La construction au fil du temps du concept de centre-périphérie

4Dans la même veine que Braudel, Wallerstein avance également l’idée selon laquelle le centre comme la périphérie peuvent se déplacer au cours du temps. Le socio-historien américain propose la notion de « semi-périphérie » pour désigner un centre devenant périphérie d’un autre : une périphérie résilie sa dépendance pour devenir partie du centre, nouveau centre ou périphérie d’un autre centre. Comme nous le voyons, le caractère dynamique – mouvant – du concept de centre-périphérie est assez tôt mis en exergue. À la suite de ces travaux, les chercheurs en sciences humaines et sociales s’attacheront à montrer combien centre et périphérie sont intégrés dans un jeu complexe d’interrelations et combien la connaissance de la périphérie s’autonomise (Reynaud 1980, 1981 ; Saunier 2000 ; Reynaud et al. 2011 ; Bourdin 2019 ; Dumont 2021 ; Marchal, Stébé 2021, 2022). C’est aussi ce que nous pouvons retenir de la lecture de l’article de Maurice Agulhon (1992), intitulé « Le centre et la périphérie », paru dans Les lieux de mémoire. Le spécialiste de la symbolique du pouvoir républicain met clairement en évidence dans ce texte la grande complexité du processus de centralisation de l’État français de type jacobin – le centre – qui se réalisait au cours de la seconde partie du xx^e siècle alors même que les régions – la périphérie – demeuraient très présentes et inextinguibles, avec leurs cultures et leurs langues propres : nous sommes en présence d’un rapport centre et périphérie bien plus habile et subtil que le seul rapport de domination de l’un sur l’autre.

5Comme nous le voyons, le concept de centre-périphérie recouvre des notions qui peuvent être très différentes, ce qui rend difficile l’émergence d’une définition précise et unique. En outre, le mot « centre » – le Kéntron (κέντρον) grec, comme le Centrum latin – signifie la pointe du compas traçant le cercle et, par extension, le centre du cercle lui-même ; et le terme « périphérie » – la periphéria (περιφέρεια) grecque –, composé des préfixes peri « autour » et phereïn « porter », désigne le périmètre, la circonférence. Le Dictionnaire de l’Académie française dans sa 9^e édition précise que la périphérie est « la ligne qui détermine les limites d’une figure, d’une surface curviligne ; surface extérieure qui délimite un volume ». Il propose également la définition suivante : « région proche de la limite extérieure, du pourtour d’un objet, d’un corps, d’un ensemble ». Le dictionnaire introduit dans sa définition du terme périphérie la distance, donnant à ce mot une portée géographique, puisque, d’après ce dictionnaire, la périphérie est « proche » et « aux abords de la ville ». À lire ces éléments géographiques, on pourrait penser, remarque Gérard-François Dumont (2021), que le terme périphérie est équivalent à celui de « banlieue ». Même si le Dictionnaire de l’Académie française ne précise pas clairement le lien fonctionnel existant entre le centre et la périphérie, il n’en demeure pas moins qu’en fonction des exemples fournis par le dictionnaire, le mot périphérie ne peut être assimilé à une simple localisation : il illustre plutôt une réalité fonctionnelle de relations avec le centre.

6Dans les deux cas, le centre comme la périphérie se présentent comme les composantes d’un même objet. Il semble donc important de garder à l’esprit que le concept de centre-périphérie ne se comprend que dans un cadre spatial et temporel sui generis.

7Si l’on suit l’historien Georges Saunier, poser la question de centre et de périphérie, c’est reconnaître qu’il existe, au moins implicitement, un certain rapport entre les deux éléments : « Sans le centre, pas de périphérie, sans la périphérie, pas de centre […] Géométriquement, le centre se matérialise en un point unique alors que la périphérie, elle, est formée par un ensemble de points. Le rapport centre et périphérie a donc trait au rapport de l’unité à la diversité » (2000 : 180). C’est ainsi que l’historien traitera volontiers de la capitale et des régions ; du pouvoir central et des administrés ; du royaume et des provinces.

8Les géographes et les sociologues ont de leur côté montré depuis longtemps que le centre et la périphérie ne correspondaient pas forcément à la localisation d’un espace, mais le plus souvent au rapport d’inégalité et de souveraineté entre deux entités territoriales. Un centre est un lieu de polarisation, dont le poids et la taille dépendent d’un certain nombre de données de nature socio-économique, culturelle, sociopolitique. Le centre a des capacités d’entraînement et de commandement qui dépendent de sa population, de ses capacités de production et d’auto-développement, de ses capacités de recherche et d’innovation (Géoconfluences 2020). Une périphérie est un espace de subordination ; elle correspond aux espaces dépendant d’un centre. Le site Géoconfluences distingue d’un côté les « périphéries intégrées » qui bénéficient des résultats – des produits – tout en approvisionnant le centre en main-d’œuvre, en matières premières, etc., et de l’autre les « périphéries délaissées » qui sont entièrement sous la coupe d’un centre ; elles sont attirées par lui, autrement dit, le centre en tire parti, mais elles reçoivent peu en retour.

