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AccueilNuméros56Indiscipline intérieureL’indiscipline du sujet

Indiscipline intérieure

L’indiscipline du sujet

The Subject’s Indiscipline
Émilie Kohlmann
p. 96-103

Résumés

Cet article revient sur une recherche menée dans le cadre d’un doctorat en sciences de l’information et de la communication sur une thématique environnementale. À travers cette expérience de plus de quatre ans, je réinterroge les raisons qui peuvent amener le chercheur à l’interdisciplinarité et à l’indiscipline. L’interdiscipline peut paraître imposée par les conditions extérieures de la recherche comme l’objet ou la discipline elle-même, mais ce postulat n’est-il pas réducteur ? L’indiscipline quant à elle est défendue comme un positionnement réflexif, subjectif et propre à chacun.

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Texte intégral

Au bout de neuf ou dix-huit nuits il comprit avec quelque amertume qu’il ne pouvait rien espérer de ces élèves qui acceptaient passivement sa doctrine mais plutôt de ceux qui risquaient, parfois, une contradiction raisonnable. Les premiers, quoique dignes d’amour et d’affection, ne pouvaient accéder au rang d’individus ; les derniers préexistaient un peu plus.
Borges, 1983

1Première indiscipline, cet article sera rédigé à la première personne du singulier et ne privilégiera pas le « on » qui prévient le chercheur de toute dérive subjectiviste. Ce choix de rédaction me permet de l’inscrire mieux, et de façon plus honnête, dans une interrogation qui est la mienne depuis que mes recherches de doctorat m’y ont confrontée : celle de la place accordée à l’individu dans le chercheur, au sujet dans la recherche.

2Lors de mes travaux et de leur restitution, j’ai moi‑même composé régulièrement avec cette question. Avec le recul je la rattache à celle d’une difficulté personnelle à m’inscrire dans un cadre disciplinaire et à concilier contraintes académiques et contraintes personnelles, que ce soit sur un plan théorique – peut‑être plus aisé à aborder entre pairs – ou sur un plan plus trivial, celui du travail concret mené sur le terrain. Ainsi, c’est à travers le constat d’un malaise entre différents rôles sociaux endossés sur cette période que j’aborderai la thématique de l’indiscipline.

3Je chercherai à montrer dans un premier temps en quoi, selon moi, l’indiscipline, à la différence de l’interdisciplinarité ou de la transdisciplinarité, a affaire avec l’inclusion d’une forme de subjectivité dans la recherche et peut proposer une redéfinition de la pensée scientifique. Pour appuyer cette proposition, je m’inspirerai principalement des travaux de Morin et de Mohia.

4Je présenterai ensuite plus précisément mon propre contexte de recherche afin de tenter d’appliquer cette idée en éliminant la théorie d’une indiscipline liée à ma discipline, les Sciences de l’information et de la communication, du fait de leur interdisciplinarité. Je reviendrai dans le même but sur mon objet de recherche, la communication environnementale et la biodiversité dans le Parc naturel régional du Pilat.

5Enfin, j’entrerai dans ce que je qualifie de « malaise du sujet théoricien » et que j’ai pu ressentir durant ma période de recherche. Dans cette dernière partie, j’essaierai d’aller plus loin que les tentatives d’auto‑ethnographie que j’ai pu lire, et de parler d’un aspect de la recherche qui a été totalement occulté dans la restitution de mes travaux : l’existence d’une vie privée pour le chercheur. Je tenterai alors de comprendre pourquoi celle‑ci a disparu de mes restitutions et comment, par là même, elle a induit des phénomènes de masquage et de compensation lors de la rédaction.

Le rapport de la subjectivité et de la discipline

  • 1 Voir notamment le dossier entier consacré à l’indiscipline dans Hermès, La Revue, 2013 dont de nomb (...)

6L’indiscipline semble être le dernier terme en vigueur dans le questionnement autour de la norme disciplinaire1. Se retrouver dans le foisonnement des termes composés par adjonction de préfixe paraît parfois relever de l’exploit : inter‑, trans‑, pluri‑, in‑ discipline. Afin de ne pas m’éparpiller, je centrerai mon propos autour de la question du rapport entre discipline, indiscipline et sujet.

7Dans leur article, Pasquier et Schreiber (2007) retracent l’histoire des termes discipline, interdiscipline et indiscipline dans le champ des sciences humaines et sociales. Selon eux, la discipline se définirait à travers trois éléments principaux qui ont à voir avec la norme : le corpus, la communauté et l’institution. Ils expliquent la naissance du terme d’indiscipline comme étant une étape supplémentaire d’un mouvement entamé dans les années soixante avec l’interdiscipline. Non seulement l’indiscipline questionne les frontières disciplinaires, mais elle ajoute à cette volonté la nécessité d’un regard critique sur celles‑ci. Ainsi, l’indiscipline postule que désobéissance et conflit sont favorables à la connaissance. On rejoint le point de vue développé par Lyotard (1978) ou encore Rancière (2006). Deux versions de l’indiscipline cohabitent alors : une forte et une faible selon que le dissensus soit limité ou soit poussé à interroger la scientificité elle‑même.

