Discrimination à l'encontre des « agents étrangers » en Russie : dynamique d'une législation répressive
Résumé
En mars 2025, de nouvelles restrictions de propriété sont apparues en Russie pour ceux que les autorités considèrent comme des « agents étrangers ». Il leur est désormais interdit de recevoir et d'utiliser librement les revenus provenant, entre autres, de leurs activités. Cette interdiction ouvre un nouveau chapitre de violations des droits de l'homme causées par l'application de la loi discriminatoire russe sur les « agents étrangers » et confirmées à plusieurs reprises par la CEDH.
Plan
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1La Cour européenne des droits de l'homme a confirmé, dans ses arrêts de 2022 et 2024, que la législation russe sur les « agents étrangers », vieille de douze ans, viole les droits de l'homme et les libertés fondamentales. Cependant, les autorités russes continuent de renforcer cette législation afin de faire taire les voix dissidentes. Cet article analyse la dynamique de la loi russe sur les « agents étrangers » (I), la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur les plaintes déposées par des requérants russes contre cette législation (II), et les nouvelles méthodes de discrimination contre les « agents étrangers » en Russie en les privant de leurs sources de revenus dans le contexte de l'article 1 du Protocole n°1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (III).
I/- Législation russe sur les « agents étrangers » : de la transparence de l'influence étrangère à la discrimination publique
- 1 « Des milliers de Russes manifestent contre Vladimir Poutine », Le Monde, 24 décembre 2011.
- 2 « Les anti-Poutine manifestent en nombre dans un Moscou bouclé par la police », France 24, 12 juin (...)
- 3 « Vladimir Putin calls Russia's protesters 'paid agents of the west' », The Guardian, 15 décembre 2 (...)
- 4 « La Russie met sous contrôle les ONG, ces "agents de l'étranger" », Le Monde, 06 juillet 2012.
2Il y a douze ans, la législation sur les « agents étrangers » est apparue pour la première fois en Russie. L'élément déclencheur a été les manifestations1 de rue qui ont débuté en décembre 2011 pour protester contre les résultats des élections à la Douma d'État, que beaucoup considéraient comme injustes. Au cours du premier semestre 2012, alors que Vladimir Poutine était réélu pour un troisième mandat présidentiel, les manifestations civiles ont pris encore plus d'ampleur2. Le Kremlin a vu dans cette activité de rue les signes d'un « plan bien établi » visant à déstabiliser la société, notamment par les « révolutions de couleur »3. Dès juillet 2012, des amendements ont été apportés à la loi sur les organisations à but non lucratif, selon lesquels les ONG qui recevaient des fonds étrangers et participaient à des « activités politiques » devaient s'enregistrer en tant qu'« agents étrangers »4. Aucune preuve que ces ONG aient eu un lien quelconque avec les manifestations n'a cependant été présentée.
- 5 Foreign Agents Registration Act (FARA), U.S. Department of State.
- 6 Amnesty International, « Russie. Une nouvelle attaque contre la liberté d'association », Déclaratio (...)
- 7 « Comment comprendre le terme « agent étranger ». Commentaire de T. Vorozheikina », Levada-Centre, (...)
3Officiellement, les amendements sur les « agents étrangers » ont été justifiés par le besoin de transparence des activités des ONG. Les autorités russes se sont référées à la loi américaine sur l'enregistrement des agents étrangers (FARA)5, en vigueur depuis 1938, et ont déclaré que, dans l'intérêt de la justice, la Russie devrait avoir la même capacité juridique que les États-Unis à « se protéger de l'influence étrangère ». Cependant, les ONG opérant en Russie et de nombreux experts internationaux ont vivement critiqué la loi russe sur les « agents étrangers »6, soulignant ses différences significatives avec la FARA et son caractère stigmatisant. Par exemple, à l'époque, pour la grande majorité des Russes, le terme « agent étranger » signifiait « espionnage, services spéciaux d'un autre État, ennemi intérieur, “cinquième colonne”, sabotage, etc7.
- 8 « Contrôle des ONG en Russie : l'Alliance française visée à son tour », Le Monde avec AFP, 26 mars (...)
- 9 « RT contrainte de s’enregistrer comme « agente de l’étranger » aux Etats-Unis », Le Monde avec AFP(...)
- 10 « Lois sur les “agents de l’étranger” : RSF dénonce la loi du talion appliquée aux médias », Report (...)
- 11 Richter A., Les « agents étrangers » dans le droit russe des médias, IRIS Extra, Observatoire europ (...)