Interrelation et opposition centre-périphérie

9Le couple centre-périphérie, en tant que modèle théorique, s’est largement imposé dans le champ de la géographie tout d’abord, puis dans celui de la sociologie. Ce modèle a pour principal objet de théoriser et de mettre en exergue les effets d’attraction, de concentration et d’interactions dans l’espace. Partant du principe que toute organisation territoriale est porteuse d’inégalités, la périphérie « se définit négativement par rapport au centre » ; c’est « un affaiblissement et une perte de substance au profit du centre » (Reynaud 1992 : 585). C’est en raison de cela que « le centre est l’objet de nombre d’attentions : pôle de développement, région-foyer, Core area, région motrice, Central business district, Heartland, pôle de croissance, Nord : les termes sont nombreux pour désigner un centre » (Reynaud 1992 : 584). Les disciplines géographique et sociologique d’obédience marxiste reprennent le modèle centre-périphérie en s’employant, à compter de la fin des années 1960, à dénoncer les conséquences de la domination des centres sur le reste des territoires. Ici le centre du pouvoir est dans la ligne de mire de la critique, et c’est par rapport au centre que l’on analyse l’asservissement et la dépendance des périphéries : les inégalités territoriales (socio-économiques et culturelles) sont repérées et analysées à partir de la grille de lecture centre-périphérie.

10« Alors que la périphérie est restée pensée en creux plus que pour elle-même, nous dit Samuel Depraz (2017 : 16), […] une première inflexion se produit avec les apports d’Alain Reynaud au tournant des années 1980. » En se concentrant sur le couple centre-périphérie, le géographe-économiste cherche à déterminer les critères et les modalités qui organisent la prépondérance d’un pôle sur les autres espaces. Inscrivant son travail au sein du cadre conceptuel de la théorie des systèmes, l’auteur part de l’idée selon laquelle il n’y a que deux évolutions possibles à une conjoncture où les différentes populations d’un territoire connaissent des situations inégales : soit une boucle de rétroaction positive qui vient intensifier l’inégalité (la population, la richesse, etc., augmentent davantage là où elles sont déjà dominantes), soit une boucle de rétroaction négative qui vient rectifier et nuancer l’inégalité par des mécanismes de substitution ou de redistribution. En outre, Reynaud avance dans sa réflexion en montrant que le concept de centre-périphérie est multiscalaire : il considère par exemple la Corse comme une périphérie délaissée par rapport à l’ensemble de la France. Il voit également le nord-est des États-Unis et la Californie comme un centre ; ou encore les pays développés comme un centre s’imposant face aux pays en développement qui, eux, fonctionnent comme une périphérie. Enfin, largement marqué par la pensée économique, Alain Reynaud a élaboré, dans le cadre de sa réflexion sur les « classes socio-spatiales », une typologie des périphéries à la fois précise et féconde. Reynaud examinera plusieurs composantes pour distinguer ce qui est central de ce qui est périphérique : la densité de population, la richesse, la production industrielle, l’innovation, la localisation du pouvoir. Par ailleurs, l’auteur cherchera à caractériser la relation unissant le centre à la périphérie, relation asymétrique qui présuppose des échanges de nature variée : des flux humains, des flux financiers, de marchandises ou d’informations. La fluctuation de ces différents facteurs aboutira à l’émergence de plusieurs types de périphéries : la « périphérie dominée », la « périphérie délaissée », la « périphérie intégrée et exploitée », la « périphérie annexée », la « périphérie émergente », l’« isolat et l’angle mort ».

11Dans une perspective également multiscalaire, le géographe Gérard-François Dumont (2021) propose, en conclusion de son article « Pour une nouvelle géographie des territoires périphériques », une typologie des périphéries :
1/ « Des périphéries très liées au centre », autrement dit, des périphéries fort dépendantes d’un centre qui offre par exemple un marché du travail dynamique comme dans certaines régions frontalières où les déplacements domicile-travail ne se réalisent pratiquement que dans un seul sens, à l’image des territoires français frontaliers avec le Luxembourg ou la Suisse (le pays de Bâle ou Genève) ;
2/ « Des périphéries ne bénéficiant guère du centre, voire vampirisées par lui », à l’image de ce qui s’est passé à la suite de la fusion des vingt-deux régions mise en œuvre en France en 2016, puisque ce sont les plus périphériques des treize nouvelles régions qui ont été les plus perdantes en termes d’emploi (Callois 2021) ;
3/ « Des périphéries nourrissant des centres », tel le vignoble du département de la Gironde situé à la périphérie de Bordeaux (118 000 ha) et les flux qu’il génère ;
4/ « Le centre rejeté, délaissé ou au dynamisme relatif », à l’image de la ville de Détroit (Michigan, États-Unis) qui a vu son centre se vider à la suite du déclin de l’industrie automobile, des violences interethniques, des émeutes urbaines et de l’augmentation de la criminalité à partir des années 1960 ;
5/ « Des périphéries à attractivité indépendante du centre », comme la commune d’Eugénie-les-Bains qui apparaît, après un regard rapide sur une carte, comme un gros bourg situé à la périphérie lointaine de Mont-de-Marsan, mais qui semble bien trouver son dynamisme démographique (la population se trouve sur une courbe ascendante depuis plusieurs années) et économique (présence d’un établissement thermal, d’un restaurant gastronomique, d’une école de cuisine de santé « Institut Michel Guérard »), indépendamment de la préfecture des Landes ou d’Aire-sur-l’Adour ;
6/ « Des périphéries devenant des centres et des centres des périphéries » au fil des siècles ou des décennies, ou encore des saisons, à l’image de Carhaix-Plouguer dans le Finistère qui accueille un très grand festival de musique (le Festival des Vieilles Charrues), de La Roque-d’Anthéron dans les Bouches-du-Rhône proposant chaque année pendant la période estivale l’un des plus grands et prestigieux rendez-vous pianistiques au monde, ou encore de Marciac en Occitanie qui organise depuis 1978 le festival international Jazz in Marciac.