8Cependant, l’indiscipline semble alors désincarnée et ne répond pas à l’interrogation suivante : qui la porte réellement ? Ainsi, Pasquier et Schreiber (2007) appellent au recours au savoir non‑scientifique pour permettre à l’indiscipline de présenter une réelle alternative à la posture scientifique, mais en quoi consiste ce savoir « non‑scientifique » ? Et surtout de quelle manière est‑il supposé pénétrer dans le champ scientifique ? On ne sait pas très bien en définitive s’il réfère au savoir non‑scientifique du chercheur – sa subjectivité ? – ou à d’autres acteurs – les profanes ? Sur ce dernier point, on peut en effet rejoindre les travaux de Naudon (2013) ou de Le Crosnier, Neubauer et Storup (2013) qui mettent en avant le rôle du profane et de l’amateur dans l’évolution des sciences. Mais on peut également penser au terme de « passion cognitive » défini dans l’ouvrage collectif de Roux, Charvolin et Dumain (2013) et qui vise à mettre en évidence la part d’engagement, d’affect et de subjectivité du scientifique, ce fameux « je » qu’on apprend à bannir.

Le sujet théoricien mais pas le sujet privé

  • 2 Voir notamment la reprise précise du terme de « sérendipité » par Catellin et Loty (2013).

9J’ai annoncé me concentrer dans cet article sur la part « non‑scientifique » du chercheur. Je laisserai donc de côté l’entrée des profanes dans la science. Je ne suis pas la première à me pencher sur le rôle du sujet dans la recherche et il est quasiment impossible de traiter d’indiscipline et de sujet sans penser à Morin (2005, [1990]). C’est à partir du sujet et de la relation de celui‑ci à l’objet que l’auteur met en évidence la possibilité d’une connaissance à la fois plus riche et moins certaine (Morin 2005 :  60). Il pose à partir de la remise en question de cette ancienne dualité sujet / objet le principe d’incertitude et d’auto‑référence ainsi que ceux de l’auto‑critique et de l’auto‑réflexivité. Quand Morin appelle le chercheur à améliorer la connaissance en s’ouvrant à un ensemble de champs encore inexploités comme l’imagination et le hasard2, il s’adresse alors à une certaine forme de créativité dans laquelle le cadre normatif de la science éclate. Pourtant, le sujet chez Morin est peu incarné. Hormis une allusion à un hypothétique savant préoccupé par « les soucis de sa carrière, les jalousies et les rivalités professionnelles, sa femme et sa maîtresse » que la scientificité actuelle fait disparaître par magie dès qu’il endosse le rôle du savant (Morin 2005 :  57), nulle part n’apparaît réellement dans ce texte le lien entre l’appel théorique de la prise en compte du sujet et la trivialité du travail concret. Que faire de cette entrée du sujet, nous‑même, dans un cadre social et professionnel où il est encore difficile de définir ses modalités d’énonciation ?

10Autre symptôme de cette difficulté énonciative : quand certains auteurs tentent une auto‑ethnographie, ils ne vont pas jusqu’à accepter et intégrer leur part de subjectivité sous n’importe quelle forme. Dans son ouvrage, Favret‑Saada (1977) ne paraît cesser de lutter contre l’« a‑topie du sujet théoricien » – l’expression est d’elle – contre une méthode ethnographique qui apprend à se méfier de la subjectivité et de la participation au terrain. S’impliquer remettrait en cause le statut scientifique du texte produit et l’énonciation scientifique imposerait un « je » non situé, une non‑personne afin d’autoriser l’universalité. Cependant, la subjectivité et l’implication personnelle qu’elle revendique est présentée comme une obligation découlant de particularités de son terrain et de son sujet. En outre, le « je » qui est impliqué et présenté ici est un « je » partiel. C’est celui de sa présence sur le terrain et pas celui de sa vie de tous les jours. On ne relève pas, ou fort peu, d’énonciation de son individualité sous d’autres aspects que celui de la chercheuse au travail dans un terrain particulier.

11Or il me semble que si depuis l’époque de publication de ces travaux, la question persiste c’est que les conditions d’énonciation de la vie privée du chercheur ainsi que la légitimité de celles‑ci n’ont peut‑être pas encore assez été affirmées. Ma propre expérience m’a donné le sentiment que ma vie privée était taboue ou au moins sans intérêt. On peut exprimer aujourd’hui une forme d’engagement affectif du chercheur – cette « passion cognitive » déjà évoquée – mais il est malaisé d’aller plus loin et de présenter en définitive le chercheur comme un être pris par d’autres aspects de sa vie. Pour reprendre les termes de Favret‑Saada à propos du sujet théoricien (1977 :  33) on pourrait penser que l’énonciation de la vie privée du chercheur soit a‑topique, sans lieu où la dire.

