- 1 Session extraordinaire de 1935, 2e séance du 6 décembre 1935, Journal officiel, 7 décembre 1935, (...)
« Quand on vote, avec une certaine hâte, des lois qui ont un peu le caractère de lois de circonstance, il faut être particulièrement attentif. Légiférant aujourd’hui avec l’intention de défendre les libertés républicaines, gardons-nous de donner au Gouvernement le moyen de les étrangler (…). Ne redoutez-vous pas que certains groupements soient déclarés licites ou illicites au gré des Gouvernements qui passent et qui changent ?1 »
Georges Pernot (1879-1962), député de l’Union républicaine, 6 décembre 1935.
- 2 Je tiens à remercier Lionel Zevounou, Mathias Möschel, Stéphanie Hennette-Vauchez et les évaluate (...)
- 3 La seconde organisation antiraciste est la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, diss (...)
1Le 2 décembre 2020, le ministère de l’Intérieur promulgue un « décret de dissolution d’un groupement de fait » visant l’Association de Défense des Droits de l’Homme - Collectif contre l’islamophobie en France (ADDH-CCIF)2. Cette dissolution s’inscrit dans le contexte particulièrement tragique de l’attentat contre le professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, assassiné et décapité par Abdoullakh Anzorov le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), puisque le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, légitime la dissolution par le lien direct entre l’assassin et le CCIF, le second étant considéré comme complice du premier. Autrement dit, la dissolution a été principalement justifiée par la relation supposée entre les mobilisations contre l’islamophobie (antiracisme) et la violence politique à référence islamique (« djihadisme »). Cette décision gouvernementale marque ainsi une rupture par rapport aux pratiques usuelles en matière de dissolution administrative dans la mesure où les organisations ou groupements de fait ciblés sont généralement des groupes violents et/ou fondés sur une idéologie d’extrême-droite raciste et/ou régionaliste. C’est ainsi la première fois dans l’histoire de France qu’une association antiraciste et non-violente fait l’objet d’une dissolution administrative3.
2Ce basculement dans les pratiques ministérielles de la dissolution peut sembler d’autant plus étrange que le CCIF bénéficiait d’une certaine reconnaissance institutionnelle de la part d’organisations nationales, européennes et internationales. En effet, jusqu’en octobre 2020, le CCIF était considéré comme une organisation antiraciste légitime. Initié en 2003 par quelques Français musulmans, le collectif est né d’une indignation face à la montée et à la banalisation de l’islamophobie dans le contexte de l’après-11 septembre, des affaires du voile de 2003 et du désintérêt (voire des fortes résistances) des mouvements antiracistes généralistes et des pouvoirs publics pour lutter contre l’islamophobie. Reposant à ses débuts sur le bénévolat pour la collecte des informations, la communication ou la rédaction des rapports annuels, le CCIF employait ensuite plusieurs juristes – financés par les adhésions, les dons et des levées de fonds (dîners de gala annuels) – qui assuraient le suivi et l’accompagnement des victimes d’islamophobie, et proposait des services de soutien psychologique et d’accompagnement scolaire.
3La stratégie du CCIF repose essentiellement sur deux modes d’action (Hamila 2022 ; Mohammed 2020) : le chiffrage des actes islamophobes en produisant un rapport annuel de l’islamophobie à partir des signalements reçus par l’association ; et la mobilisation du droit anti-discrimination pour défendre les victimes au travers d’une action de médiation auprès des discriminants ou d’une action contentieuse auprès des tribunaux (pénal, civil et prud’hommes) et du Défenseur des droits. Ces dernières années, le collectif a entrepris une diversification de son répertoire d’action. À l’arme du droit et à la publicisation chiffrée de l’islamophobie, s’ajoute une stratégie de sensibilisation des élus, notamment les parlementaires, et de mobilisation des administrés à travers des campagnes de communication et des événements publics (conférences dans toute la France et manifestations de protestation).
- 4 Le CCIF entretenait des relations ponctuelles avec le gouvernement français. Il avait été reçu le (...)
- 5 Reconnu en 2011 comme membre consultatif spécial du Conseil économique et sociale de l’Organisati (...)
- 6 Conseil d’État (CE), Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophob (...)
- 7 Ibid.
4Le CCIF bénéficiait également d’une importante visibilité nationale4 et internationale5. Le paradoxe de la dissolution d’une association antiraciste reconnue est d’autant plus profond qu’au terme de la procédure administrative (notification de dissolution du 19 novembre 2020, puis décret de dissolution du 2 décembre 2020) et juridictionnelle (arrêt du Conseil d’État du 24 septembre 2021), l’unique fondement juridique légitimant la dissolution est le motif de provocation à la discrimination, à la haine et à la violence. En effet, le juge administratif stipule que « le CCIF, par la voie de ses dirigeants et de ses publications, tient depuis plusieurs années des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques françaises mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans6 ». Or, ces propos « étaient de nature à provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une religion ou à propager des idées ou théories tendant à les justifier ou les encourager7 ». Autrement dit, par un retournement inédit du droit antiraciste, il est reproché à une association antiraciste de provoquer à la discrimination, à la haine et à la violence racistes.
- 8 Les matériaux mobilisés dans cet article sont des documents publics ou obtenus par l’intermédiair (...)
5L’objectif de cet article est de comprendre ce paradoxe : comment une organisation antiraciste a-t-elle pu faire l’objet d’une dissolution administrative pour provocation à la haine raciste, alors même qu’elle était reconnue nationalement et internationalement pour sa lutte contre le racisme ? Pour répondre à cette question, il s’agit tout d’abord de rappeler brièvement l’histoire des dissolutions administratives depuis le vote de la loi du 10 janvier 1936, en mettant en lumière la signification sociale des 171 dissolutions entre 1936 et 2023, dans le contexte de la lutte contre l’extrême droite et le séparatisme régionaliste, mais aussi contre le communisme, l’anticolonialisme et l’extrême-gauche. Cette histoire révèle que le CCIF est la première association antiraciste à avoir été dissoute dans le contexte postcolonial (1). L’enjeu est alors d’analyser le cas particulier de la dissolution du CCIF, en montrant que celle-ci a été rendue possible par un contexte historique spécifique (Bechrouri 2022 ; 2023) : une campagne de disqualification médiatique et politique, synthétisée par la dénonciation du « djihadisme judiciaire », puis par le moment tragique de l’assassinat de Samuel Paty (2). Il s’agit ensuite d’étudier la traduction juridique de la disqualification symbolique au travers de ce qu’on propose d’appeler la logique de suspicion par capillarité – l’identification d’une complicité idéologique vis-à-vis du terrorisme islamiste – et le syllogisme de l’antiracisme raciste – les djihadistes justifient leurs attentats terroristes par l’existence de l’islamophobie, or le CCIF dénonce une islamophobie institutionnalisée, donc le CCIF provoque la haine et la violence. Ces deux logiques apparaissent en mettant en lumière le processus de filtrage des moyens juridiques soulevés pour justifier la dissolution, de la notification de dissolution à l’arrêt du Conseil d’État, en passant par le décret de dissolution et les conclusions du rapporteur public (3). Il s’agit enfin d’analyser la jurisprudence relative aux dissolutions administratives, qui tend à confirmer les décisions gouvernementales sauf dans huit cas, dont les plus récents (Envie de rêver, Palestine Vaincra et Comité Action Palestine), antérieurs et postérieurs à la dissolution du CCIF, sont révélateurs des tensions ou contradictions de la jurisprudence du Conseil d’État, et des enjeux de liberté d’association et de liberté d’expression dans la France contemporaine (4)8.
6La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, instaurant le principe de dissolution administrative, puis l’ordonnance du 12 mars 2012, qui crée l’article L212-1 du code de sécurité intérieure, donnent le pouvoir au gouvernement de dissoudre les associations ou groupements de fait pour sept motifs différents : 1) provocation de manifestations armées ou d’agissements violents ; 2) organisation en groupe de combat ou milice privée ; 3) atteinte à l’intégrité du territoire national ou à la forme républicaine du gouvernement ; 4) rejet du rétablissement de la légalité républicaine ; 5) rassemblement d’individus condamnés ou exaltant la collaboration avec l’ennemi ; 6) provocation ou propagation des idées justifiant la discrimination, la haine ou la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ; 7) provocation d’actes de terrorisme en France ou à l’étranger.
