Navigation – Plan du site

AccueilNuméros53Individus à l'épreuveLe « supplice de Tantale numérique »

Individus à l'épreuve

Le « supplice de Tantale numérique »

Souffrances implicites et douleurs tues 
des célibataires sur les sites 
de rencontres
The Tantalus myth revisited in the digital age: Implicit sufferings and unvoiced pain felt by singles on online dating sites
Pascal Lardellier
p. 136-143

Résumés

S’intéressant aux célibataires inscrits sur les sites de rencontres sentimentalo-sexuelles, cet article tente de démontrer que ces célibataires éprouvent beaucoup de frustrations, de désillusions, de déceptions, constituant de vraies souffrances. En effet, les valeurs sociales dominantes promeuvent la recherche de plaisirs de toute nature, et des rencontres plaisantes, agréables. Or, sur ces sites, sont surtout ressenties la solitude, l’incommunication, la difficulté à rencontrer et déjà à vivre son célibat. Et puis il y a les représentations hyper-valorisantes des corps mises en ligne sur ces sites, et intimidantes pour celles et ceux qui ne peuvent se conformer aux « standards » en vigueur. Tout ceci concourt à voir des millions de célibataires ressentir des douleurs morales, des souffrances intérieures d’autant plus cruelles qu’elles ne peuvent pas être exprimées, car disqualifiantes socialement…

Haut de page

Notes de la rédaction

Pascal Lardellier est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, notamment consacrés aux usages sociaux d’Internet, aux formes et fonctions des rites dans nos sociétés, notamment Le cœur Net. Célibat et amours sur le Web (Belin, 2004) et Les Réseaux du cœur. Sexe, amour et séduction sur Internet (François Bourin, 2012). Cet article reprend, développe et met en perspective certaines parties de cet ouvrage de 2012.

Texte intégral

« La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde un terrible désordre des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement celui du destinataire, mais avec le sien propre »
Frantz Kafka, Lettre à Miléna

Exergue : en effet, « l’amour fait mal »

  • 1 Cet article se fonde sur une enquête menée pendant plusieurs années dans l’univers du « Net sentime (...)

1Les sites de rencontres ont connu un formidable essor depuis une quinzaine d’années, interconnectant des millions de célibataires (pour le seul Hexagone), en quête d’aventures sentimentalo-sexuelles, mais aussi de « l’âme-sœur ». Meetic, Attractive world, Parship, AdopteUnMec.com et consorts sont habituellement décrits par les médias et la publicité comme étant des lieux de plaisirs, de découvertes, d’ouverture et d’épanouissement personnel. A contrario de cette doxa optimiste, habilement colportée par les acteurs industriels du champ, par les médias et la publicité, on peut aussi lire ces espaces comme des lieux de frustration, de déception, d’incompréhension, et in fine de désillusion ; donc comme des lieux où se ressent une souffrance parfois existentielle et une douleur intérieure qui tenaille, car elles se nichent dans la béance entre les représentations agissantes et les normes en vigueur, pressantes socialement et mentalement. Cet écart entre qui nous est promis à grand renfort de marketing et ce qui se donne à vivre « en vérité » peut légitimement être considéré comme une fêlure… Pour percevoir ces sentiments contrastés, il suffit d’investir ces sites en enquêteur, et de donner la parole à leurs membres réguliers en s’appuyant pour cela sur les données recueillies au moyen d’entretiens avec des utilisateurs réguliers de ces sites de rencontres1.

2Tous les utilisateurs de ces sites confessent que douleur et souffrance, intériorisées, sont d’autant plus insidieuses qu’elles sont implicites, et difficilement avouables tout comme sont peu avouables, socialement, la solitude, la maladresse relationnelle, le mal-être intérieur, à une époque dont les valeurs cardinales sont le « réseautage » et la performance.

3Et on voit sans peine affleurer ce syndrome que l’on pourrait définir comme étant le « supplice de Tantale numérique ». On se souvient que dans la mythologie grecque, Tantale, fils de Zeus et de la nymphe Plouto, endura un supplice le voyant en permanence essayer d’accéder à des délices qui le tentaient mais lui étaient en fait inaccessibles, bien qu’à portée de lèvres (des fruits délicieux pour épancher sa soif) et de mains. Le parallèle est aisé : car sur ces sites, les célibataires ressentent cruellement leur solitude, dans un espace paradoxalement hanté par des millions de personnes sexy, accessibles, disponibles, invitant à tous les plaisirs, virtuellement… Mais de même, les représentations du corps en vigueur là sont impitoyables, bien que les corps soient absents. Plus largement, nous verrons que la rencontre s’industrialise, alors que les relations se marchandisent, gagnées par les principes du libéralisme ; avec des coûts moraux et mentaux payés par ceux qui subissent ces transformations.

4En clair, et pour reprendre le titre de l’ouvrage-éponyme d’Eva Illouz, « l’amour fait mal » à l’ère de la modernité tardive, car jamais il n’a autant été l’objet de discours, d’attentions, d’injonctions, et en même temps objet de tensions paradoxales, d’incompréhensions, et de désillusion, de souffrance… Retour circulaire, alors, au thème de ces pages.

« Ultra-moderne solitude »…2

  • 2 Intertitre emprunté au chanteur Alain Souchon, qui donnait par cette formule explicite le nom à l’u (...)

5Le célibat a aujourd’hui cessé d’être ce qu’il fut très longtemps : un sacerdoce ou une malédiction. En tout cas, la discrétion gênée qui entourait les célibataires il y a encore quelques années est presque révolue, synonyme d’une sorte de « handicap social ». Se voir affublé de la gênante locution « vieux garçon » ou « vieille fille » est tombé en désuétude.