Le « syndrome Jekyll » : l’individu et le scientifique

12On s’inspirera alors du travail de Mohia (2008) autour de la démarche anthropologique afin de montrer comment la prise en compte des aspects les plus individuels de la recherche permet de proposer une réflexivité qui ne vise pas uniquement à plus d’objectivité. Elle y étudie les carnets de terrain de trois grands anthropologues : Malinowski, Leiris et Lévi‑Strauss. À travers son analyse, elle cherche à développer ce qu’elle qualifie « d’approche relationnelle » dans les travaux de sciences sociales en montrant comment la méthode anthropologique divise ses chercheurs en deux personnes : l’individu et le scientifique. L’exemple de l’analyse des carnets de Lévi‑Strauss montre bien ce type de tension :

Apparemment, il [Lévi‑Strauss] résiste à l’idée que l’anthropologue puisse évincer totalement l’homme en lui‑même. Une fois encore, il est dans une impasse : d’un côté, l’anthropologue ne peut, semble‑t‑il, exister qu’au détriment de l’homme, qu’en sacrifiant l’homme en lui‑même ; de l’autre, il ne peut pas ne pas exister en tant qu’anthropologue. (Mohia 2008 :  195)

13Selon Mohia (2008), ces processus tendent à occulter la dimension relationnelle de l’expérience de terrain qui lui semble pourtant centrale. Elle y voit l’action d’un « processus normatif, tenant d’un refoulement culturel, qui agit par la raison disciplinaire » (Mohia 2008 :  266). Ce clivage qui cherche à être maintenu à tout prix entre le « nous » et le « eux » est source de malaise chez les anthropologues étudiés. Le regard ethnologique est en effet perçu comme « éloignement » et « distance entre l’ethnologue et son objet » (Lenclud 1992). Comment alors gérer la relation aux informateurs lorsque l’on met en place une démarche ethnologique ?

14Le travail réflexif ne vise ainsi qu’à conserver cet équilibre qui divise le chercheur et l’individu, comme il divise l’informateur et l’individu. Mohia se sert de sa démonstration pour prôner une approche plus relationnelle et plus intégrée de l’anthropologie et une réconciliation des différentes facettes du chercheur. Pourtant, on ne peut que continuer à lire cette séparation des statuts dans des travaux récents qui s’inspirent de la sociologie des sciences de Latour (2001) :

  • 3 La mise en gras est faite par mes soins afin de mettre en évidence la permanence de la scission ent (...)

Les chercheurs, en tant qu’individus (avec leurs convictions), en tant que scientifiques (avec leur rigueur méthodologique et leurs spécialités d’étude), en tant que représentants de leur institution (avec des objectifs à satisfaire et une représentativité au sein des problématiques environnementales publiques) […] (Liarsou, Beck, Kohler et al. 2016)3

15Si l’interdiscipline semble pouvoir trouver ses racines dans l’objet ou le champ, l’indiscipline, entendue ici également comme activité réflexive au sens le plus fort du terme, me paraît être en lien avec l’individu, le sujet qui cherche. Elle est une forme de disposition d’esprit plus réticente à la norme, aux forts cadrages théoriques et qui se plaît dans le mobile, l’instable, le périssable (Morin 2005). Le chercheur dans cette perspective se fait l’observateur, et le critique, de ses propres pratiques et de leurs conventions, rigidités. En ce sens, la réflexivité pourrait être une particularité du scientifique indiscipliné.

16Un lien fort existe entre réflexivité et indiscipline. J’entends ici une réflexivité plus poussée que celle habituellement proposée aux apprentis chercheurs et qui consiste à mieux chercher à objectiver sa recherche, sa méthode, ses résultats, en s’employant à un regard sur soi‑même qui vise à extraire et à démontrer une absence de duperie subjective. Il s’agit alors simplement de produire un travail réflexif qui vise à neutraliser la subjectivité et à augmenter l’objectivité de son travail (Cefaï 2003, Ghasarian 2002 ou Leservoisier 2005).

17La réflexivité que je souhaiterai proposer vise au contraire à comprendre l’ensemble de ces rôles en même temps et à cesser de refuser la part du subjectif, de la relation, voire de l’engagement, de la passion dans le travail de recherche (Charvolin, Roux et Dumain 2013). Mais j’irai plus loin encore, du moins j’essaierai tant parfois cette entrée du privé risque d’être périlleuse, de montrer en quoi les aspects les plus personnels de ma vie ne peuvent être retranchés de façon radicale et abrupte de mes conditions de recherche, à moins de reconstruire celle‑ci a posteriori en réarrangeant la réalité. J’illustrerai mon propos avec différents moments de mon apprentissage de la recherche où cette activité réflexive a mis en avant pour moi cette tension entre le subjectif et l’objectif dans le rendu du travail scientifique. Mais auparavant, nous reviendrons sur une présentation de mon terrain disciplinaire d’origine afin de vérifier le rapport entre celui‑ci, l’indiscipline et ma propre individualité. J’essaierai alors de montrer que l’indiscipline « ne part pas de la situation d’un objet dans l’espace des territoires disciplinaires, elle part de la personne qui élabore un questionnement, dans une discipline ou en dehors de toute discipline, et y répond selon les besoins de l’enquête » (Catellin et Loty 2013).

L’indiscipline, les Sciences de l’information et de la communication et la biodiversité : vérifier la persistance du « je »

18L’indiscipline comme forte réflexivité, comme présence du moi, comme éclatement du cadre disciplinaire m’a‑t‑elle été imposée par l’extérieur ? Je reprendrai pour éclaircir ce point deux aspects propres à ma recherche et qui pourraient aller en ce sens : les Sciences de l’Information et de la Communication (SIC) comme discipline indisciplinée et l’environnement comme objet complexe nécessitant le croisement des sciences de la vie et des sciences de l’homme.