7Mais il ne s’agit pas des seuls dispositifs juridiques à disposition du gouvernement pour dissoudre un groupement officiel ou de fait. Dans certains contextes particuliers, la dissolution administrative est aussi rendue possible par d’autres fondements juridiques : la loi du 19 mars 1939 accordant les pouvoirs spéciaux, le décret du 26 septembre 1936 portant dissolution des organisations communistes, la loi du 13 août 1940 portant interdiction des associations secrètes et la loi du 11 juillet 1941 relative à la dissolution des groupements et associations dont les agissements se seront révélés contraires à l’intérêt général du pays (contexte de la Seconde guerre mondiale) ; l’article 10 de l’ordonnance du 9 août 1944 sur le rétablissement de la légalité républicaine (contexte de la Libération) ; et la loi du 1er juillet 1901 sur les associations étrangères (contexte colonial). Si la dissolution est d’abord un instrument juridico-politique utilisé contre les mouvements d’extrême-droite et/ou régionalistes d’hier et d’aujourd’hui, elle a également constitué un outil méconnu de répression coloniale.
8La loi du 10 janvier 1936 s’inscrit dans le contexte particulier des violences commises par les ligues fascistes durant les années 1930. En effet, les mouvements fascistes ouvertement racistes, tels qu’Action française, les Camelots du Roi ou les Croix de feu, n’hésitent pas à faire usage de la violence armée lors des journées du 6 février 1934 (Paris) et du 14 juillet 1935 (Limoges). Face à la menace fasciste, le gouvernement républicain décide de se doter d’un instrument juridique nouveau, la dissolution administrative, qui se distingue de la dissolution judiciaire et permet de rendre plus difficile l’organisation des mouvements fascistes, sans que leurs militants soient forcément inculpés et condamnés pour des infractions pénales. Dans cette perspective, la dissolution administrative est d’abord conçue comme un dispositif éminemment politique de lutte contre tout mouvement qui fait ou pourrait faire un usage illégitime de la violence physique, remettant en cause le monopole de la violence physique légitime de l’État, et qui développe une idéologie contestant la légitimité de l’État républicain. Ainsi, la dissolution administrative est un outil de maintien de l’ordre républicain ciblant les groupes identifiés comme une menace pour l’État républicain.
9Ce n’est donc pas un hasard si les groupes d’extrême-droite violents sont les premiers à être dissous (tab. 1 en annexe) : ils représentent 49 % des 171 groupes dissous entre 1936 et 2023 (fig. 1). On peut distinguer quatre périodes distinctes. La première est celle de la montée en puissance du fascisme français dans les années 1930 durant lesquelles on retrouve un nombre important de dissolutions de mouvements fascistes (13 entre 1936 et 1939) : Ligue d’action française, Fédération nationale des Camelots du Roi, Fédération nationale des étudiants d’action française, Mouvement social français des Croix de Feu, Parti franciste, Parti national corporatif républicain, Parti national populaire, etc. Le nombre de dissolutions est encore plus élevé durant la seconde période, celle de la Libération, puisque 18 groupes d’extrême-droite, fascistes et/ou collaborationnistes, ont été dissous (12 en 1944, 6 en 1945) : le service d’ordre légionnaire, la milice anti-bolchévique, le groupe collaboration, la phalange africaine, etc.
10La troisième période correspond à celle de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), après la tentative de coup d’État de 1958 par des militaires et organisations pro-Algérie française et idéologiquement marqués à l’extrême-droite. Dans le contexte du processus de décolonisation, de la fin de la IVe République et du début de la Ve, le gouvernement utilise la dissolution administrative comme un des moyens pour mettre un terme à la violence perpétrée en Algérie et en métropole par les groupes coloniaux favorables au maintien de la présence française en Algérie : Front d’action nationale, Mouvement jeune Nation, Phalange française, Front national de l’Algérie française, etc. La quatrième période est plus étalée dans le temps, entre 1963 et 2023, avec un pic de dissolutions entre 2013 et 2023. Elle correspond au renouveau des groupuscules d’extrême-droite dans le sillage des succès électoraux du Front national créé en 1972, entré massivement à l’Assemblée nationale en 1986 et en 2022, arrivé au second tour des élections présidentielles de 2002, 2017 et 2022. Ces groupes sont les héritiers des mouvements fascistes des années 1930 et des nostalgiques de l’Empire colonial français : Unité radicale, Elsass Korps, Troisième Voie, Jeunesses nationalistes révolutionnaires, Envie de rêver, Oeuvre française, Jeunesses nationalistes, etc. Ils développent non seulement un discours raciste (antisémitisme, islamophobie, racisme anti-noir, etc.) mais aussi des actions violentes contre des cibles anonymes ou connues (tel que Jacques Chirac, président de la République, visé par la tentative d’attentat de Maxime Brunerie le 14 juillet 2002).
11Tab. 1 : Nombre de dissolutions administratives par année et par type (1936-2023)
12Source : (Journal officiel de la République française ; Kheitmi 1964, 327‑33 ; Rambaud 2015 ; Schwartzenberg 1988, 335).
13Si le gouvernement mobilise le dispositif de la dissolution administrative contre certains groupes violents pro-Algérie française, il en est tout autant, sinon plus, dans le cadre de la répression des mouvements anticoloniaux demandant leurs indépendances vis-à-vis de l’Empire français (31 au total entre 1937 et 1984, soit 18 % des dissolutions). On peut même considérer que la dissolution administrative est la première technique de gouvernement colonial utilisée contre les organisations anticolonialistes indépendantistes dans la mesure où, bien avant le recours à la lutte armée par les indépendantistes et la politique militaire de contre-insurrection menée dans les années 1950 (Indochine, Cameroun, Algérie, etc.), c’est la dissolution qui est privilégiée contre l’Étoile nord-africaine et le Parti du peuple algérien, dissous respectivement le 26 janvier 1937 et le 26 septembre 1939. Le nombre de « dissolutions coloniales » augmente après la Libération et visent les différentes composantes du mouvement anticolonialiste : indochinois et vietnamiens (Délégation générale des Indochinois, Association générale des étudiants vietnamiens en France, etc.), malgaches (Mouvement démocratique de la rénovation malgache), algériens (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, Parti communiste algérien, Mouvement national algérien, Front de libération nationale, etc.), camerounais (Union des populations du Cameroun, Jeunesse démocratique camerounaise, etc.), antillais (Front commun antillo-guyanais, Alliance révolutionnaire Caraïbe) et tahitiens (Rassemblement démocratique des populations tahitiennes).
14La dissolution administrative s’inscrit ainsi dans un répertoire d’actions coloniales plus large, incluant non seulement des actions légales – telles qu’une justice expéditive, les assignations à résidence, les expulsions du territoire métropolitain, les arrestations massives, l’interdiction des publications anticoloniales, etc. (Thénault 2004 ; 2012) –, mais aussi des actions létales – telles que les opérations militaires de contre-insurrection, les massacres de masse (Algérie, 17 octobre 1961 à Paris, Madagascar, Cameroun, etc.), les assassinats ciblés des leaders anticoloniaux, voire leur dissolution, physique cette fois-ci, dans de l’acide sulfurique (Ramondy 2020).
15Fig. 1 : Répartition des dissolutions administratives selon le type (1936-2023)
16Source : (Journal officiel de la République française ; Kheitmi 1964, 327–33 ; Rambaud 2015 ; Schwartzenberg 1988, 335).
17Les autres catégories de groupes dissous les plus représentés sont les groupes djihadistes (18 soit 11 %), les groupes d’extrême-gauche (16, soit 9 %) et les groupes régionalistes séparatistes (14, soit 8 %). Concernant les régionalistes, mis à part les mouvements séparatistes voulant rattacher l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne nazie en 1939 – Association d’éducation populaire dite Elsaessischer Volksbildungsverein, Bund Erwin von Steinbach et Parti des Alsaciens-Lorrains dit Jungmannschaft –, l’essentiel des dissolutions se produisent entre 1974 et 1993 dans le contexte de montée en puissance des groupes régionalistes corses (Front patriotique corse de libération, Action pour la renaissance de la Corse, Front de libération nationale de la Corse, etc. ), bretons (Front de libération de la Bretagne), basques (Enbata) et alsaciens (Association de fidélité à la patrie alsacienne – Heimattreue Vereinigung Elsass). Comme pour les mouvements précédents, l’enjeu central est celui de l’usage illégitime de la violence physique, mais s’y ajoute celui du maintien de l’intégrité territoriale face aux revendications indépendantistes.