6Mais n’étant pas en couples institués, les célibataires restent marqués par leur statut ambivalent dans le regard de leurs proches. S’ils ne portent plus le stigmate qui les affecta longtemps, ils ne sont pas vraiment dans la norme. Après tout, on se justifie toujours d’être célibataire (auprès des amis, de la famille, des collègues), mais jamais d’être en couple. Car les normes matrimoniales restent très fortes dans nos sociétés, où la vraie normalité, c’est encore le couple hétérosexuel monogame, même si des modèles émergents s’imposent doucement, à la faveur de la lente évolution des mœurs et mentalités.

7En tout cas, un paradoxe froid se fait jour : nous vivons dans une société qui s’est autoproclamée « de communication », nous sommes de plus en plus nombreux à être connectés et joignables en permanence, via les smartphones et Internet. Jamais les possibilités de rencontres et d’échanges, facilitées par les voyages et les multiples contacts sociaux et professionnels, n’ont été aussi importantes. L’axiome de Philippe Breton selon lequel « plus on communique (techniquement), et moins on communique (humainement) » dépasse son manichéisme de façade, pour se vérifier à maints égards. Car jamais les personnes seules n’ont été aussi nombreuses, les Pouvoirs publics se saisissant même du problème, en organisant colloques, conférences et groupes de réflexion sur ce thème. Et Internet agrège des « solitudes interactives » (D. Wolton), la Toile étant à envisager d’abord comme une gigantesque machine à produire des contacts, à tisser des liens, à générer des relations.

  • 3 A. Clair, Jamais le premier soir. Rencontres sur la toile, Le Seuil, 2011, p. 171.

8Les célibataires seraient donc anormalement nombreux, leur nombre ayant plus que doublé en quelques décennies. La vraie question, et le problème réel sont en fait ailleurs que dans ce constat brut(al) : comment se fait-il qu’ils restent seuls, en ne trouvant pas « quelqu’un à aimer » ? Il y a derrière cette interrogation une tension très forte, bien mise au jour par Jean-Claude Kaufmann dans La Femme seule et le prince charmant. Il y évoquait le « doigt accusateur », pointé sur la célibataire par le « regard social ». Auparavant, le « confort » résidait dans le fait qu’on était souvent marié, mais au moins autant par quelqu’un qu’avec quelqu’un. Le « promis » (ou la « promise ») était choisi(e) par les familles, en fonction d’intérêts dans lesquels l’amour n’avait souvent pas lieu d’être. Et le grand paradoxe du couple contemporain, c’est que l’amour doit y être ressenti de manière partagée et continue. Les « partenaires conjugaux » ont pour obligation d’entretenir continûment séduction, flamme et désir. Le mariage conventionnel a de moins en moins lieu d’être. Et tout cela rejette sur le marché du célibat des individus qui auparavant seraient restés unis, puisque leurs relations étaient aussi et même avant tout cimentées par les institutions et les conventions. Mais l’investissement consenti aux études et à l’insertion professionnelle, priorités vécues tout à la fois comme des aventures et des victoires à réussir coûte que coûte, ont contribué à retarder l’âge du mariage – en tout cas de l’engagement en couple –, en faisant reculer, déjà, la conscience que l’on en avait. L’accomplissement de soi prime, et ceci nous renvoie à notre individualisme triomphant contemporain. C’est quand ce désir d’enfant se manifeste que la liberté devient solitude, et que l’indépendance cesse d’être in, pour devenir dépendance, précisément, envers des schémas sociaux que l’on pensait dépassés. Et puis on a le droit de « tester » des partenaires, de s’offrir des séquences sentimentales sans suite ni conséquences (pense-t-on), ce qui a contribué à dédramatiser et à relativiser l’engagement conjugal d’antan, qui s’apparentait à un fatalisme (au sens de fatum). Ces parenthèses sont un signe des temps, il ne faut pas y voir du simple cynisme, les gens se rencontrent, s’aiment, et souffrent quand ils se séparent, indéniablement. D’ailleurs, les sites de rencontres constituent un immense « second marché de la rencontre », le rendez-vous des « naufragés du cœur », et des parcours de vie « compliqués » qui aspirent à « (se) reconstruire », de leur propre aveu. Sur le « Net sentimental », on parle énormément de ses peines, de ses déceptions, de ses blessures, et bien sûr, de ses espoirs. La matrice technologique console, épanche, elle sert de déversoir, de défouloir, mais aussi de terrain de jeu et d’espace de séduction, reconstituant beaucoup de couples mais en en défaisant pas mal aussi. Ils sont pléthore « en ligne », les blessés du cœur, qui surfent entre ressentiment et sentiments, pratiquant une textualité frénétique plus encore qu’une sexualité effrénée. Arno Clair, un temps engagé dans les relations amoureuses en ligne et auteur d’un témoignage pénétrant, explique : « j’ai l’impression… qu’il n’y a que des blessées de l’âme parmi les inscrites de Meetic, et probablement y a-t-il une part de vérité dans ce ressenti, mais n’est-ce pas le lot de toute personne ayant déjà quelques décennies au compteur se retrouvant soudain seule ? »3. Pression considérable que celle ressentie par ces millions de célibataires devant à la fois, au prix d’une injonction paradoxale, « s’éclater » sur les sites de rencontres, mais aussi se hâter de rencontrer quelqu’un(e), afin de sortir d’un célibat stigmatisant et de « faire couple ».

