• 1 Hans Kelsen, « Préface de la première édition » in Théorie pure du droit, traduction française par (...)

1En 1934, Kelsen formule l’espoir que « le nombre de ceux qui placent l’esprit au-dessus de la force est plus élevé qu’il ne pourrait paraître actuellement » (…). Et il termine la préface de la première édition de la « théorie pure du droit » en souhaitant qu’« au milieu du tumulte sauvage de notre temps, de plus jeunes générations ne cessent pas entièrement de croire en une science juridique libre…1 ». 

• 2 Ibid. p. IX.
• 3 Ibid. p. VIII.
• 4 Ibid. p. IX.

4Cette ambition de construire une science du droit sur le modèle des sciences de la nature a suscité une opposition « qui confine presque à la haine2 ». Pour reprendre quelques formules de de Kelsen, « elle a suscité une passion presque sans exemple dans l’histoire de la science juridique (…) que ne peuvent expliquer les divergences d’idées réellement en cause dans le débat ». Les esprits ne peuvent « s’échauffer à ce point » au sujet de la neutralité axiologique « uniquement pour des motifs scientifiques ». Le rejet de la théorie pure procèderait « avant tout des motifs politiques, c’est-à-dire d’ordre éminemment affectif3 ». Et pour cause ! Elle exprime une très sévère critique de la position de pouvoir qui est celle des juristes dans l’Etat, qui « croient et veulent faire croire que leur science leur donne la réponse au problème de la « bonne » solution des conflits d’intérêt au sein de la société4 ».

• 5 Pour voir les enregistrements des interventions, https://ctad.cnrs.fr/2021/04/01/journee-detude-sou (...)

6Ces derniers temps, c’est le prétendu militantisme de certains travaux porteurs d’une « critique du droit » qui provoque des polémiques. Leurs détracteurs ont dénoncé leur absence de neutralité axiologique pointant ainsi leur défaut de scientificité. Des motifs politiques alimentent ici aussi ces attaques. Il est en effet difficile de ne pas y voir une injonction à une forme de conformité idéologique et une instrumentalisation politique de la neutralité axiologique. La journée d’étude « Sous le feu de la critique » organisée par le CTAD en 2021 a pris le parti de répondre à ces attaques en faisant la démonstration de la dimension scientifique du travail des chercheurs qui produisent des études critiques du droit à partir des concepts de genre, d’intersectionnalité, de race ou de post-colonialisme5.

• 6 v. par exemple, les travaux issus des « Recherches et Études sur le Genre et les Inégalités dans le (...)
• 7 M. Bourjol, Ph. Dujardin, J.-J. Gleizal, A. Jeammaud. M. Jeantin, M. Miaille, J. Michel, Pour une c (...)
• 8 D. Lochak, « La neutralité de la dogmatique juridique : mythe ou réalité ? », in P. Amselek (dir.), (...)
• 9 J. Caillosse, « Sur les enjeux idéologiques et politiques du droit administratif. Aperçus du problè (...)
• 10 J. Chevallier « Juriste engagé(e) ? » in Champeil-Desplats, N. Ferré (dir.), Frontière du droit, cr (...)
• 11 F. Ost, M. Van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Bruxelles, Publications des (...)
• 12 R. Mangabeira Unger « The Critical Legal Studies Movement », Harvard Law Review, vol. 96, no. 3, 19 (...)

9A cet égard, et en guise d’ouverture, on propose de revenir rapidement sur la réfutation de la neutralité axiologique qui a été particulièrement portée par certains courants dits « critiques du droit » à partir des années 70. Aujourd’hui, il y a un regain d’intérêt pour les approches critiques du droit6 en même temps qu’une recrudescence des polémiques à leur sujet. Ces courants regroupent en France « le mouvement critique du droit » à proprement parler7 mais également des auteurs qui gravitent dans cette mouvance critique, des publicistes (Danièle Lochak8, Jacques Caillosse9, Jacques Chevallier10), des théoriciens du droit comme François Ost et Michel van de Kerchove11. On pourrait aussi probablement y ajouter les courants américains regroupés sous l’étiquette des Critical legal Studies12.

• 13 Christophe Jamin et Philippe Jestaz entendent ainsi par dogmatique « une étude savante, raisonnée e (...)

10La posture de ces courants critiques nous intéresse tout particulièrement dans la mesure où le dépassement de la neutralité axiologique qu’ils défendent n’est pas un renoncement à la construction d’une science du droit. Ils ont même en commun avec Kelsen et le positivisme épistémologique de vouloir rompre avec la dogmatique juridique traditionnelle parce que cette dernière appréhende le droit positif, on l’a rappelé plus haut, en entretenant la confusion entre discours scientifique et discours pratique13. Autrement dit, pour les courants critiques, on pourrait faire « science » sans être « neutre » mais en étant « critique ».

