2Cet ouvrage se propose donc de questionner la « santé unique » à l’ère de l’anthropocène, en abordant conjointement les connaissances, les représentations et les pratiques d’une diversité d’acteurs pour rendre compte de la construction socio-environnementale, territoriale et sanitaire du « risque tique ». Pour cela, l’enquête repose sur des entretiens avec différents acteurs ainsi que sur des observations réalisées dans l’Argonne, région du Grand-Est particulièrement exposée à ce risque. Deux types de milieux associés à des « risques tiques » différents ont été identifiés, et chacun associé à deux types d’acteurs : les milieux « fermés », comme les forêts, avec les chasseurs et les forestiers, et les milieux « ouverts », comme les champs et les prairies, avec les randonneurs et les agriculteurs. Afin d’analyser l’appréhension du « risque tique » par ces différents acteurs, le dispositif analytique proposé par Philippe Hamman et Aude Dziebowski cherche à croiser leurs connaissances, représentations et pratiques. Cette méthodologie intéressante permet de croiser des données issues de différents champs disciplinaires, et répond ainsi à la perspective interdisciplinaire énoncée initialement. Enfin, il est également à noter que l’ouvrage met largement en valeur les différents matériaux collectés au travers de nombreux extraits d’entretiens et de photographies prises lors des séances d’observation.

5Les enjeux méthodologiques de l’ouvrage ayant déjà été exposés précédemment, ce sont les chapitres 3 à 6 qui seront directement évoqués ici.

6Le chapitre 3 pose la question des connaissances que les différents acteurs identifiés ont de la présence et du comportement des tiques, ainsi que des risques sanitaires qui y sont associés. Ces savoirs sont notamment issus de la socialisation primaire des acteurs et de savoirs ruraux. Les auteurs interrogent ainsi comment ces savoirs se confrontent au cadre scientifique et médical. L’empirie est ici déterminante dans la dynamique de construction de ces savoirs qui sont directement en prise avec un milieu environnemental et social : ceux-ci sont construits au prisme tant de l’expérience d’un terrain que d’un contexte social spécifiques (pratiques, cercles sociaux fréquentés, etc.). Globalement, l’analyse des connaissances des acteurs révèle qu’elles reposent sur l’appropriation de données médicales au regard d’un environnement social plus large (apports de l’entourage, des différents cercles de socialisation, Internet, etc.). Ce point est également corroboré par l’analyse des représentations, qui font l’objet du chapitre suivant.

7Le chapitre 4 permet en effet de repérer « un double processus de traduction territoriale et d’appropriation par les acteurs, du cadre écologique en un répertoire socio-environnemental, et du cadrage médical en un registre sanitaire perçu localement et socialement » (p. 71). Tout d’abord, les auteurs mettent en évidence une variabilité des représentations selon les acteurs, par exemple en fonction de leur implication par rapport au territoire (habitants vs. touristes). Cette variabilité dans l’appréhension du risque dépend aussi d’autres facteurs comme la météo et la saison, ou les expériences vécues. Enfin, la dynamique du « risque tique » est perçue différemment selon les acteurs et la conscience de leur augementation au cours du temps. Après les représentations du rapport aux tiques, les auteurs interrogent également d’une part les facteurs d’explication de la (sur)présence des tiques selon les différents acteurs (changement climatique et chute de la biodiversité, actions qui peuvent les induire, comme les pratiques agricoles et cynégétiques), et d’autre part ceux du risque sanitaire associé (notamment au prisme de la maladie de Lyme dans sa forme chronique). Enfin, Philippe Hamman et Aude Dziebowski abordent l’impact des formes de prise en charge médicale sur les représentations. Cette prise en charge dépend d’un test dont la fiabilité interroge aujourd’hui différents acteurs ; ainsi, au lieu de poser un diagnostic clair, le test ne parvient pas à évacuer complètement le doute auquel certains individus font face quant à leur éventuelle contamination. En bref, le chapitre 4 permet d’identifier différentes modalités d’appréhension du « risque tique », selon les rapports que les acteurs entretiennent au milieu, à la fois social et environnemental.

