1Cet excellent ouvrage analyse la place de la violence dans l’islam contemporain et il a été republié en 2022 en livre de poche, ce qui lui permet d’atteindre un public plus large et désireux de comprendre les enjeux du jihadisme (écriture adoptée par Hugo Micheron). Ce dernier a une double – et même triple – compétence, indispensable pour un tel projet : il est arabisant, fin connaisseur de la théologie musulmane et politiste.

2Comme Fahrad Khosrokhavar (2016, 2018) avant lui, il se fonde principalement sur des entretiens réalisés avec des jihadistes (ou anciens jihadistes) dans les prisons françaises, en les resituant dans un contexte géopolitique national et international. Grâce à l’autorisation des magistrats du pôle antiterroriste, Micheron a pu aller au-delà des entretiens individuels au parloir : il a organisé des cercles de paroles entre prisonniers. Il a aussi interrogé des gardiens de prison et il a eu accès aux responsables politiques – locaux et nationaux – de la politique française en matière carcérale.

3L’ouvrage commence par deux « avertissements » essentiels :

4Il réfute le lien fréquent qui est trop rapidement fait par les administrations, les élus et les journalistes entre les quartiers de la politique de la ville (appelés par euphémisme « quartiers sensibles ») et le jihadisme. Ces quartiers sont définis sur des critères sociaux et économiques qui ne correspondent pas à l’implantation du jihadisme : si ce dernier est présent dans certains quartiers sensibles, il est absent dans d’autres ; inversement, il est aussi présent dans d’autres quartiers et territoires.

5Micheron explore les raisons profondes du développement du jihadisme : considérer le jihadisme comme un « islam radical » est insuffisant. Il faut avoir en tête la dimension politico-religieuse et l’histoire compliquée de l’islam contemporain, qui a connu 4 formes : les frères musulmans ; le tabligh ; le salafisme et le jihadisme, qui comprend lui-même deux branches rivales : le salafo-frérisme et le wahabisme :

« [le salafo-frérisme] a produit al-Qaida […] qui prétend défendre la communauté des croyants musulmans face à l’ennemi occidental […] et le wahabisme rigide [est à l’origine de] l’État islamique en Irak, […] avec l’obligation d’instaurer un “État islamique” refusant tout compromis » (p. 36-37).

6Le sous-titre, « Quartiers, Syrie, prisons » correspond aux trois parties de l’ouvrage :
1. Puisque les quartiers de la politique de la ville constituent un marqueur inadapté, comment définir les quartiers et les territoires dans lesquels le jihadisme s’enracine en France ?
2. Comment comprendre l’attrait de la Syrie pour les candidats français au jihadisme ? Une fois arrivés, il y a eu beaucoup de déceptions et de désillusions.
3. Le passage par la prison n’a pas d’effet mécanique. Il peut avoir des effets opposés : renforcer les convictions des jihadistes endurcis, mais permettre à d’autres un changement de cap.

Quartiers

7Pour comprendre l’implantation du jihadisme sur le territoire français, Micheron s’attarde sur le cas exemplaire de Toulouse. C’est ici que Mohamed Merah a assassiné en 2012 des élèves d’une école juive dans le centre de la ville. Les jihadistes sont présents sur deux sites : le quartier du Mirail, emblématique de la politique de la ville et dans lequel la population maghrébine et musulmane est importante ; mais aussi, dans la grande banlieue toulousaine, le petit village d’Artigat dans l’Ariège. Ces deux localisations ont un point commun : la présence de militants chevronnés (en partie les mêmes : la famille Clain notamment). Ils reçoivent d’autres jihadistes et des candidats susceptibles de le devenir. Cette hospitalité est le « catalyseur » essentiel dans le développement du jihadisme sur un territoire. Ici, ces deux localisations sont complémentaires : il est plus facile de stocker, sans attirer l’attention, des armes et du matériel dans un village que dans un quartier urbain !

8En 1999, l’Algérie a libéré les militants emprisonnés du Groupe islamique armé algérien (GIA). Certains d’entre eux sont venus en France, en particulier à Toulouse où ils ont fait une propagande active dans les milieux maghrébins en faveur du combat contre les mécréants. De façon surprenante, ils légitiment le trafic de drogue, ce qui favorise des alliances pour le moins inattendues entre religieux radicalisés et trafiquants : « La vente de stupéfiants aux mécréants (kouffar) est licite religieusement (halal) tant qu’elle affaiblit “l’ennemi” et, de plus, finance éventuellement la cause » (p. 77).