4En 2014, face au refus des ONG russes de s'enregistrer d'elles-mêmes en tant qu'« agents étrangers », malgré une pression sans précédent de la part de l'État8, le ministère russe de la justice a obtenu le droit d'inclure de force les ONG dans le registre. Quelques semaines plus tard, les premières organisations publiques et de défense des droits de l'homme sont devenues des « agents étrangers ». Trois ans plus tard, le nombre d'ONG inscrites au registre approchait les deux cents. En novembre 2017, en réponse à la demande du ministère américain de la Justice à la chaîne de télévision russe RT de s'enregistrer en tant qu'agent étranger agissant dans l'intérêt du gouvernement russe9, la Russie a modifié la loi « sur les médias de masse » pour obliger les médias étrangers à s'inscrire eux-mêmes dans le registre des « agents étrangers. » Dix jours seulement après leur entrée en vigueur, plusieurs médias étrangers opérant en Russie ont été inscrits au registre, notamment Voice of America et Radio Free Europe/Radio Liberty10. Dans deux ans, cette norme sera étendue aux particuliers, qui devront s'inscrire en tant qu'« agents étrangers », et dans un an, un registre distinct des particuliers qui sont des « agents étrangers » sera créé11.
- 12 « Data on foreign agents and undesirable organisations », OVD-info, mars 2019.
- 13 « L’ONG russe Memorial liquidée, la mémoire verrouillée », Le Monde, 29 décembre 2021.
5En 2021, le nombre d'« agents étrangers » en Russie a augmenté de façon spectaculaire12. Ainsi, alors qu'un an plus tôt, seuls 11 organisations et 5 individus figuraient dans le registre, en 2021, 43 organisations et 70 individus sont devenus des « agents étrangers ». En décembre de la même année, deux des plus anciennes organisations russes à but non lucratif, International Memorial et Memorial Human Rights Center, ont été liquidées sur décision de justice13. La raison officielle de la liquidation était la violation de la législation sur les « agents étrangers » - l'absence de marquage approprié sur plusieurs documents d'information des organisations publiés sur Internet.
- 14 « Data on foreign agents and undesirable organisations », op. cit.
6Dans le contexte de l'invasion totale de l'Ukraine par la Russie le 24 février 2022, les autorités russes se sont montrées encore plus actives pour remplir le registre des « agents étrangers », y compris les personnes publiques qui, d'une manière ou d'une autre, se sont montrées déloyales à l'égard de l'agenda officiel du Kremlin. Ainsi, en 2022, 188 nouveaux noms sont apparus dans le registre - 41 organisations et 147 individus, dont des écrivains, musiciens, blogueurs, journalistes, avocats, acteurs, historiens et autres bien connus. En 2023, la tendance à l'augmentation du nombre d'« agents étrangers » s'est poursuivie : 227 organisations et citoyens ont reçu ce statut au cours de l'année. En janvier 2025, le registre russe des « agents étrangers » comprend 937 personnes, dont 539 individus et 398 organisations14.
- 15 International Commission of Jurists, Russian Federation : Report on the Constitutional Court Procee (...)
- 16 Team Against Torture , « Vaincre cette contagion » : comment les législateurs ont créé une image en (...)
- 17 Ibid.
7Dès le début, la législation russe sur les « agents étrangers » n'a rien eu de commun avec les lois démocratiques sur la transparence de l'influence étrangère. Le degré d'agressivité de la rhétorique officielle à l'égard des personnes inscrites sur le registre s'est progressivement accru au fil des ans. En 2014, la Cour constitutionnelle de Russie, dans sa décision sur le contrôle de la constitutionnalité des amendements sur les « agents étrangers » apportés à la loi sur les organisations à but non lucratif, a explicitement déclaré que le statut d'« agent étranger » « ne signifie pas une indication de menace pour certaines institutions publiques et d'État émanant de ces organisations », et que la nature négative de ce statut « est dépourvue de tout fondement constitutionnel et juridique »15. Les années suivantes, de nouveaux amendements à la législation sur les « agents étrangers » ont été officiellement expliqués par la nécessité de « protéger les intérêts nationaux » contre ceux qui « tentent de détruire » la société russe et mènent des « activités anti-russes »16. Aujourd'hui, les députés de la Douma d'État qualifient ouvertement les « agents étrangers » de « contagion », de « porte-parole actif de la propagande ennemie visant à discriminer la Russie », qui « exécutent pleinement le programme de leurs maîtres de l'OTAN » en poursuivant des « objectifs russophobes », et demandent l'interdiction totale de leurs activités en Russie17.
