1En géographie, en économie spatiale et plus largement dans les études urbaines, la structuration socio-spatiale des sociétés a été approchée de façon prédominante au prisme du modèle centre-périphérie, dans lequel la centralité est systématiquement associée aux centres historiques des villes, lesquels concentreraient populations, richesses et pouvoirs, et domineraient leurs périphéries respectives, reléguées au rang d’espaces polarisés et sous dépendance (Dumont 2017, 2021 ; Van Meeteren 2021). S’il a permis et permet encore de contribuer à la compréhension des rapports des sociétés à l’espace (Lefebvre 2000 ; Reynaud 1981 ; Wallerstein 2004), ce modèle est toutefois largement remis en cause, notamment par un fort développement des périphéries urbaines et des espaces périurbains, lequel s’accompagne de l’émergence de centralités sur divers plans (innovation, commerce, travail, loisirs, etc.) (Chardonnel et al. 2017 ; Dumont 2017 ; Marchal, Stébé 2013).
- 1 Les champs artistiques et culturels comprennent ici les arts (arts du spectacle, arts visuels, etc. (...)
2Parmi ces centralités émergeant en périphérie, certaines sont étroitement liées à des dynamiques artistiques et culturelles1. Artistes et autres acteurs des mondes de l’art et de la culture apparaissent en effet comme des « créateurs de ville » participant à la transformation des territoires et à la constitution de nouvelles centralités urbaines (Ambrosino 2013, Michel 2022b). Le mouvement d’agglomération spatiale de multiples lieux et activités artistiques et culturels le long du canal de l’Ourcq – situé dans le Nord-Est parisien – illustre le rôle que peuvent jouer l’art et la culture dans l’émergence de centralités dans des espaces périphériques. La polarité culturelle qui s’est ainsi constituée contribue à la mutation du canal en matière d’ambiance, d’image et de pratiques sociales, attirant notamment de nombreux publics et visiteurs dans un espace longtemps marginalisé tant spatialement que symboliquement, et ce dans un contexte d’opposition historique marquée entre Paris intra-muros et ses banlieues situées au-delà du boulevard périphérique. Le travail empirique mené sur le canal de l’Ourcq a fait émerger une réflexion sur la notion de centralité périphérique. Si celle-ci peut sembler paradoxale à première vue, elle présente l’intérêt de mettre en lumière un pan des réalités des territoires contemporains : d’abord, le brouillage des catégorisations classiques entre centre et périphérie ; ensuite, l’existence de formes de centralité dans des espaces historiquement perçus, classés ou vécus comme périphériques d’un point de vue spatial, social, politique, économique ou culturel ; enfin, l’imbrication des territoires dans des dynamiques évolutives et relationnelles en matière de centralité.
3Dès lors, l’objectif de cet article est de définir et de développer la notion de centralité périphérique afin de contribuer au renouvellement des approches centre-périphérie et de permettre ainsi une meilleure compréhension des réalités des territoires « périphériques ». Quelles formes de centralité s’y déploient, quelles en sont les conditions d’émergence et les implications sociales et urbaines ? Comment ces centralités bousculent-elles et transforment-elles les relations entre le centre urbain historique et la périphérie ? En quoi remettent-elles en question le modèle centre-périphérie ? Cette réflexion s’inscrit dans le tournant périphérique des études urbaines, qui, en proposant de déplacer la focalisation du centre de la ville vers les périphéries, permet d’ouvrir de nouvelles perspectives conceptuelles et d’apporter des connaissances empiriques inédites, notamment en considérant les liens et influences réciproques à l’œuvre entre ces deux types d’espace (Ren 2021). De plus, l’analyse portera ici sur le cas de périphéries marquées par d’intenses dynamiques artistiques et culturelles qui concourent à leur mutation, renvoyant au champ scientifique des arts dans la ville, c’est-à-dire aux recherches s’intéressant aux artistes, lieux culturels et productions artistiques dans leurs dimensions territoriales et urbaines (Michel 2022a ; Redaelli, Stevenson 2022). Au-delà de l’importance des arts dans la vie en société – en tant que sources d’émancipation, d’imagination, etc. – l’intérêt de ce champ réside dans le rôle de puissants révélateurs qu’endossent les arts et la culture quant aux réalités et aux enjeux des villes, constituant un élément central de la compréhension des dynamiques socio-urbaines contemporaines.
4L’article visera à définir la notion de centralité périphérique en deux temps : d’abord épistémologiquement, en partant du concept de centralité à la fois dans sa conception générale et dans son application à la culture ; puis empiriquement, en s’appuyant sur le cas du canal de l’Ourcq. La conclusion sera l’occasion d’une montée en généralité conceptuelle sur la définition de la centralité périphérique, les enjeux qu’elle soulève et les pistes de recherche qu’elle ouvre.
Méthodologie et enquête de terrain
Cet article s’appuie sur une enquête de terrain menée de 2020 à 2023 sur les dynamiques artistiques et culturelles à l’œuvre autour du canal de l’Ourcq, du 19e arrondissement de Paris aux communes de Pantin, Romainville et Bobigny dans le département de la Seine-Saint-Denis (93).
