de montrer la distinction opérée en pratique entre travailleur salarié et travailleurs indépendants.

• 80 Voir infra IIB2.

49Peut-on en déduire que la diversité des statuts d’emploi –comme la diversité des classes sociales pour Marshall ou les deux premières catégories d’actifs de Beveridge– pourrait être admise dès lors qu’il existe une universalité des droits attachés à une certaine citoyenneté ? Ce sera la solution anglaise. On pourrait imaginer que ce soit la solution française. Il faut alors insister sur l’universalité des droits prônée par le plan Beveridge. Pour Beveridge, l’universalité reste la clef du système avec deux autres principes qui sont l’unité et l’uniformité. Ce programme s’applique à tous les citoyens (à tous les résidents puisque la distinction n’est pas faite dans le rapport80). Il est fondé sur une universalité sélective, ce qui signifie que les quatre premières catégories contribuent alors que les autres ont des droits en fonction de leurs besoins, les trop jeunes et les trop vieux reçoivent une allocation. Les actifs reçoivent une protection en fonction des risques qu’ils encourent (chômage, handicap, perte de revenu, veuvage ou séparation pour une femme mariée). Toutes les catégories sont couvertes par un système d’accès aux soins, de formation et de prise en charge des coûts funéraires.

• 81 On a pu parler de citoyenneté sociale ou encore de démocratie sociale avec les lois Auroux, mais le (...)

50À la lumière des développements britanniques, il apparaît que le système de protection sociale français actuel ne contredit pas la reconnaissance d’une citoyenneté sociale fondée sur un principe d’universalité quand bien même plusieurs statuts d’emploi coexistent. Cette citoyenneté sociale reste implicite puisqu’elle n’a pas été pensée dans ces termes, le texte de Marshall n’ayant même jamais été traduit en français81. Elle trouve son fondement sur les droits sociaux fondamentaux et la Constitution depuis 1946.

• 82 Qui n'est pas un droit de citoyenneté, mais qui relève de l'accueil ou de la protection de l'Etat e (...)
• 83 Par exemple, en Suède et au Portugal, la prise en charge des premiers jours de maladie varie et le (...)
• 84 Voir supra. C’est le cas de la Suède, voir A. Hartzen, RDSS, 2022-6, p. 30.
• 85 Article. L. 7342-1 du Code du travail introduit par la loi LOM de 2019 ; Jean-Yves Frouin, Avec le (...)

51L’application automatique d’un régime universel « de base » (type CMU en France82), à l’exclusion du bénéfice d’un régime général de sécurité sociale n’exclut pas un régime spécifique plus favorable pour les salariés, créant une différence83. La citoyenneté sociale n’empêche pas l’existence de statuts supplémentaires différenciés. Dans tous les pays, même ceux fondés sur un modèle beveridgien à prétention universelle, on trouve toujours des prestations contributives qui sont, par essence, réservées aux salariés. Ainsi, les prestations de maladie et autres prestations adjacentes en cas d'accident du travail et/ou de maladie professionnelle sont destinées à compenser la perte de revenu et sont donc des prestations basées sur le travail et structurées comme des droits contributifs accordés aux personnes qui gagnent un revenu avec leur travail et remplissent des critères d'éligibilité déterminés. Il faut ajouter que le montant de ces prestations peut aussi varier en fonction de la situation du travailleur de plateforme84. Cette distinction implique que le statut de travailleur de plateformes sera un critère déterminant pour décider de son accès à de telles prestations. Par exemple, en France, on distingue entre les travailleurs salariés et les travailleurs indépendants. En matière d’accident du travail, alors même que les activités de livraison et de transport sont accidentogènes, aucun dispositif obligatoire n’est prévu pour les travailleurs de plateformes indépendants ou micro entrepreneurs ; seul existe un recours facultatif, mal connu des intéressés, à une assurance volontaire ou privée85.

• 86 OIT, Commission mondiale sur l’avenir du travail, Travailler pour bâtir un avenir meilleur, Bureau (...)

52De même, les appels à l’universalité que l’on trouve au niveau international, écho de justice sociale, ne mettent pas fin à une gradation des droits accordés à des travailleurs ayant des statuts différenciés. En effet, l’OIT envisage un complément par « des régimes d’assurance sociale contributifs qui offrent des niveaux de protection accrus »86. Autrement dit, le socle de base ne remet pas en question un système bismarckien supplémentaire.

• 87 Ibid.
• 88 Sur la notion d’universalité, voir N. Kerschen, « Universalité et citoyenneté sociale », précit., p (...)

53L’OIT recherche une plus grande égalité et une plus grande justice tout en envisageant des différences de statuts d’emploi emportant des garanties graduelles87. Les organisations internationales font état d’une dégradation de l’accès aux soins et à la protection sociale d’un nombre croissant de travailleurs et en particulier des travailleurs de plateformes. Elles insistent sur le besoin de venir en aide à ces personnes en reconnaissant un socle de protection de base. Le terme d’universalité doit être compris ici en ce que tous auront un accès aux soins, une couverture, mais celle-ci sera variable. On ne trouvera pas d’uniformité ou d’égalité du montant ou de la nature des prestations entre les catégories sociales88. En d’autres termes, c’est l’effectivité du droit à la sécurité sociale qui est prônée.