8Le chapitre 5 s’intéresse au dernier volet du triptyque analytique proposé, celui des pratiques, notamment en posant la question de l’impact des connaissances et des représentations sur l’évolution des pratiques. Y sont notamment interrogées les principales pratiques préventives observées : le contrôle corporel après exposition, le port de vêtements couvrants, l’utilisation de sprays répulsifs, le port et/ou l’utilisation de tire-tiques et enfin la mise en place de panneaux d’information. Les auteurs mettent ici en évidence la tendance des structures collectives (professionnelles ou de loisirs) à inciter les acteurs à une responsabilisation individuelle face au « risque tique », dépendante de l’appréhension de ce risque marquée par différents répertoires de connaissances et de représentations socio-territoriales.

9Le triple référentiel socio-environnemental, sanitaire et individualisé des connaissances, des représentations et des pratiques évoquées précédemment est interrogé dans le cadre du sixième et dernier chapitre. Celui-ci vise à questionner « les processus de mise en relation, coopération ou confrontation » qui « se caractérisent en permanence par des transactions sociales, lorsqu’il en va des conflits d’usage de ‘la nature’ ou encore des modes de communication engagés » (p. 200). Les différentes situations analysées dans l’ouvrage révèlent que cette question de l’appréhension des tiques dépend pleinement d’un contexte économique et social. La diversité des usages de la forêt, ainsi que les intérêts et valeurs qui y sont associés influencent la manière dont les différents acteurs et groupes d’acteurs appréhendent la question des tiques. À la suite de ce dernier volet d’analyse, les auteurs réussissent à dégager des perspectives de réflexions quant aux actions locales qui pourraient potentiellement être engagées face au « risque tique ».

10Finalement, l’ouvrage de Philippe Hamman et Aude Dziebowski permet d’aboutir à quelques conclusions structurantes. Tout d’abord, les connaissances des acteurs sont qualifiées de savoirs « tout à la fois relatifs, empiriques et relationnels » (p. 226). Ensuite, les différentes représentations territorialisées des tiques révèlent une prise de conscience largement partagée du changement climatique global et de ses répercussions - comme l’augmentation de la présence des animaux sauvages – et de l’impact des activités anthropiques – comme la mutation des pratiques agricoles et de l’élevage intensif. Enfin, l’enquête a permis de révéler une individualisation de la prise en charge du « risque tique » promue ou intégrée par les différents acteurs. Il s’agit-là d’un phénomène caractéristique d’une tension analysée dans l’ouvrage qui se manifeste à différents niveaux : tension entre prise en charge individuelle et collective du risque, tension entre assimilation d’un répertoire de savoirs scientifiques et construction d’un positionnement à partir d’une expérience individuelle, ou plus largement tension entre deux dynamiques importantes, celle de la « dépolitisation de l’enjeu médical » par rapport à l’individualisation de la prise en charge du risque par exemple, et de la « politisation de l’inscription socio-environnementale locale » (p. 234) par rapport aux enjeux économiques dans lesquels s’inscrivent certaines pratiques de l’espace.

11Cet ouvrage réussit pleinement l’objectif qu’il s’était fixé, à savoir celui d’interroger les changements socio-environnementaux à l’ère de l’Anthropocène, au prisme de l’analyse de la situation spécifique du « risque tique » en Argonne. Mais cette recherche permet également de soulever d’autres réflexions qui apparaissent en filigrane tout au long de l’ouvrage. Deux seront évoquées ici à titre d’exemple.

12La première concerne différents objets de représentations sociales, présents largement en arrière-plan de l’ouvrage (comme les animaux ou le rural) : ceux-ci pourraient tout à fait être analysés au prisme du triptyque connaissances, représentations, pratiques, en cherchant à en appréhender les dimensions territorialisées. Ce qui permettrait d’éclairer de nouveaux registres de pratiques. Apparaissent par exemple différents registres d’appréhension entre animaux domestiques, sauvages ou d’élevage ; mais l’on pressent que ces différences sont plus largement corrélées, à l’instar de ce qui a été montré pour les tiques, à diverses modalités d’ancrage socio-environnemental et registres de pratiques (randonnée, élevage, chasse, etc.).