Divers outils méthodologiques complémentaires ont été mobilisés :
– recensement sur le terrain et en ligne pour constituer une base de données géolocalisées des lieux culturels du territoire (nombre, type, localisation) et mettre en évidence cartographiquement leur agglomération spatiale (figure 1) ;
– 31 entretiens semi-directifs avec des artistes et autres acteurs culturels (galeristes, directeurs de théâtres, etc.) afin de comprendre les raisons de leur installation sur ce territoire, les projets artistiques qu’ils développent, les publics qu’ils accueillent et les réseaux collaboratifs qu’ils déploient ;
– analyse des réseaux des mondes de l’art autour du canal de l’Ourcq, à partir des relations recensées lors des entretiens et de recherches complémentaires (rapports d’activité des lieux culturels, sites internet, etc.), dans le but de connaître la nature et la densité des liens tissés entre les acteurs culturels du canal (visualisation des réseaux avec le logiciel Gephi, figure 2) ;
– observation participante, en tant que chercheur invité, au cours des réunions de travail du projet de labellisation du canal comme « quartier culturel et créatif », en vue de saisir les stratégies des acteurs culturels et touristiques en matière de valorisation de ce territoire ;
– observation in situ centrée sur les ambiances, les paysages urbains et les pratiques sociales du canal (dans les espaces publics, lors d’événements…), avec prise de notes et de photographies (photo 1) ;
– 58 entretiens directifs avec des usagers (habitants, publics, travailleurs, touristes) pour affiner la connaissance des pratiques et des représentations sociales du canal ;
– analyse des discours pour identifier les images et récits associés au canal de l’Ourcq, sur la base de trois corpus (articles de presse, entretiens avec les usagers, avis TripAdvisor) et à l’aide du logiciel d’analyse de données textuelles Iramuteq (figure 3) ;
– analyses statistiques du territoire pour saisir les mutations sociales liées à l’émergence d’une centralité périphérique le long du canal.
5Cette première partie vise à définir conceptuellement la centralité périphérique à partir de ses fondements épistémologiques en croisant les champs théoriques de la centralité et du tournant périphérique des études urbaines, tout en interrogeant le rôle des arts et de la culture dans les centralités urbaines.
6La notion de centralité évoque l’attractivité, le plein, la domination d’un espace (le centre) sur un autre (la périphérie) (Monnet 2000). Elle met en évidence l’influence et le rayonnement structurants et polarisants de certains territoires sur d’autres, du fait de la concentration des populations, des activités économiques, des pouvoirs de décision, des ressources financières, des services, des fonctions, etc. (Reynaud 1981). En plus de cette dynamique d’agglomération spatiale, la centralité tient aussi à la capacité d’un territoire à capter, agencer, structurer, diffuser des flux de personnes, d’informations et de biens (Gaschet, Lacour 2002). Au-delà de ces dimensions fonctionnelles, elle est une construction sociale et symbolique, façonnée par les pratiques concrètes ainsi que les représentations socio-spatiales individuelles et collectives qui attribuent une signification et une importance différenciées aux lieux (Collectif-Rosa-Bonheur 2016 ; Marchal, Stébé 2013 ; Monnet 2000).
7Multidimensionnelle, la centralité se déploie ainsi à la fois sur les plans spatial, social, économique, politique, culturel et/ou symbolique (Marchal, Stébé 2013). Elle est également évolutive et dynamique, pouvant se déplacer, disparaître, s’intensifier, s’étendre, s’effriter au cours du temps et de l’espace (Bertoncello 2007 ; Gaschet, Lacour 2002). Elle est enfin multiscalaire et relative, au sens où le rayonnement d’un territoire peut être structurant à toutes les échelles, du local à l’international, et ne se comprend qu’en relation avec celui, parfois plus puissant, des autres territoires (Dumont 2017).
- 2 Pour une analyse récente de ces théories, voir Van Meeteren, 2021.
8Longtemps dominant dans les analyses spatiales, le modèle centre-périphérie associe la centralité exclusivement au centre urbain, suivant une conception radiale, hiérarchique et duale des territoires avec une domination univoque du centre sur la périphérie (Dumont 2017, 2021 ; Van Meeteren 2021). Cette dernière est alors considérée comme dépendante du centre autour duquel elle s’organise de façon concentrique, dépendance en matière à la fois de pouvoirs politiques, de services urbains, d’innovations, etc. Ce modèle résulte d’une longue tradition de recherche, depuis les théories d’analyse spatiale de Johann Heinrich von Thünen et de Walter Christaller2 jusqu’aux travaux d’Henri Lefebvre (2000), qui identifient de façon binaire, d’une part, le centre historique des villes comme le lieu de concentration des pouvoirs et des richesses, d’autre part, la périphérie comme un espace de relégation sociale et économique.
- 3 Il s’agit de la Loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropo (...)