Sur la toile, des corps absents mais pas invisibles

  • 4 E. Illouz, « Réseaux amoureux sur Internet », Réseaux n° 138, 2006/4.
  • 5 P. Quéau, Le Virtuel, INA, Paris, p. 74.
  • 6 E. Illouz., op. cit. p. 149.

9Quand on parle d’amour, on part du corps et on y revient, invariablement. Mais sur les sites de rencontres, ces corps sont absents sans l’être vraiment. Alors quelle place leur est dévolue quand on est « en ligne », et qu’ils se trouvent momentanément « zappés » de relations amoureuses dans lesquelles ils tiennent habituellement le beau rôle ? Si « en ligne », les pesanteurs du corps sont effacées, si le corps réel est mis entre parenthèses, ses représentations sont bien présentes, et même pressantes. Car le premier paradoxe des relations via Internet réside en ceci : une médiation technique lourde et complexe (électricité, ordinateur, box, logiciels…) parvient à se faire oublier, pour donner l’impression qu’on est en relation directe avec autrui. En fait, nombre d’Internautes « draguant online » considèrent candidement qu’Internet permettrait enfin une communication d’esprit à esprit4. Le Net serait le royaume d’une communication intégrale, déliée des corps, « d’âme à âme », en quelque sorte. Sur la Toile, on serait en prise directe avec l’autre, en étant affranchi des pesanteurs corporelles. Bémol, cependant : des corps absents ne signifient pas pour autant des corps invisibles. Le Net ne met pas en contact de purs esprits. Les célibataires inscrits sur ces sites ne sont en rien des anges « sans âge ni sexe ». « Notre corps n’est pas virtuel et ne peut jamais l’être. Le corps n’est ni un symbole ni un symptôme. Il est une condition essentielle de notre expérience, qu’elle soit réelle ou virtuelle. On ne peut jamais s’en abstraire, même dans le rêve. Les mondes virtuels sont des non-lieux. Mais nos corps ne peuvent être des non-corps »5. Au contraire, sur Internet, le corps (ou plutôt sa représentation), est bien présente. Et « en ligne », beaucoup de photos circulent, la demande étant forte de voir rapidement son interlocuteur virtuel, avant de s’engager en écrivant. L’hypothétique « dialogue des esprits » est complété par un intense commerce des représentations des corps. Et au final, on est toujours jugé sur les photos mises sur sa fiche, et à partir desquelles des inconnus choisiront de nous écrire, ou pas. Ironie du système : on est physiquement absent online, mais plus les images, les photos et les vidéos gagnent les sites de rencontres, et plus les corps y sont présents, avec des standards de présentation de soi imposés par l’industrie médiatique et publicitaire. Certains guides « pour réussir ses rencontres numériques » proposent de manière décomplexée de « retoucher sa photo », afin de la rendre plus attractive, et conforme aux attentes supposées des autres Internautes. Et puis il y a ceux qui empruntent les photos de personnalités, pour se « protéger » (parce qu’ils sont déjà en couple, en fait), ou simplement parce qu’ils ne se trouvent pas très attirants. D’ailleurs, « en se présentant à l’aide d’une photographie, les individus sont littéralement mis dans la même position que les mannequins ou les acteurs travaillant pour l’industrie de la beauté : ils sont mis dans une position où : a) ils deviennent extrêmement conscients de leur apparence physique b) leurs corps et leur apparence sont publiquement exposés c) par leur corps, ils se trouvent en concurrence avec d’autres d) enfin, le corps est la source principale de leur valeur économique et sociale ».6 Sur le Net, si les photos vraiment retouchées sont plutôt rares, la plupart des clichés ornant les « fiches perso » témoignent d’un effort évident pour paraître « beau/belle » et sexy, et offrir une représentation de soi avantageuse. Le corps des sites de rencontres est un corps paradoxal, éclipsé et pourtant sublimé par la pression que font peser les millions de « fiches perso ». Chacun est en ligne son propre « cyber-agent matrimonial », et si les mots sont importants, l’image de soi s’avère déterminante pour être contacté(e) et déjà simplement lu(e).

  • 7 P. Leleu, Sexualité et Internet, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 107.
  • 8 P. Bruckner, Le Paradoxe amoureux, p. 50.

10Mais selon le psychanalyste Pascal Leleu, « la dynamique principale de ces rencontres est essentiellement narcissique, elle signe une rencontre avec soi-même, avec l’idéal qu’on construit, une forme d’amour avec ses objets, au travers de l’écran bouclier, l’écran miroir, support de projection, qui permet de se lire et se relire »7. En effet, nombre des relations épistolaires nouées « en ligne » n’aboutissent à rien, s’arrêtent au bout de quelques jours ou de quelques semaines. Se servir de l’autre comme déversoir à confidences et comme support de fantasmes un temps imparti, avec toujours, la possibilité « de tout arrêter » ou de changer d’interlocuteur quand la lassitude sera venue, ou quand une remarque déplaisante, une requête non avenue, ou juste l’irruption d’un nouvel « ami » auront déclassé cet inconnu qui fut intime, soudain encombrant et même inutile. « Les cybernautes peuvent s’annuler d’une pression du doigt, en cliquant : autrui est à ma convenance, j’en dispose à volonté. Dans les pages de Meetic, de Match.com, de Netclub, on se construit soi-même comme partenaire idéal, on gomme les aspérités, on offre son meilleur profil »8, on est libre d’user virtuellement d’autrui à sa convenance. On a aussi le pouvoir d’arrêter une relation à tout moment, sans crier gare, et sans avoir à avancer aucune justification. N’est-ce pas quelque chose qui était bien plus complexe auparavant. ? Car mis à part la mort physique, peu de relations ont ainsi la capacité de se terminer par la disparition, totale et absolue, de l’objet.

