1Dans ce tout petit village pas loin de chez moi, cinquante-quatre noms sont inscrits sur le monument aux morts de la guerre de 1914-1918. L’un est tombé dans une plaine lointaine de la Somme, l’autre à Verdun… Cette discipline-là est finie. Sans doute se justifiait-elle à une époque où il fallait marcher en rangs serrés face à des envahisseurs. Aujourd’hui, après un long travail de deuil et de réflexivité, plus jamais nous n’obéirons à un ordre d’aller massivement nous faire massacrer.
2Mon grand-père est monté par deux fois à l’assaut du Hartmannswillerkopf, célèbre éperon rocheux des Vosges au-dessus de la plaine d’Alsace. Quatre vagues d’assaut successifs en 1915, 25 000 morts. Il avait une manière curieuse de ne jamais nous parler de l’horreur. Je savais seulement qu’il avait été gravement blessé, et gazé. Il portait encore un éclat d’obus dans le genou gauche qui le faisait parfois souffrir, tant d’années après. J’en retiens un message silencieux et intense : n’accepte jamais de te sacrifier pour de lointaines utopies ! Et je crois que c’est une des raisons qui me poussent à m’ancrer dans « le terrain », à toujours revenir à l’expérience vécue des personnes en chair et en os.
- 1 Carolyn Ellis (2004) définit l’auto-ethnographie comme « une recherche, une écriture et une méthode (...)
3Cette discipline-là est terminée. Est-ce à dire qu’il n’y aura plus de discipline ? Pour tenter une réponse, nous allons resserrer le cadre, passer du mot discipline dans son sens générique aux disciplines universitaires. Entre l’enquête de terrain et l’auto-ethnographie1 (Ellis 2004, 2010), je ferai un retour en arrière sur les trente et quelques dernières années – j’arrive à l’âge de mon grand-père quand il me racontait ses histoires.
4Marcel Gillet était professeur d’histoire contemporaine à la faculté de Lille. Il avait publié des travaux en Histoire économique qui eurent à l’époque une certaine renommée (Gillet et al. 1965). Mais son vrai chef-d’œuvre, comme on dit d’un maître artisan, fut une monumentale thèse d’État sur Les Charbonnages du Nord de la France au xixe siècle (Gillet 1973). « J’ai fait 10 ans de fonds… d’archives ! », disait-il avec son éternel petit sourire. Étudier les archives, quoi de plus normal pour un historien ? Ce qui l’est moins, dans les années 1950, c’est la place qu’il accorda aux entretiens avec les gens de la mine : une centaine de témoignages directs en tout. On appelait cela de l’histoire orale ; il en fut un précurseur, estimant que le récit des histoires vécues était indispensable pour faire une science humaine, à contre-courant de l’époque qui considérait que seul ce qui est écrit est valable.
5Vous l’aurez compris, celui qui fut mon maître était un adepte de l’indiscipline. L’indiscipline ici ne tient pas dans le rapprochement du texte historique avec le texte anthropologique – sous cet angle, les deux disciplines ont toujours été très proches ; Montaillou, village occitan (Le Roy Ladurie 1975) peut être considéré comme une étude d’anthropologie historique.
6L’originalité vient de l’intégration de la méthode anthropologique fondée sur la rencontre directe avec les personnes, comme façon d’introduire la parole « des gens » dans la culture savante. Par la suite, cette approche s’est considérablement développée, dans un processus incessant d’approfondissement et de croisement de disciplines : Histoires de vie (Pineau et al. 2007, Bertaux 2010), Gestion des connaissances (Ballay 2002), Psychosociologie et sociologie clinique (De Gaulejac et Legrand 2008), Médecine narrative (Hurwitz et al. 2004, Mattingly et al. 2000) et au fil des ans, je me suis formé à certaines de ces disciplines.
7Dans la discipline qui était officiellement la sienne (l’histoire contemporaine), Marcel Gillet passait pour très compétent mais quand même un peu excentrique, avec ses récits de vie recueillis sur le terrain à la façon d’un anthropologue ! J’oublierais un trait décisif si je ne signalais pas ce détail : il était discrètement mais profondément humain, à la fois comme enseignant, chercheur, et directeur de thèse. Toujours avec son petit sourire, il savait prodiguer le conseil juste, signaler un risque de dérive, réassurer quand la confiance s’émousse. Directeur de mon mémoire de maîtrise puis de ma thèse, il suivait attentivement mon travail. Quand je me rapprochais de manière un peu trop dogmatique de tel ou tel auteur ou référence conceptuelle, il me rappelait gentiment à l’ordre (je devrais plutôt dire au désordre), et m’invitait à revenir vers l’expérience complexe du vivant.
8Sans doute, le temps passé à accompagner ses étudiants a-t-il nui au volume de ses publications. Mais le jour de son enterrement, l’église (une des plus grandes de Lille) était trop petite pour contenir la foule de ceux qui étaient venus lui rendre hommage, les yeux brillants.