De la périphérie à la marge

13Tout d’abord, dans une perspective constructiviste, et pour Michel Foucault, « les descriptions des phénoménologues nous ont appris que nous ne vivons pas dans un espace homogène et vide, mais au contraire, dans un espace qui est tout chargé de qualités, un espace, qui est peut-être aussi hanté de fantasme » ; aussi, « […] l’espace dans lequel nous vivons, par lequel nous sommes attirés hors de nous-même, dans lequel se déroule précisément l’érosion de notre vie, de notre temps et de notre histoire, cet espace qui nous ronge et nous ravine, est en lui-même aussi un espace hétérogène. Autrement dit, nous ne vivons pas dans un espace vide, à l’intérieur duquel on pourrait situer des individus et des choses. » (Foucault 2004 : 14-15) Comme nous le percevons aisément, l’espace n’est pas un élément objectif existant en soi, à l’image de l’espace géométrique formalisé par les mathématiciens : il s’agit d’une construction sociale, et il n’existe que parce qu’il est pensé, fractionné et façonné par la société (Lévy 1999, Di Méo 1998). Le philosophe Henri Lefebvre (1974) a de son côté montré que l’espace est une production sociale s’appuyant sur une triple appréhension : l’espace est conçu, perçu et vécu. Construit par la subjectivité, l’espace est rempli de codes, chargé de symboles et envahi de représentations.

14Puis, au-delà de Henri Lefebvre et Michel Foucault, de nombreux philosophes, anthropologues et psychosociologues ont mis en exergue le rôle de l’espace et de ses représentations dans la configuration et l’organisation des sociétés : l’espace architecture les relations sociales et exprime un rapport individuel au monde (Hall 1971 ; Moles, Rohmer 1976 ; Goffman 1973 ; Fischer 1981 ; de Certeau 1990 ; Marchal, Stébé 2022). Le tournant social ainsi opéré montre que de nombreuses disciplines, de l’histoire à l’anthropologie en passant par la psychologie et la philosophie, manifestent de plus en plus d’intérêt pour l’espace et ses représentations. C’est ainsi qu’un consensus émerge quant à l’importance des grilles de lecture sociale de l’espace. La notion de marge, à la fois sociale et spatiale, va alors se dessiner progressivement. Samuel Depraz (2017 : 27) en définit les contours : la marge est une « portion d’espace qui, à une échelle donnée, se situe à l’écart d’un centre – que cet écart soit de nature économique, politique et/ou sociale – et qui ouvre à d’autres réalités territoriales. La marge, subie ou choisie, s’analyse plus en termes de différences socio-culturelles que d’infériorité économique par rapport au centre. Elle consiste surtout en un décentrement de l’analyse au profit de territoires et de groupes sociaux généralement minoritaires. » Selon le chercheur en géographie sociale, huit principes théoriques peuvent servir de fil conducteur pour l’identification et la compréhension de la marge :
1/ elle est valable à plusieurs échelles ;
2/ elle se construit dans l’espace temporel ;
3/ elle se révèle être un espace ouvert ;
4/ et à plus forte raison, elle est un espace de mobilités et d’échanges ;
5/ elle ne se saisit que de façon plurielle, en termes politiques, économiques et socio-culturels ;
6/ elle ne se résume pas seulement à la marginalité ni à la misère ;
7/ c’est un espace de mise à distance de la norme ;
8/ et c’est aussi un espace d’innovations, autrement dit un espace d’accommodation, d’inventions et d’hybridations spécifiques à chaque territoire de marge.

L’analyse spatiale et économique de la centralité

15À la fin de la décennie 1960, lorsque le philosophe Henri Lefebvre (1968) engage dans son ouvrage Le Droit à La ville une réflexion sur la question de la centralité, géographes et économistes débattaient eux depuis longtemps de cette question. En effet, un des premiers à avoir examiné la notion de centralité est certainement le géographe britannique Halford John Mackinder qui, en 1904, dans sa théorie du Heartland, montre que la centralité est étroitement associée à la notion de pouvoir, notamment militaire. Selon Mackinder (1904), qui s’intéresse au rapport entre la géographie d’un pays et sa stratégie de puissance, le monde est comparable à un océan mondial où se trouve l’Île Monde (World Island) comprenant l’Asie, l’Europe et l’Afrique. À la périphérie de cette centralité se trouvent les grandes îles (Outlying Island) : l’Amérique, l’Australie, le Japon et les Îles britanniques. Celui qui contrôle le pivot mondial (Heartland) gouverne l’Île Monde ; stratégiquement, celui qui tient l’Île Monde conduit le monde.

16En matière urbaine, la « théorie des Lieux centraux » du géographe Walter Christaller (1966) apporte un éclairage appréciable sur la compréhension de l’émergence des centralités, et ce malgré les hypothèses assez simplificatrices sur lesquelles elles reposent (Claval 2000). Christaller part de l’idée selon laquelle la centralité est un principe d’organisation de l’espace ayant pour propriété la « cristallisation d’une masse autour d’un noyau ». La centralité est construite sur les rapports qui s’instaurent entre ce noyau – centre – et ses périphéries. Chaque lieu habité constitue, selon lui, un noyau de cristallisation potentiel dès lors qu’il assure une fonction (économique, sociale, politique, culturelle) susceptible de transformer les caractéristiques de l’espace où il s’insère. Ceci étant, certains biens et services ne sont pas disponibles partout ; la théorie de la centralité postule alors que les lieux habités où ces biens et services sont disponibles deviennent « centraux » vis-à-vis des autres. Une hiérarchie élémentaire se dessine par la présence simultanée de plusieurs fonctions en un même lieu central, lui procurant un avantage décisif sur les autres lieux.