- 18 « Russie : New Restrictions for 'Foreign Agents', Human Rights Watch », 01 décembre 2022.
- 19 Loi fédérale n° N 255-FZ sur le contrôle des activités des personnes sous influence étrangère du 14 (...)
8Le caractère répressif de la législation russe s'est également accru au fil du temps. Alors qu'en 2012, seules les ONG qui recevaient des financements étrangers et participaient à des « activités politiques » pouvaient être qualifiées d’« agents étrangers », douze ans plus tard, littéralement toute personne que les autorités russes jugent « sous influence étrangère » peut être inscrite sur le registre. C'est sur cette base que la nouvelle loi sur les « agents étrangers » a été adoptée en 202218. Les raisons officielles pour être considéré comme « agent étranger » en 2024 étaient les suivantes : avoir proféré « des déclarations contre l'opération militaire spéciale en Ukraine », diffusé des «informations inexactes sur les décisions et les politiques adoptées par les autorités russes », avoir accordé « des interviews à des “agents étrangers” », avoir mené « des actions publiques visant à créer une image négative des forces armées russes », et autres. Selon la loi, les autorités russes n'ont pas à fournir de preuves que ces actions sont menées dans l'intérêt de l'étranger. Outre l'obligation d'accompagner toute publication d'une mention indiquant qu'elle a été créée par un « agent étranger » et de soumettre des rapports financiers supplémentaires au ministère russe de la justice, les citoyens et les organisations figurant sur le registre sont soumis à un certain nombre d'interdictions discriminatoires, notamment l'interdiction d'organiser des événements publics, d'éduquer des mineurs et d'enseigner dans des établissements éducatifs d'État, de produire des produits d'information destinés aux mineurs et de recevoir des biens19. Dans le même temps, la loi impose ces interdictions aux « agents étrangers » par défaut, en l'absence de toute preuve que leurs activités portent atteinte aux relations sociales et à la sécurité de l'État.
II/- La législation russe sur les « agents étrangers » dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
- 20 CourEDH, Ecodéfense et a. c. Russie, req. n° 9988/13 et 60 autres, 14 juin 2022.
- 21 CourEDH, Kobaliya et a. c. Russie, req. n° 39446/16 et 106 autres, 22 octobre 2024.
9La législation russe sur les « agents étrangers » a déjà fait l'objet de deux affaires devant la Cour européenne des droits de l'homme. Dans ses arrêts Ecodefence et autres c. Russie (requêtes n° 9988/13 et 60 autres) de 202220 et Kobaliya et autres c. Russie (requêtes n° 39446/16 et 106 autres) de 202421, la Cour a confirmé le caractère répressif de cette législation et a reconnu que la Russie avait violé plusieurs dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
10La première plainte collective de 11 ONG russes contre la loi sur les « agents étrangers » a été déposée auprès de la Cour européenne des droits de l'homme en février 2013. Elle a été signée, entre autres, par Memorial, l'association GOLOS, le groupe Helsinki de Moscou et d'autres organisations. Plus tard, plusieurs dizaines d'autres ONG se sont jointes à la plainte. Malgré le tollé général et les conséquences négatives de la législation sur les « agents étrangers », qui ont entraîné la liquidation de nombreuses organisations, la société civile russe a dû attendre neuf ans pour que la Cour européenne des droits de l'homme se prononce enfin sur la plainte.
11Dans la plainte collective, les requérants alléguaient que la législation russe sur les « agents étrangers » violait le droit à la liberté d'expression et le droit à la liberté d'association garantis par les articles 10 et 11 de la Convention. Dans l'affaire Ecodefence (requêtes n° 9988/13 et 60 autres) (§ 87), la Cour a conclu à une ingérence dans le droit des requérants à la liberté d'association, compte tenu du fait que les ONG avaient été directement affectées par la combinaison d'inspections, de nouvelles exigences en matière d'enregistrement, de sanctions et de restrictions sur les sources de financement et la nature de leurs activités qui avaient été introduites en vertu de la loi sur les « agents étrangers ». Ce faisant, la Cour a conclu qu'une telle ingérence n'était ni prévue par la loi, ni nécessaire dans une société démocratique et qu'il y avait donc eu violation de l'article 11, interprété à la lumière de l'article 10 de la Convention (§ 187).