9Quand la toute nouvelle Région Nord Pas de Calais sollicita l’Université pour des recherches sur l’identité régionale, Marcel Gillet me recommanda pour une mission sur le passé industriel. Il faut rappeler qu’à cette époque (aujourd’hui révolue, heureusement) les universitaires considéraient ce type de « recherche utile » avec un dédain quelque peu aristocratique. En choisissant ce « travail sous contrat », j’entrai donc dans le métier de chercheur en sciences humaines avec la marque de l’indiscipline.
10J’étais fortement motivé par l’envie de comprendre la révolution qui était à l’origine de notre société scientifique et industrielle, source de tant de progrès et de tant de chaos ! C’était ma première recherche importante et ce fut ma première occasion de mettre en application l’indiscipline que m’avait enseignée mon professeur. D’abord, bien sûr en ne me contentant pas d’utiliser les archives écrites. Je rencontrai à l’hospice de Roubaix des personnes très âgées qui avaient vécu cette époque dans leur enfance et en avaient la mémoire directe par leurs parents et grands-parents. Cela me permit par exemple de valider une hypothèse issue de mes recherches dans les archives : j’avais découvert des centaines de feuilles de chansons utilisées dans les bistrots et les carnavals : on chantait, on chantait beaucoup à cette époque, et tout cela semblait plutôt joyeux ! Je m’attendais à trouver la misère la plus noire, et effectivement elle était bien là. Mais les entretiens confirmaient que la vie était plutôt joyeuse, sans doute en réaction à cette terrible misère. D’où le titre de mon livre : Chanter pour survivre (Marty 1996). Je dus aller braconner sur les terres de l’histoire littéraire et de l’histoire culturelle pour comprendre ce qui se jouait dans la chanson et le carnaval (Marty 1988). Toute une partie de ma recherche portait, nécessairement, sur le travail industriel à cette époque, puisqu’il occupait 12 à 15 heures par jour de la vie des ouvriers. Je fis donc appel à une autre discipline, la sociologie du travail dont je découvrais la belle école française (Friedman et al. 1970).
11Comment les populations de l’époque réussissaient-elles à faire avec les conditions de vie les plus extrêmes ? J’allais plus loin dans le syncrétisme conceptuel en mêlant le savoir psychanalytique avec le savoir sociologique et philosophique : une de mes références fut l’approche du psychanalyste Bruno Bettelheim sur la survie dans des conditions extrêmes (Bettelheim 1972, 1979) d’où le « survivre » dans le titre du livre. Pour articuler la dimension personnelle et la dimension collective (ce qui était aussi une forme d’indiscipline, mais j’avais ici des références prestigieuses, comme Georges Devereux (1951 et 1970), je me référais aux concepts de socialité développés par Simmel (Simmel 1986), et de culture ordinaire (De Certeau 1980)
12Conclusion de cette première expérience de recherche professionnelle : si l’on veut rester au plus près de la réalité, dans l’analyse des sociétés, deux conditions : le contact direct (quand c’est possible) avec l’expérience vécue, et le recours à plusieurs disciplines, incontournable parce que les réalités que nous rencontrons ne tiennent pas dans une seule discipline. Ce syncrétisme est un élément structurant de la connaissance en sciences humaines, un critère de base de sa qualité scientifique.
13J’utilise le terme syncrétisme au sens « d’agencements de pièces et de morceaux pris dans des endroits divers qui sont remaniés et réemployés » (Hervieu Léger 1996), pour lesquels on parle aussi de bricolage, métissage, hybridation etc. Ce qui importe ici c’est l’acte de création conceptuelle (donc symbolique) que fait le chercheur en assemblant des éléments issus de différentes disciplines. Les auteurs anglo-saxons parlent d’agency pour caractériser cette capacité d’agencement significative de l’individu de la modernité (Hervieu Léger 1999, Giddens 2004). Mais comment s’y retrouver si chacun mijote à sa manière les ingrédients conceptuels ? Finalement c’est assez simple, il « suffit » de tirer le fil commun, qui est le cheminement créatif personnel (ou collectif) des chercheurs. On arrive à une logique construite sur le modèle narratif – c’est le célèbre tournant narratif des années quatre-vingt-dix que nous avions manqué à l’époque mais nous nous rattrapons ! Un des aboutissements actuels est l’usage de plus en plus fréquent de la « synthèse narrative » dans la recherche documentaire. D’innovation en innovation, nous retrouvons tranquillement la narration, fabuleux outil de transmission des connaissances bien connu de nos ancêtres !
- 2 Méthode pour l’initiation à la recherche documentaire sur les concepts de référence au cours d’une (...)
14Au niveau méthodologique, j’utilise et j’enseigne depuis une quinzaine d’années, pour l’initiation à la recherche documentaire sur les concepts de référence au cours d’une enquête, pour des non-spécialistes, une démarche fondée sur « le paysage conceptuel »2.