17De façon plus précise, pour Christaller, c’est essentiellement l’agencement performant du commerce qui rend compte du rôle central d’une ville. L’importance de celle-ci, sa domination sur les périphéries, dépend de plusieurs critères : « les premiers sont le volume de la population desservie et les économies d’échelle possibles qui décident de la qualité et du coût du service commercial ; les deuxièmes sont liés à la distance qui influence les coûts ; les troisièmes sont corrélés avec la fréquence des achats des produits qui appellent une plus ou moins grande proximité. » (Dumont 2017 : 67) Walter Christaller détermine alors la « portée » d’un lieu – ou d’un centre –, c’est-à-dire la distance que le consommateur accepte de parcourir pour acquérir un bien. S’exprimant en termes métriques et économiques, cette portée, c’est-à-dire cette distance, est notamment fonction de la valeur du bien acquis. Les différentes aires de marché produisent des villes de taille différentes et donc une hiérarchie commerciale des territoires.

18Si les géographes se sont intéressés depuis plus d’un siècle à la question de la centralité, les économistes l’ont également assez tôt explorée. Parmi d’autres, l’économiste allemand August Lösch (1954) a montré à quel point un centre est généralement caractérisé par un ensemble de facteurs spécifiques (prix du foncier élevé, concentration des pouvoirs économique et politique, siège de la culture légitime, etc.) à l’origine de sa domination et de sa supériorité sur les autres espaces (Monnet 2000). Le centre accueillerait donc les fonctions de commandement, de contrôle et de coordination qui structurent et hiérarchisent l’espace d’une ville (Gaschet, Lacour 2002).

19Les réflexions en termes d’analyse spatiale, notamment la « théorie des Lieux centraux » qui considère que l’espace économique est articulé autour de liens centraux formant un système hiérarchisé, ont fait l’objet, à la suite de Christaller et de Lösch, d’autres formalisations dans le cadre de modèles développés par des mathématiciens et d’autres économistes. Ainsi, comme le note Nicolas Lebrun (2022) dans son article consacré à la notion de centralité sur le site Géoconfluences, les chercheurs, à l’aide d’outils spécifiques, ont continué à vouloir « appréhender les localisations optimales des lieux centraux ou l’attractivité générée par ceux-ci leur permettant de polariser des territoires. Plus l’attractivité exercée est forte, plus le lieu serait détenteur de centralité. Ainsi la densité et la diversité fonctionnelle d’une métropole lui garantissent une centralité plus élevée qu’une ville plus petite. La centralité serait avant tout affaire de polarisation. » Ce rôle de polarisation est particulièrement sensible dans de nombreux travaux sur la centralité, qu’il s’agisse de réflexions sur les localisations des centralités dans Montréal chez le géographe Jean-Bernard Racine en 1973, d’indices sur la mesure de la centralité marchande tels que la géographe Cécile Tannier a pu produire en 2000, ou sur les questions d’urbanisme des centralités que Laurent Devisme traitait dans sa thèse de doctorat en 2001, ou encore sur les centres-villes attractifs et riches en patrimoine historique (Fijalkow, Martin, Calvignac 2017 ; Martin 2017).

20In fine, nous voyons bien que le concept nodal de la « théorie des Lieux centraux » est la centralité : l’offre et la demande de biens et de services se rejoignent et s’échangent au sein de « lieux centraux » détenant des avantages certains quant à leur accessibilité. Une position centrale permet ainsi de restreindre les coûts : les activités qui ne sont pas conjuguées à des ressources localisées recherchent de telles situations. La centralité n’est pas seulement fonctionnelle, elle rend compte du rôle symbolique que renferment les villes (Géoconfluences 2022).

21Comme nous l’avons vu, la notion de centralité a été très tôt étudiée par les chercheurs en géographie : « la centralité serait l’ensemble des attributs qui font qu’un lieu est central, qu’un lieu fait centre » (Lebrun 2022). Les réflexions et analyses des géographes – et des économistes également – enchâssaient souvent centre et centralité. Si le centre est une position et la centralité une fonction, les deux se juxtaposaient, même lorsqu’ils précisaient ce que recouvraient les fonctions de la centralité, y compris symboliques. Mais depuis le début du xxi^e siècle, les débats autour de la centralité ont de plus en plus tendance à remettre en cause la superposition du centre comme position et de la centralité comme fonction (Lebrun 2022). Sous les effets de la mondialisation des espaces et de la globalisation de l’économie, du changement d’échelle des agglomérations urbaines – au sein desquelles émergent des centralités secondaires – et de l’accélération des échanges, des communications et des flux, il semble désormais pertinent, nous dit le géographe, de dépasser l’analyse spatiale, soit de distinguer centre et centralité.

22Reprenant à n’en pas douter les acquis des géographes et des économistes, Henri Lefebvre sera en mesure, dans son essai politique que constitue Le Droit à la ville, d’introduire l’espace dans l’analyse marxiste des inégalités de classes et de dépasser une approche économique et spatiale de la centralité pour en proposer une définition qui mêle tout à la fois le social, le spatial, l’économique, le politique et le symbolique (Stébé, Marchal 2019).

