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Edito

Petit à petit, l’illibéralisme fait son nid : quand la loi immigration annonce d’autres atteintes à l’Etat de droit.

Nicolas Klausser, Véronique Champeil-Desplats et Marie-Laure Basilien-Gainche

Texte intégral

1Comme à chaque décision de Cours suprêmes un tant soit peu sensible, la décision rendue par le Conseil constitutionnel sur la loi dite « Darmanin »1 a été l’occasion pour certain-es figures conservatrices et critiques de « l’Etat de droit » de reprendre la plume pour s’inquiéter de ce que le Parlement « ne pourrait plus légiférer »2 dès lors qu’il est question d’immigration ou de sécurité. Vieille antienne : le droit et le gouvernement des juges auraient vaincu en ce domaine la politique et la volonté des représentants du peuple3.

2La critique peut néanmoins paraître étonnante au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel depuis 20 ans en matière de droit des étrangers. Comme l’a justement et récemment rappelé Danièle Lochak4, si ce dernier a bien consacré quelques principes protecteurs des droits des étrangers dans les années 19905, il a également promu, au fil de ses décisions, la lutte contre l’immigration irrégulière au rang d’objectif à valeur constitutionnelle6, ce qui lui a ainsi permis de déclarer conformes à la Constitution de multiples réformes peu amènes, à l’image de l’allongement de la rétention administrative de 7 jours à... 90. Si dans sa récente décision7, le Conseil constitutionnel a censuré 35 des articles sur les 86 adoptés, que les inquiets se rassurent : 32 des déclarations de non-conformité à la constitution l’ont été au motif que ces articles constituaient des « cavaliers législatifs ». Autrement dit, ils ont été considérés comme ayant été intégrés par des amendements n’ayant pas de lien, même indirect, avec le projet de loi initial, et le Conseil constitutionnel n’a cessé de le préciser, ces censures ne présagent rien de leur conformité ou non à la Constitution sur le fond. Plusieurs sénateurs l’ont bien compris en ayant fait part de leurs intentions de déposer une proposition de loi reprenant les articles censurés.

3Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a validé dix dispositions, particulièrement restrictives des droits des étrangers (par exemple celles restreignant les protections contre les expulsions et obligations de quitter le territoire français ou réformant des délais de recours) et gardé le silence sur 42 articles dont certains feront, à ne pas douter, l’objet de questions prioritaires de constitutionnalité, voire de recours en violation des droits européens et internationaux (fichier des mineurs non accompagnés, refus de délivrance de visa si l'étranger à fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français les 5 dernières années sans avoir respecté le délai de départ, ajout des critères de risques de fuites justifiant la rétention des « dublinés », expansion du recours à la rétention pour les demandeurs d’asile, etc.). Ainsi, ce ne sont pas moins de 52 dispositions de restrictions ou de fragilisation des droits des étrangers qui sont entrées en vigueur dans notre ordre juridique vendredi 26 janvier 2024.

4Il est donc difficile de comprendre l’opprobre dont fait l’objet le Conseil constitutionnel et sa décision. Face au piège politique qui lui était tendu, celui-ci a choisi de répondre, comme il le fait souvent, en se fondant sur des motifs techniques et procéduraux, en suivant avec prudence et sans audace démesurée sa ligne jurisprudentielle tracée maintenant depuis au moins trente ans. Les membres du Conseil ont cru (à tort ou à raison) qu’il s’agissait là de la position la plus stratégique et la plus habile. On aura connu juge plus activiste, plus droit-de-l’hommiste !