  • 9 M. Civin, op. cit. p. 80-81.

11Selon le psychanalyste Michael Civin : « la nature paranoïde de la réalité psychique de son expérience s’impose à l’observation non seulement par la qualité manifeste de la relation (qui n’existe que par le truchement d’un clavier et d’un écran d’ordinateur, sans contacts physiques ni visuels que le texte) mais aussi, peut-être de façon plus frappante encore, par l’idéalisation de l’objet de son affection. L’hyperactivité ou le côté obsessionnel qui caractérise souvent ce type de relation se manifeste sous la forme d’un besoin insaisissable et incessant d’être en contact, et les « drogués de l’ordinateur », par des nuits blanches à converser »9.

  • 10 P. Breton, Le Culte de l’Internet, La Découverte, Paris, 2000.

12Philippe Breton décrivait au tournant des siècles ces pionniers américains du Net10 nourrissant une telle détestation du corps qu’ils auraient aimé le voir gommé, dissous dans la Toile, pour permettre, enfin, une communication « d’esprit à esprit ». A contrario de cette tendance cyborg ascétique, les corps du « Net sentimental » et du Web relationnel ont emprunté un grand tournant sensualiste. Commentant leur fiche perso, maints Internautes pourraient avouer : « c’est moi, en mieux ». On prend la pose, on se révèle sexy, on se dévoile souriant, mutin(e), pour « accrocher le chaland ». Mais on joue là un jeu, et le masque finit toujours par tomber, notamment lors de la première rencontre. Celle-ci voit parfois des coups de foudre virtuels se trouver confirmés. Mais parfois aussi, cette « épreuve de réalité » rappelle avec Lacan que « le réel, c’est ce qui fait mal »…

La première rencontre, ou le « retour du réel »…

13« Draguer en ligne » consiste donc à écrire des lettres, à chatter, pour nouer des relations numériques, d’abord, qui seront agréables, intéressantes et « productives ». Et puis vient le moment de la rencontre, quand ce désir de « franchir le pas » est partagé, quand « le feeling est là » et que la greffe a pris.

14Arrêtons-nous un moment sur cette cruciale épreuve que le réel impose, expérience parfois belle, d’autre fois cruelle, et produisant alors encore des douleurs. On pourrait prolonger cette logique en affirmant que selon une petite arithmétique sentimentale, les amours numériques renvoient à cette somme-ci : « un garçon, une fille, quatre possibilités ». Qu’est-ce à dire ? Les deux se plaisent – ou se déplaisent – mutuellement, seul l’un plaît à l’autre, « dans les deux sens ». Un, deux, trois, quatre, les deux plus tristes des possibilités résidant dans un « flash asymétrique », « je te plais, tu ne me plais pas ».

15En fait, lors de la première rencontre, chacun est fixé assez vite sur ce qu’il éprouve vis-à-vis du physique de l’autre. Longtemps occultée, évincée, cette dimension resurgit et s’impose même avec violence, lors de la rencontre.

16Les relations virtuelles telles qu’inaugurées par Internet et les sites de rencontres ont ceci de particulier, qu’elles constituent un précipité de ce que nous vivons usuellement au quotidien dans nos rapports : elles exacerbent le rôle de la construction fantasmatique de l’autre en amont, pour accorder en aval (lors de la rencontre) une importance cruciale et parfois exagérée à l’apparence, précisément. Dans « la vraie vie », les choses sont souvent moins radicales, les jugements moins saillants, l’acuité moins en éveil.

  • 11 D. Le Breton, L’Adieu au corps, Métaillé, Paris, 1999, p. 147.

17Donc, l’appréhension est légitime, de décevoir et d’être déçu(e), égale à l’euphorie consistant à « vouloir y croire », de l’aveu de nombre d’enquêté(e)s. Quitte à parfois se désister au dernier moment, quand la confiance en soi manque, et parce que finalement, « c’était plus beau virtuellement ». David Le Breton donne ainsi l’exemple extrême de ces nerds qui étant tombés amoureux « en ligne », envoient quelqu’un d’autre au premier rendez-vous, afin de ne pas avoir à vivre le choc de la découverte de l’autre, et l’exposition à son regard. Dans ces cas-là, plus fréquents qu’on ne le pense, « le corps est clairement vécu comme pénible épreuve de réalité qui risque de briser l’euphorie de l’échange »11.

18Vouloir à toute force évincer la dimension physique pour en faire un épiphénomène de l’histoire d’amour à venir constitue une erreur ou une hypocrisie. Et nombre d’Internautes colportent celles-ci dès leur « fiche perso », affirmant que les valeurs sont supérieures à l’apparence, que « seule compte la beauté intérieure » et cet incontournable feeling. Beaucoup d’usagers reconnaissant d’ailleurs avec une certaine amertume qu’il ne s’agit que d’un leurre. Bien sûr, « il faut donner sa chance à la relation », d’autant que celle-ci est préexistante. Évidemment, le contexte créé lors de ce premier rendez-vous peut être propice à la séduction, voire à l’abandon. Enfin, les mots, les promesses, les confidences et les rêves à deux voix ont pu « faire prendre tellement d’avance » à la relation qu’il ne restera « qu’à conclure ». Cependant, la première épreuve de réalité, c’est ceci : reconnaître l’autre, bien sûr, mais le reconnaître tel qu’il s’était décrit, ou plus difficile – tel qu’on l’avait imaginé(e). Grains de peaux et regards, vêtements et accessoires, pilosité, parfums et odeurs, tics et voix, autant d’éléments constituant chaque personne de manière irréductible, essentielle, et qui s’imposent d’autant plus lors de la première rencontre que la relation virtuelle les avait momentanément gommés.