La centralité chez Henri Lefebvre

23Incarnée par le centre de la ville historique, « la centralité », selon Lefebvre, permet d’appréhender les dynamiques socio-spatiales et, plus particulièrement, la façon dont la « société urbaine » s’organise autour du dualisme centre/périphérie recouvrant en réalité l’opposition riches/pauvres. En effet, pour le philosophe marxiste, les périphéries ne deviendraient rien d’autre, avec l’essor de l’urbanisation, que des sortes de polarités secondaires, alors que les centres des villes continueraient à symboliser et à matérialiser « la centralité » : s’y concentreront les « centres de décision, de richesse, de puissance, d’information, de connaissance, qui rejettent vers les espaces périphériques tous ceux qui ne participent pas aux privilèges politiques » (Lefebvre 2000 : 23-24). Aussi faut-il admettre que même si Lefebvre a remis en cause la centralité historique dans un contexte d’« implosion » et d’« explosion » des villes, et a non seulement, dans ce sens, théorisé un « droit à la ville », mais également un « droit à produire l’espace » (Lefebvre 1970, 1974), il reste que le philosophe n’a pas saisi toute la portée qu’allaient prendre les espaces périphériques qui, sur un plan social, sont loin d’être aussi périphériques que cela. Les évolutions que connaît la ville depuis un demi-siècle invitent en effet plus que jamais à interroger cette équation lefebvrienne selon laquelle « la centralité » correspond aux centres des villes. C’est que l’avancée du front urbain en direction des campagnes a conduit à la formation de vastes territoires périphériques (banlieues et espaces périurbains) toujours plus éloignés des villes historiques, territoires qui, à bien y regarder, ne semblent pas dépourvus, dans bien des cas, d’éléments caractéristiques de « la centralité ». Ces derniers ne formeraient-ils pas autant de polarités sociales, ou ce que l’on peut appeler des centralités concrètes, spatialement délimitées, réinterrogeant du même coup les espaces classiques de « la centralité » par définition typique de la ville traditionnelle ?

Une lecture critique contemporaine de la centralité

24Au cours de ces dernières décennies, nombre de géographes, urbanistes, ou encore anthropologues et sociologues se sont placés dans le sillage des analyses lefebvriennes. Par exemple, David Harvey (2010, 2011), géographe et professeur d’anthropologie à l’université de New York, continue à creuser le sillon analytique du philosophe marxiste en développant une perspective critique sur l’urbanisme destinée à mieux comprendre comment le capitalisme façonne l’espace. Le géographe et professeur d’urbanisme à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), Edward Soja (1980, 1991), suit également de façon explicite la voie tracée par Lefebvre lorsqu’il réintroduit la dialectique spatial/social pour, d’une part analyser de quelle manière la mondialisation capitaliste produit des processus pouvant s’exprimer à travers des luttes, et d’autre part affirmer le nécessaire ancrage spatial de toute révolution. De même, les réflexions du philosophe et géographe Michael Dear (1981, 1994) qui, soucieux de prendre en compte la diversité des univers culturels inhérents à une société urbaine de plus en plus mondialisée et composite, voit dans Henri Lefebvre un précurseur de la postmodernité ayant pensé le rôle de l’espace dans la vie sociale en dehors de tout dogmatisme. La sociologue Gülçin Erdi (2014, 2016, 2019) mobilise également depuis plus de vingt ans les réflexions et les analyses lefebvriennes sur le « droit à la ville », notamment lorsqu’elle observe les transformations des grandes métropoles turques. Elle montre de façon précise comment par exemple les gecekondus, ces habitations construites sans permis de construire, sont éliminées des cœurs des villes turques. Dans ce contexte d’urbanisation centralisée politiquement et autoritaire, des quartiers entiers disparaissent dont la population originelle se voit interdire les centres des villes en raison de la construction d’immeubles résidentiels de standing aux loyers élevés. À l’image de David Harvey, Gülçin Erdi déploie une perspective critique sur l’aménagement des villes turques dans l’optique de mieux saisir comment les politiques d’urbanisation réalisées sous un régime néolibéral et un fonctionnement autocratique façonnent l’espace urbain.

Quand la centralité se diffracte

25L’analyse urbaine de Lefebvre s’appuyant exclusivement sur l’opposition binaire centre/périphérie ne permet pas vraiment de saisir de façon fine l’importance prise par les centralités dites périphériques, non seulement dans les mobilités quotidiennes, dans l’organisation des activités liées au travail et dans la programmation des loisirs, mais aussi dans les décisions politiques destinées à maîtriser l’aménagement des territoires périurbains (Dumont, Hellier 2010). Aussi, ne rend-elle compte que de manière partielle de l’hétérogénéité des centralités adossées aux centres des villes qui se recomposent en autant de polarités fonctionnelles et sociales inégalement investies par des populations aux profils socio-économiques variables au vu notamment de leurs motifs de déplacement (Martin 2017). D’ailleurs, les fonctions de centralité prêtées à certains territoires peuvent être plus ou moins perçues comme telles selon les temporalités – saisonnières par exemple – (Vacher, Vye 2012 ; Martin 2019).

26Proposer une réflexion analytique sur la question de la centralité et sur celle des périphéries impose de s’interroger sur ce que sont aujourd’hui les espaces désignés comme centraux et ceux situés à l’orée des villes (Blanc 2013). En effet, si l’on regarde les villes aux quatre coins de la planète, on note que la centralité n’est plus attachée, comme le pensait Lefebvre, au seul centre de la ville classique ou historique, mais se déploie dans une multitude de niches, si bien que certaines proliférations urbaines ne possèdent ni centre-ville, ni suburbs, ni transition avec la campagne, tout en possédant partout de la centralité (Abbott 1987, 2001). Ces niches urbaines s’égrènent de façon diffuse sur l’ensemble des territoires urbanisés, et ce même sur les espaces les plus reculés des périphéries urbaines. De façon plus précise, la centralité dans la « société urbaine » est de fait polytopique et se décline selon trois formes bien distinctes :
1/ la centralité centrale, agglomérée et dense, correspondant à la définition lefebvrienne de la centralité matérialisée par la ville historique européenne ;
2/ la centralité polycentrique, dispersée tout en étant intégrée dans un espace réticulaire relativement condensé à l’image des edge cities nord-américaines (Century City à Los Angeles, Kendall à Miami, Princeton à New York, ou encore Rosemont à Chicago par exemple), des villes-satellites du Sud-est asiatique (Kuala Lumpur, Hong Kong entre autres) et des villes-lisières françaises qui grandissent à l’ombre de Paris par exemple (Compiègne ou Beauvais) ;
3/ la centralité émiettée, disséminée sur de vastes territoires aux mailles davantage desserrées, à l’instar du périurbain éloigné des agglomérations françaises. Il est assez clair que seules les centralités polycentrées et émiettées participent de ce large mouvement de périphérisation généralisée des villes.