12Pour justifier la conclusion selon laquelle, en l'espèce, l'ingérence de l'Etat dans le droit des ONG à la liberté d'association n'était pas prévue par la loi, la Cour a rappelé que « l'expression “ prévue par la loi ” n'exige pas seulement que la mesure ait une base en droit interne, mais se réfère aussi à la qualité de la loi en question. La loi doit être suffisamment claire et prévisible dans ses termes pour donner aux particuliers une indication adéquate sur les circonstances et les conditions dans lesquelles les autorités publiques sont habilitées à recourir aux mesures contestées » (§ 90). Dans le cas contraire, la « norme ne peut être considérée comme une “loi” » (§ 95). Après avoir analysé les principaux éléments du statut juridique de l'agent étranger contenus dans la législation russe - ” activité politique “ (§ 104) et ” financement étranger “ (§ 107, 112) -, la Cour a conclu qu'aucun d'entre eux ne répondait aux exigences de prévisibilité et de qualité de la loi.
13Par ailleurs, la Cour a attiré l'attention sur le caractère fictif du concept même d'agence inscrit dans la loi russe sur les « agents étrangers ». La Cour a noté, en particulier, que « le contrôle du donateur sur le bénéficiaire des fonds était effectivement présumé plutôt qu'établi au cas par cas, même dans une situation où le bénéficiaire des fonds conservait une totale indépendance de gestion et de fonctionnement dans la définition de ses programmes, politiques et priorités » § 134). En outre, « cette présomption était irréfragable car toute preuve de l'indépendance opérationnelle du bénéficiaire de la subvention par rapport au donateur n'était pas juridiquement pertinente pour la désignation de l'organisation visée en tant qu' «agent étranger», le simple fait de recevoir une somme d'argent, quelle qu'elle soit, provenant de “sources étrangères” étant suffisant » (Ibid.). Cette présomption d'agence a été pleinement confirmée par la pratique administrative et judiciaire. Comme la Cour l'a souligné à juste titre, « il n'a été prétendu ou établi dans aucune des affaires des requérants qu'ils avaient agi pour le compte, sur l'ordre ou dans l'intérêt d'une entité étrangère, ou qu'ils étaient autre chose que des acteurs indépendants dans leurs domaines d'activité respectifs » (§ 135). Ainsi, la législation russe sur les “agents étrangers” et la pratique en matière d'application de la loi ont complètement perverti l'essence même du concept juridique d’ « agent étranger », en l'utilisant pour manipuler la terminologie juridique afin de stigmatiser les acteurs de la société civile.
14L'arrêt de la Cour dans l'affaire Kobaliya (requêtes n° 39446/16 et 106 autres), rendu en octobre 2024, concernait déjà non seulement les ONG, mais aussi les médias et les particuliers. Dans cette affaire, les requérants soutenaient que la loi violait non seulement leurs droits à la liberté d'expression et d'association garantis par les articles 10 et 11 de la CEDH, mais aussi le droit des individus au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention. La Cour a accepté les arguments des requérants et a conclu que la Russie avait violé les articles 10 et 11 de la CEDH à l'égard de tous les requérants et qu'elle avait également violé l'article 8 de la Convention à l'égard des particuliers.
15Dans cet arrêt, la Cour a développé le raisonnement exposé dans Ecodefence, en y apportant des précisions importantes. La Cour a expressément déclaré que le statut d'« agent étranger » « imposait des restrictions inutiles à la capacité des requérants d'opérer efficacement, en raison à la fois des perceptions négatives qu'ont leurs groupes cibles et des restrictions réglementaires et législatives à l'implication des organisations “agents étrangers” dans des projets de coopération et de suivi » (§ 72).
16En ce qui concerne la nouvelle version de la législation adoptée en 2022, la Cour a noté : « au lieu d'atténuer les lacunes de la législation initiale, ces amendements ont éloigné encore davantage le cadre de l' « agent étranger » des normes de la Convention » (§ 74). La Cour a souligné non seulement le caractère stigmatisant du statut d' « agent étranger », mais aussi son caractère trompeur, tout en soulignant que les références du gouvernement russe à l'expérience internationale en matière de législation similaire n'étaient pas fondées. En particulier, la Cour a souligné que, contrairement à la législation russe, « tant la loi américaine sur l'enregistrement des agents étrangers adoptée en 1938, qui avait été présentée comme le prototype de la législation russe, que le récent système britannique d'enregistrement des acteurs de l'ingérence étrangère impliquent l'existence d'une relation d'agence entre un mandant étranger et une entité agissant dans son intérêt et sous son contrôle ou sa direction ». Des preuves substantielles du contrôle ou de la direction sont nécessaires et la simple réception de fonds étrangers n'équivaut pas à une dépendance opérationnelle » (§ 76-77).