L’interdiscipline fait‑elle l’indiscipline ? Les SIC en question

19Les Sciences de l’Information et de la Communication4 sont une discipline jeune, les premiers travaux désignés comme relevant de celle‑ci datant du début du XXe siècle. Leur reconnaissance institutionnelle est plus récente encore puisque ce n’est qu’en 1975 qu’une section propre, la 71e, est créée pour les SIC au Conseil national des universités. Leur description y est presque paradoxale, la discipline se définissant par son champ, l’information‑communication, mais œuvrant également « à dégager des compétences par l’agencement de théories et méthodes venant d’autres disciplines ». Pourtant l’inscription en Sciences de l’Information et de la Communication à partir d’une section voisine ne peut se justifier par le seul objet puisque : « Traiter du seul point de vue de son champ disciplinaire un objet communicationnel, ne peut suffire à justifier une demande de qualification en SIC5. »

20Ce paradoxe se répercute dans les tentatives de construire l’histoire de la discipline elle‑même. Celle‑ci est encore embryonnaire et sujette à débats (Bougnoux 2001, Mattelart 2010 ou encore Boure 2006, 2007, 2008) : de nombreux articles dans des revues spécialisées reviennent ainsi sur ce qui définit les sciences de l’information et de la communication et qui fait tenir ensemble ses problématiques et ses chercheurs. Mon ambition n’est pas d’en proposer une nouvelle version mais de présenter certains aspects qui semblent faire consensus : la grande variété des objets, des postures, la « propension historique à faire montre d’une approche articulatoire » (Carbou, Christophe et Negrel 2015 :  17) et à prendre en compte la complexité des objets à travers l’interdisciplinarité.

21Les sciences de l’information et de la communication sont difficiles à définir et les travaux qui en sont issus sont d’autant plus divers que deux courants y cohabitent : un courant plus informationnel et un autre plus communicationnel. L’étude des médias y est très présente, souvent dans une approche critique, mais on y trouve également des travaux qui abordent la dimension interpersonnelle de la communication, la communication des organisations, la gestion des informations dans les systèmes, la dimension technique comme humaine de celle‑ci, etc. Ce foisonnement thématique est renforcé par une dimension théorique et scientifique des études et par leur mise en application pratique dans des formations professionnalisantes. L’information‑communication est enseignée en université mais également en IUT, en écoles privées, etc. ; dans une perspective de recherche mais également de formation à certains métiers. Les SIC sont fortement interdisciplinaires (Durampart 2013) et ont de grands auteurs « des origines » issus notamment des études littéraires ou des sciences du langage (Boure 2007). Ce déplacement d’esprits singuliers d’une discipline « mère » vers les SIC a constitué le premier temps de l’établissement de celle‑ci en science à part entière bien que ce statut puisse continuer à être remis en question dans le champ des sciences humaines et sociales (Wolton 2013). Les SIC se sont construites initialement avec des chercheurs issus d’autres disciplines venus y chercher un certain esprit d’ouverture et de croisement (Renucci et Pelissier 2013, Durampart 2013). Mais les chercheurs formés récemment ont pu y construire l’intégralité de leur parcours. Cela met ainsi en tension une logique collective disciplinaire et une posture individuelle d’interdisciplinarité :

Pour une grande majorité, les jeunes docteurs ont reçu une formation officielle en SIC et n’ont plus de port d’attache comme leurs prédécesseurs. Que signifie pour eux l’interdisciplinarité alors même que, dans leur travail de thèse puis de constitution du dossier de qualification dans la section 71, ils ont reçu une injonction forte de construire un état de l’art faisant état de leur connaissance dans le champ des auteurs en SIC et permettant ainsi d’attester de leur appartenance à cette « discipline » à l’instar de ce qui se pratique dans les disciplines voisines. (Renucci et Pelissier 2013)

22Ainsi durant mon Master 2, j’ai souvenir d’un camarade de promotion qui affirmait vouloir bifurquer et poursuivre en sociologie afin de se sentir dans un ancrage disciplinaire plus clair. Il rejoignait alors la question provocatrice de Lits (2015) qui demandait si l’on peut être docteur en info‑com. Les Sciences de l’Information et de la communication sont‑elles ainsi comme l’affirme Besnier (2013) un espace ouvert au point qu’il est difficile de le qualifier de discipline ?

23Cette présentation à grands traits peut‑elle suffire à faire des Sciences de l’information et de la communication une discipline indisciplinée (Wolton 2012) ? Il me semble que le risque est important sinon de confondre, du moins de passer trop rapidement de l’interdiscipline à l’indiscipline (Wolton 2013). Si l’interdisciplinarité des SIC peut être montrée historiquement et si elle donne même le sens de son existence – faire communiquer des disciplines entre elles pour une approche complexe et multidimensionnelle des objets – le fait que quelques chercheurs aient trouvé un cadre plus libre pour leurs recherches en se rejoignant autour des études sur la communication ne permet pas de lui attribuer un caractère indiscipliné intrinsèque comme le fait Wolton (2012) : « Parce que la communication est une activité tellement complexe qu’elle dépasse fréquemment l’interdisciplinarité, pour rejoindre l’indisciplinarité, et le plus souvent, là aussi, l’indiscipline… »

  • 6 Le terme « erratique » n’est pas utilisé ici selon une acception péjorative mais plutôt dans un sen (...)