19Car affirmer qu’une relation peut exister grâce à Internet en s’affranchissant de sa dimension physique ne signifie donc pas pour autant le bannissement définitif des corps. Et le premier rendez-vous marque leur retour retentissant, aux risques et périls de ce que l’on aura pu dire de soi, ou entendre de l’autre. Les « auto-narrations » sont subjectives par nature, puisque l’on se situe au centre du propos. L’écoute (et la lecture) de l’autre, de même, sont toujours sélectives, procédant d’une construction, rendant son « contact numérique » conforme à l’image que l’on a (ou que l’on voudrait avoir) de lui, et qui représente virtuellement un idéal-type de l’homme et de la femme, à partir d’un individu particulier. Beaucoup d’abonnées des sites de rencontre « subliment » ainsi certains des hommes avec qui elles correspondent, pour le voir a priori comme le « père de leur(s) enfant(s) », le « futur mari », alors qu’eux n’en attendent pas tant de prime abord, se rêvant davantage comme « prochain amant », pour commencer. Bref, une asymétrie fréquente, source de malentendus, et qui induit incompréhension et déception, encore.

20Ces premiers rendez-vous (en principe dans un lieu public) qui font suite à une rencontre numérique, comprennent une part de risque, et contiennent une part de danger. C’est aussi ce qui leur confère leur charme, ce doux frisson, voire cette anxiété sourde auxquels font référence nombre d’Internautes. Il y a le risque de percevoir très vite que l’on s’est trompé, seul(e) ou à deux, et la légitime déception qui en découlera nécessairement, le temps de quelques heures ou de quelques jours. À l’instar des drogués, toutes choses égales par ailleurs, certains Internautes meurtris parlent de « mauvais trip » ou de « redescente », après une rencontre infructueuse.

21Mais il y a aussi le danger de ressentir ce que la psychanalyse appelle une « blessure narcissique » : « ne pas plaire » physiquement, intellectuellement, socialement, ceci amène à une remise en cause et en question, et à une interrogation plus profonde sur soi. Et puis tous ces petits ou gros complexes physiques que chacun cache tant bien que mal, que l’écran voilait confortablement, et sur lesquels le regard de l’autre, en situation, remet soudain l’accent, impitoyablement. D’autant que l’idéologie publicitaire ambiante, et les pages d’accueil des sites de rencontres, aussi, mettent en scène des personnes au profil (visages et corps) irréprochables, proposant une « norme » à laquelle nombre ne souscrivent pas.

22Alors, « coups de blues » et vague à l’âme font souvent suite aux rencontres infructueuses. Mais se remettre en selle, malgré tout. Et le pragmatisme étant ce qu’il est, de nombreux Internautes, même « amoureux virtuellement », confient qu’ils maintiennent d’autres contacts « en ligne », comme « on garde des fers au feu ». Dès lors, il ne conviendra plus, le cas échéant, qu’à les relancer, les « réactiver ». Parallèlement, il y a peu de chances pour que cette personne surinvestie et décevante au moment de la rencontre, soit simplement rappelée. « C’est comme ça », confient fatalistes et désengagés plusieurs enquêté(e)s. Certains s’en tirent avec un évasif SMS, pour solde de tout compte.

Le libéralisme à la conquête de l’amour

23Plusieurs auteurs ont souligné la soumission des relations numérisées au libéralisme, considéré comme doctrine économique, ensemble de valeurs et idéologie. En fait, avec le Net, on peut considérer que les rapports sociaux se marchandisent, qu’ils fonctionnent sous l’égide d’un utilitarisme à tous crins. Et dire qu’il gagne les relations, c’est plus qu’une métaphore. Prendre certaines expressions au pied de la lettre est révélateur : les Internautes eux-mêmes évoquent spontanément, à propos des sites de rencontre, « la grande foire des cœurs », un « supermarché », « une consommation sexuelle effrénée » ou une « vitrine pour les célibataires »… Ces expressions renvoient au commerce et au marché, qui entreraient de plain-pied dans la sphère de la rencontre amoureuse. Or, ces clichés, colportés par les adeptes de ces sites eux-mêmes, tendraient à prouver « que personne n’est dupe ».

  • 12 E. Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Seuil, Paris.

24Sur le Net, les relations sont libérées, mais elles sont avant tout libéralisées. Car tous les grands principes de l’économie de marché s’y retrouvent : l’abondance de l’offre, la rationalisation de la quête, le ciblage sélectif, le fait de pouvoir choisir parmi une offre pléthorique, la standardisation des « produits »12. On y remplit en effet des fiches quasi-anthropométriques, aux rubriques desquelles il convient de se conformer strictement, ce qui induit une « chosification » généralisée.