17Soulignant le caractère trompeur du statut d'« agent étranger », dans la mesure où il ne reflétait aucune dépendance étrangère réelle des requérants, la Cour a conclu qu'il ne visait pas à assurer la transparence des activités des requérants mais à les auto-stigmatiser, à porter atteinte à leur réputation et que la loi russe elle-même « porte les marques d'un régime totalitaire » (§ 85-86). La Cour a également commenté séparément l'interdiction de certaines activités et l'obligation d'apposer la mention « 18+ » sur les livres et publications des « agents étrangers », les soumettant ainsi à la même réglementation que les contenus pornographiques ou violents. Selon la Cour, « ces mesures ont effectivement exclu les “agents étrangers” de la participation aux sphères éducatives et culturelles, les marginalisant davantage. Ces sanctions étaient purement punitives, sans lien apparent avec l'objectif déclaré de renforcer la transparence » (§ 90).
18Les interdictions d'exercer certaines activités et de générer des revenus publicitaires ont, selon la Cour, des conséquences significatives sur la vie professionnelle et publique des individus reconnus comme « agents étrangers » ainsi que sur leur réputation et constituent une ingérence dans leur droit garanti par l'article 8 de la Convention (§ 105-109). Se prononçant sur la légalité de cette ingérence, la Cour souligne que l'absence dans la loi de toute exigence de preuve que les « agents étrangers » agissent dans l'intérêt de personnes étrangères est une lacune fondamentale qui « sape toute justification possible des diverses formes d'ingérence dans la vie privée des requérants » (§112-113).
19La Cour a séparément attiré l'attention sur le caractère déraisonnable et disproportionné des obligations de déclaration financière imposées aux individus reconnus « agents étrangers », en vertu desquelles ils doivent déclarer toute dépense financière personnelle, quelle que soit son origine : « L'obligation de déclarer les dépenses personnelles a constitué une grave intrusion dans la vie privée des requérants, les obligeant à divulguer des informations détaillées sur leurs activités quotidiennes, leurs affaires financières et leurs transactions avec des amis et des membres de leur famille. Ce degré d'examen dépassait de loin ce qui pouvait, même en théorie, être considéré comme nécessaire pour assurer la transparence, et semblait n'avoir d'autre but que d'accabler et d'intimider les requérants » . (§ 114).
20Dans l'arrêt Kobaliya, la Cour a adopté une position juridique encore plus stricte que deux ans auparavant à l'égard de la loi russe sur les « agents étrangers ». Malgré cela, les autorités russes tentent à nouveau de renforcer cette législation, en cherchant à créer de nouveaux obstacles discriminatoires aux activités des personnes inscrites au registre des « agents étrangers », principalement en ce qui concerne la privation de leurs revenus.
III/- Discrimination en matière de propriété à l'encontre des « agents étrangers » dans le contexte de l'article 1 du Protocole n°1 de la Convention
- 22 « Data on foreign agents and undesirable organisations », op. cit
- 23 « Le parlement russe approuve un projet de loi interdisant la publicité sur les sites web des « age (...)
21C'est entre 2021 et 2023 que l'application de la législation sur les « agents étrangers » a été la plus intense22. Au cours de cette période, les autorités russes ont également utilisé un nouvel outil de pression sur les « agents étrangers » : les restrictions de propriété. Ainsi, en juillet 2023, l'interdiction de recevoir un soutien financier de l'État a été complétée par l’interdiction d'autres formes de soutien immobilier de la part de l'État. En mars 2024, la pratique des restrictions de propriété a reçu un prolongement inattendu : les autorités russes ont adopté une loi interdisant la publicité sur les plateformes d'information des « agents étrangers », ainsi que la publicité de leurs ressources sur d'autres plateformes23. Cette loi a suscité un tollé et a eu un impact négatif assez important sur les activités des médias russes indépendants et des blogueurs reconnus comme « agents étrangers » et utilisant la plateforme YouTube comme principale plateforme de diffusion. Les gains provenant des inserts publicitaires constituaient la principale source de revenus de ces acteurs indépendants, ce qui leur permettait de mener à bien leurs activités et de transmettre à leur public des informations différentes de celles préconisées par le Kremlin. Avec l'adoption de la nouvelle loi, il est devenu impossible de percevoir des revenus publicitaires, ce qui les a obligés à trouver d'autres sources de financement.