9Au-delà des études urbaines, ce modèle est aussi influent dans le champ politique et opérationnel, en particulier en matière d’aménagement des territoires. Ainsi, l’idée d’un centre qui dominerait ses périphéries dans une organisation radiale du territoire, un centre duquel jailliraient innovations et richesses et dont dépendrait la compétitivité du territoire dans la mondialisation, inspire et justifie des orientations politiques visant à soutenir les logiques de concentration des activités économiques, des moyens et des pouvoirs dans les centres urbains – à l’image de la création des métropoles par la loi MAPTAM3 en France (Dumont 2017, 2021).
10Ce modèle centre-périphérie comporte d’importantes limites (Dumont 2017). Tout d’abord du point de vue scientifique, car si le pouvoir est historiquement concentré dans le cœur des villes, riches et pauvres y cohabitent depuis l’Antiquité suivant des configurations diverses liées aux contextes locaux, tandis que de multiples développements et innovations émergent des périphéries indépendamment des centres. Du point de vue opérationnel ensuite, puisque les politiques publiques soutenant la métropolisation au service de l’attractivité et de la compétitivité des territoires ne produisent pas les effets attendus en matière de développement économique, tout en entraînant des effets néfastes tels que le renforcement des inégalités socio-spatiales (Bouba-Olga 2020 ; Bouba-Olga, Grossetti 2018).
11La réalité contemporaine des territoires accentue les limites de ce modèle sous l’effet d’évolutions profondes et majeures, telles que l’extension urbaine des villes et la croissance des mobilités individuelles depuis la seconde moitié du xxe siècle. En particulier, nombre d’habitants déploient leurs pratiques quotidiennes en se détachant partiellement voire totalement des centres urbains historiques, circulant au gré de leurs envies et de leurs besoins entre divers espaces périurbains et ruraux, et construisant ainsi des « centralités concrètes » dans des territoires spatialement périphériques (Marchal, Stébé 2013 : 125). Cela induit à la fois une dissociation de la centralité et du centre historique des villes et une structuration de l’espace (géographique, social, économique…) davantage réticulaire que radiale (Chardonnel et al. 2017, Dumont 2017). La montée en puissance de centralités dans les périphéries, suivant un long processus historique et sans supprimer l’influence des centres urbains, fait émerger une réalité nettement plus complexe que ce que suggère l’opposition binaire du modèle centre-périphérie.
12Cette réalité a justifié le développement d’approches alternatives au modèle centre-périphérie pour saisir l’organisation socio-spatiale des sociétés. Dès le xxe siècle, les travaux de l’école de Los Angeles ont cherché à montrer la fonction structurante et polarisante des périphéries dans la vie et l’organisation urbaines (Dear 2002). Ces travaux ont depuis été largement prolongés par d’autres, jusqu’à engager un tournant périphérique des études urbaines (Ren 2021). De nombreuses recherches alimentent ce changement de paradigme en plaçant les périphéries au cœur de l’analyse, voire en les considérant comme les nouveaux centres du développement urbain (Gündoğan 2021 ; Gururani, Kennedy, Sood 2021 ; Keil 2018).
13Ce tournant périphérique présente l’intérêt d’opérer un décentrement du regard vers des espaces périphériques, minoritaires, marginaux, historiquement moins visibles et étudiés que les centres (marges urbaines des métropoles, hinterlands ruraux…). Cela permet tout d’abord de sortir de la dichotomie centre-périphérie – cadre statique qui donne la primauté au premier – pour approcher de façon dynamique et évolutive les questions de centralité (Gündoğan 2021 ; Marchal, Stébé 2014). Cela permet ensuite d’éviter une démarche hiérarchisante et normative qui classerait les périphéries en infériorité par rapport aux espaces habituellement catégorisés comme « centres » en les abordant pour elles-mêmes et dans leurs relations réciproques à ces derniers (Depraz 2017). Cela permet enfin de faire émerger de nouvelles notions ou d’hybrider certains concepts pensés à partir des centres, tout en apportant des connaissances empiriques sur les réalités des espaces périphériques (Ren 2021).
14Ces perspectives peuvent être approfondies et questionnées en abordant le rôle des arts et de la culture dans la centralité. La présence de lieux, de dynamiques et d’acteurs artistiques et culturels est reconnue comme un élément constitutif de la centralité d’un territoire par sa contribution à son rayonnement, à sa renommée et à son attractivité (Boichot 2012, Guerisoli 2017, Lucchini 2010), allant parfois jusqu’à représenter un élément majeur de son statut métropolitain, à l’instar de Berlin (Grésillon 2002). Les arts et la culture, notamment via leur instrumentalisation dans les politiques urbaines, agissent en effet sur divers plans pour accroître la centralité des espaces : esthétisation des ambiances et des paysages par les œuvres de street art (Vaslin 2021), transformation de l’image territoriale par la tenue de festivals (Quinn 2005), renforcement de l’attractivité touristique par la labellisation de « quartiers créatifs » (Michel 2020), stimulation du développement économique par la contribution en capital humain des artistes dans divers secteurs économiques (Markusen, King 2003), attraction de publics par la programmation des lieux culturels (Lucchini 2010), intensification de la vitalité culturelle et sociale par des projets artistiques territorialisés (Michel 2022a), etc.