• 14 Sur ce dilemme v. D. Lochak, « Entre l’éthique du savant et les convictions du citoyen : le juriste (...)

11Qu’est-ce que cela signifie ? Pour avancer une explication, il convient de revenir rapidement sur un dilemme bien connu que l’on oppose au chercheur en droit. Il devrait soit opter pour la neutralité pour garantir la scientificité de son travail mais renoncer à la possibilité de porter un regard critique sur le droit ; soit privilégier l’analyse critique du droit mais risquer de perdre la scientificité de son propos en se rapprochant du discours dogmatique avec lequel il prétend pourtant rompre14.

• 15 v. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, Méthodes du droit, 2 (...)

152. Tout discours qui se prétend neutre s’avère dépendant de la réalité sociale, historique, politique dans laquelle il s’inscrit qui détermine des croyances, des affiliations conscientes ou inconscientes. Le chercheur peut ainsi « être rattrapé par un ensemble de croyances et de conceptions du monde, dont il peut à tort penser s’être débarrassé »15.

• 16 Ibid.
• 17 D. Lochak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in Les usages sociaux du (...)
• 18 D. Lochak, « Entre l’éthique du savant et les convictions du citoyen », op.cit., p. 647

163. Tout discours a une portée sociale16. Celui du droit, comme celui qui porte sur lui, produisent des effets de légitimation, impliquant banalisation17 et dépolitisation de l’objet. C’est à l’égard de ces effets que Danièle Lochak évoque le « piège de la posture positiviste » que la contrainte de la neutralité peut tendre à ceux qui se livrent à l’exposé du droit en vigueur sans le critiquer18.

• 19 Ibid.
• 20 « Les juristes positivistes ont confondu la technique juridique et la science du droit. Pour eux, f (...)

18Pour les courants critiques du droit, dénoncer les limites de la neutralité, ce n’est pas renoncer à une conception exigeante de la science du droit. Au contraire, ils prennent soin de distinguer la « critique axiologique » et de la « critique scientifique », les jugements de valeurs et les jugements de réalité. Pour reprendre les termes de D. Lochak : « rendre compte du droit positif est une chose, porter sur lui un jugement en est une autre19 (…) ». C’est aussi la démarche de Jean-Jacques Gleizal, selon lequel, pour qualifier une démarche de « scientifique » - il faut se détacher d’un discours « pratique » et « technique » et produire un discours de l’ordre du « savoir »20. Cette perspective scientifique et critique présente trois caractéristiques essentielles :

• 21 F. Ost, M. Van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, op.cit.p.27.

191. Elle dénote une « attitude de connaissance21 » car son point de départ est un jugement de réalité en prenant pour objet le « droit qui est ». Cela implique donc le refus de toute confusion entre le droit et la morale et ancre la critique dans le camp du positivisme juridique théorique et non dans celui du jusnaturalisme. En revanche, elle n’exclut pas la possibilité pour le juriste d’exprimer des jugements de valeurs dès lors qu’ils sont exprimés en tant que tels.

• 22 C. Girard, S. Hennette-Vauchez, « Théories du genre et théories du droit », Savoir agir, n° 20, 201 (...)
• 23 M. Miaille, « La critique du droit », Revue droit et société, n° 20-21, 1992, p. 76.
• 24 D. Lochak, « Entre l’éthique du savant et les convictions du citoyen, : le juriste face à ses dilem (...)

202. L’adoption de cette perspective donne ainsi à voir le droit dans toutes ses manifestations autant comme un instrument de libération que d’oppression ou de conservation. En outre, l’attention au « droit qui est » ne doit pas empêcher de l’observer « pour ce qu’il dit mais aussi pour ce qu’il ne dit pas, ce qui est invisible (…) ou réduit au silence22 » et qui est tout aussi essentiel pour le connaître23. Être critique, c’est donc révéler ce qui n’est pas visible par la simple description et observation24 en procédant par des dévoilements : dévoilement des fonctions du droit, dévoilement des contradictions entre des catégories juridiques et la réalité, dévoilement de l’artificialité du raisonnement formaliste juge etc.

• 25 J. Chevallier, « Juriste engagé(e) ? », in Frontières du droit, critique des droits, Billets d’hume (...)

213. Enfin, ici, on évite la confusion entre le discours du langage objet et celui du métalangage : il ne s’agit pas de « contribuer au bon fonctionnement de l’ordre juridique, de produire de la normativité mais de s’intéresser aux processus sociaux et politiques de production et d’application du droit25 (…) ». Car c’est précisément cette distanciation entre le droit et le discours qui porte sur lui qui rend possible un regard critique : le caractère scientifique de l’analyse critique consiste donc aussi à prendre des contrepoints, à procéder des déplacements du regard pour parvenir à la production d’un discours explicatif.