- 24 Président de la Russie, « Une procédure spéciale est introduite pour permettre aux agents étrangers (...)
- 25 Douma d'Etat russe, « Une loi renforçant le contrôle des activités des agents étrangers a été adopt (...)
22En décembre 2024, la Douma d'État russe a adopté une autre loi qui entrera en vigueur le 1er mars 2025 et introduira des restrictions supplémentaires en matière de propriété pour les « agents étrangers »24. Selon cette initiative, les « agents étrangers » ne pourront percevoir de revenus provenant d'activités intellectuelles et créatives, de la vente ou de la location de biens immobiliers ou de véhicules, ainsi que des intérêts sur des dépôts et des dividendes que sur des comptes spéciaux en roubles ouverts dans une banque russe. Ces comptes devront être ouverts par les « agents étrangers » eux-mêmes ou par ceux qui leur transfèrent des fonds. Parallèlement, les « agents étrangers » ne pourront disposer de ces fonds que s'ils sont radiés du registre correspondant. Toutefois, les autorités russes auront accès aux comptes spéciaux et pourront en déduire des fonds en faveur du budget de l'État, par exemple pour recouvrer les amendes imposées aux « agents étrangers ». Selon la note explicative du projet de loi, celui-ci vise officiellement à « protéger la sécurité de l'État et à empêcher l'ingérence étrangère dans les affaires intérieures de la Fédération de Russie », tandis que les obligations des « agents étrangers » prévues par la loi garantiront « la protection des droits souverains et des intérêts des citoyens russes contre l'influence étrangère ». Cependant, le président de la Douma d'État, Vyacheslav Volodin, a donné une explication plus simple et plus franche de cette initiative législative, en déclarant : « La loi adoptée interdira aux crapules de s'enrichir aux dépens des citoyens et du pays qu'ils ont trahi. Les fonds gagnés en Russie ne doivent pas être utilisés contre elle »25.
- 26 Douma d'État russe, « Vyacheslav Volodin a proposé de confisquer les biens de ceux qui ont quitté l (...)
- 27 Mamikonyan O., « Khinshtein propose de désactiver la monétisation sur les services de streaming rus (...)
23Cette initiative résulte de deux années de discussions entre députés sur diverses mesures patrimoniales visant à « punir » les Russes vivant à l'étranger, notamment ceux qui ont quitté le pays lors de la mobilisation annoncée en septembre 2022 et qui continuent à défendre publiquement une position anti-guerre. Ainsi, dès janvier 2023, le président de la Douma a proposé de confisquer les biens dans le cadre d'une procédure pénale aux citoyens qui, selon lui, « déversent publiquement de la boue sur la Russie, insultent nos soldats et nos officiers », tout en « louant des biens immobiliers et en continuant à percevoir des redevances aux dépens des citoyens russes26. » En août 2024, les députés de la Douma ont proposé de désactiver la monétisation des artistes-interprètes « agents étrangers » sur les services de streaming russes. L'argument était que l'argent reçu en Russie ne devrait pas être dépensé par les « agents étrangers » pour combattre la Russie27. En conséquence, le choix final s'est porté sur le blocage des ressources financières des « agents étrangers » provenant des opérations susmentionnées sur des comptes bancaires spéciaux.
- 28 Greffe de la CourEDH, Guide sur l’article 1 du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits (...)
24Il semble que cette initiative soit en contradiction directe avec l'article 1 du Protocole n°1 de la convention, qui garantit le droit de propriété, au sens où l'entend la pratique de la Cour européenne des droits de l'homme en matière d'application de la loi. Il est évident que les revenus perçus par les « agents étrangers » au titre d'activités intellectuelles et créatives, telles que l'écriture de livres ou la chanson, ainsi que les revenus provenant de la vente ou de la location de biens immobiliers, de même que les intérêts sur les dépôts et les dividendes, sont couverts par la notion de propriété. Selon l'article 1 du Protocole n°1 de la Convention, « Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international ». L'ingérence de l'État dans ce droit doit donc être conforme au principe de légalité et poursuivre un but légitime qui peut être atteint par des moyens raisonnablement proportionnés28. Pour vérifier si l'ingérence de l'État dans le droit de propriété répond à ces critères, la Cour doit notamment vérifier si l'ingérence dans le droit de jouir librement de ses biens a elle-même eu lieu, et si elle a pris la forme d'une privation de biens ou d'un contrôle de l'usage des biens.