25À travers toutes ces transactions de fantasmes et d’images s’échangeant sur la Toile entre des inconnus, c’est bien le libéralisme qui gagne les relations : il faut être efficace et attractif pour « tirer son épingle du jeu ». On doit être performant en permanence, via les photos qu’on diffuse et les mots qu’on envoie. Et les relations amoureuses doivent se plier à un impitoyable impératif de rendement. Les « fiches perso » mises en ligne doivent être « vendeuses » et « impactantes », adjectifs issus du marketing et du coaching, et qui contaminent l’espace de la relation intime. On pourrait évoquer « les jeux de l’amour et du marché », car ces relations amoureuses technicisées induisent un rendement et une rentabilité, chaque Internaute étant son propre « cyber-agent matrimonial ». On a l’impression que les sentiments peuvent se réduire en « avantages client », en « capital émotionnel », en entretien réussi. Le speed-dating emblématise cette tendance, où le premier contact amoureux prend la forme d’un entretien d’embauche, d’un recrutement en bonne et due forme. Même les relations deviennent précaires et interchangeables. Dans la même veine libérale, est apparu récemment le « coaching amoureux », mené par des love coachs qui managent les « solos » en peine comme s’ils étaient des cadres déclassés à recaser d’urgence sur un super-poste pour un super-job… Valoriser son capital, exprimer ses qualités, tirer parti de son potentiel, telles sont les missions de ces « entraîneurs relationnels » d’un nouveau genre. Tous ces préceptes appartiennent à la vulgate managériale, et s’inscrivent, on y revient, dans l’idéologie libérale gagnant les institutions et les relations.

26Mais il n’y a pas que des gagnants, à ces jeux de l’amour et du marché. Dans Extension du domaine de la lutte, Michel Houellbecq avait dès 1994 pressenti l’entrée de la sexualité dans l’ère de la compétition libérale, avec des winners et surtout des loosers. On se souvient de ces anti-héros apathiques, pathétiques, mus par d’inextinguibles pulsions jamais assouvies les tenaillant cruellement, et d’autant plus que les « beaux » et les « sûrs d’eux » raflent la mise à tous les coups. Et puisqu’il faut bien laisser quelque chose aux perdants, ils ont les images, les fantasmes et la masturbation comme consolations. Et l’on a vu que le Net est devenu un formidable dispositif à faire transiter des images et des fantasmes, en permettant à l’onanisme d’être assisté par ordinateur.

27C’est le système qui induit cette logique de consommation. Choisir au mieux, évincer au plus vite, générer du trafic autour de sa fiche, cumuler les contacts. Cette sélection se fonde autant sur le feeling (le saint Graal des rencontres on line) que sur la rationalisation de la quête. La logique est bien celle d’une consommation sentimentale et sexuelle de masse.

28Les sites de rencontre consacrent en fait le mariage de la consommation sexuelle et affective et des techniques du marketing. Notre époque rationalise l’économie sentimentale. On parle encore de cœur, mais c’est souvent de « cœur de cible ». On aime encore, bien sûr, mais différemment : en CDD et sous conditions. Le contrat et le contrôle remplacent de plus en plus la confiance. Souvenons-nous que les jeux de l’amour sont souvent de hasard, donc étymologiquement, de danger. Et aimer, c’est prendre le risque de souffrir, d’être submergé, « subjugué » (mis sous le joug), c’est risquer de pleurer, de perdre le sommeil et l’appétit, la notion du temps et le sens des réalités. A contrario, les discours ambiants ne parlent-ils pas que de « se protéger », érigeant la méfiance et le principe de précaution en boussoles sociales ? Et quel merveilleux et implacable « hygiaphone relationnel » que cet écran qui fait écran, et qui constitue finalement un formidable signe des temps.

29Le concept prenant acte de cette marchandisation de la rencontre amoureuse on line et qui en joue très finement est le site AdopteUnMec.com. Avec sa part assumée de second degré et de néo-féminisme ludique et décomplexé, il permet aux femmes de se promener avec un caddie dans les rayons d’un supermarché virtuel qui propose des « hommes-objets à câliner », des « produits régionaux », des « promos du jour » en têtes de gondole ! Les hommes, passifs, ont peu de droits dans cet univers, où ils doivent obéir au doigt et à l’œil. La métaphore commerciale est ainsi filée sur tout le site, l’utilisatrice toute-puissante pouvant faire son « marché », aiguillée par une « shopping list » qu’elle a préalablement établie grâce à une palette de critères. Là, les choses sont claires, pas de romantisme à la petite semaine et de « couple pour la vie » comme promesses. Et une bonne dose d’humour permettant de faire passer le concept, qui fait fureur auprès d’une clientèle jeune, maîtrisant parfaitement les codes relationnels des réseaux sociaux.

  • 13 P. Lardellier (2014), De la monogamie au « polygaming ». Le papillonnage numérique, nouveau paradig (...)

30On perçoit sans peine que le modèle du couple traditionnel est profondément interrogé et « travaillé » par les TIC. Bien sûr, le « Net sentimental » produit beaucoup de couples, mariages et bébés à la clé. Mais il en « défait » aussi un nombre conséquent, à mesure que les « dragueurs numériques » reviennent au Net, pour adultères numériques, polygaming13 branché et sexfriending pragmatique. Ces sites ont donné naissance à une sexualité en haut débit, foncièrement récréative. En parallèle, la sentimentalité produite par ces réseaux numériques est ludique et désengagée, mais cynique aussi. Et violente à bien des égards. L’ère est à la consommation sentimentale et sexuelle de masse. On prend, on profite, on jouit, on jette. Une nouvelle ère du soupçon a été ouverte par Internet, royaume des « petits mensonges entre amis ». N’oublions pas les « belles histoires du Net », très nombreuses. Mais leurs acteurs confient toutes et tous qu’avant d’atteindre leur Graal – le couple – ils ont « ramé », ont essuyé des déceptions, failli jeter l’éponge, justement à cause du cynisme ambiant, et de cette impression désagréable d’être un produit dans un supermarché, et de feuilleter eux-mêmes un catalogue géant, aux pages pleines de personnes pouvant être consommées. Bref, d’être référencé(e)s comme une marchandise dans la « grande foire des cœurs et des corps ».