Les espaces périurbains : des espaces périphériques ?

27Il nous semble que les espaces périurbains ne sont plus aujourd’hui uniquement des espaces périphériques, ce sont aussi et surtout des territoires urbains à part entière, redéfinissant, réinterrogeant et recomposant du même coup les différents espaces de la ville, à commencer par la ville centre. À ce propos, c’est bien l’émergence de centralités périphériques attractives, dotées de sens et représentant des polarités concurrentielles pour les centres-villes, qui redessinent en profondeur les territoires et restructurent la vie urbaine depuis une trentaine d’années (Marchal, Stébé 2013). D’où l’idée selon laquelle aujourd’hui, dans la ville contemporaine, les habitants des lotissements pavillonnaires du périurbain, entre autres, organisent leur quotidien, non pas à partir de la centralité telle que la définissait Lefebvre, entendons celle attachée à la ville historique, mais bien plus à partir des centralités qui émergent un peu partout dans la ville éparpillée.

28Les recherches en géographie, en sociologie, en sciences politiques, en aménagement, en urbanisme ou encore en histoire, menées depuis maintenant une quarantaine d’années, permettent de nuancer les visions caricaturales, stigmatisantes et parfois outrancières qui ont été diffusées sur les territoires périphériques (Hamel 2008, Ghorra-Gobin 2015). Notamment, elles montrent combien les espaces périphériques – périurbains – sont des espaces ouverts en relation permanente et étroite tant avec les villes-centres qu’avec le monde rural, de sorte qu’opposer une France des métropoles à une France de la périphérie apparaît bien trop simpliste et réducteur. Mais plus encore, elles mettent en exergue qu’il s’agit d’espaces pluriels et diversifiés aussi bien sur le plan social que sur le plan spatial (Marchal, Stébé 2017 ; Lambert 2015 ; Cartier et al. 2008).

L’opposition dualiste centre/périphérie deviendrait heuristiquement inopérante ?

29Au regard des évolutions de la ville et de ses périphéries, la question n’est-elle pas de savoir s’il existe encore dans l’urbain généralisé des territoires périurbains stricto sensu (Teaford 2006) ? Ces derniers ne sont-ils pas tout simplement « l’urbain » au sens que donnait Lefebvre à ce concept ? Existe-t-il encore en effet une extériorité à l’urbain, du périphérique à proprement parler, au moment où la centralité s’immisce de plus en plus loin dans les recoins de ce que l’on appelle encore maladroitement le périurbain ? C’est dire combien une analyse de la société urbaine en termes de centralité rend caduque toute perspective dualiste opposant centre/périphérie dans la mesure où le centre peut devenir périphérique tout autant que la périphérie peut devenir centrale. Cette dynamique urbaine n’invite-t-elle pas à recourir à un continuum avec aux deux pôles, le centre et la périphérie, apparaissant alors comme des situations extrêmes ou rares, continuum dans lequel il est possible de voir la variété des situations conjuguant, combinant et entremêlant d’une façon ou d’une autre des éléments caractéristiques du centre et de la périphérie ? D’où l’importance sur le plan heuristique d’identifier différentes formes de centralité, chacune agençant de façon spécifique ces éléments.

30In fine, la mobilisation du concept de centralité ne doit pas être comprise ici comme un plaidoyer politique en faveur d’une forme urbaine ou d’une autre. C’est moins la charge politique du concept qui nous intéresse que sa portée analytique, entendons sa capacité à nous aider à comprendre la ville urbanisée d’aujourd’hui. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est bien le développement planétaire de l’urbain qui exige de repenser la centralité au sens où l’entendait Henri Lefebvre.

31Si pour Gérard-François Dumont (2017) le modèle centre-périphérie apparaît désormais désuet pour comprendre les dynamiques spatiales, il n’en est pas de même pour Christian Grataloup (2004) qui pense que ce modèle est encore d’une robuste capacité heuristique. Dumont montre qu’il existe moult exemples de réussites territoriales sur des espaces périphériques ne devant rien à un centre. Pour le géo-économiste, le succès de la manufacture d’ustensiles de cuisine en cuivre Mauviel 1830 située à Villedieu-les-Poêles en Normandie, tout comme l’ascension de l’entreprise de vêtements marins Tricots Saint James établie à Saint James dans la Manche, ou encore le renouveau du village de Saint-Bonnet-le-Froid niché à plus de 1 000 m d’altitude au cœur de la Haute-Loire ne doit rien à l’influence d’un quelconque centre urbain, ou d’une polarité régionale ou locale. Tous ces exemples démentiraient le modèle centre-périphérie qui, par ailleurs, se voit dépassé par la nature de plus en plus réticulaire des territoires. C’est souvent la proximité qui domine : par exemple, 40 % des actifs d’Île-de-France ont un emploi dans leur commune de résidence ou dans une commune limitrophe (Dumont 2017). En outre, bien souvent, les individus qui habitent dans l’un des territoires d’une aire urbaine méconnaissent la commune géographiquement située au centre, ou n’y ont recours que de façon occasionnelle. Pour nombre d’habitants, l’espace vécu, soit pour leurs activités professionnelles, soit pour leur consommation, ou encore pour leurs loisirs, s’inscrit dans un réseau de territoires qui ignore le périmètre de l’unité urbaine ou de l’aire urbaine. À l’heure des mobilités, des technologies de l’information et de la communication (TIC), des smartphones et des logiciels de navigation, les habitants vivent de façon concrète les territoires selon des logiques réticulaires. « Le fonctionnement des territoires, nous dit G.-F. Dumont , ne peut se réduire à une logique centre-périphérie, selon laquelle tout partirait du centre et reviendrait au centre […] » (Dumont 2017 : 75).