25Formellement, la loi sur les comptes bancaires spéciaux pour les « agents étrangers » n'implique pas la confiscation de leurs biens ou la privation de leur droit de propriété sur les revenus listés pour d'autres raisons. Toutefois, du point de vue de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, il peut également y avoir privation de propriété lorsqu'il n'y a pas eu de décision formelle de priver un individu de son droit, mais que l'impact sur la propriété était si important qu'il équivalait à une saisie. Dans l'un de ses arrêts, la Cour a noté que « la Convention étant destinée à sauvegarder des droits “concrets et effectifs”, il convient de déterminer si la situation dénoncée s'apparente à une confiscation de facto » (Vasilescu c. Roumanie, 1998, §§ 51-54). Dans plusieurs affaires, la Cour a estimé que « la perte de toute capacité à disposer des biens saisis ainsi que l'échec des tentatives faites pour y remédier ont entraîné des conséquences suffisamment graves pour le requérant pour être considérées par la Cour comme une confiscation de facto » (voir, par exemple, Vasilescu c. Roumanie, 1998, §§ 51-54; Papamichalopoulos c. Grèce, §§ 44-46, Aygun c. Turquie, § 39). Il semble que dans le cas de l'interdiction analysée faite aux « agents étrangers » de disposer de leurs ressources financières pour une période indéfinie et de l'absence connue de toute possibilité pour eux d'y avoir à nouveau accès, il y a une confiscation de facto des biens et l'application de l'approche de la Cour décrite ci-dessus est correcte. Cette loi constitue une violation du droit à la libre jouissance des biens, également du point de vue de la règle générale décrite dans la première phrase du premier paragraphe du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n°1 de la Convention. Dans l'un de ses arrêts, la Cour a noté en particulier que le refus continu d'accès à la propriété doit être considéré comme une ingérence dans les droits garantis par l'article 1 du Protocole n°1 (voir, par exemple, Loizidou c. Turquie, 1996, §§ 61-64).
26Etant donné que les autorités russes ont expliqué à plusieurs reprises la nécessité d'une loi sur les comptes bancaires spéciaux pour les « agents étrangers », « par un intérêt quasi public (ou général), à savoir la suppression de la pratique consistant à utiliser l'argent gagné par les « agents étrangers » en Russie contre elle », il convient d'examiner cet aspect de l'article 1 du Protocole 1 de la Convention dans le contexte de la position de la Cour européenne des droits de l'homme. En général, la Cour part du principe que les autorités nationales des parties contractantes sont plus conscientes que les juges internationaux des problèmes qui affectent l'intérêt public (ou général) sur leur territoire et, en particulier, nécessitent l'ingérence des autorités publiques dans le droit individuel à la libre jouissance des biens. Guidée par ce principe, la Cour laisse aux autorités nationales une marge d'appréciation assez large quant aux mesures législatives à prendre pour sauvegarder l'intérêt public (général). Toutefois, la Cour souligne que tel n'est pas le cas lorsque de telles décisions sont manifestement dépourvues de base raisonnable (voir, par exemple, Béláné Nagy c. Hongrie, § 113). La loi russe sur les comptes spéciaux pour les « agents étrangers » semble constituer une telle exception.
27En effet, en introduisant une interdiction préventive et inconditionnelle pour les « agents étrangers » de disposer librement de leurs fonds et en créant artificiellement des barrières supplémentaires pour eux sous la forme de l'ouverture forcée de comptes bancaires spéciaux sur le territoire de la Fédération de Russie pour les recevoir, les autorités russes ne fournissent aucun motif légitime pour cela du point de vue de l'intérêt public (général). En fait, le législateur justifie son ingérence dans le droit des « agents étrangers » garanti par l'article 1 du Protocole 1 de la Convention uniquement sur la base de ses suppositions que les fonds reçus peuvent être utilisés « contre la Russie », en l'absence de toute preuve des intentions pertinentes des personnes spécifiques figurant dans le registre, ainsi qu'en l'absence de preuve de l'illégalité de l'utilisation potentielle de ces fonds. En d'autres termes, le législateur part clairement d'une présomption de culpabilité et de non-fiabilité des personnes figurant sur le registre des « agents étrangers ». En outre, cette interdiction est clairement discriminatoire, puisqu'elle n'est délibérément appliquée qu'aux personnes figurant sur le registre des « agents étrangers », alors que la possibilité d'utiliser des fonds « contre la Russie » existe manifestement aussi pour les personnes ne figurant pas sur le registre, auxquelles ces mesures ne s'appliquent toutefois pas.