10Djibril est un revenant de Daech originaire de Toulouse et emprisonné à Fresnes en 1976. Justifiant les attentats de Mohamed Merah contre des enfants juifs innocents et en se situant dans la logique du proverbe : « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », il déclare en voulant élargir le sujet :

C’est ça l’islam ! C’est ça que les gens [ne] comprennent pas. Le Prophète a tué des gens de son propre peuple ! De son propre peuple ! Du moment qu’un musulman rentre dans l’armée française, il a choisi son camp, il devient tout de suite apostat (cité p. 151).

11Pour Micheron, le but des attentats est resté largement incompris en France, à l’époque et encore aujourd’hui. Il s’agit de provoquer « une rupture nette entre les deux “mondes” : l’un djihadiste assimilé à l’islam tout entier, l’autre “démocratique” associé à la France et à la mécréance » (p. 152).

Syrie

12Le jihad dans le monde arabe commence en 2012 et il aboutit à la proclamation d’un « califat » jihadiste en 2014, dans le nord de la Syrie. Cette partie se fonde principalement sur les discours recueillis en prison de « revenants » français qui ont vécu à l’intérieur de cette mouvance.

13En 2011, des manifestations populaires et pacifiques se multiplient en Syrie et elles sont réprimées dans le sang par Bachar al-Assad, surnommé le « Boucher de Damas » (p. 141). Le gouvernement syrien est soutenu par l’Iran et ses opposants par le Quatar, le Koweït et l’Arabie saoudite. C’est clairement, mais pas uniquement, un conflit entre chiites et sunnites. Bachar al-Assad met en œuvre une stratégie machiavélique qui s’est retournée contre lui : il libère les jihadistes emprisonnés pour qu’ils reprennent leurs activités, ce qui donne une apparence de légitimité à la poursuite de la répression sanglante. Il y a alors une « jihadisation de la rébellion » (p. 162) et le pouvoir en place est victime de sa propre stratégie. C’est aussi le début de l’arrivée de volontaires français pour participer au jihad.

14Ces pionniers sont exclusivement de jeunes hommes expérimentés ; certains sont des combattants, mais la plupart sont appréciés par l’organisation pour leurs compétences techniques (informatique, communication, etc.) ou théologiques. Ils sont mis à l’abri, accompagnés s’il le faut par des gardes du corps ; la plupart d’entre eux ont échappé à la mort. Selon l’un de ces jihadistes :

Parmi les premiers à partir, y avait ceux qui voulaient combattre, mais aussi ceux qui voulaient construire quelque chose là-bas, qui y allaient pour s’installer et en faire venir d’autres (cité p. 172).

15C’est la logique de la découverte d’un « nouveau monde », dans lequel il sera possible de construire un monde nouveau qui permettra de vivre en harmonie avec ses convictions religieuses. Par la suite, une seconde motivation apparaît, dans la logique des Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne : on vient pour aider des frères en danger, puis on retournera chez soi – ou on ira ailleurs – quand la mission sera accomplie. Mais les tenants de ces deux logiques ont été également déçus et il y a eu bien des désillusions une fois sur place.

16Les dirigeants du jihad syrien sont divisés en deux tendances : « salafo-frériste » et « wahhabo-exclusiviste » (p. 180). Les premiers voient les jihadistes étrangers comme des alliés temporaires qui repartiront après la victoire. Pour les seconds, ils ont vocation à rester pour peupler et soutenir le futur État islamique (Châm) : il sera syrien au départ, mais appelé à couvrir le monde entier. Le rapport de force interne a évolué en faveur des seconds et, dans cette perspective, la venue des femmes et des familles étrangères est un gage de stabilité, ce qui la rend souhaitable.

17Les jihadistes français s’attendaient à être considérés comme des frères, sinon des héros. Mais beaucoup de locaux voient leur arrivée « comme une aberration, voire un fardeau supplémentaire parmi les malheurs de la guerre » (p. 183) :

Le gros problème, c’est qu’il y avait beaucoup de Syriens à Jabhat al-Nosra, ils sont restés très nationalistes. Ils disaient par exemple qu’ils ne voulaient pas de mouhajirin [d’émigrés], uniquement qu’on leur livre des médicaments (cité p. 187).