15Les arts et la culture participent dans de nombreux cas à renforcer le poids et l’influence des espaces urbains, notamment parce que les acteurs et les lieux culturels ont historiquement tendance à se regrouper dans les villes, et plus particulièrement dans certains quartiers centraux et péricentraux (Michel 2022b). Il en va ainsi, par exemple, dans les centres historiques de villes comme Paris, où l’agglomération de musées et autres lieux patrimoniaux contribue à l’image culturelle du territoire, attire visiteurs et touristes, construit des centralités patrimoniales (Boichot 2012).
16Mais les dynamiques artistiques se déploient aussi en dehors des centres urbains et des pôles culturels hérités. Souvent poussés à quitter ces espaces par l’avancée de la valorisation immobilière et de la gentrification, nombre d’artistes et autres acteurs culturels investissent spontanément les marges, les friches, les espaces libres et les interstices urbains pour y aménager leurs lieux de vie, de création et de monstration (Ambrosino, Andres 2008 ; Zukin, Braslow 2011). De façon plus planifiée, ils sont aussi instrumentalisés dans des politiques urbaines visant la revalorisation par la culture d’espaces périphériques ou marginalisés (Michel 2022b, Balti 2017). Ils endossent dans les deux configurations le rôle de créateurs de ville et de défricheurs urbains, contribuant à l’émergence de centralités en périphérie. C’est le cas dans l’histoire urbaine, par exemple à Paris dans les années 1860, où l’installation massive et spontanée d’artistes peintres dans la Plaine Monceau a transformé ces terrains vagues à la périphérie de la capitale en un véritable quartier vitrine et emblème des arts, attirant la bourgeoisie qui venait y visiter les ateliers d’artistes (Charpy 2009). C’est également le cas aujourd’hui, par exemple à la périphérie de ces villes chinoises où des sites industriels abandonnés sont transformés en attractions culturelles et touristiques à la suite de leur investissement par des artistes et des galeristes, puis de leur labellisation politique comme « quartiers créatifs » (Michel 2020).
17C’est au croisement du concept de centralité, du tournant périphérique des études urbaines et du rôle joué par les arts dans l’émergence de nouvelles centralités que se positionne la notion de centralité périphérique abordée dans cet article. Je la définis ici comme l’influence et le rayonnement structurants, polarisants, sur les espaces environnants et des lieux distants, d’un territoire qualifié de « périphérique » dans le modèle traditionnel centre-périphérie. La centralité périphérique d’un territoire repose sur la présence de fonctions et de ressources en son sein (populations, activités économiques, services, etc.), sur sa capacité à structurer des flux matériels comme immatériels, sur sa signification et son attractivité tant pratiques que symboliques, en lien avec les représentations sociales et les usages concrets des populations. À l’image du concept général de centralité, elle est multidimensionnelle (culturelle, commerciale, etc.), évolutive dans le temps et dans l’espace (émergence, déclin, déplacement, etc.), multiscalaire (du local à l’international) et relative (à considérer en interaction avec d’autres centralités).
18Sous ses accents volontairement paradoxaux, la centralité périphérique présente ainsi un double intérêt. Elle met tout d’abord en lumière, pour mieux en caractériser les réalités et les enjeux, l’existence de centralités dans des espaces catégorisés comme « périphériques » suivant le modèle centre-périphérie dominant. Ce qui, par la suite, incite à dépasser ce modèle et sa vision duale, univoque et radiale de l’organisation socio-spatiale pour en privilégier une approche réticulaire qui interroge les relations et influences réciproques entre les « centres » et les « périphéries » dans une perspective dynamique sensible aux évolutions qui traversent les territoires.
19Partant de la proposition conceptuelle de centralité périphérique, cette seconde partie vise à l’éprouver et à lui donner corps empiriquement au travers d’une analyse du cas du canal de l’Ourcq et des dynamiques artistiques et culturelles qui contribuent à la transformation de ce territoire « périphérique ».
- 4 La Métropole du Grand Paris est un établissement public de coopération intercommunale (EPCI) qui in (...)
- 5 La commune de Pantin, par exemple, a un taux de pauvreté de 27 % contre 14,5 % en France (Insee, 20 (...)
- 6 Le caractère périphérique du canal tient aussi à d’autres dimensions qu’il n’est pas possible de dé (...)
20Le canal de l’Ourcq s’intègre dans un contexte métropolitain parisien très marqué par une opposition binaire entre le centre historique (Paris intra-muros) et les espaces qui l’entourent (les banlieues), opposition qui résulte d’une longue histoire de défiance, d’hostilité et de préjugés (Albecker 2015, Ronai 2004). Malgré l’affirmation d’un projet politique et urbain visant à dépasser ces frontières – incarné par la Métropole du Grand Paris4 – la rupture reste marquée (Le Galès 2020). Dans ce contexte, et suivant le modèle centre-périphérie traditionnel, le canal correspondrait à un territoire périphérique, et ce à différents niveaux. Spatialement d’abord, puisqu’il se trouve dans le Nord-Est parisien, à cheval sur le 19e arrondissement de Paris et plusieurs communes de la Seine-Saint-Denis (Pantin, Romainville, Bobigny) situées derrière le boulevard périphérique qui marque la limite entre la ville-centre et le reste de l’agglomération urbaine, tant physiquement que dans les représentations socio-cognitives de nombre de Parisiens. Socialement et symboliquement ensuite, car le canal s’insère à la fois dans l’un des arrondissements les plus populaires de la capitale et le département le plus pauvre de France métropolitaine5, particulièrement stigmatisé (le fameux 9-3) notamment via de nombreux stéréotypes relayés par les médias (violences urbaines, trafics divers…). Culturellement enfin, puisque l’offre culturelle et patrimoniale est historiquement caractérisée par une surconcentration dans Paris à l’échelle de l’agglomération urbaine6.