18Concernant les mouvements d’extrême-gauche, les dissolutions se situent surtout entre 1968 et 1973, dans le contexte des « années 1968 » (Dreyfus-Armand et al. 2000) puisqu’il s’agit de groupes marxistes-léninistes révolutionnaires ayant utilisé ou appelé à utiliser la violence armée contre les structures de l’État et/ou des entreprises capitalistes : Jeunesse communiste révolutionnaire, Voix ouvrière, Fédération des étudiants révolutionnaires, Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, Parti communiste internationaliste, Organisation communiste internationaliste, Mouvement du 22 Mars, Gauche prolétarienne, etc. Les enjeux politiques et sociaux des dissolutions relèvent du maintien de l’ordre socio-économique, de la prévention de toute forme de processus révolutionnaire, dont certains groupes avaient identifié les prémisses dans les contestations étudiantes et ouvrières de Mai-Juin 1968, et de la prévention des conflits violents entre groupes d’extrême-droite (Ordre nouveau) et d’extrême-gauche (Ligue communiste). Après une longue absence, une dissolution ciblant un groupe d’extrême-gauche ne réapparaît qu’en 1982, contre Action directe, et en 2022-2023, à l’encontre du Groupe antifasciste Lyon et ses environs et des Soulèvements de la Terre.
19Décidés plus sporadiquement dans la chronologie, les derniers mouvements ciblés par les dissolutions sont les groupes communistes (6, soit 3 %) et les associations liées à la Franc-maçonnerie (1, soit 1 %). C’est dans le contexte de la Seconde guerre mondiale que se produisent les dissolutions des organisations communistes françaises (en 1939 et 1944), à la suite de la signature du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 et du rétablissement de la légalité républicaine, ainsi que celles des groupes franc-maçons, incarnant le « pouvoir judéo-maçonnique » selon la rhétorique antisémite du régime de Vichy.
20Quant aux groupes djihadistes, aucun groupe n’a paradoxalement été dissous à la suite des attentats terroristes de 1995 revendiqués par le Groupe islamique armé algérien. Le premier à être dissous est Ahl Elbeit le 26 juin 1987 pour le motif de se livrer à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme. C’est principalement pour ce motif que d’autres groupements de fait ou des organisations officielles sont dissous par le gouvernement, surtout après les attentats de 2012 (Toulouse et Mautauban) et de 2015 (Paris, Château Rouge, Saint-Denis) : Forsane Alizza, Retour aux sources, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, Association Fraternité musulmane Sanâbil, Association Rahma de Torcy Marne-la-Vallée, Centre Zahra France, Fédération chiite de France, etc. Ces dissolutions s’inscrivent ainsi que le contexte de la mise en place clandestine de « filières djihadistes » vers des territoires étrangers (Afghanistan, Syrie, etc.) et la multiplication des attentats terroristes sur le sol français.
21Bien qu’aucun élément matériel n’atteste des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme, c’est dans cette dernière catégorie de dissolutions que se trouve le CCIF. Dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, le gouvernement établit un lien direct entre le CCIF et l’acte terroriste. Mais on ne peut pas comprendre le succès gouvernemental à établir ce lien si on ne revient sur la disqualification médiatique et politique du CCIF, au travers de la dénonciation de son supposé « djihadisme judiciaire ».
22La notion de djihad est polysémique : « [s]i jihad signifie au sens propre “effort redoublé, zèle”, il apparaît au fil du Coran dans l’expression jihad fi sabili l-Lah, littéralement “combat sur le chemin de Dieu”, employée in extenso ou tronquée lorsqu’elle n’est pas sous-entendue », et « [c]’est par anachronisme qu’il est compris dans ce texte avec le sens de “guerre menée pour la foi” » (Laffitte 2016). Bien que la notion renvoie originellement à l’idée de « conduite vertueuse », cette signification est le plus souvent tronquée dans le contexte contemporain puisqu’elle est devenue le synonyme de « guerre sainte ». Dans le sens commun médiatique et politique, le recours à la lutte armée par les militants ou organisations islamistes est systématiquement qualifié de « djihad » et c’est dans le cadre de cet univers de sens qu’ont été forgées les notions de « djihadisme » et de « djihad judiciaire ». En effet, certains polémistes d’extrême-droite établissent une continuité entre le recours de la lutte armée et celui du registre judiciaire, l’un et l’autre n’étant que des moyens différents visant le même but de la conquête du pouvoir pour l’établissement d’un Califat mondial. Un des premiers à avoir formuler cette idée est l’essayiste Jean-Pierre Bensimon en 2014 :
« Au-delà de la guerre et de la prédication, le champ d’action du djihadisme s’étend naturellement aux modalités annexes de la conquête du pouvoir : aux sphères diplomatique, juridique, médiatique, technologique, artistique, etc. Le djihadiste mène alors le djihad diplomatique (Mahmoud Abbas, Hassan Rouhani), le djihad judiciaire, le djihad technologique… qui sont autant d’efforts sur le chemin d’Allah. » (Bensimon 2014)
23Ce discours chimérique établit non seulement une confusion entre des mouvements politiques très divers – l’anticolonialisme de l’Organisation de la libération de la Palestine de Mahmoud Abbas a peu à avoir avec la théologie chiite de l’État iranien de Hassan Rouhani – et entre des moyens d’action tout aussi différents – armée, diplomatie, droit, médias, technologie, art, etc. –, mais il participe aussi à décontextualiser et dépolitiser les conflits politiques. En réduisant ces derniers à la thématique globale du « choc des civilisations », toute forme d’action menée par des individus ou organisations musulmanes, quels que soient leurs différences idéologiques et les contextes historiques et géographiques, est interprétée comme une pierre à l’édifice de la domination musulmane du monde (Said 1997).
24Ce n’est donc pas un hasard si, en France, la notion de djihad judiciaire est réappropriée par les polémistes et médias d’extrême-droite, contrairement aux médias « de référence » tels que Le Monde ou Libération. La presse d’extrême-droite présente ainsi les plaintes déposées contre les discours antimusulmans comme une extension judiciaire du djihad guerrier. Par exemple, le polémiste Alexandre del Valle dénonce à la fois les « coupeurs de têtes » et les « coupeurs de langues », ces derniers ayant « compris depuis longtemps (…) qu’ils progressent bien mieux dans l’Occident démocratique par le “jihad du Verbe” (devenu aussi le Jihad judiciaire/antiraciste) que par celui, contre-productif, en terre libre européenne, du “Jihad de l’épée” » (Del Valle 2019). Ce discours produit des effets jusque dans la presse quotidienne régionale puisqu’en titrant son éditorial « Abdeslam entame son djihad judiciaire », un journaliste de La Meuse fait le lien entre la lutte armée et le prétoire : « après avoir tenté de déstabiliser nos vies avec des bombes et des kalachnikovs, Salah Abdeslam [un des auteurs des attentats du 13 novembre 2015] essaie, maintenant, de nous déstabiliser avec un djihad judiciaire qui sera très long, surtout, pour lui » (Baudoux 2017).
25Par ailleurs, le djihad judiciaire est censé désigner la stratégie des islamistes visant à empêcher tout discours critique de la religion musulmane. Selon del Valle, « [l]’objectif majeur poursuivi dans ce “jihad judiciaire” est l’intimidation des adversaires de l’islamisme, l’atteinte de ceux-là sur le plan financier et moral, ainsi que leur stigmatisation médiatique » (Del Valle 2019). Le journaliste Yves Mamou va dans le même sens puisqu’il considère que « les parquets se sont dressés comme un seul homme pour judiciariser la moindre critique de l’islam » et qu’un « authentique djihad judiciaire a été mené contre des écrivains, des chercheurs, des journalistes, de simples citoyens qui avaient fait usage de leur droit constitutionnel à la liberté d’expression » (Sugy 2019).