18Un autre point de discorde est relatif à la sexualité. Les jihadistes français supportent mal la séparation stricte entre les sexes : « Les Syriens ne voulaient pas qu’on épouse les Syriennes. Ҫa, c’est humiliant, on va pas rester soumis non plus » (cité p. 188). Réciproquement, certains jihadistes français ont été choqués par les Syriens qui n’appliquaient pas la Charia. L’un d’eux apporte le témoignage suivant :

J’ai rencontré des gens pleins de sagesse en Syrie. Je pense à une personne qui expliquait aux jeunes Français qui brutalisaient un peu les gens : « Les Syriens, ça fait mille ans qu’ils sont dans le coma au niveau de l’Islam [sic], tu peux pas juste arriver et les réveiller d’un coup ! Faut y aller progressivement ». Un vieux fume une cigarette, tu peux pas juste le battre, faut lui apprendre pour pas qu’il recommence. Une Syrienne a un voile mal mis, tu dois lui expliquer comment le mettre, pas la maltraiter [sic]. Il faut éduquer la population avant de la contraindre (cité p. 188-89).

19Mais ce sage conseil a été largement ignoré et, à partir de 2013, les jihadistes syriens ont contraint la population sans l’avoir préalablement éduquée. De même, ils ont contraint les jihadistes français qui faisaient part de leurs critiques et de leur déception. Ils leur ont interdit de retourner en France et ils les ont envoyés au front, aux endroits les plus dangereux. Ceux qui ont malgré tout réussi à s’évader n’ont pas été mieux accueillis par la police française ! Mais, malgré leurs désillusions, certains sont restés fidèles à leur idéal jihadiste.

20Dans cette période, Daech s’autonomise de ses alliés, tous accusés « d’apostasie ». Il part seul à la conquête du Nord et de l’Est syrien. « La stratégie repose sur le recrutement d’un minimum d’indigènes et d’un maximum d’étrangers » (p. 202) : ils seront envoyés aux endroits les plus dangereux. Un an après avoir redonné toute sa vigueur au jihadisme, le chaos syrien l’engloutit à son tour (p. 204) : « les partisans qui s’identifient par leur allégeance au califat sont des “frères” et des “sœurs”, les autres sont complices de l’ordre impie et donc des “ennemis” apostats ou infidèles » (p. 209). Daech abandonne le filtrage des volontaires avec le système des « recommandations ».

[Daech] ouvre ses portes […] aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées, mais aussi aux convertis récents, aux opportunistes et aux instables. […] Le filtrage aura bien lieu, mais sur le territoire « califal », [ce qui donne à l’organisation] le pouvoir total sur l’individu (p. 211).

21Cette « ouverture » utilise beaucoup l’internet. Elle a ses partisans, mais elle est fortement critiquée en interne, ainsi que par les alliés de Daech. Il y a davantage de femmes, de jeunes (18-25 ans) et de convertis récents. Mais les nouveaux arrivants sont en position de faiblesse et l’organisation peut leur donner une affectation sans tenir compte de leurs aspirations. Ce contrôle s’applique à toute la population et non aux seuls nouveaux arrivants.

22Les nouveaux venus sont répartis en quatre catégories : « combattants, religieux, membres des services secrets, administrateurs ». On leur demande leur groupe sanguin, en prévision de blessures au combat. On distingue le combattant « ordinaire » du « martyre » (qui cherche à mourir en tuant le plus grand nombre d’ennemis) et du « commando » (qui risque la mort, mais sans la rechercher). Une fois entré, il est quasiment impossible de repartir (ce serait une trahison). Ce contrôle total des individus est sans doute la raison profonde de l’ouverture à l’entrée (p. 224-26).

23Une minorité d’arrivants est bien traitée et à l’abri des combats en raison de ses compétences dans un domaine utile à l’organisation. Les autres serviront de « chair à canon » et leurs chances de survie sont réduites. C’est la raison de l’admission des femmes volontaires, en plus des captives (Yézidis notamment). La présence des femmes est considérée comme « un mal nécessaire » et elles sont strictement contrôlées : leur installation durable est indispensable, car elle prépare l’autosuffisance en combattants futurs, denrée essentielle à l’expansion du groupe (p. 227).

[Paradoxalement], le « califat » a sédentarisé les étrangers en instaurant un ordre colonial jihadiste au Levant. La ségrégation de l’espace autour de la dichotomie entre « immigrés » et autochtones en a été la première expression (p. 238).