24L’interdiscipline ne mène pas systématiquement à l’indiscipline. Cette dernière relève plus d’un état d’esprit individuel que d’une injonction disciplinaire paradoxale. Il est possible de faire discuter différentes disciplines entre elles tout en conservant le cadre normatif de celles‑ci et sans regard critique et réflexif sur ses propres pratiques, sur celles de ses pairs, de son institution, etc. L’indiscipline est inconfortable. Elle met à côté. Elle ne répond pas à l’ensemble des critères attendus. Elle agace. Alors que l’interdiscipline a pu amener la question de l’évaluation par les pairs (Besnier 2013), l’indiscipline pose celle de l’acceptation de cette posture par ceux‑ci. Si on la maintient, je pense que c’est à défaut de pouvoir faire autrement et je ne vois pas comment l’expliquer en la situant ailleurs que dans le sujet. Pour ma part, il me semble que des manières de réfléchir telles que la mienne, sous forme de questionnement, de liens, de mise en avant des zones de flou, de doutes, ne peuvent que s’y retrouver. Le choix des Sciences de l’Information et de la Communication n’ayant que confirmé pour moi un parcours erratique6 entre sciences « dures », littérature et sciences humaines.

Biodiversité, environnement et complexité : la raison du sujet ?

  • 7 La biodiversité met en avant la diversité de la vie à différents niveaux : espèces, individus, géné (...)

25On l’a vu, je ne pense pas que l’interdisciplinarité amène systématiquement à l’indiscipline. Afin d’en finir avec ce sujet, je vais revenir rapidement sur le travail de recherche que j’ai mené sur la communication environnementale d’un Parc naturel régional (Kohlmann 2016). L’environnement n’est pas un thème majoritaire dans les études de communication. Il présente plusieurs aspects qui ont auparavant été étudiés principalement par les sciences de la nature puis peu à peu par les sciences humaines et sociales avec plus ou moins de difficultés et de bonheurs (Barbier, Boudes, Bozonnet et al. 2012). Pour être parfaitement honnête, cette question de l’environnement m’a énormément mise en difficulté : comment l’étudier à partir de la question de la communication ? Que mobiliser comme concepts ? Pour en dire quoi ? Sur conseil de mon directeur, j’ai alors entamé la lecture des travaux de Morin (2005) afin de mieux mobiliser l’approche complexe. Chez Morin, la complexité est en effet aussi entendue comme le croisement des sciences humaines et des sciences de la nature. J’aurai pu alors rejoindre les travaux qui postulent que c’est l’entrée en scène de l’environnement qui obligerait les sciences humaines et sociales à travailler de concert avec les sciences du vivant (Barbier, Boudes, Bozonnet et al. 2012 :  15‑16). Le découpage disciplinaire perd alors de sa pertinence et de son caractère explicatif et la complexité s’impose comme méthode. L’interdisciplinarité découlerait alors de l’objet « environnement ». Ce postulat aurait pu être renforcé par mon angle d’étude : le terme même de « biodiversité ». L’histoire de l’émergence du terme « biodiversité » montre un croisement important entre disciplines différentes. Née en 1986 lors du Forum of Biodiversity, ce croisement de « bio », la vie, et « diversité » est une transformation à visée communicationnelle du concept scientifique de « diversité biologique »7 (Takacs 1996). À la différence de ce dernier, la biodiversité postule plus fortement une interdisciplinarité et vise une application pratique dans différents secteurs (Gramond 2016). On peut donc voir entre ce thème de la biodiversité différents points communs avec la présentation que j’ai faite plus haut des Sciences de l’Information et de la Communication, mais également de l’environnement : articulation de concepts issus de plusieurs disciplines, aspects théoriques et empiriques, application pratique de ceux‑ci.

26L’objet de cet article n’est pas de revenir dans le détail sur les aspects flous et divers du terme, mais bien de soulever encore une possibilité de voir dans le choix du sujet à traiter une obligation à adopter une perspective interdisciplinaire qui à force de croisement et d’élargissement peut à terme ne plus sembler relever d’aucune. Une des difficultés que j’ai rencontrée lors de la rédaction de ma thèse a donc été de chercher à comprendre comment appréhender la complexité de questions autour de la biodiversité dans une approche propre à la communication. Difficulté que j’ai essayée de résoudre avec plus ou moins de réussite, en revendiquant une complexité des dimensions de la communication et en travaillant dans le détail des observations de terrain, du particulier, du flou, du consensus, de l’identité, etc. dans une démarche que j’ai souhaitée personnelle.

27Cependant, puis‑je déléguer cette approche floue et très empirique uniquement à l’extérieur et à une contingence du sujet ou du champ tout comme Favret‑Saada (1977) déclare s’être impliquée à cause d’un objet qui l’y obligeait ? Il me semble qu’au‑delà de ces remarques il me faut revenir sur le travail du moi, du sujet et sur une certaine forme de pensée qui prend tout et se cherche sans cesse, plus à travers le doute et les interrogations qu’avec la certitude et l’expertise. L’indiscipline ne vient‑elle pas de moi en définitive et d’une certaine disposition à se laisser porter ?