• 89 Proposition de Directive Du Parlement Européen Et Du Conseil relative à l’amélioration des conditio (...)

54De même au niveau de l’Union européenne, la Recommandation de 2019 suggère un principe général d’universalité pour ce qui concerne la protection sociale des travailleurs salariés et non salariés. Il faut néanmoins considérer qu’elle envisage des adaptations à la spécificité de groupes de travailleurs considérés avec par exemple la reconnaissance d’une présomption de salariat qui fait perdurer la distinction entre travailleurs salariés et non salariés dans une proposition de directive de 202189.

• 90 S. Moyn, The Last Utopia, Harvard University Press, 2012, chap. 1 et 5.
• 91 Voir J. C. Espada, Social citizenship rights: A critique of F.A. Hayek and Raymond Plant, St Antony (...)

57Il faut encore se poser la question de savoir si l’institutionnalisation des droits correspond à une fondamentalisation de ceux-ci, au détriment de leur rattachement à la citoyenneté. Nous n’évoquerons que brièvement le débat entre droits de la citoyenneté et droits fondamentaux90. Marshall se concentre sur la question de la citoyenneté et des droits qui lui sont attachés. Mais il n’envisage pas les droits sans la citoyenneté. Une façon de revenir aux sciences juridiques est de comprendre la citoyenneté sociale comme un plancher commun minimum de droits au-dessus duquel des inégalités peuvent advenir91. L’universalité-fondamentalité fait écho à l’universalité-citoyenneté de Marshall. Dans cette mesure, la citoyenneté sociale garde toute son utilité aujourd’hui encore. Se pose la question de savoir quelle est la nature de l'universalité demandée. S’agit-il de l’inclusion d'un plus grand nombre de personnes dans le statut, ou de l’autonomisation des droits vis-à-vis du statut ? Pencher vers la seconde option revient à opérer un basculement dans le registre de l'universalité-fondamentalité et non plus dans celui relevant des droits du citoyen ou encore l’universalité-citoyenneté de Marshall. Faut-il alors utiliser ce terme ?

• 92 Voir C. Marzo, « Comparaison franco-britannique des tentatives de protection sociale des travailleu (...)
• 93 OCDE, Tous concernés : Pourquoi moins d'inégalité profite à tous, 13 nov. 2015, 368 pages.

58Le droit international apporte des réponses intéressantes dans le champ de la protection sociale des travailleurs de plateformes. Les organisations internationales ont multiplié les appels à l’universalité, mais le terme de citoyenneté n’apparaît pas. Depuis la pandémie92, on a assisté à une recrudescence de textes de droit international. À titre d’illustration, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans un rapport qui a pour objectif de montrer que les inégalités entre riches et pauvres sont au plus haut depuis une trentaine d’année, note que les inégalités entre travailleurs sont importantes93. En particulier, un écart se creuse en matière d’allocations et de prestations sociales entre les travailleurs salariés dits « standards » et les autres dont les travailleurs de plateformes.

• 94 Selon les termes de la Commission mondiale sur l’avenir du travail, BIT, Genève, 2019, p. 36. Ch. B (...)
• 95 OIT, Commission mondiale sur l’avenir du travail, Travailler pour bâtir un avenir meilleur, Bureau (...)
• 96 ILO, News, “International Labour Conference adds safety and health to Fundamental Principles and Ri (...)
• 97 Ces quatre principes sont l'élimination du travail des enfants, le travail forcé, la discrimination (...)
• 98 Par ailleurs, la résolution du 10 juin 2022 élève les Conventions 155 (C155 - Convention (n° 155) s (...)
• 99 OIT, Commission mondiale sur l’avenir du travail, Travailler pour bâtir un avenir meilleur, Bureau (...)

59L’organisation internationale du travail (OIT) cherche à venir en aide aux travailleurs de plateformes qui sont considérés comme des travailleurs atypiques ayant droit à une protection sociale universelle94. Les appels de l’OIT pour une universalisation de la protection sociale se sont multipliés95. L’exemple le plus récent remonte à la Conférence internationale du travail du 10 juin 2022. À cette occasion, un cinquième principe de santé et de sécurité au travail96 a été ajouté aux quatre principes et droits fondamentaux au travail adoptés par l’OIT en 198697. Les États membres s’engagent à respecter et promouvoir ces cinq principes et droits, sans considération de leur niveau de développement économique ou de la ratification par ces derniers des conventions applicables. Cette étape symbolique montre l’ambition de l’OIT de donner un accès aux soins à tous les travailleurs sans distinction de statut juridique et son intérêt pour les travailleurs de plateformes98. Un rapport de 2019 énonçait déjà l’objectif d’« assurer une protection sociale universelle de la naissance à la vieillesse » adaptant l’expression de Beveridge « du berceau jusqu’à la tombe »99. Selon les auteurs du rapport, « l’avenir du travail exige un système de protection sociale solide et réactif, fondé sur les principes de solidarité et de partage des risques, qui réponde aux besoins des personnes tout au long de leur vie ».