5Et pourtant, la surenchère suit son cours. Les oppositions de droite et d’extrême droite, mais aussi le ministre de l’Intérieur, annoncent souhaiter réformer la Constitution, soit pour contourner les positions de principe du Conseil constitutionnel notamment sur le droit au sol8, soit, plus fondamentalement encore, pour limiter le contrôle de constitutionnalité, comme cela a pu se passer à l’Est de l’Europe ou sur le continent américain dans des Etats qui ont porté des majorités populistes au pouvoir. Or, à mesure que les critiques de l’Etat de droit se banalisent dans le débat public, il est à craindre qu’elles finissent petit à petit par se concrétiser. Qui aurait imaginé un tel retournement après avoir institué, non sans succès, la Question prioritaire de constitutionalité ? Qui aurait imaginé, il y a 10 ans, que les dispositions relatives à l’état d’urgence permettant l’assignation à résidence d’individus considérés comme « terroriste » par le ministère de l’Intérieur soient banalisées dans le droit commun ? Que la notion de « séparatisme » soit devenue un fondement normatif permettant de limiter les libertés associatives, lorsque l’administration estime que certaines activités ne sont pas conformes au « contrat d’engagement républicain » ? Ou encore, pour revenir aux droits des étrangers, que, pour la première fois, le ministère de l’Intérieur s’affranchisse ouvertement et de façon assumée d’une mesure provisoire prononcée par la Cour européenne des droits de l’Homme à propos de l’expulsion d’un étranger considéré comme une menace pour la « sécurité publique »9 ? Les discours produits dans l’espace public ouvertement porteur de remise en cause des principes de l’Etat de droit hérités de l’après seconde guerre mondiale n’y sont pas pour rien, d’autant plus lorsqu’ils émanent d’anciens hauts-fonctionnaires voire d'universitaires10.

6Le droit des étrangers étant souvent considéré comme un « laboratoire » pour le droit commun, la présente séquence politico-juridique soulève plus que jamais une question simple : jusqu’où cette dynamique ira-t-elle ? Pour tenter d’apporter des éclairages, le présent numéro de la Revue des droits de l’Homme propose l’étude de plusieurs autres champs juridiques et sociaux « laboratoires » de nouvelles politiques publiques.

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Notes

1 Loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration.

2 Pour des exemples non-exhaustifs: Jean-Eric Schoettl, Jean-Pierre Camby, Censure du Conseil constitutionnel: «Face à l’immigration, le Parlement peut-il encore légiférer ?», Le Figaro, 26 janvier 2024 ; Anne-Marie Le Pourhiet, « Loi immigration : "Neuf juges peuvent donc balayer d’un revers de manche un énorme travail parlementaire" », Marianne, 26 janvier 2024.

3 Voir en ce sens, Jean-Philippe Derosier, « Loi ‘immigration’ : ‘S’il y a tout à craindre d’un gouvernement des juges, il y a plus encore à craindre d’un gouvernement sans juge’ », Le Monde, 27 janvier 2024.

4 Danièle Lochak, « À propos de la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, entretien avec Danièle Lochak, professeure émérite de l’Université Paris Nanterre (CTAD-Credof), membre et ancienne présidente du Gisti », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 12 janvier 2024, consulté le 31 janvier 2024. 8

5 Décision n° 93-325 du 13 août 1993

6 Décision n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003

7 Décision n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024

8 Nathalie Guibert, Julia Pascual, « Mayotte : Gérald Darmanin annonce une réforme constitutionnelle en 2024 pour « changer les règles du droit du sol », Le Monde, Publié le 01 février 2024 à 22h36, modifié le 02 février 2024 à 09h38.

9 Julia Pascual, « La France procède à l’expulsion en passe outre une décision de la CEDH pour la première fois », Le Monde, 1er décembre 2023. Le 7 décembre 2023, le Conseil d’État a enjoint à l’État d’organiser le retour de cette personne en France.

10 Pour une étude spécifique à la production d’un discours « hostile » à l’immigration par les hauts-fonctionnaires et l’extrême droite : Sylvain Laurens, « Le Club de l’horloge et la haute administration : promouvoir l’hostilité à l’immigration dans l’entre-soi mondain », Agone, vol. 54, no. 2, 2014, pp. 73-94.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Klausser, Véronique Champeil-Desplats et Marie-Laure Basilien-Gainche, « Petit à petit, l’illibéralisme fait son nid : quand la loi immigration annonce d’autres atteintes à l’Etat de droit. »La Revue des droits de l’homme [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 06 février 2024, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/revdh/19424 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revdh.19424

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