32Pour Christian Grataloup (2004), proposer une analyse en termes de centre(s) et de périphérie(s) permet, sans aucun doute, une réflexion sur les interrelations entre les lieux du monde : « des liens de dépendance réciproque où les inégalités sont la règle, mais qui ne fonctionnent pas à sens unique. » Pour que le couple soit pertinent analytiquement, il est nécessaire, selon le géohistorien, qu’il y ait des connexions entre le centre et la périphérie, donc des flux (de personnes, de marchandises, de capitaux, d’informations, de décision, etc.) et que les relations soient dissymétriques (solde disproportionné des flux, hiérarchisation des relations de pouvoir, etc.). Le centre est central (prépondérant et décisif) justement parce qu’il bénéficie de ce déséquilibre et, inversement, les périphéries sont définies par un déficit qui alimente leur position dominée. Le système ainsi dépeint est autorégulé : le centre perpétue les conditions de sa centralité et réciproquement pour la périphérie. La mobilisation du modèle centre-périphérie semble donc, selon Grataloup, encore féconde pour la formalisation de tout système socio-spatial fondé sur des relations d’inégalité.

Quelle actualité de l’usage du modèle centre/périphérie en sciences humaines ?

33Les différentes contributions des auteurs et autrices témoignent de la labilité des termes « centre » et « périphérie », et montrent de manière variable la façon dont le modèle centre-périphérie dit tour à tour la concurrence ou la complémentarité des territoires, les jeux de domination à l’œuvre, ou encore fait écho à l’hypothèse de la dualisation de la société. Le premier volet de ce numéro entend justement revenir sur la définition des termes et leur portée heuristique dans la recherche urbaine contemporaine. À ce propos, Aurélio Labat entend questionner « l’utilité » du modèle centre-périphérie pour analyser les relations territoriales. Pourquoi parler d’utilité d’un modèle ? Pour l’auteur, l’analyse de la relation centre-périphérie a trop souvent été considérée, à défaut, comme réductrice. Aurélio Labat défend l’idée, au contraire, que s’intéresser à ce duo c’est considérer les territoires en interrelations. En proposant une riche revue de littérature essentiellement géographique, et en confrontant la portée de chacun des termes à des exemples concrets, étudiés notamment dans la grande région Occitanie, l’auteur montre la complexité à laquelle chaque situation territoriale, en apparence homogène, renvoie. Ainsi, derrière le jargon confondant les diverses périphéries d’une ville-centre – à l’image des « villes satellites » – se jouent en fait des relations très variées entre villes moyennes et métropole régionale. D’ailleurs, la désignation d’un territoire comme central ou comme périphérique est bel et bien, si l’on suit l’auteur, une tâche difficile à mener tant la configuration territoriale est complexe et suppose des relations nombreuses à différents niveaux urbains. Néanmoins, désigner les centres et les périphéries d’un système territorial permet de rendre compte de l’existence de rapports hiérarchiques entre ces territoires. En d’autres termes, l’auteur préconise d’aller au-delà des représentations que chacun des termes suscite pour mettre en exergue les jeux de domination à l’œuvre.

34En effet, les représentations sont nombreuses et encore attachées à l’idée que les périphéries sont des espaces éloignés des centres urbains, parfois peu denses, pauvres ou au contraire monofonctionnelles et gagnées, par exemple, par des grandes surfaces commerciales, devenues dans le temps de simples « usines à vendre » (Metton 1982, Péron 1993). Pourtant, les recherches contemporaines ont insisté sur le déploiement d’un polycentrisme urbain, le centre-ville par exemple n’étant pas nécessairement le lieu où se joue la concentration des richesses et/ou la densité (résidentielle, commerciale, etc.). C’est d’ailleurs, par le prisme de l’analyse des fonctions marchandes des territoires, que Nicolas Lebrun, dans sa contribution intitulée « La centralité marchande doit-elle nécessairement faire centre ? La fin du primat de la polarisation », montre la pluralité fonctionnelle des centralités urbaines. En effet, dans un contexte où la mobilité des consommateurs et consommatrices est grandissante et – paradoxalement – où la motilité n’est plus une condition sine qua none de la consommation, l’auteur donne à voir une pluralité de centralités émergentes, aux contours variables, à savoir :
1/ la centralité de polarisation, issue d’une forte densité de commerces permise par l’accessibilité de la zone (entrée de ville, zones commerciales) ;
2/ la centralité dite d’ancrage organisée autour de l’attachement des populations à l’égard du territoire de proximité, la proximité étant ici subjective ;
3/ la centralité de positionnement qui fait référence aux espaces marchands constitués dans des zones stratégiques, où le passage y est presque obligé (zone d’embarcation par exemple) ;
4/ la centralité en distanciel constituée à partir des modes d’approvisionnement à distance : c’est davantage l’implantation de la marchandise qui importe notamment du point de vue de son acheminement que la distance avec le consommateur ou la consommatrice.