28Dans mon cas particulier, je pense pouvoir répondre par l’affirmative. La complexité, l’indiscipline, la réflexivité font partie de l’ensemble des éléments qui participent de la justification de mon parcours personnel. Quand mon directeur de thèse m’a demandé d’ajouter du travail sur le terrain à ma proposition de sujet, j’ai accepté sans hésiter. Lorsqu’il a fallu lire un grand texte de la science écologique (Odum 1971), j’y ai pris grand plaisir ; et d’ailleurs y étais‑je vraiment obligée ? Lorsque j’ai dû entamer ma rédaction, j’ai souhaité tout dire, tout analyser, moi‑même et mon parcours y compris, car ils me semblaient faire totalement partie de l’ensemble de ma démarche. Les présenter n’était pas pour moi une recherche d’une quelconque empathie devant des difficultés en définitive courantes, mais plutôt une manière de les partager afin que chacun puisse mieux comprendre mes résultats, y revenir, les critiquer, les compléter, etc. Cet élan n’a pas été jusqu’au bout pour différentes raisons que je vais tenter d’aborder et s’est transformé, de fait, en un sentiment diffus de malaise. Le terme de malaise n’est pas anodin : il exprime un ressenti difficilement exprimable, un sentiment de tension entre deux attentes. On l’abordera à travers trois exemples du non‑dit lié à la subjectivité afin de lancer une réflexion autour de la réalité, ou non, de leur caractère indicible dans le champ d’une recherche scientifique en sciences humaines.

Le malaise du sujet théoricien : normes, individualité et effets de masquages

Malaise de ma propre présence sur le terrain

29Commençons par une des questions les moins difficiles à énoncer. En 2010, j’ai pu assister à des échanges entre doctorants quand j’étais moi‑même encore en M2. Je me souviens d’une séance au cours de laquelle un doctorant s’interrogeait autour de la façon d’être soi‑même sur le terrain et du risque de « biaiser » les entretiens par sa propre présence. Moi‑même, j’ai eu des échanges avec mon directeur de thèse à ce sujet et j’ai ressenti avec gêne lors de la retranscription des entretiens ces moments de flottement au cours desquels ma personnalité transparaissait.

30On retrouve ici les tensions entre « eux » et « moi » qui ont été travaillées par Mohia (2008) dans son ouvrage. Ces craintes vis‑à‑vis de la norme prennent leurs racines dans un ensemble de manuels de méthodologie qui foisonnent dans les bibliothèques universitaires. On y apprend à limiter la part du soi dans les entretiens, à relancer sans influencer son vis‑à‑vis, tout en gardant une distance qui seule permet la réflexion. Cette posture a été critiquée notamment par Dérèze (2009) dans un ouvrage de méthodologie préfacé par Winkin. Il postule l’irréductibilité de la relativité des observations, de celle des interprétations et des théories proposées et de celle de la perturbation réciproque liée à la présence de l’observateur dans le champ des observations.

Une fois que l’ethnographe est entré dans le bocal, même s’il veut juste observer les poissons et leur habitat, en se faisant tout petit, sans devenir un poisson lui‑même, il modifiera leur écosystème et leur rythme de vie. (Winkin 2009 : 7)

31Selon moi, c’est en admettant cette irréductibilité que le chercheur peut réellement obtenir un travail honnête, présenté comme réalisé par une personne particulière dans une situation d’interaction particulière. Cela ne me semble pas remettre en cause l’intégrité de la démarche scientifique, mais plutôt la faire passer d’un modèle d’universalité objective et neutre à celui d’une approche impressionniste, par petites touches variées qui construisent un tableau d’ensemble. En outre, cette volonté d’invisibilité, même si elle peut être remise en cause plutôt aisément – de toute évidence chacun se sait visible et peut aisément admettre la situation d’entretien comme une interaction – n’en demeure pas moins présentée comme une aspiration du chercheur. En cela, elle me paraît rendre d’autant plus difficile l’intégration dans un corpus de recherche de tout élément obtenu en dehors de ce cadre, parfois dans un contexte exclusivement personnel et dans un cadre initialement privé.

Malaise de l’objectivation de la relation

32Ce premier malaise de la présence du soi lors des entretiens se cristallise alors dans la question suivante, autour de la relation : peut‑on faire une recherche si l’informateur est une connaissance, un ami, un proche ?

33En 2001, Winkin reprenait le cas d’une des études qu’il avait mené aux États‑Unis dans la sphère universitaire et sur la difficile perception de sa restitution par son principal informateur. Il en tire la conclusion suivante : c’est le processus d’objectivation scientifique qui trouble son informateur par un « effet de miroir ».

Mais qui peut ainsi se confronter sans résistance à la déconstruction objective de soi ? (Winkin 2001 :  252)

34Il parle ainsi de la « trahison » que constitue la restitution sous la forme scientifique d’une relation d’information au cours de laquelle un autre type de lien a pu se construire.

35Est‑il alors impossible de travailler avec des proches, voire des connaissances dans un entretien ? Cela exclut‑il certains informateurs au‑delà des considérations relatives à leur connaissance du sujet ou de l’intérêt de leur témoignage ? Et si, malgré tout, on y a recours, peut‑on retransmettre cet aspect de la recherche sans effet de masquage ?

36J’ai été confrontée à cette question à différents moments de ma recherche puisque mon terrain était également mon lieu d’habitation. Différents informateurs potentiels faisaient partie de mes connaissances. J’y ai répondu, je l’avoue, de façon flottante puisque j’ai ainsi pu recueillir le témoignage d’une de mes anciennes voisines et dans le même temps en exclure un autre considéré plus proche et qui pourtant répondait à l’ensemble de mes critères (agriculteur, sensible à l’environnement, sur le territoire adéquat, etc.).