26Dans cette perspective, l’activité principale du CCIF, l’usage du droit antiraciste pour lutter contre l’islamophobie, est au cœur des attaques de la presse d’extrême-droite, d’autant plus que celle-ci est directement visée par les plaintes et les saisies du parquet de Paris (plusieurs affaires judiciaires signalées ou suivies par le CCIF concernaient des polémistes ou journalistes employés ou publiant dans Valeurs Actuelles, Le Figaro Magazine ou Le Figaro). Ainsi, le CCIF fait du « victimisme “antiraciste” au service du suprématisme panislamique » (Del Valle 2019). Le journaliste Ivan Rioufol se dit « victime d’un véritable djihad judiciaire » de la part du CCIF qui vise à « remplacer la liberté d’expression par un délit de blasphème en harcelant tous ceux qui ont une approche critique de l’islam » et à « instaurer un état d’insécurité intellectuelle » (Grousset 2017 ; Rioufol 2018). Selon l’historien Georges Bensoussan, lui aussi attaqué en justice, « [c]eux qui prétendent en finir avec notre société ouverte sauront utiliser (et savent déjà) les armes de la démocratie pour en finir avec elle [et c’] est ce qui est en train de se passer aujourd’hui avec le “djihad judiciaire” (…) mené tous azimuts par le [CCIF] et d’autres officines parallèles » (Devecchio 2017).
27La disqualification médiatique du CCIF s’est ensuite déplacée dans le champ politique, en particulier au sein de l’influente Commission d’enquête sur la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre, mise en place en 2019 (Bounaga 2023). La rapporteure de la commission, la sénatrice de droite Jacqueline Eustache-Brinio, reprend l’expression dans une question posée au politologue Bernard Rougier : « Que pensez-vous du CCIF, qui mène un djihad judiciaire contre ceux qui osent parler ? La moindre parole critique s'expose à des procédures judiciaires démentes lancées par cette organisation. J’en ai été victime, comme beaucoup d’autres » (Eustache-Brinio 2019). Le professeur de science politique ne conteste pas l’affirmation de la sénatrice et dénonce une manifestation co-organisée par le CCIF, ce qui montre que certains acteurs médiatiques, politiques et universitaires assimilent les actions du CCIF au djihadisme judiciaire.
28Forte de sa popularité, la notion de djihadisme judiciaire est même utilisée contre des non-musulmans. C’est par exemple le cas de Xavier Bertrand, président Les Républicains de la région des Hauts-de-France, accusé par Damien Rieu, porte-parole de Génération identitaire et candidat Rassemblement national (RN) (malheureux) aux élections départementales de la Somme en 2021, de « jihad judiciaire » parce que ce dernier a été poursuivi en diffamation pour un tract RN dénonçant les « compromissions [de Bertrand] avec l’islamisme » (20 Minutes 2021). C’est aussi le cas du politiste François Burgat (CNRS), dénoncé par Céline Pina parce qu’il « se tient souvent aux côtés de l’UOIF, le parti des Frères musulmans, quand il s’agit de témoigner dans le cadre du jihad judiciaire » (Pina 2017).
29Source : Europresse
30Compte tenu de l’ampleur des attaques médiatiques contre le CCIF, il n’est pas étonnant de constater que le traitement médiatique de l’association antiraciste s’est révélé être très négatif. On peut mesurer le degré de positivité et de négativité grâce aux outils de mesure de la base de données Europresse9. Parmi les 5 000 documents de la presse française mentionnant le CCIF entre 2003 et 2023, seulement 15 % développent un point de vue positif. A l’inverse, 84 % des publications font un traitement négatif du CCIF et de ses activités. Or la disqualification médiatique et politique du CCIF n’est pas sans conséquence sur la décision de la dissolution administrative dans la mesure où le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, établit un lien entre les activités du CCIF et l’assassinat de Samuel Paty.
31Le 16 octobre 2020, l’enseignant Samuel Paty est assassiné et décapité dix jours après avoir montré des caricatures du prophète Mohammed à une classe de 4e d’un collège de Conflans-Sainte-Honorine. Cette mise à mort s’inscrit dans un contexte national et local où, comme le souligne Le Monde, « se sont aggrégés la fabulation d’une adolescente [Z. Chnina], l’irresponsabilité d’un père indigné [Brahim Chnina], les gesticulations d’un agitateur islamiste [Abdelhakim Sefrioui], l’appât du gain d’une poignée de collégiens [qui ont désigné la victime au tueur] et la fureur d’un jeune djihadiste attiré par le goût du sang [Abdoullakh Anzorov] » (Seelow 2023, 10). L’enquête du Parquet national anti-terroriste débouche en avril 2023 sur l’inculpation de quatorze individus, dont huit adultes et six mineurs au moment des faits, pour « dénonciation calomnieuse », « association de malfaiteurs terroristes » ou « complicité d’assassinat terroriste ». En résumé, Samuel Paty avait organisé une séance de cours intitulé « Situation de dilemme : être ou ne pas être Charlie. Une définition de la liberté », où il montre les caricatures tout en laissant la possibilité aux élèves qui le souhaitent de détourner le regard. Bien qu’absente au cours, Z. Chnina prétend à ses parents que son exclusion durant deux jours, pour des raisons disciplinaires n’ayant rien à avoir avec l’affaire des caricatures, a été décidée parce qu’elle aurait tenu tête au professeur. Son père dénonce alors le professeur sur Facebook et s’associe à Sefrioui pour intervenir au collège, déposer plainte et diffuser des vidéos afin d’obtenir sa démission. Anzorov découvre alors ses vidéos en ligne et, en relation avec plusieurs personnes inculpées (Priscilla Mangel, Naïm Boudaoud, Azim Epsirkhanov, et les collégiens ayant identifié Samuel Paty en échange d’argent), met en œuvre son projet d’attentat.
32Il est ainsi remarquable de constater qu’aucun membre du CCIF n’a été suspecté ou inculpé par la justice anti-terroriste, alors même que le ministre de l’Intérieur avait justifié la dissolution du CCIF par son implication dans l’assassinat terroriste. En effet, Gérald Darmanin avait déclaré sur la radio Europe 1, le 19 octobre 2020, que le CCIF était une « association qui a été manifestement impliquée [dans l’attentat] puisque le père (…) qui a mis en vidéo, et qui a lancé une fatwa contre ce professeur (…) fait référence très clairement à cette association ». Pour le ministre, le CCIF devient alors un « ennemi de la République » dont il « souhaite » la dissolution (Mabrouk 2020). Chnina avait effectivement mentionné le CCIF dans une de ses vidéos mais sans l’accord de celui-ci, dont le service juridique avait reçu le signalement du père sans avoir eu le temps de le traiter rapidement (Bechrouri 2023). On peut donc affirmer que l’accusation de complicité de terrorisme est erronée.
33Néanmoins, le ministère de l’Intérieur identifie d’autres faits matériels qui justifient selon lui la dissolution sur la base des motifs 6 (provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence) et 7 (agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger). Il est donc important de revenir sur les faits en question et leur qualification juridique dans la notification de dissolution, le décret de dissolution et l’arrêt du Conseil d’État (tab. 2 en annexe). Les faits reprochés relèvent soit de discours du CCIF ou de personnes « en relation » avec celui-ci, soit d’activités associatives, sachant que les éléments matériels mobilisés ont énormément varié d’un document à l’autre puisqu’on en dénombre 8 dans la notification, 16 dans le décret et seulement 4 dans l’arrêt. Autrement dit, on observe un phénomène de filtrage, certains élément matériels de la notification disparaissant du décret et de l’arrêt tandis que d’autres y apparaissent, et de requalification juridique de certains faits du motif 7 vers le motif 6. Comme l’indique le rapporteur public du Conseil d’État, Laurent Domingo, « [les griefs contre le CCIF] ne sont pas tous pertinents, loin de là. En réalité, il faut procéder à des tris et reclassements de ces griefs pour se forger une opinion sur la légalité du décret. Des tris, car seuls certains des motifs retenus sont convaincants, les autres n’étant soit pas susceptibles de justifier une mesure de dissolution, ne soit pas suffisamment probants en l’espèce pour ce faire » (Domingo 2021).
34Ce processus de filtrage et de requalification juridique des faits est le résultat d’un ensemble d’interactions entre le ministère de l’Intérieur, le CCIF (réponse à la notification publiée en ligne), son avocat Sefen Guez Guez (recours en excès de pouvoir), le rapporteur public et le juge administratif, qui mettent en avant ou écartent tel ou tel fait pour justifier la dissolution. Ce processus débouche sur la disqualification du CCIF selon une logique de suspicion par capillarité et le syllogisme de l’antiracisme raciste. En bref, concernant les activités associatives, le gouvernement reproche au CCIF son appartenance à la mouvance de l’« islamisme radical », la promotion ou le soutien d’individus prônant le terrorisme, et la participation à des camps d’été décoloniaux non-mixtes. Concernant les discours publics, le CCIF est accusé de faire de fausses accusations d’islamophobie attisant la haine, la violence et la discrimination, de relativiser ou de refuser de condamner des actes de terrorisme, de légitimer le terrorisme, et de provoquer des commentaires haineux sur Facebook.