31Les choses sont devenues compliquées, car Internet stresse alors qu’il pourrait rassurer. Cet entremetteur technologique a en effet ouvert une ère d’interchangeabilité des possibles amoureux. C’est bien ce que les romans ou témoignages consacrés aux relations sur le Net racontent en substance. Un(e) de perdu(e), et non plus dix, mais cent ou même mille de retrouvé(e)s, virtuellement, grâce à ce que permettent les réseaux numériques, en termes de duplication, mais aussi de duplicité.

  • 14 A. Clair, op. cit. p. 152.
  • 15 M. Parmentier, article cité, paru dans Hermès, p. 174.

32Un Internaute ayant pratiqué assidûment cette « sentimentalo-sexualité » témoigne : « je crois qu’il me semblait que le nombre de conquêtes répondait peut-être à ma question : suis-je encore capable, à 48 ans, de séduire une femme ? Beaucoup de ces femmes que j’avais entraînées dans mon lit seraient sans doute allées dans n’importe quel lit. Il y a de la détresse chez bon nombre de personnes qui s’inscrivent sur un site de rencontres qui se faisant deviennent des « proies faciles ». Pour peu qu’on y mette les formes, qu’on fasse preuve d’un minimum de savoir-vivre et d’une dose syndicale d’humour, il n’est pas très compliqué de les séduire… J’ai moi-même été en situation de détresse certains soirs. J’avais alors besoin de sortir du virtuel de façon urgente et de me retrouver dans les bras d’une femme. On peut se trouver sollicité pour chatter par dix personnes différentes et se sentir horriblement seul »14. Cette expérience, partagée par des centaines de milliers de célibataires, induit une impression paradoxale, tout en forgeant un nouvel imaginaire : la gratification de plaire, de rencontrer, de cumuler les expériences, d’enchaîner les aventures, sans lendemain ni « prise de tête » ; bref, de pouvoir industrialiser la drague, grâce aux infinies ressources offertes par Internet ; mais aussi la sensation d’une grande insécurité, dès lors que l’on souhaite se sédentariser le cœur, et domicilier un corps nomade. Car « si l’abondance des possibles présente un côté rassurant, elle peut également engager dans une quête indéfinie, interminable, et plonger l’Internaute dans une « inquiétude » au sens classique du terme, c’est-à-dire une quête non seulement sans repos mais même perpétuellement incertaine de son objet »15.

Des supplices aux délices de l’amour sur la toile

  • 16 Z. Bauman, L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, éd. Rouergue/Chambon, 2004.
  • 17 Z. Bauman, op. cit., 4e de couverture.

33S’invente sur Internet une « identité liquide », mouvante et « surfeuse », déliée des cadres qui la contenaient auparavant. Cet « ego 2.0 » coïncide avec les thèses de Zygmunt Bauman16 sur notre société, caractérisée par des liens mouvants et flexibles, sans cesse renégociés et réinventés. Le monde liquide de la modernité est celui de la liberté, de la flexibilité, mais aussi de l’insécurité. Les couples s’y décomposent et recomposent en étant « semi-attachés ». Les relations durables ont été « liquidées » au profit de liaisons flexibles, de connexions temporaires et de réseaux qui ne cessent de se modifier, aussi bien sur les plans sexuel et affectif qu’au niveau du voisinage, de la ville et finalement de la société tout entière »17. Liens désormais plus faibles, car l’individualisme prévaut « en ligne », et le culte du « petit moi » s’y trouve institué, servi par ces TIC si gratifiantes. On se mire dans l’écran, on attend mille caresses à l’ego, on donne libre cours à ses fantasmes, on s’épanche en ligne, et on peut même « faire l’amour tout seul », si le corps nous en dit. Les liens numériques sont denses différemment, moins inscrits dans la durée et davantage centrés sur les individus. En ce sens, la Toile est un vaste miroir, favorisant le partage immédiat d’une émotion, d’un flash, d’une opinion, et des engagements aussi sincères que transitoires.

34Le propos n’a pas été ici de dire que la sincérité et l’amour sont absents de ces sites de rencontres, ou bien réduits à la portion congrue. Ils « produisent » des milliers de couples, qui s’aiment dès lors sincèrement, et sont heureux d’avoir pu utiliser un temps ces vastes entremetteurs technologiques pour « faire couple », les témoignages allant en ce sens abondent. Les couples s’étant constitués sur la Toile s’aiment sans réserve, une fois dépassé le bovarysme dans lequel bien d’autres restent empêtrés, et une fois que le réel a entériné ce que leurs imaginations galopantes projetaient de vivre, peut-être…

35Mais ces sites induisent duplicité et « zapping relationnel » dans leur principe technique même, autorisant, derrière cet écran « faisant écran », toutes les stratégies. Ils imposent de plus une représentation conquérante et décomplexée d’un célibat forcément performant, sexy, conquérant (le néologisme « célibattant » est à cet égard révélateur), renvoyant les célibataires n’entrant pas « dans ses standards » à leur condition, à leurs complexes, et à des calculs auxquels il faut se plier pour trouver l’amour ; ceci au prix de compromis parfois vécues comme des compromissions, alors que guettent frustrations, déceptions et désillusions, on y revient. Ces maux intérieurs n’ont rien des douleurs physiques parfois extrêmes imposées par la maladie ou les accidents de la vie, mais il s’agit de souffrances à bas bruit, minant et sapant les millions de célibataires des sites de rencontres ; et dessinant en creux un air du temps désillusionné, entre cynisme et désenchantement.