• 100 Recommandation du 8 mars 2019 relative à l’accès des travailleurs salariés et non-salariés à la pro (...)
• 101 Ibid., Point 8.
• 102 Comme l’avait proposé le Conseil national du numérique, voir Conseil national du Numérique, Travail (...)

61Au niveau de l’Union européenne, la recommandation du Conseil relative à la protection sociale pour les travailleurs salariés et non-salariés qui a été adoptée le 8 novembre 2019100, suggère aux États membres de garantir un accès à une protection sociale adéquate pour tous les travailleurs salariés et non-salariés pour toutes les branches (chômage, maladie-maternité-invalidité-vieillesse, accidents du travail et maladies professionnelles), en l’étendant aux travailleurs non-salariés, au moins sur une base volontaire, voire s’il y a lieu sur une base obligatoire101 et en veillant à ce que les cotisations soient proportionnelles à la capacité contributive des travailleurs non-salariés102. Ce texte engagé en faveur d’une plus grande égalité tente de répondre aux inégalités factuelles croissantes dont il fait état. Ce rapide panorama montre clairement une fondamentalisation des droits. S’ils sont accordés par l’État, ils sont accordés à tous les individus, ce qui pose la dernière question de savoir qui sont les citoyens de Marshall.

• 103 Il s’agit ici de traiter de l’association des notions de nationalité et de citoyenneté qui est déso (...)

62Aujourd’hui, on considère que l’inconvénient de la citoyenneté sociale est paradoxalement sa caractéristique d’exclusion. La notion même de citoyenneté implique de distinguer entre les citoyens, dotés de la nationalité du pays103 et les non-citoyens ou étrangers qui n’ont pas les mêmes droits.

• 104 On pourrait encore penser que Marshall ne défend pas une conception fondamentale du droit, qu’il lu (...)

63Dans son essai, Marshall ne se pose pas la question de la définition du cercle des citoyens. Dans les années 50, l'oubli des non-citoyens n'est pas un vrai problème parce que la citoyenneté de Marshall n'est pas une simple citoyenneté politique classique à confondre avec la nationalité. Et lorsqu'on parle d'universalité de la sécurité sociale, personne ne parle d'exclure les résidents. Il faut vraiment comprendre la citoyenneté ici comme la résidence. A une époque où l’immigration n’est pas encore un enjeu, et où l’empire britannique connaît encore de nombreuses passerelles permettant un mouvement entre les colonies et la métropole, Marshall n’éprouve pas le besoin de poser une limite à la citoyenneté104. Celle-ci n’est d’ailleurs à l’époque, au Royaume-Uni, pas encore associée à la nationalité. L’adjonction n’aura lieu que plus tard lors des premiers signes d’immigration de masse dans les années 60. Puis lorsque le Royaume-Uni rejoindra pour un temps l’Union européenne dans les années 70, il faudra préciser la notion de citoyenneté à la lumière de celle de nationalité et exclure les non-résidents du bénéfice des droits sociaux.

• 105 Par exemple H. Oger, ‘« Residence’ as the new additional inclusive criterion for citizenship », [20 (...)

64La dénationalisation de la citoyenneté prend tout son sens dans un contexte de droits sociaux. Elle trouve cependant des limites. Le contexte récent et actuel a conduit à repenser les limites de la citoyenneté qui est aujourd’hui conçue comme une frontière. Pour insister sur ce rejet, on parle en anglais de « citizens » et de « denizens »105. Aujourd’hui, la pratique a montré que ce sont plutôt les résidents légaux qui bénéficient des droits sociaux. Même au Royaume-Uni, la citoyenneté sociale des britanniques a été séparée de l'accès général à la protection sociale qui est accordée aux résidents légaux.

• 106 I. Daugareilh, La santé des travailleurs de plateformes en France, RDSS, 2022-6.

66Pour pousser plus avant l’analyse, lorsque l’on tâche de transposer la citoyenneté sociale aux travailleurs de plateformes, on peut aussi se poser la question de l’intégration des résidents illégaux au-delà des résidents légaux, ressortissants des États tiers-étrangers. Isabelle Daugareilh évoque une « universalisation incomplète » dont sont exclus les personnes démunies, mais aussi les étrangers en situation irrégulière qui constituent un volume non négligeable des travailleurs de plateforme et qui est limitée du point de vue du panier des soins106. C'est une difficulté du champ d'application du droit qui ne se posait pas à l'époque de Marshall, mais qui est vive aujourd'hui. Au sens de Marshall, ces travailleurs n'auraient pas le statut dont relèvent les droits sociaux. Accorder des droits aux migrants en situation irrégulière supposerait une fondamentalisation des droits qui les arracherait, non seulement au statut de citoyen, mais aussi et encore au niveau étatique pour les réinvestir dans le statut de l'individu tel qu'il émerge en droit international – ou en droit de la protection régionale (extra-étatique) des droits de l'Homme.