24Autre paradoxe, les étrangers convertis jouissent d’un statut qui les favorise au détriment des autochtones. Ils sont mieux payés, mieux approvisionnés et mieux logés. Cela rappelle « les implantations israéliennes dans les territoires occupés en Palestine après la guerre de 1967 » (p. 241). Mais il y a une différence majeure :

[Les émigrés] agissent sous la férule des dirigeants du « califat » qui les confine dans un ordre totalitaire comparable au système carcéral. […] Tant qu’ils participent à la consolidation du pouvoir, ils bénéficient d’une situation de supériorité par rapport aux Syriens. S’ils refusent de se plier « au jeu » ou si leurs écarts menacent la discipline d’airain qu’imposent les émirs, ils subissent à leur tour la violence implacable qui s’abat ordinairement sur les civils (p. 241-242).
C’est très compliqué de fuir. La plupart le font par ruse. Ceux qui disent qu’ils veulent partir sont assassinés de façon camouflée. […] Ils disent que tu es mort en martyr dans un attentat à Homs, alors que tu es mort dans une prison [entre leurs mains] (cité p. 249).
La création du « califat » a transcendé les dynamiques que nous observions à Toulouse où le jihadisme se déployait autour d’une double polarité criminelle et religieuse. Daech regroupe dans un même vivier les salafistes les plus dogmatiques et les opportunistes les plus violents. Après avoir fait leurs preuves en Syrie, certains de ces derniers sont affectés aux opérations extérieures (p. 253-254).

25En attaquant l’Occident – la France en particulier – Daech espérait provoquer une insurrection communautaire dont il tirerait parti. Au contraire, les attentats en 2015 de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, puis du Stade de France et du Bataclan, ont accéléré ses dérives extrémistes ; ils ont aussi isolé Daech, précipitant son déclin. Ils ont rapproché les positions de la Russie, des USA et de la France sur le dossier syrien. Les départs vers la Syrie ont été limités et surveillés dans toute l’Union européenne. Les puits de pétrole clandestins ont été bombardés, réduisant les ressources de Daech.

26En 2016, les tentatives de déstabilisation de l’Europe ont échoué. La nouvelle stratégie de Daech consiste à pousser les volontaires en Europe à multiplier les attentats locaux, entre autres celui du 14 juillet à Nice où un poids lourd a tué 86 personnes sur la promenade des Anglais. Mais les résultats sont l’inverse de ce qui était escompté : qu’ils soient immigrés ou Français d’origine étrangère, la majorité des musulmans se détourne de ces appels à l’insurrection. C’est la fin du « califat », en interne comme à l’international.

Prisons

27Les jihadistes de retour en Europe et en France passent par la case « prison » et Micheron développe une critique radicale de la vision de la prison de son collègue Farhad Khosrokhavar mais aussi, à travers lui, de Surveiller et Punir de Michel Foucault (1975). Ces deux auteurs auraient le tort de considérer la prison comme une « instance “totale” et isolée de la société » (p. 293). Ils ne pourraient donc pas comprendre les dynamiques qui secouent les prisons, car elles sont très dépendantes de ce qui se passe à l’extérieur.

28Entre Foucault et Micheron, faut-il choisir son camp, accepter l’un et rejeter l’autre ? Certainement pas ! La complexité du social, esquissée par Edgar Morin (1982), est ici précieuse : « le but de la recherche de méthode […] est d’indiquer les émergences d’une pensée complexe, qui ne se réduit ni à la science, ni à la philosophie, mais qui permet leur intercommunication en opérant des boucles dialogiques ». Dans la complexité, il est concevable que la prison soit à la fois coupée du monde et en interaction avec lui.

29La pensée complexe unit les contraires dans un équilibre fragile. Les prisonniers sont à la fois isolés et maintenus dans la société. Foucault et Micheron détiennent chacun une part de vérité sur la prison. C’est une forme de compromis transactionnel : « la transaction sociale [est] un outil pour penser et dénouer la complexité de la vie en société », dans le registre du « en même temps ». Le candidat Macron en avait fait un slogan électoral, mais le président a été incapable de le mettre en œuvre ; il faut reconnaitre que ce n’est pas simple. Une politique pénitentiaire cohérente repose sur des transactions sociales qui permettent de tenir les deux bouts de la chaine à la fois.