28Tout cela montre que cette initiative n'a pas de base raisonnable dans le contexte de l'article 1 du Protocole 1 de la Convention et qu'elle vise à accroître la discrimination à l'encontre des « agents étrangers » et à limiter arbitrairement leur capacité à percevoir des revenus légitimes en Russie. Le principal objectif politique de cette loi est manifestement de détériorer délibérément la situation économique des « agents étrangers », ce qui les placera dans une position encore plus vulnérable, et de créer un outil supplémentaire pour intimider les citoyens potentiellement contestataires.
Notes
1 « Des milliers de Russes manifestent contre Vladimir Poutine », Le Monde, 24 décembre 2011.
2 « Les anti-Poutine manifestent en nombre dans un Moscou bouclé par la police », France 24, 12 juin 2012.
3 « Vladimir Putin calls Russia's protesters 'paid agents of the west' », The Guardian, 15 décembre 2011.
4 « La Russie met sous contrôle les ONG, ces "agents de l'étranger" », Le Monde, 06 juillet 2012.
5 Foreign Agents Registration Act (FARA), U.S. Department of State.
6 Amnesty International, « Russie. Une nouvelle attaque contre la liberté d'association », Déclaration publique, 13 juillet 2012.
7 « Comment comprendre le terme « agent étranger ». Commentaire de T. Vorozheikina », Levada-Centre, 22 octobre 2012.
8 « Contrôle des ONG en Russie : l'Alliance française visée à son tour », Le Monde avec AFP, 26 mars 2013.
9 « RT contrainte de s’enregistrer comme « agente de l’étranger » aux Etats-Unis », Le Monde avec AFP, 10 novembre 2017.
10 « Lois sur les “agents de l’étranger” : RSF dénonce la loi du talion appliquée aux médias », Reporters Sans Frontières (RSF), 05 décembre 2017.
11 Richter A., Les « agents étrangers » dans le droit russe des médias, IRIS Extra, Observatoire européen de l’audiovisuel, Strasbourg, décembre 2020.
12 « Data on foreign agents and undesirable organisations », OVD-info, mars 2019.
13 « L’ONG russe Memorial liquidée, la mémoire verrouillée », Le Monde, 29 décembre 2021.
14 « Data on foreign agents and undesirable organisations », op. cit.
15 International Commission of Jurists, Russian Federation : Report on the Constitutional Court Proceedings and Judgment on the “Foreign Agent” Amendments to the NGO Law, Rapport, septembre 2014.
16 Team Against Torture , « Vaincre cette contagion » : comment les législateurs ont créé une image ennemie d'un agent étranger, Rapport analytique, Nizhny Novgorod, août 2024, 34 с.
17 Ibid.
18 « Russie : New Restrictions for 'Foreign Agents', Human Rights Watch », 01 décembre 2022.
19 Loi fédérale n° N 255-FZ sur le contrôle des activités des personnes sous influence étrangère du 14 juillet 2022.
20 CourEDH, Ecodéfense et a. c. Russie, req. n° 9988/13 et 60 autres, 14 juin 2022.
21 CourEDH, Kobaliya et a. c. Russie, req. n° 39446/16 et 106 autres, 22 octobre 2024.
22 « Data on foreign agents and undesirable organisations », op. cit
23 « Le parlement russe approuve un projet de loi interdisant la publicité sur les sites web des « agents étrangers » », Reuters, 28 février 2024.
24 Président de la Russie, « Une procédure spéciale est introduite pour permettre aux agents étrangers de recevoir des fonds », Site internet du Kremlin, 28 décembre 2024.
25 Douma d'Etat russe, « Une loi renforçant le contrôle des activités des agents étrangers a été adoptée », Site internet de la Douma d’Etat russe, 17 décembre 2024.
26 Douma d'État russe, « Vyacheslav Volodin a proposé de confisquer les biens de ceux qui ont quitté la Russie et qui soutiennent ouvertement les nazis », Site internet de la Douma d’Etat russe, 13 janvier 2023.
27 Mamikonyan O., « Khinshtein propose de désactiver la monétisation sur les services de streaming russes pour les agents étrangers », Forbes Russia, 16 août 2024.
28 Greffe de la CourEDH, Guide sur l’article 1 du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l’homme. Protection de la propriété, mise à jour du 31 août 2024.
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Référence électronique
Maxim Krupskiy, « Discrimination à l'encontre des « agents étrangers » en Russie : dynamique d'une législation répressive », La Revue des droits de l’homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 29 avril 2025, consulté le 15 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/revdh/22542 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13u2j
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