21Malgré ce contexte périphérique, le canal de l’Ourcq connaît des dynamiques artistiques et culturelles desquelles émerge une forme de centralité. Cela se traduit d’abord depuis les années 2000 et 2010 par l’agglomération d’activités et de lieux culturels qui ont notamment profité des nombreuses friches urbaines et industrielles présentes sur le territoire pour s’y installer de façon spontanée. Les acteurs de ces lieux ont principalement été attirés par la configuration immobilière présentant une disponibilité de locaux plus spacieux et à moindre coût par rapport à Paris :
On est ici notamment pour l’espace et pour le prix du loyer. Pour avoir l’espace que j’ai à Romainville, on serait entre 10 et 15 000 € à Paris. Ici je paye 1 900 €. Donc c’est hyper intéressant. (Entretien, galeriste installé à Romainville, 2020)
22Ils affichent également une volonté de s’insérer au cœur du Nord-Est parisien, perçu comme l’une des zones les plus dynamiques du Grand Paris au niveau urbain et artistique :
Le choix de localisation était lié à la conviction que Pantin était vraiment en train de bouger, que le Grand Paris était déjà en route, que c’est là que va s’écrire une partie du futur de Paris, et donc on a envie de participer à ce mouvement urbain et culturel. (Entretien, directrice d’un lieu culturel à Pantin, 2021)
23De nombreux acteurs culturels historiquement implantés dans Paris intra-muros ont ainsi franchi le périphérique pour s’implanter à proximité du canal. Plusieurs galeries d’art contemporain influentes (Air de Paris, Galerie Wolff, Galerie Sator…) se sont par exemple installées collectivement dans un ancien site industriel réhabilité par la fondation Fiminco à Romainville, quittant les traditionnels quartiers de galeries de la capitale comme le Marais. Ces nouveaux arrivants ont rejoint le long du canal aussi bien des acteurs culturels issus du territoire de la Seine-Saint-Denis, comme les nombreux street artistes originaires de Pantin et ses environs, que de grands équipements et événements culturels publics implantés suivant une stratégie politique de régénération urbaine (dans le parc de La Villette, par exemple).
24Ce phénomène d’agglomération spatiale entraîne l’émergence d’une véritable polarité artistique et culturelle à la périphérie de Paris, avec aujourd’hui plus d’une centaine de lieux culturels regroupés autour du canal de l’Ourcq (figure 1). Cette polarité est caractérisée par une forte diversité des lieux en matière de pratiques artistiques (musique, théâtre, art contemporain, etc.) et de degré d’institutionnalisation, témoignant de la présence sur le territoire d’une fonction culturelle complète et diversifiée : galeries et centres d’art privés (Magasins généraux, Galerie Thaddaeus Ropac…), institutions culturelles publiques (Centre national de la danse, La Villette, Théâtre du Fil de l’eau…), lieux culturels et festifs intermédiaires (club électro Kilomètre25, péniche La Pop…), artist-run spaces plus underground (Atelier W, ChezKit…), etc.
Figure 1 : Le canal de l’Ourcq, polarité culturelle périphérique.
© B. Michel.
25À l’agglomération de lieux et d’acteurs culturels le long du canal, s’ajoute l’ancrage territorial de réseaux relationnels d’entraide et de coopération qui les relient (figure 2), constituant une seconde dimension de la centralité de ce territoire.
Figure 2 : Les réseaux des mondes de l’art ancrés le long du canal de l’Ourcq
© B. Michel.
- 7 En écho aux « mondes de l’art » (Becker 1982), cela illustre la dimension collective de la création (...)
26Ces réseaux sont caractérisés par l’entremêlement de deux types de liens : d’une part, des collaborations et des partenariats pour la production de programmations, d’actions et de projets culturels collectifs (événementiel, médiation, spectacles, expositions, etc.), d’autre part, des liens informels d’interconnaissance, d’échange d’idées et d’entraide entre artistes et lieux culturels (prêt de matériel, diffusion d’informations, aide technique, etc.). La densité de ces réseaux est forte (7,9 relations par structure en moyenne) et résulte notamment de la multiplicité des partenariats entre équipements culturels mais aussi du regroupement d’artistes au sein d’espaces collectifs partagés de type artist-run spaces, qui constituent des lieux de mutualisation, d’échanges informels, voire de projets communs. De ce fait, le canal s’affirme comme un espace structurant dans la circulation des informations, des idées, des techniques, des savoirs, des œuvres et des pratiques dans les mondes de l’art et de la culture du Nord-Est parisien et au-delà7.