Je connais plus personnellement cette chargée de mission d’où le tutoiement et d’où aussi le besoin de prendre du temps pour reconfigurer la relation en la posant dans un cadre de recherche. Cet entretien est celui qui est le plus marqué en reformulation, entrecoupé de ce que je qualifie de « rires de gêne » aux moments de repositionnement de la relation les plus forts. (extrait de mon carnet de terrain)

  • 8 Cette métaphore de l’artisan chercheur est empruntée à Kaufmann (2005).

37Ce bricolage relationnel fait partie des non‑dits de ma thèse, des copeaux laissés de côté, non présentés à la vue de tous dans le travail final8. On voit que pour l’instant, dans leur traitement, aucune règle n’émerge pour moi si ce n’est celle, ponctuelle, d’une exclusion d’un trop grand niveau de proximité affective et relationnelle. Mais à regarder, quelques mois après, en arrière, je m’interroge encore sur sa pertinence et sur ce qu’elle a en définitive fait perdre à mon analyse sous prétexte de vouloir lui conserver une aura d’objectivité.

Malaise de la vie de tous les jours : effets de masquage

38Ainsi, le malaise du « je » dans la rédaction et du « moi » dans la recherche se traduit souvent par des dispositifs d’occultation : ne pas signaler telle chose, telle démarche, telle relation, telle remarque… Et si elles sont signalées, c’est souvent pour les neutraliser : « bien que je sois une mère de famille, accompagnée par mes deux enfants, je ne me suis pas détachée de mon regard objectivant et celui‑ci n’est pas une reconstruction a posteriori » semble dire toute précision à prétention réflexive.

39Cet aspect a été pour moi quotidien puisque j’étais avant toute chose une habitante de mon terrain. Travaillant à côté de mon projet de recherche, je devais adopter une stratégie qui me permettait de concilier les différents aspects de ma vie privée tout en recueillant le maximum d’informations possible. Les observations participantes que j’ai menées l’ont été pour la majorité sous une double posture puisque j’en ai profité pour en faire des activités familiales. L’objectif pour moi n’est pas ici d’émouvoir sur les difficultés rencontrées ou l’ingéniosité dont j’ai pu faire preuve, mais plutôt de pouvoir dire quelque chose qui a fait partie intégrante de ma méthodologie, de ma pratique du terrain, et que j’ai tu jusqu’au bout pour ne pas donner une tonalité subjective et personnelle à un travail scientifique. D’une certaine manière, j’ai été soulagée, lors de ma soutenance, lorsqu’un des membres du jury a insisté pour me faire dire les conditions d’obtention des documents de mon corpus. J’ai alors pu énoncer, non sans une certaine forme d’appréhension, leur lien avec mon quotidien : cartables, courses, amis, etc.

  • 9 Je comptais initialement inclure à ma présentation orale de soutenance les aspects « concrets » tel (...)

40Car c’est bien là une des principales difficultés : si j’ai supprimé ces facettes de mon travail c’est par crainte d’une mauvaise interprétation de celles‑ci. Elles n’ont pu apparaître que subrepticement, lors de ma soutenance de thèse et uniquement par la bouche de mon directeur de thèse, sans possibilité d’émaner de la mienne9. Le fait que je sois un individu qui a assumé plusieurs rôles sociaux simultanés et que ceux‑ci ont pu parfois interférer entre eux, est‑il à ce point inaudible sauf à passer pour quelqu’un qui souhaite se chercher des excuses ou – pire – se faire plaindre ? J’ai parfois dû décaler des rendez‑vous parce que mes enfants étaient malades. J’ai manqué les Rencontres des journées de la biodiversité du parc du Pilat en 2015 pour des raisons personnelles. J’ai travaillé en dehors de tout cadre institutionnel parce que mon rattachement à l’Université de la Réunion, mon poste à l’Université Jean Monnet et ma vie privée, encore elle, ne me laissaient pas vraiment de temps pour suivre des séminaires ou des colloques. Écrire ces quelques lignes me demande un réel effort tant les normes de l’indicible sont ancrées en moi. L’impudeur de celles‑ci me dérange moi‑même ! Lors de la restitution de mes recherches, j’ai rationnalisé autant que possible chacun des éléments ci‑dessus pour les faire correspondre à la rigueur d’une méthode. Pour quelles raisons ? A‑t‑il suffi d’un mail anodin suite à un moment où j’avais exprimé des doutes personnels qui répondait que : « la thèse est une somme de sacrifices personnels » pour que j’intègre de ne plus en parler ? Lors de ma soutenance la simple phrase : « moi aussi j’ai travaillé pendant ma thèse » à propos de mes conditions de recherche, ne montre‑t‑elle pas qu’il n’y a plus lieu d’y revenir ? Je ne puis incriminer personne en définitive de cette censure qui n’est que l’addition d’un ensemble de ressentis. Pour moi, cette autocensure visait à me faire correspondre à une norme que l’on intègre peu à peu, avec d’autant plus de force peut‑être du fait de mon sentiment d’être à côté. Trouve‑t‑elle pour autant une justification scientifique ? Si tel était le cas, à quoi rimerait cet article ?