35À la lumière de ces réflexions, la notion même de « centre » ne préfigure ni de la densité de l’offre marchande ni de l’affluence des consommateurs. Outre les débats théoriques et la manière dont les chercheurs usent de ces termes, ce numéro entend aussi s’intéresser aux perceptions habitantes et aux représentations que se font les populations de ce qui est au centre ou à la périphérie. Dans un contexte où l’usage du numérique est grandissant, dans tous les domaines de la vie, l’opposition « centre » versus « périphérie » est-elle encore pertinente ? C’est dans le domaine des rencontres amoureuses homosexuelles permises par l’application Grindr, qui géolocalise les utilisateurs, que Clément Nicolle interroge le rapport des usagers au territoire physique. Car force est de constater que le numérique ne gomme pas les appartenances territoriales des individus : au contraire, l’usage d’une telle application conduit les utilisateurs à se questionner sur les espaces potentiels d’une rencontre amoureuse et permet au chercheur de saisir les représentations attachées à certains territoires qu’ils soient ruraux, de banlieue ou au contraire métropolitains. Si dans ces derniers, la densité des profils est avérée, la qualité des échanges y est parfois déplorée en comparaison aux espaces dits périphériques. Ainsi, les espaces centraux ne sont pas forcément valorisés par les utilisateurs de l’application Grindr, chacun des territoires (ville-centre métropolitaine, espace de banlieue, quartiers plus ou moins populaires, petites villes, etc.) étant fortement associé à des modes de vie et à des socialisations différenciées.

36Dans une approche spatiale plus resserrée, à l’échelle de la ville de Dijon, Hervé Marchal prolonge les réflexions sur les représentations qu’ont les populations résidentes du centre et de la périphérie, notamment en s’intéressant aux individus ayant le sentiment d’être tenus éloignés du centre-ville, alors qu’objectivement ils y habitent. Ainsi, l’auteur est amené à distinguer au sein du centre-ville, un « centre central » – on pourrait dire un cœur de ville caractérisé par l’intensité de la vie urbaine –, d’un espace plus en marge désigné sous le terme de « péri centre-ville ». Ce sentiment est à rapprocher des transformations économiques (vacance commerciale), architecturales (constructions neuves) et sociales (espaces résidentiels vieillissants) à l’œuvre, non sans conséquence sur ce sentiment de vivre dans un entre-deux territorial : ni complètement au centre (espace de la patrimonialisation, dense sur le plan marchand, support des pratiques de loisirs, etc.) ni tout à fait en périphérie (incarnée par les zones commerciales).

37Si l’auteur distingue, à partir du cas dijonnais, divers « centres » au centre de la ville, la contribution de Basile Michel s’attache à montrer l’existence de « centralités périphériques ». En prenant pour terrain d’étude le canal de l’Ourcq dans la proche banlieue parisienne, et en interrogeant les initiatives culturelles qui s’y déploient, l’auteur montre que se joue le brouillage des catégorisations classiques « centre et périphérie ». En effet, il décrit l’émergence de centralités « dans des espaces historiquement perçus, classés ou vécus comme périphériques du point de vue spatial, social, politique, économique ou culturel ». Car ces espaces, bien que situés en banlieues de Paris, drainent des activités, des ressources, des flux, et des pratiques culturelles qui en font des centralités pour les acteurs du champ culturel. De manière générale, l’auteur distingue plusieurs traits qui définissent la centralité périphérique à savoir son caractère multidimensionnel, évolutif dans le temps et dans l’espace, multiscalaire et relatif. Ce brouillage est aussi étudié par Florie Colin qui, en poursuivant sur la thématique culturelle, observe l’émergence de polarités « concrètes habitantes ». En effet, parce que des espaces aux caractéristiques diverses – centres des villes et des bourgs, périphéries économiques, etc. – structurent les pratiques des habitants, Florie Colin propose de se défaire du terme de « centralité » et des représentations qu’il draine et lui préfère celui de « polarité ». Les « polarités concrètes habitantes » ne sont ni toujours situées au centre des villes ni perçues comme en périphérie des pôles urbains ; elles renvoient à leur attractivité, et notamment à l’offre proposée dans le contexte d’une consommation de service culturel (ici le cinéma). Les polarités telles que décrites par l’autrice sont donc le produit à la fois des constructions territoriales administratives, politiques, historiques, mais aussi le résultat de pratiques individuelles quotidiennes et des espaces pratiqués.

38In fine, ce numéro entend questionner la force conceptuelle du modèle centre-périphérie à l’échelle internationale. Dans le prolongement de cette précédente contribution, Elsa-Xuân Lainé préfère mobiliser, à partir du cas de l’Île Maurice, le terme de polarité puisqu’il permet de sortir de la grille de lecture centre-périphérie peu pertinente ici. En effet, l’Île Maurice est constituée d’une multitude de polarités économiques et touristiques aux contours variables dès lors que sont considérés les flux entrants et sortants (port, aéroport), l’économie agraire, les espaces touristiques, les localités urbanisées ; polarités tour à tour situées au centre de l’île ou dans des espaces moins accessibles, pourtant progressivement urbanisés. Ainsi des transformations sont observées avec un urbanisme d’enclave soutenu par des « projets de zones privatisées » isolant les populations les plus dotées économiquement.

39La dernière contribution de ce dossier – celle de Martin Minost – nous emmène en Chine, dans la périphérie de Shanghai, au sein de la ville nouvelle de Songjiang, qui accueille des élites urbaines à la recherche d’un mode de vie moins stressant. Si dans l’imaginaire collectif la périphérie demeure un espace méprisé par les populations les plus urbanisées, leur installation dans ces territoires, à distance de l’intensité de la vie urbaine, ne permet pas pour autant de valoriser complètement ces périphéries. D’ailleurs, la mixité sociale y est inopérante. En définitive, ces urbains ne délaissent aucunement leur mode de vie antérieur ; ils continuent de fréquenter les espaces les plus denses et attractifs, mais prônent un mode de vie alternatif tout en mettant à distance les populations rurales historiquement ancrées dans ces territoires.

40À la lecture de ces contributions, nous retiendrons que les termes de « centre » et de « périphérie », bien que largement discutés et parfois même remplacés, demeurent le point de départ de nombreuses réflexions empiriques et théoriques.