27Le parcours récent d’une artiste plasticienne permet de l’illustrer. Vivant à Paris après s’être formée à Nantes, elle établit ses premiers contacts au sein du canal de l’Ourcq lors de sa sélection comme artiste en résidence à la fondation d’art contemporain Fiminco. Au cours de cette expérience d’un an, elle côtoie les autres artistes en résidence, avec qui elle partage les espaces de vie et les ateliers de création, puis présente son travail lors d’une exposition collective finale ouverte au public. Elle expose également aux Magasins généraux, centre d’art situé le long du canal et entretenant des liens informels avec la fondation Fiminco. L’année suivante, elle est sélectionnée pour une résidence d’un an et demi dans un autre lieu culturel du territoire, Artagon Pantin, lui-même en relation avec les Magasins généraux, les fondateurs du premier étant les codirecteurs du second, entre autres liens. Elle partage alors son atelier avec un autre artiste (formé à Paris et à Clermont-Ferrand) ayant également exposé aux Magasins généraux. De leur collaboration naît une exposition en duo dans une galerie parisienne, dont le commissariat est assuré par un artiste américain rencontré alors qu’il était en résidence à la fondation Fiminco l’année précédente.
28La fonction culturelle du canal de l’Ourcq génère et polarise de nouvelles pratiques sociales sur ce territoire. Spectacles, expositions, concerts, festivals et autres événements culturels y attirent participants et visiteurs, d’autant plus que la concentration des lieux culturels et l’ancrage de leurs réseaux agissent comme amplificateurs des occasions de frottements et de rencontres avec les publics. Cela se concrétise notamment par l’organisation d’événements collectifs dans l’espace public, comme la journée Un kilomètre de danse organisée par le Centre national de la danse en collaboration avec d’autres lieux du territoire (Magasins généraux, Théâtre du Fil de l’eau…) dans le but d’inviter spectateurs et passants à danser le long du canal autour de diverses propositions (ateliers, spectacles, etc.) (photo 1). Certains de ces événements visent à créer une continuité dans les pratiques concrètes entre Paris intra-muros et la banlieue. L’Été du canal, par exemple, propose des concerts flottants, des croisières street art et d’autres actions artistiques au fil de l’Ourcq et de ses quais, invitant le public à traverser le périphérique dans un sens comme dans l’autre.
Photo 1 : Spectacle par des habitants de Pantin durant l’événement Un kilomètre de danse, le long du canal de l’Ourcq
© B. Michel, 2023.
- 8 Pour l’échantillon interrogé, 49 % des usagers du canal viennent de Seine-Saint-Denis, 25 % de Pari (...)
29Ainsi, alors même que nombre d’habitants de la capitale ont longtemps rechigné à franchir le périphérique, un lieu comme les Magasins généraux à Pantin accueille un public pantinois (30 %), parisien (30 %) et d’ailleurs (40 %), les galeries d’art contemporain installées à Romainville arrivent à conserver une partie de leurs collectionneurs parisiens et les espaces publics bordant le canal se voient investis par diverses populations8 avec des usages variés (balade, détente, sortie culturelle, etc.). Le témoignage d’une habitante de Pantin illustre cette évolution :
Quand j’habitais à Paris, le canal de l’Ourcq, ça allait jusqu’à La Villette, mais même pas en rêve je savais ce qui se passait de l’autre côté du périph’. Maintenant, je vois le canal depuis ma fenêtre, et il est de plus en plus peuplé année après année de promeneurs, cyclistes, poussettes, triporteurs, trottinettes, gens qui pique-niquent… Il y a aussi tout un public qui s’intéresse à la musique et autres qui va venir à un concert au Dock B, à la guinguette, à la péniche, ou voir un truc à la brasserie Gallia, au tiers-lieu la Cité Fertile… On voit une évolution. (Entretien, habitante de Pantin, 2021)
- 9 À Pantin, par exemple, la médiane des revenus annuels fiscaux déclarés par unité de consommation es (...)
30Ces nouvelles pratiques s’inscrivent dans la mutation plus globale du canal, largement impulsée par des projets urbains (comme la Zone d’Aménagement Concerté du Port, à Pantin) qui requalifient les espaces publics et font augmenter les prix de l’immobilier par la construction d’immeubles commerciaux et résidentiels attirant de nouveaux commerces et entreprises plus lucratifs ainsi que des populations plus aisées. Ces opérations immobilières se concentrent principalement à proximité directe du canal et progressent suivant cet axe de Paris vers la banlieue, entraînant une gentrification qui apparaît comme un corollaire de la centralité émergeante de l’Ourcq9.
31La centralité du canal de l’Ourcq s’incarne également dans des récits qui contribuent à influencer les images et les représentations qui lui sont associées. Premièrement, les acteurs culturels produisent des discours qui valorisent le canal comme le nouveau territoire de la création artistique à visiter et à expérimenter dans le Nord-Est parisien et aux frontières du Paris historique. Cela se matérialise dans leurs stratégies de communication auprès des publics, voire dans leurs programmations culturelles. C’est le cas des Magasins généraux, qui se revendiquent « centre de création grand-parisien derrière le périphérique » (entretien, directrice des Magasins généraux, 2021) et développent des actions concrètes dans ce sens : création à destination du grand public d’une carte « Au fil de l’Ourcq » valorisant la concentration de lieux culturels et festifs le long du canal, montage de l’exposition photographique « Les Grands Parisiens » pour la première saison culturelle, etc.