41Pourtant, s’il y a bien un aspect de mon travail qui a eu une influence, c’est celui‑ci : l’articulation du privé et de la recherche. C’est grâce à cette démarche que j’ai pu recueillir une grande quantité de données. Mais c’est également à cause de cette démarche que j’ai décidé de ne pas diffuser certaines photos, certains contenus, trop « familiaux ». J’ai tenu sous silence certaines modalités d’obtention de documents à travers les cartables de mes enfants, certaines informations obtenues à la sortie de l’école ou encore autour d’un apéritif entre voisins par crainte de me voir refuser à la suite de cela le qualificatif de scientifique. À présent je m’interroge : suis‑je la seule ? Doit‑on vraiment cacher cet aspect du travail de recherche sur le terrain ? Sans lui donner une importance outrancière, ne peut‑on pas éviter de le bannir à la frontière du dicible ?

Propositions autour de la subjectivité et de la passion

42J’ai adoré faire de la recherche. J’ai aimé lire et confronter mes lectures à mes expériences de terrain. J’ai aimé me poser des questions sans cesse, sentir la progression de celles‑ci, leur maturation. Mais j’ai également été mal à l’aise avec certains aspects normatifs et objectivants. La perspective de faire du terrain une expérience relationnelle (Mohia 2008) me paraît alors riche de possibilités et entre en résonnance avec l’idée que je me fais de ma discipline, la communication, qui se construit autour du sens et de la relation.

43Dans la relation, la subjectivité, l’identité du chercheur ne peut pas se gommer en suivant quelques règles simplistes de méthodologie de l’entretien ou de la recherche.

Notre vision du monde ne dépend pas uniquement de nos savoirs. Les sciences humaines sont à la fois particulières et générales, objectives et irréductiblement subjectives. Et chacun de nous reste responsable de l’équilibre qu’il établit entre ces exigences multiples. (Todorov 2013 :  474)

  • 10 L’image d’une recherche inspirée de l’impressionnisme me plaît ainsi beaucoup.

44Ainsi, il me semble que l’indiscipline, posée de la sorte, revêt également un caractère de modestie. Loin d’être un « je » égotique, narcissique, il me semble que cette remise en lumière du sujet théoricien rappelle l’idée de Morin (2005) selon laquelle toute production de connaissance est « biodégradable », ce qui ne lui retire en rien son intérêt et sa richesse10.

La conception complexe que nous essayons d’élaborer appelle et donne les moyens de l’autocritique. Elle appelle dans un développement naturel le second regard épistémologique ; elle porte des vérités qui sont biodégradables, c’est‑à‑dire mortelles, c’est‑à‑dire du coup vivantes. (Morin 2005 :  65‑66)

45La subjectivité, le hasard, la conjoncture, ne devraient rien enlever à la qualité de la démarche et à l’engagement de ceux qui la mènent. Inéluctables, inévitables, ils devraient cesser d’être ce non‑dicible du travail du chercheur. Les taire me semble avoir deux inconvénients majeurs : maintenir la science dans une universalité et une immuabilité critiquables ; et préserver une inégalité d’accès à celle‑ci pour certains individus particuliers, pour lesquels prendre le rôle unique du savant s’avère impossible.

46Cet article me permet de trouver enfin un cadre dans lequel exprimer ce qui pour moi a été compliqué dans ma recherche en tant que personne, et comment j’ai pu avoir envie de le taire pour tout un ensemble de raisons. Principalement afin de ne pas perdre le caractère de scientificité que je désirais voir attribuer à mes recherches. Cela en fait‑il toutefois un article ascientifique ? Je laisse la question ouverte en terminant.

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Notes

1 Voir notamment le dossier entier consacré à l’indiscipline dans Hermès, La Revue, 2013 dont de nombreuses références de cet article sont issues.

2 Voir notamment la reprise précise du terme de « sérendipité » par Catellin et Loty (2013).

3 La mise en gras est faite par mes soins afin de mettre en évidence la permanence de la scission entre les rôles.

4 On notera ici le pluriel de « sciences ».

5 CPCNU, http://www.cpcnu.fr/web/section‑71, consulté le 7 juin 2016. Voir également à propos de l’impossible définition par l’objet Carbou (2013).

6 Le terme « erratique » n’est pas utilisé ici selon une acception péjorative mais plutôt dans un sens proche de celui de « sérendipité » tel que défini par Catellin et Loty (2013).

7 La biodiversité met en avant la diversité de la vie à différents niveaux : espèces, individus, génétique.

8 Cette métaphore de l’artisan chercheur est empruntée à Kaufmann (2005).

9 Je comptais initialement inclure à ma présentation orale de soutenance les aspects « concrets » tels que mes conditions de travail au quotidien, mais mon directeur m’a demandé de les supprimer de mon intervention tout en souhaitant les inclure dans la sienne.

10 L’image d’une recherche inspirée de l’impressionnisme me plaît ainsi beaucoup.

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Pour citer cet article

Référence papier

Émilie Kohlmann, « L’indiscipline du sujet »Revue des sciences sociales, 56 | 2016, 96-103.

Référence électronique

Émilie Kohlmann, « L’indiscipline du sujet »Revue des sciences sociales [En ligne], 56 | 2016, mis en ligne le 10 juillet 2018, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/revss/385 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revss.385

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Auteur

Émilie Kohlmann

Docteure en sciences de l’information et de la communication
Université de la Réunion Laboratoire LCF
emilie.kohlmann@laposte.net

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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