- 10 Ministère de l’Intérieur, Notification de dissolution du groupe de fait Association de défense de (...)
- 11 Ministère de l’Intérieur, Décret de dissolution du groupe de fait Association de défense des droi (...)
- 12 CE, ADDH-CCIF, op. cit.
- 13 Ministère de l’Intérieur, Notification de dissolution, op. cit.
- 14 Ibid.
- 15 CE, ADDH-CCIF, op. cit.
35Ainsi, il est reproché au CCIF de faire partie de la mouvance de l’« islamisme radical », soit directement, soit indirectement. La notification de dissolution qualifie ses responsables de « tenants d’un islamisme radical s’inscrivant dans la mouvance des Frères musulmans10 », le décret de « tenants d’une approche radicale de la religion musulmane pouvant être qualifiée d’islamiste11 », et l’arrêt pointe le fait que le CCIF « entretenait toujours, à la date du décret attaqué, des liens étroits avec des tenants d’un islamisme radical invitant à se soustraire à certaines lois de la République12 ». La grande majorité des faits incriminés se sont avérés être erronés ou ont été écartés par le juge administratif. Par exemple, le gouvernement avait voulu établir un lien entre l’assassinat de Samuel Paty et le CCIF en affirmant, dans la notification de dissolution, que « Abdelhakim Sefrioui, fondateur du collectif Cheikh Yassine13 » était « son ancien trésorier », alors que ce dernier n’a jamais été membre du CCIF. Il avait aussi qualifié Abdallah Zekri de « prédicateur salafiste issu de la mouvance des Frères Musulmans14 » alors qu’il était délégué général du Conseil français du culte musulman, organisme reconnu par l’État, et n’était pas membre du CCIF. Le Conseil d’État n’a finalement pas retenu le soutien d’apologistes du terrorisme (association Baraka City et son président), la participation à des camps d’été décoloniaux et les relations avec plusieurs personnalités ou organisations (Tariq Ramadan, Hani Ramadan, Rachid Abou Houdeyfa, Nader Abou Anas, Ahmed Jaballah, l’association britannique Cage, le dessinateur Carlos Latuff), mais il a repris à son compte deux éléments visant à prouver les « liens étroits avec des tenants d’un islamisme radical15 ».
36Le premier est le maintien de relations avec Marwan Muhammad – porte-parole de l’association de 2010 à 2014, puis son directeur exécutif de 2016 à 2018, membre d’honneur en 2020, et auteur de Nous sommes (aussi) la nation (Muhammad 2017) –, qui « a tenu publiquement des propos tendant à relativiser, voire à légitimer, les attentats contre le musée juif de Bruxelles en 2014 et contre le journal Charlie Hebdo en 2015, et promu l’idée d’une suprématie de la communauté musulmane16 ». Les propos en question ont été publiés dans l’article « Les dérives de la lutte anti-terroriste », dont l’enjeu principal était de dénoncer l’amalgame entre islam, islamisme et terrorisme, en montrant que, selon les statistiques d’Europol de 2013, les actes terroristes islamistes sont moins nombreux que d’autres formes de terrorisme, et que, selon l’Association française des victimes du terrorisme, 90 % des victimes du terrorisme dans le monde sont des musulmans (Muhammad 2014). Selon le communiqué final du CCIF, cet article « revenait sur les modalités de la lutte anti-terroriste et mettait en garde contre les possibles dérives, qui alimentent les logiques de confrontation dont bénéficient les recruteurs djihadistes » (CCIF 2020).
- 17 Notamment le passage : « Qui a le droit de dire que la France dans trente ou quarante ans ne sera (...)
37Concernant « l’idée de suprématie de la communauté musulmane », sans que cela soit explicité, l’arrêt semble également viser le discours tenu par Muhammad lors d’une conférence à la mosquée d’Orly, intitulée « La crise financière, un accident ou une faille dans le système », à une date indéterminée (entre 2008 et 2011). La vidéo était disponible sur le site de la mosquée mais a disparu. Une retranscription est néanmoins diffusée sur le site d’extrême-droite « L’islam mine l’Europe » le 4 août 2011 et régulièrement citée pour disqualifier le militant associatif17. Dans son communiqué final, le CCIF conteste l’interprétation de ces propos :
« Cette accusation, visant à incriminer fallacieusement le CCIF dans une volonté de suprématisme musulman, est montée de toute pièce, en détournant un propos de Marwan Muhammad totalement hors de son contexte. En effet, ce dernier, bien avant de rejoindre le CCIF en 2010, avait lors d’une conférence où il était interrogé sur la finance islamique, répondu à la problématique en décrivant comment, pour la majorité des musulmans, l’islam était plus qu’une spiritualité et, dans leur pratique, touchait à différents domaines de leur vie sociale (alimentation, finances, éducation, hygiène, etc.). Cela relève d’une simple observation sociologique, comme [c’est] d’ailleurs relevé dans toute la littérature universitaire portant sur les pratiques musulmanes. Ces observations ne concernent pas le CCIF. » (CCIF 2020)
- 18 CE, ADDH-CCIF, op. cit.
38Le second élément retenu par le juge administratif est « la promotion des thèses de M. Aït-Yahia, ancien trésorier de l’association djihadiste Ana-Muslim auto-dissoute en 2014 après le gel de ses avoirs, qui a légitimé à plusieurs reprises le recours au terrorisme18 ». Aïssam Aït-Yahya est un essayiste ayant publié une série d’articles sur le site du CCIF, intitulée « Maîtriser le langage politique français », dont l’un sur le mot « assimilation » (Ait Yahya 2020). Mais les propos incriminés ne sont pas ceux publiés par le CCIF, et il s’avère impossible d’identifier ceux qui légitiment le terrorisme. En effet, comme l’indique le recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État, « le Ministère de l’Intérieur ne relève pas le contenu des prises de position de l’intéressé » (Guez Guez 2021, 79) et, paradoxalement, le juge administratif reprend cet élément dans l’arrêt alors qu’il n’apparaît pas dans les conclusions du rapporteur public (Domingo 2021).
39Ainsi, la qualification juridique des deux faits établissant les relations entre le CCIF et l’« islamisme radical » (ou entre antiracisme et djihadisme) est fondée sur une logique de suspicion par capillarité, c’est-à-dire qu’elle identifie une complicité idéologique, à défaut d’une « association de malfaiteurs terroristes » ou d’une « complicité d’assassinat terroriste », avec deux « tenants d’un islamisme radical » qui, d’une certaine manière, « contamine » l’ensemble des membres du CCIF. Bien qu’aucun texte du CCIF ne développe les thèses de l’islamisme radical, c’est par capillarité que celui-ci est prouvé. Alors que ces preuves d’islamisme radical sont singulièrement fragiles – puisqu’il s’agit d’un texte en ligne, d’une vidéo disparue et de propos indisponibles qui, objectivement, sont loin, selon les termes de l’arrêt, de « relativiser, voire à légitimer, les attentats contre le musée juif de Bruxelles en 2014 et contre le journal Charlie Hebdo en 2015 » et de promouvoir « l’idée d’une suprématie de la communauté musulmane » et les « thèses djihadistes » de Aït Yahya –, le juge administratif reprend à son compte l’interprétation gouvernementale. On retrouve une logique analogue pour ce qui concerne les discours publics du CCIF.
- 19 Ministère de l’Intérieur, Décret de dissolution, op. cit.
- 20 Ibid.
- 21 Ibid.
- 22 Ibid.
40Une des accusations les plus graves du ministère de l’Intérieur contre le CCIF est la légitimation du terrorisme et la relativisation ou le refus de condamner des actes de terrorisme. Selon le décret, les publications du CCIF et les interventions de ses responsables « ont systématiquement conduit à relativiser ou refuser de condamner des actes de terrorisme ou l’appel à la violence armée, participant également à leur légitimation19 ». Par ailleurs, « sous couvert de dénoncer les actes de discriminations commis contre les musulmans20 », le CCIF « défend et promeut une notion d’“islamophobie” particulièrement large, n’hésitant pas à comptabiliser au titre des “actes islamophobes” des mesures de police administrative, voire des décisions judiciaires, prises dans le cadre de la lutte contre le terrorisme21 ». En faisant cela, le CCIF « doit être considéré comme participant à la légitimation de tels actes22 ». En démontrant qu’il avait systématiquement dénoncé les actes de terrorisme, le CCIF a convaincu sur ce point le rapporteur public, selon lequel « on ne voit pas où le CCIF, dans ses communiqués publiés après des attentats ou des assassinats, a légitimé les actes de terrorisme ou le recours à la violence armée » et, même « dans les propos haineux que le CCIF a suscités, (…) il n’y a pas non plus trace de provocations à des actes terroristes » (Domingo 2021).