32Ces discours ont une dimension collective puisqu’un groupe d’une vingtaine de lieux culturels s’est constitué autour de l’agence Seine-Saint-Denis Tourisme pour labelliser et valoriser le canal comme « le quartier culturel et créatif qui réenchante Paris » (entretien, responsable de la communication d’un des lieux impliqués, 2021), notamment au moyen d’une communication commune et d’une programmation croisée. Le périmètre retenu, proche de celui défini précédemment (figure 1), crée une continuité symbolique entre Paris intra-muros et la Seine-Saint-Denis en englobant dans une même entité culturelle et spatiale des territoires situés de part et d’autre du boulevard périphérique mais reliés par l’Ourcq. Dans le même temps, le nom du projet – « L’Ourcq, Grand Paris culturel et créatif » – et les éléments de communication choisis marquent la volonté des acteurs de participer à la création d’une nouvelle centralité à l’échelle de la métropole parisienne, distincte du centre historique :
Si le Paris classique, le Paris éternel s’incarne principalement en bords de Seine, le cœur battant de la création artistique a trouvé un nouveau territoire d’expression dans l’Est parisien, au fil de l’Ourcq. (Site internet du projet de quartier culturel et créatif de l’Ourcq10)
- 11 Lieures A. (2021), « Sa transformation est spectaculaire : longtemps délaissé, le canal de l’Ourcq (...)
- 12 Sur la base Factiva, en 2022, 206 articles mentionnent le canal de l’Ourcq et 39 en font leur objet (...)
- 13 Les u.c.e sont des segments de texte cohérents obtenus à l’aide du logiciel d’analyse textuelle Ira (...)
- 14 Malgré la gentrification et l’arrivée de ménages aisés, une population pauvre se maintient sur plac (...)
33Deuxièmement, les récits médiatiques à propos du canal diffusent l’image d’un territoire dynamique et attractif sur le plan culturel et artistique. Il est ainsi valorisé dans la presse comme « l’un des lieux de sortie les plus en vogue du Grand Paris »11 grâce à ses péniches culturelles, ses œuvres de street art, ses lieux de concerts, ses terrasses de bars, ses festivals, etc. L’analyse des articles publiés sur le canal de l’Ourcq12 montre la prédominance des arts et de la culture dans son image médiatique (52 % des unités de contexte élémentaires [UCE]13), devant son histoire industrielle (en lien avec le bicentenaire de sa construction). Cette image se heurte toutefois à la réalité d’un territoire marqué par d’importantes inégalités sociales14 et certains faits qui s’y déroulent, notamment l’évacuation de camps de migrants. Ces aspects contribuent également à la symbolique associée au canal et en produisent une image hétérogène et contrastée (figure 3, p. 78).
Figure 3 : L’image médiatique du canal de l’Ourcq, en 2022
© B. Michel.
34Troisièmement, les usagers du canal concourent aussi à la diffusion d’une image de territoire attractif, notamment par les représentations empreintes d’une aura positive qui affleurent dans leurs témoignages. C’est par exemple le cas sur le site d’avis TripAdvisor, où les 43 avis publiés qualifient le canal de lieu de balade agréable (86 % des UCE) agrémenté d’une dimension culturelle souvent liée aux œuvres de street art présentes dans l’espace public (14 % des UCE). Quant aux représentations du canal de l’Ourcq exprimées par les usagers interrogés, elles renvoient majoritairement à un espace convivial de détente et de loisirs (54 % des UCE) et secondairement à un espace d’art, de culture et de fête (26 % des UCE).
35Dans un contexte parisien pourtant emblématique des oppositions binaires centre-périphérie (entre Paris et les banlieues), l’analyse du canal de l’Ourcq met en évidence l’affirmation d’une centralité sur un territoire classiquement qualifié de « périphérique » alors qu’il possède en réalité une influence et un rayonnement structurants sur des espaces proches comme distants. Ce cas empirique souligne les différentes composantes de la centralité périphérique telle qu’elle a été définie conceptuellement :
(1) Un territoire à la position « périphérique » suivant le modèle centre-périphérie traditionnel, à l’image du canal de l’Ourcq qui s’est historiquement construit à la périphérie de Paris sur divers plans (spatial, social, culturel, symbolique, etc.).
(2) La présence sur ce territoire de fonctions et de ressources, notamment liées, dans le cas du canal, à l’agglomération d’une grande diversité d’activités et de lieux artistiques et culturels qui conduit à l’émergence d’une polarité culturelle.
(3) La capacité de ce territoire à capter et à agencer des flux matériels et immatériels, laquelle s’observe le long du canal de l’Ourcq par les réseaux des mondes de l’art qui s’y sont ancrés et par leur rôle dans la circulation locale et extra-locale des informations, des idées et des pratiques artistiques et culturelles.