Haut de page

Bibliographie

Bauman Z. (2004), L’Amour liquide : de la fragilité des liens entre les hommes, Le Rouergue/Chambon.

Chaumier S. (1999, réed. 2004), La Déliaison amoureuse. De la fusion romantique au désir d’indépendance, Paris, Armand Colin.

Civin M. (2000), Psychanalyse du Net, Paris, Hachette Littérature.

Clair A. (2011), Jamais le premier soir. Rencontres sur la toile, Paris, Le Seuil.

Denouël J. Granjon F. (2011), Communiquer à l’ère numérique. Regards croisés sur la sociologie des usages, Paris, Presses des Mines.

Houellebecq M. (1994), Extension du domaine de la lutte, Paris, Maurice Nadeau.

Illouz E. (2006), Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil.

Illouz E., « Réseaux amoureux sur Internet », Réseaux n° 138, 2006/4.

Illouz E. (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Seuil.

Kaufmann J.-C, (1999), La Femme seule et le Prince charmant, Paris, Nathan.

Kaufmann J.-C. (2010), Sex@mour, Paris, Armand Colin.

Kessous E., « L’amour en projet. Internet et les conventions de la rencontre amoureuse », Réseaux n° 166, 2011/2.

Lardellier P. (2004), Le cœur Net. Célibat et amours sur le Web, Paris, Belin.

Lardellier P. (2006), Les Célibataires. Idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu, Paris.

Lardellier P. (2010), « Fake, ou de la duplicité numérique… », in C. Javeau, S. Schehr (dir.), La trahison, de l’adultère au crime politique, Paris, Berg International, p. 132-144.

Lardellier P. (2012), Les Réseaux du cœur. Sexe, amours et séduction sur Internet, Paris, François Bourin.

Lardellier P. (2014), De la monogamie au « polygaming ». Le papillonnage numérique, nouveau paradigme sentimentalo-sexuel, Sociologie et sociétés, C. Piazzesi (dir.), « L’amour et la sociologie », vol. 46, n° 1, Montréal, p. 103-124.

Le Breton D. (1999), L’Adieu au corps, Paris, Métaillé.

Leleu P. (1999), Sexualité et Internet, Paris, L’Harmattan.

Marquet J., Janssen C., @mours virtuelles. Conjugalité et Internet, (2009), Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylandt.

Parmentier M., « Philosophie des sites de rencontres », revue Hermès n° 59, p. 173-178, 2011, Paris, CNRS éditions.

Wolton D. (1999), Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Paris, Flammarion.

Haut de page

Notes

1 Cet article se fonde sur une enquête menée pendant plusieurs années dans l’univers du « Net sentimental ». Cette étude a pris pour terrain d’observation des sites de rencontre hétérosexuels à finalité sentimentale et conjugale (Points-communs.com, Attractive World et LoveConfident) non explicitement libertins. 130 personnes inscrites sur ces sites ont répondu à un questionnaire approfondi, 20 ont participé à des entretiens en face à face.

2 Intertitre emprunté au chanteur Alain Souchon, qui donnait par cette formule explicite le nom à l’un de ses albums, ainsi qu’à une chanson.

3 A. Clair, Jamais le premier soir. Rencontres sur la toile, Le Seuil, 2011, p. 171.

4 E. Illouz, « Réseaux amoureux sur Internet », Réseaux n° 138, 2006/4.

5 P. Quéau, Le Virtuel, INA, Paris, p. 74.

6 E. Illouz., op. cit. p. 149.

7 P. Leleu, Sexualité et Internet, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 107.

8 P. Bruckner, Le Paradoxe amoureux, p. 50.

9 M. Civin, op. cit. p. 80-81.

10 P. Breton, Le Culte de l’Internet, La Découverte, Paris, 2000.

11 D. Le Breton, L’Adieu au corps, Métaillé, Paris, 1999, p. 147.

12 E. Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Seuil, Paris.

13 P. Lardellier (2014), De la monogamie au « polygaming ». Le papillonnage numérique, nouveau paradigme sentimentalo-sexuel, Sociologie et sociétés, C. Piazzesi (dir.), « L’amour et la sociologie », vol. 46, n° 1, Montréal, p. 103-124.

14 A. Clair, op. cit. p. 152.

15 M. Parmentier, article cité, paru dans Hermès, p. 174.

16 Z. Bauman, L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, éd. Rouergue/Chambon, 2004.

17 Z. Bauman, op. cit., 4e de couverture.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Pascal Lardellier, « Le « supplice de Tantale numérique » »Revue des sciences sociales, 53 | 2015, 136-143.

Référence électronique

Pascal Lardellier, « Le « supplice de Tantale numérique » »Revue des sciences sociales [En ligne], 53 | 2015, mis en ligne le 30 juin 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/revss/2889 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revss.2889

Haut de page

Auteur

Pascal Lardellier

Professeur à l’Université de Bourgogne, chercheur au Cimeos/3S (EA 4177),
responsable scientifique de PROPEDIA, laboratoire du Groupe IGS (Paris) et responsable d’un Master 2 Recherche « Communication et médiations »

Articles du même auteur

  • Amours, sentimentalité et sexualité à l’ère d’Internet
    Of Hearts and Bodies : Love, Sentimentality and Sexuality in the Internet Age
    Paru dans Revue des sciences sociales, 58 | 2017
Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search