- 23 Ibid.
- 24 Ministère de l’Intérieur, Notification de dissolution, op. cit.
41Cependant, le CCIF n’est pas parvenu à écarter l’accusation de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. Selon le décret, là encore, « sous couvert de dénoncer des actes d’islamophobie », le CCIF « distillait, par la publication de ses propres statistiques ou ses dénonciations, un message consistant à faire passer pour islamophobe tout acte ou évènement mettant en cause des personnes de confession musulmane, n’hésitant pas, dans certains cas, à travestir la vérité pour accréditer ainsi dans l’opinion publique un soupçon permanent de persécution religieuse de nature à attiser la haine, la violence ou la discrimination23 ». La notification et le décret font d’abord référence à trois affaires qui, selon le CCIF, relevait de l’islamophobie d’État tandis que, pour le gouvernement, il s’agissait de mesures de police administrative tout à fait légitimes : « la fermeture [en 2004] de l’école coranique de Grisy-Suisnes à la suite de l’agression particulièrement violente de trois journalistes » ; « la fermeture à Levallois d’une mosquée utilisée comme centre de recrutement djihadiste » ; et « les expulsions [en 2004] d’Ohran Arslan, Omer Oztürk et Midhat Güler, membres du mouvement “Kaplan” prônant le recours à la violence et au terrorisme24 ». Du point de vue du CCIF, les fermetures de mosquées sont des « sanctions collectives disproportionnées » dans la mesure où « [i]l appartient de sanctionner (…) les tenanciers d’une pratique menaçant l’ordre et la sécurité publics plutôt que de priver un très grand nombre de fidèles par la fermeture d’un lieu de culte, la liberté de culte étant une liberté fondamentale constitutionnellement protégée ». Quant aux expulsions, le CCIF ne fournit pas d’éléments détaillés sur ces affaires mais fait valoir qu’il ne fallait « pas utiliser le droit pour satisfaire des objectifs politiques » et que d’autres organisations, telle que la Ligue des droits de l’homme, avaient tout autant dénoncé ses expulsions administratives (Guez Guez 2021, 44). Le juge administratif ne revient pas sur ces faits.
- 25 Ministère de l’Intérieur, Décret de dissolution, op. cit.
- 26 Ibid.
42Il est également reproché au CCIF de qualifier d’islamophobes deux autres types de faits : « une manifestation contre le déplacement, à Lyon [en 2007], d’Hani Ramadan, connu pour avoir justifié la lapidation des femmes en expliquant qu’il s’agissait d’une forme de purification25 » ; et « des actes de violence entre particuliers [présentés] comme des actions de représailles contre les musulmans [en 2015], à la suite de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo26 ». Le CCIF n’est pas revenu sur la qualification d’islamophobie concernant la manifestation contre la tenue de la conférence d’Hani Ramadan (qui a finalement eu lieu), mais il confirme qu’« il y a effectivement eu postérieurement à l’attentat ayant visé Charlie Hebdo une recrudescence des actes islamophobes » (Guez Guez 2021, 48). Il dresse alors la liste d’un échantillon de 15 affaires d’agressions, d’injures et de dégradations contre des mosquées ou des commerces musulmans, qui se sont produites en janvier 2015 immédiatement et explicitement en représailles des attentats, en particulier via des inscriptions utilisant le mot « Charlie ».
43Malgré les démentis du CCIF, les éléments matériels de la notification et du décret sont tous repris par le rapporteur public, qui en rajoute un autre : « à travers un diagramme publié en ligne, [le CCIF] estime ainsi que parmi les sources de l’islamophobie en France, on trouve (pour 3,1 %), à côté des dégradations des mosquées ou des violences aux personnes, la lutte contre le terrorisme » (Domingo 2021). Il considère alors que le CCIF « véhicule un discours consistant, en travestissant la réalité, à dénoncer une islamophobie généralisée en France, que ce soit de la part des pouvoirs publics ou du corps social en général » (Ibid.). Il « présente (notamment dans ses rapports annuels) les lois destinées à lutter contre le terrorisme, prises notamment depuis 2015, comme n’étant que des instruments pour persécuter les musulmans, comme un outil de l’islamophobie d’État, qualifiée “d’islamophobie sécuritaire” » (Ibid.). Il « dénonce les législations concernant le port du voile, notamment la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, non pas comme portant, selon lui, une atteinte disproportionnée à la liberté de religion, mais comme étant des “lois islamophobes”, relevant de “l’islamophobie institutionnalisée” » (Ibid.). Selon le rapporteur public, la critique de l’islamophobie d’État ne relève pas de la liberté d’expression : « [s]on discours ne consiste (…) pas à exprimer son désaccord avec telle loi ou telle décision, avec telle opinion d’un média ou prises de position de personnalités » (Ibid.). Le problème réside selon lui dans le fait d’« assimiler tout évènement mettant en cause des musulmans à de l’islamophobie, ce qui a pour conséquence, [ce] que l’association n’a jamais cherché à démentir ni minimiser, de diffuser un sentiment de menace envers les musulmans et de provoquer des réactions de craintes, de révolte et de haine » (Ibid.).
44Pourtant, les travaux de recherche sociologique existant sur le CCIF montrent que les plaintes de victimes d’islamophobie font l’objet d’une évaluation par le service juridique et que toute plainte reçue par le CCIF ne débouche pas systématiquement sur le constat d’un fait islamophobe et le lancement d’une procédure de médiation ou contentieuse (Hamila 2022 ; Mohammed 2020). Paradoxalement, le rapporteur public ressent le besoin de préciser qu’« il ne s’agit pas ici de nier l’existence en France d’actes islamophobes », que « [c]’est une réalité » mais qu’« il s’agit de mettre en évidence le discours véhiculé par le CCIF à partir de ces faits et ses conséquences » (Domingo 2021). Autrement dit, la qualification de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence est fondée sur le fait que la dénonciation de l’islamophobie institutionnalisée est un « travestissement de la réalité » et, bien qu’elle ne corresponde qu’à seulement 3,1 % des faits signalés par le CCIF en 2015 – donc 96,9 % des faits signalés sont « réels » –, qu’elle diffuserait un « sentiment de menace envers les musulmans » qui amèneraient certains d’entre eux à des « réactions de craintes, de révolte et de haine ».
- 27 CE, ADDH-CCIF, op. cit.
45On retrouve ici, dans un langage juridique, non seulement l’association entre antiracisme et djihadisme mais aussi la logique de suspicion par capillarité, qui s’articulent autour de ce qu’on peut appeler le syllogisme de l’antiracisme raciste : les djihadistes justifient leurs attentats terroristes par, entre autres arguments, l’existence de l’islamophobie, or le CCIF dénonce une islamophobie institutionnalisée qui n’existe pas, donc le CCIF provoque la haine et la violence. C’est ce raisonnement qui est repris dans l’arrêt du Conseil d’État qui stipule que « le CCIF, par la voie de ses dirigeants et de ses publications, tient depuis plusieurs années des propos sans nuance visant à accréditer l’idée que les autorités publiques françaises mèneraient, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, un combat contre la religion musulmane et ses pratiquants et que, plus généralement, la France serait un pays hostile aux musulmans27 ».
46On retrouve la même logique argumentative concernant les commentaires de posts Facebook du CCIF. Ceux-ci ne sont plus disponibles, mais l’ensemble des protagonistes, même le CCIF, s’accordent sur leur dimension raciste. Dans la mesure où ce n’est pas le CCIF qui a publié ces commentaires, l’enjeu est alors celui de sa responsabilité. La notification et le décret utilisent le verbe « générer », tandis que les conclusions du rapporteur public et l’arrêt préfèrent celui de « susciter » : « Le CCIF suscite régulièrement, par les messages qu’il délivre sur ses comptes ouverts sur les réseaux sociaux, des commentaires antisémites et hostiles aux autres croyances auxquels il n’apporte aucune modération28 ». Alors qu’aucune publication du CCIF n’a été qualifié de raciste ou d’antisémite, le rapporteur public lui prête ce genre de propos puisque, selon lui, la « grande quantité d’exemples de réactions aux messages du CCIF » – qui « présentent un caractère haineux, que les propos soient antisémites, homophobes, ou menaçant à l’encontre de ceux qui ne sont pas musulmans » – « emboi[tent] le pas de la doctrine défendue par l’association » (Domingo 2021), sans que cette assertion soit prouvée matériellement.