(4) L’attraction de ce territoire en matière de pratiques concrètes des habitants et des autres usagers, qui en fait un nœud de vie sociale, à l’instar des résidents et visiteurs extérieurs (notamment parisiens) venus profiter du canal pour son cadre urbain renouvelé et pour l’offre culturelle qui y est proposée.
(5) La signification et l’attractivité symboliques de ce territoire, qui sont visibles dans les images médiatiques et les représentations sociales des populations et qui découlent, dans le cas du canal, des récits d’acteurs culturels, de médias et d’usagers le distinguant comme un espace artistique, culturel et festif.
- 15 La construction par l’État, en 2021, d’un mur entre Pantin et Paris pour limiter la circulation des (...)
36Le cas du canal de l’Ourcq est également révélateur de certains des enjeux soulevés par la notion de centralité périphérique. C’est en premier lieu le modèle centre-périphérie traditionnel qui est largement remis en cause par le processus d’émergence et d’affirmation d’une centralité urbaine et culturelle dans ce territoire à la situation historiquement périphérique. Sans faire disparaître le rayonnement de Paris, ce processus montre l’évolution de la centralité au fil du temps (émergence récente ici) et de l’espace (en dehors du centre urbain historique). Cette remise en cause tient aussi aux relations et aux influences réciproques existant entre Paris et les banlieues au niveau du canal avec, par exemple : l’abaissement symbolique et pratique de la frontière qui les sépare (notamment par l’attraction de publics et d’actions culturelles visant à créer une continuité dépassant le périphérique), ou l’entremêlement, fondamental dans la centralité de l’Ourcq, de dynamiques endogènes issues de la périphérie (comme la présence de street artistes de Seine-Saint-Denis) et de dynamiques exogènes issues du centre historique (telles que le déplacement de galeries d’art contemporain parisiennes à Romainville). Ces relations et ces influences atténuent la séparation entre centre et périphérie, d’autant plus fortement dans le contexte du Grand Paris, au point d’interroger la notion même de centralité périphérique. En effet, la trajectoire du canal ne tend-elle pas finalement à alimenter une extension de la centralité parisienne historique vers la proche banlieue, plutôt qu’une centralité périphérique ? La persistance d’une démarcation spatiale et symbolique incarnée par le périphérique15, d’une identité territoriale singulière revendiquée par les acteurs culturels du canal et d’une structuration propre des réseaux artistiques et culturels locaux témoigne de l’émergence le long de l’Ourcq d’une centralité distincte du centre historique représenté par Paris intra-muros, sans préfigurer nécessairement les évolutions futures.
37En second lieu, l’émergence de la centralité périphérique de ce territoire y entraîne des mutations sociales et urbaines ambivalentes. D’un côté, cela contribue au développement culturel local par la présence de nombreux lieux, activités et événements artistiques et culturels territorialement ancrés et rassemblés autour d’un objectif commun de valorisation du canal, de dynamisation de sa vitalité culturelle, de rencontre avec les publics. De l’autre, cela participe à la transformation urbaine et d’image du territoire et renforce son attractivité. Ce processus insère les territoires comme l’Ourcq dans des logiques de valorisation immobilière et touristique et donne lieu à des phénomènes de gentrification, provoqués par l’impulsion combinée de projets urbains et d’investissements publics comme privés, qui alimentent les dynamiques de fragmentation socio-spatiale des espaces urbains. En ce sens, les dynamiques du néolibéralisme urbain se diffusent, ainsi que leurs effets, du centre vers la périphérie.
38Pour conclure, la notion de centralité périphérique ouvre des perspectives de recherche sur la structuration socio-spatiale des sociétés. Illustrée ici par le cas de dynamiques artistiques et culturelles intenses ancrées dans une banlieue, elle constitue de manière plus générale une grille d’analyse conceptuelle et empirique des formes de centralités existant dans les espaces « périphériques ». Elle pourrait dès lors permettre de questionner de façon transversale des centralités de natures différentes dans des contextes variés : par exemple, centralité culturelle de certains territoires ruraux (Delfosse, Georges 2013), centralités concrètes des espaces périurbains (Marchal, Stébé 2013), centralité économique et sociale des territoires populaires (Collectif-Rosa-Bonheur 2016). D’un point de vue conceptuel, la centralité périphérique permet de placer au cœur de l’analyse des espaces souvent marginalisés dans les études et les politiques urbaines et de montrer l’existence de centralités en leur sein, appelant au dépassement des approches classiques centre-périphérie. Elle présente également un intérêt du point de vue opérationnel en mettant en lumière les risques associés aux dynamiques d’attractivité liées à l’émergence d’une centralité dans un contexte périphérique (gentrification, touristification, fragmentation socio-spatiale, etc.). La centralité périphérique offre ainsi des pistes pour mieux comprendre les réalités des organisations socio-spatiales contemporaines, particulièrement en abordant dans une perspective dynamique et multidimensionnelle les relations évolutives, multiscalaires, relatives, réticulaires et réciproques entre les territoires « centraux » et « périphériques ».
RSS feed