- 29 Article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 : « Lorsque l’infraction résulte du contenu d’un messag (...)
- 30 Conseil constitutionnel, le 16 septembre 2011 (n° 2011-164) ; Cour européenne des droits de l’hom (...)
- 31 Ce raisonnement est repris par le juge administratif pour confirmer la dissolution du Collectif c (...)
47Face à ces accusations, le CCIF affirme qu’il n’avait aucune connaissance de l’existence de ces commentaires haineux et que, en raison de cette ignorance, il ne pouvait pas être considéré comme pénalement responsable. Son avocat mobilise ainsi la législation française29 et une jurisprudence française et européenne30 pour dénoncer une « obligation exorbitante » de modération sur l’association (Guez Guez 2021, 57). Mais cet argument est écarté par le rapporteur public puisque, selon la propre jurisprudence du Conseil d’État, « le régime spécifique de responsabilité des directeurs de publication ou producteurs d’une communication au public par voie électronique prévu à l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 (…) est hors de sujet car il s’agit d’une disposition pénale ». En effet, « [c]e qui est reproché au CCIF, ce n’est pas d’avoir omis de contrôler, de modérer ou de faire supprimer les commentaires haineux que son activité en ligne a suscités, mais de les avoir volontairement suscités, par des successions de messages qui dépassent la simple polémique ou le débat d’idées et qui revêtent un caractère tendancieux, orienté et provocateur » (Domingo 2021). On retombe alors dans le syllogisme de l’antiracisme raciste : la dénonciation de l’islamophobie ne relève pas de la liberté d’expression puisqu’elle provoque la haine raciste31.
48De manière surprenante, la question de caractérisation juridique de la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence n’a pas été soulevée par les parties. Or, d’un point de vue juridique, cette infraction est caractérisée si trois principaux éléments sont réunis : son « caractère public » ; la présence d’une « provocation », c’est-à-dire des propos incitant manifestement à la discrimination, à la haine ou à la violence, et suscitant un sentiment d’hostilité ou de rejet à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes ; et un « caractère intentionnel », qui se déduit de la teneur des propos et de leur contexte. Si la publicité des propos du CCIF ne fait aucun doute, rien n’est moins sûr pour ce qui concerne l’intentionnalité. En effet, on ne retrouve aucun élément matériel qui prouve l’intention du CCIF de provoquer à la discrimination, la haine ou la violence. Le ministère de l’Intérieur et le rapporteur public ne démontrent pas en quoi cette association qui dénonçait de l’islamophobie avait l’intention de provoquer à la violence contre ceux qui étaient accusés d’islamophobie (comme les journalistes de Charlie Hebdo et Samuel Paty). Tout se passe comme si les multiples condamnations du terrorisme par le CCIF n’étaient pas suffisantes pour démontrer la non-intentionnalité de la provocation à la violence.
- 32 La jurisprudence judiciaire considère que les « Français » correspondent à un groupe (national) p (...)
49Par ailleurs, le ministère de l’Intérieur et le rapporteur public ne précisent pas les contours de la cible de la provocation. Qui est le groupe de personnes, « à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », qui est visé par la provocation du CCIF ? Autrement dit, quel est le groupe ethnique, national, racial ou religieux ciblé par la dénonciation de l’islamophobie d’État ? Dans la mise en œuvre de la législation antiraciste française, la provocation à la haine doit être caractérisée non seulement par l’utilisation d’une ou plusieurs catégories désignant un groupe (« Juifs », « Arabes », « Africains », « Asiatiques », « Français », etc.), mais aussi par une forme de généralisation des propos à l’ensemble du groupe (Calvès 2015). Certes, les commentaires sur Facebook sont « antisémites, homophobes, ou menaçant à l’encontre de ceux qui ne sont pas musulmans », mais la provocation est censée se trouver en amont, dans les rapports annuels et les publications du CCIF, et non en aval, dans les « réactions de craintes, de révolte et de haine » (Domingo 2021). Or l’arrêt mentionnent seulement deux cibles – « les autorités publiques françaises » et « la France » – qui ne peuvent être considérées comme des groupes ethniques ou nationaux32 (Hajjat, Keyhani, et Rodrigues 2019 ; Keyhani, Hajjat, et Rodrigues 2019).
50Ainsi, on voit comment la disqualification symbolique du « djihadisme judiciaire », faisant le lien entre « islamisme radical » et action judiciaire, a pu se traduire par une disqualification juridique par la dissolution, au travers de la logique de suspicion par capillarité et le syllogisme de l’antiracisme raciste. Néanmoins, afin d’apprécier la singularité du cas du CCIF, il peut être utile de revenir sur les rares cas d’annulation de dissolutions administratives par le Conseil d’État parce que cela permet d’identifier les conditions générales de possibilité d’une annulation et de saisir pourquoi celles-ci n’ont pas été réunies pour l’affaire du CCIF.
51Comme le souligne Pascale Fombeur, maître des requêtes au Conseil d’État, les annulations sont peu nombreuses « compte tenu des prescriptions très vagues de la loi de 1936 » (Fombeur 2001, 73). En effet, le juge administratif tend généralement à confirmer les dissolutions administratives. Parmi les 171 dissolutions promulguées entre 1936 et 2023, on dénombre 60 recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État (soit 35 %). Parmi ces recours, une grande majorité sont rejetés (46, soit 76,6 %) et on retrouve seulement 8 annulations pour erreur de qualification juridique des faits (soit 13,3 %) et 6 annulations pour d’autres motifs (incompétence ou violation de l’obligation de motivation) (soit 10 %).
- 33 CE, Association France Vietnam, 18 décembre 1957.
- 34 CE, Boussel dit Pierre Lambert, Dorey et Stobnicer dit Charles Berg, 21 juillet 1970.
- 35 CE, Troisième Voie , Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Envie de rêver, 30 juillet 2014.
- 36 CE, Groupe Antifasciste Lyon et Environs, 16 mai 2022.
- 37 CE, Collectif Palestine Vaincra, 29 avril 2022 ; CE, Comité Action Palestine, 29 avril 2022.
52Ainsi, pendant le processus de décolonisation, l’Association France-Vietnam ne pouvait être dissoute sur la base de la préservation de l’intégrité du territoire national (motif 3), car « les pièces du dossier ne révélant pas que l’association ait en fait poursuivi un tel objectif33 », qui était en réalité humanitaire. Dans le contexte des années 1968, l’Organisation communiste internationale, le groupe Révoltes et la Fédération des étudiants révolutionnaires ne pouvaient pas être dissoutes parce qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier une provocation à des manifestations armées dans la rue (motif 1) ou l’atteinte par la force à la forme républicaine du gouvernement (motif 3)34. Plus récemment, le juge administratif avait réservé un sort différent à l’association Envie de rêver par rapport à celui des groupements fascistes Troisième Voie (TV) et Jeunesses nationalistes révolutionnaires (JNR). Selon le Conseil d’État, le fait que le local de l’association ait servi à ces derniers de lieu de rencontre « ne saurait suffire (…) à caractériser une atteinte à l’ordre public susceptible, à raison de la qualification de milice privée35 » (motif 2). Le décret de dissolution du Groupe antifasciste Lyon et Environs sur la base du motif 1 a été annulé parce que, « si ce groupement a relayé sur les réseaux sociaux des messages appelant à des manifestations, dont certaines non déclarées et qui ont pu générer des troubles graves à l’ordre public notamment dans le cadre de la contestation dite “des gilets jaunes” et contre le “passe sanitaire”, il ne résulte pas de l’instruction qu’il ait été à l’origine de ces appels ni que les agissements violents commis à l’occasion de ces manifestations aient été directement liés aux activités de ce groupement36 ». Son positionnement en tant que « groupe antifasciste autonome et révolutionnaire » avec « l’action directe comme un outil de lutte » – expressions reprises par le Conseil d’État – ne suffit pas à caractériser une provocation à des agissements violents. Le collectif Palestine Vaincra (CPV) et le Comité Action Palestine (CAP) ont également obtenu l’annulation de leur décret de dissolution. Selon le juge administratif, « les informations diffusées ou les prises de position exprimées par [les deux groupements] quant à l’action d’organisations implantées au Proche-Orient ou à la situation de personnes condamnées pour des faits de terrorisme37 » (motif 7) ne peuvent pas être qualifiées d’agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.
- 38 CE, Troisième Voie , Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Envie de rêver, 30 juillet 2014.
53Ainsi, seulement trois groupements sont parvenus à renverser un décret de dissolution fondé sur le motif 6 (provocation à la discrimination, à la haine et à la violence) (Sizaire 2022b). Paradoxalement, le premier d’entre eux est l’association Envie de rêver, pourtant inscrite dans la nébuleuse des groupes fascistes français. Bien que ses activités « s’inscrivaient dans des thématiques relevant pour partie des idées véhiculées » par TV et les JNR, le juge administratif considère qu’« il ne ressort pas des pièces du dossier que, lors des différents événements organisés ou accueillis par l’association Envie de rêver dans ses locaux, celle-ci aurait provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence38 ».
- 39 CE, Collectif Palestine Vaincra, 29 avril 2022.
54Les deux autres affaires renvoient à la distinction entre antisionisme et antisémitisme. Concernant le CPV, le ministère de l’Intérieur lui reprochait « la diffusion de propos sur le sentiment d’oppression des “peuples musulmans”, sur le “sionisme mondial”, l’emploi des termes de “monstruosité créée par les puissances impérialistes” pour qualifier Israël et la publication d’un communiqué daté du 24 février 2020 », mais le juge administratif avait écarté ce grief parce que rien ne prouvait que le collectif en était l’auteur. Par ailleurs, le gouvernement qualifiait les campagnes de boycott de produits israéliens d’appel à la discrimination et à la haine à l’encontre d’Israël et des Israéliens. Le Conseil d’État rejette l’interprétation du ministère puisque « l’appel au boycott, en ce qu’il traduit l’expression d’une opinion protestataire, constitue une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression et ne saurait par lui-même, sauf circonstances particulières établissant le contraire, être regardé comme une provocation ou une contribution à la discrimination, à la haine ou à la violence ». De plus, alors qu’il était reproché au collectif la présence de commentaires antisémites sur ses posts Facebook et l’absence de modération, le juge administratif stipule que « le groupement a procédé à la suppression de certains de ces commentaires et cherche à y remédier compte tenu des moyens dont il dispose » et qu’« il n’est pas établi (…) que les commentaires en cause émaneraient de membres du groupement agissant en cette qualité ou étant directement liés aux activités de celui-ci39 ».
- 40 CE, Comité Action Palestine, 29 avril 2022.
55Le Conseil d’État adopte une position similaire vis-à-vis de la dissolution du CAP puisque, si les prises de position de celui-ci « expriment des opinions tranchées et parfois virulentes sur la situation au Proche-Orient sur le conflit israélo-palestinien, sur la politique menée et les actions conduites par les autorités israéliennes et sur le soutien que l’association entend apporter à la cause palestinienne », elles « ne peuvent (…) être regardées comme provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence » et « il n’est (…) pas établi que l’association aurait diffusé sur son site internet des publications présentant un caractère antisémite ». Par ailleurs, le ministère de l’Intérieur avait reproché au collectif le fait que des membres actifs aient été impliqués dans des actes à caractère antisémite, or « il ne résulte d’aucun élément versé au dossier (…) que les personnes mises en cause à raison de tels actes seraient ou auraient été membres de l’association40 ».
- 41 CEDH, Ayoub et autres c. France, n°77400/14 et 2 autres, 8 octobre 2020.
- 42 CE, Troisième Voie , Jeunesses nationalistes révolutionnaires et Envie de rêver, 30 juillet 2014.
56Bien que nous ne disposons pas de l’ensemble des éléments des dossiers, il est possible, en comparant ces trois affaires avec celle du CCIF, de souligner certaines tensions ou contradictions dans la jurisprudence administrative française relative au motif 6 qui limite la liberté d’expression. En effet, la logique de suspicion par capillarité visant le CCIF n’a été pas appliquée pour l’association d’extrême-droite Envie de rêver. Il existait bien une collaboration étroite et une véritable complicité idéologique entre Envie de rêver et les groupements fascistes TV et JNR, dont la dissolution a été confirmée par le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’homme41, qui se traduisaient par l’organisation de réunions dans son local et d’activités « s’inscriv[ant] dans des thématiques relevant pour partie des idées véhiculées42 ». Ces faits incontestés n’ont pourtant pas été retenus contre Envie de rêver alors que les « liens étroits [du CCIF] avec des tenants d’un islamisme radical » ont été établis sur la base d’éléments plus fragiles (article ne relativisant pas les attentats terroristes, propos tenus par Marwan Muhammad à la mosquée d’Orly avant son entrée au CCIF et par Aïssam Ait-Yahya dans des publications indéterminées).
- 43 CE, Comité Action Palestine, 29 avril 2022.
- 44 CE, Collectif Palestine Vaincra, 29 avril 2022.
57Par ailleurs, le syllogisme de l’antiracisme raciste n’a pas été opérant à l’encontre du CPV et du CAP. Les deux groupements dénoncent le racisme de l’État israélien à l’encontre des Palestiniens dans une perspective anticolonialiste. Ainsi, le CPV « combat l’État d’Israël en tant qu’entité coloniale et raciste, poste avancé de l’impérialisme occidental dans la région » et « le soutien de la France à l’entité sioniste » (« Charte du Collectif Palestine Vaincra » 2019). Quant au CAP, on retrouve une « condamnation du sionisme comme mouvement politique colonialiste et raciste » (« Charte du Comité Action Palestine » 2017). Selon le juge administratif, bien qu’il s’agisse d’« opinions tranchées et parfois virulentes sur la situation au Proche-Orient sur le conflit israélo-palestinien43 », ces prises de position relèvent d’une « opinion protestataire » et l’appel au boycott des produits israéliens « constitue une modalité particulière d’exercice de la liberté d’expression44 ». Contrairement à la dénonciation de l’islamophobie d’État française par le CCIF, la condamnation du racisme d’État israélien est une opinion protestataire qui ne « suscite » pas les commentaires antisémites sur Facebook. Tout comme pour l’affaire CCIF, ceux-ci existent bel et bien mais, contrairement à la logique qui avait présidé pour le CCIF, le juge administratif souligne le fait que le CPV avait fait l’effort de supprimer certains d’entre eux et qu’aucun commentaire n’avait été publié par un membre du collectif. Ainsi, les arrêts CPV et CAP semblent marquer un « coup d’arrêt à la tentation de l’arbitraire » (Sizaire 2022b).
58Pour conclure, le paradoxe de la dissolution d’une association antiraciste pour provocation à la haine raciste s’explique par un traitement médiatique, politique et juridique d’exception du CCIF par rapport aux autres associations antiracistes qui dénoncent, elles aussi, l’islamophobie d’État, et aux autres groupements dissous pour le même motif. La disqualification symbolique du CCIF avec la catégorie de « djihadisme judiciaire » s’est traduite par une disqualification juridique par la dissolution administrative, qui s’est appuyée sur une logique de suspicion par capillarité et le syllogisme de l’antiracisme raciste. Comme le souligne le juriste Vincent Sizaire, « au terme d’une quasi-contradiction de motifs, le Conseil d’État en vient à caractériser l’existence de pratiques discriminatoires en faisant sienne cette singulière responsabilité par capillarité qu’il a précisément – et pertinemment – refusé de reconnaître en matière terroriste ». Il est ainsi « préoccupant », du point de vue de la liberté d’expression et de la liberté d’association, que « le simple fait de se dire victime de discriminations de la part des pouvoirs publics devient, par un absurde retournement de perspective, constitutif d’une pratique discriminatoire ! » (Sizaire 2022a, 10). La juriste Stéphane Hennette-Vauchez va dans le même sens : « Si les démocraties libérales doivent assurément s’honorer de protéger en leur sein les bandes de jeunes qui crient “Mort aux flics”, elles doivent aussi permettre aux associations musulmanes de dénoncer l’effet discriminant de certaines politiques publiques. La liberté doit être la même pour tous » (Hennette-Vauchez 2022).