15Ensuite, j’ai ressenti le besoin d’approfondir mes connaissances en anthropologie, et entrepris une thèse dans cette discipline. Fort de ma nouvelle compétence, j’explorais le monde au-delà des frontières. Pas les frontières géographiques, puisque mes terrains se situaient en France (Marty 1995), mais les frontières disciplinaires, statutaires, sectorielles… La plus grande partie de mes terrains relevaient du domaine de la santé et de la médecine. Je travaillais avec des soignants qui souhaitaient concilier leur savoir biomédical avec l’expérience humaine, celle des patients et la leur. Ils faisaient appel à l’anthropologue pour avancer avec eux dans ce sens.
16Coopérer avec des professionnels qui ont un corpus de savoir aussi vaste et structuré, pratiqué dans un système d’une effroyable complexité, avec des impératifs de résultats concrets aussi prégnants n’est pas simple ! Au début, j’appliquais les savoirs appris à l’université et dans les livres, en m’efforçant de les rendre accessibles. C’était un premier rapprochement, mais pas encore suffisant. Ces médecins ou infirmiers étaient disposés à transformer leurs manières d’être pour mieux intégrer la dimension « humaine » ; de la même manière, j’avais à m’engager dans un « travail sur moi » si je voulais prendre pleinement en compte leur expérience. J’utilise l’expression « travail sur moi » pour souligner qu’il ne s’agissait pas seulement d’une question de technique professionnelle. En transformant mes méthodes, je transformais les paradigmes ancrés au plus profond de moi par mon éducation antérieure. Par exemple, j’ai découvert que ces personnes avec qui je tentais des collaborations avaient un savoir anthropologique très développé ! Acquis au quotidien par l’expérience de la relation de soin, développé par des lectures, des formations, des échanges entre confrères… Dit de la sorte, ça paraît évident, mais j’étais structuré dans le modèle du savoir pyramidal, intimement convaincu qu’il y a le savoir au-dessus, et les pratiques en dessous. Comme enseignant, mon travail consistait de ce fait à apporter la connaissance à des gens qui ne savent pas. Et comme chercheur, je me penchais sur « les gens », je les construisais comme objets de recherche, et ensuite, de retour à mon bureau, j’écrivais sur eux ! Dans la réalité du terrain, la relation que je construisais avec ce que l’on appelle aujourd’hui « l’acteur réflexif » était fondamentalement interactive, et plus subtile et raffinée que le dogme fragile du savoir extérieur.
17J’ajouterai que cette relation est satisfaisante, vivante, active, conviviale (ce qui ne veut pas dire non-conflictuelle !).
18Me plier à cette discipline fondée sur la collaboration n’a pas été simple, cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais je découvrais une intelligence interactive d’une grande richesse pour la recherche, sans pour autant rompre avec la tradition de ma discipline : ces savants ordinaires avec qui je coopérais n’étaient rien d’autre que « l’informateur privilégié » bien connu des anthropologues du lointain.
19Pour illustrer mon propos, je prendrai l’exemple d’une recherche sur l’accompagnement de patients ayant vécu un accident cardio-vasculaire dans leur nouvelle vie avec la maladie (Marty et al. 2013). C’est à cette occasion que j’ai rencontré Jeanne : « J’ai commencé à ne plus sentir mes bras et mes mains, raconte-t-elle. J’étais d’autant plus étonnée que j’avais vu mon médecin la veille. Il avait juste dit que j’avais le cœur qui battait un peu vite. Faire un infarctus à 35 ans, c’est atypique pour une femme !… »
20Hospitalisée en urgence, elle sera sauvée, et fera ensuite un séjour en réhabilitation. Ce séjour thérapeutique a été important dans l’histoire de vie de Jeanne : « C’est une bulle d’oxygène. J’ai participé à tout ce qui existait. Ici, les gens ont la même maladie ; on se comprend. Il y a des médecins ; il y a de l’information tout le temps qu’on est là, c’est très rassurant. Nous étions dans un groupe qui faisait à peu près la même chose, pour une durée d’un mois, mais c’était bien c’était des gens jeunes… J’ai été surprise par le sport. On ne nous ménage pas ! Gym, vélo, etc. Ça a changé mon existence… »
- 3 Il ne faudrait pas cependant que ce bref condensé laisse entendre qu’il s’agit d’une simple relatio (...)
21Jeanne est une jeune femme moderne. Elle cherche à aménager sa vie au plus près de ses aspirations. Avec son mari et leurs deux enfants, ils ont fait le choix de quitter la ville et de construire une nouvelle vie loin des tensions et embouteillages. Ils retrouvent un travail, s’installent dans une maison agréable, mais bientôt les choses se compliquent. Transports pour aller à l’école, difficultés de voisinage, séparation du couple… C’est alors que survient l’accident3.
22Quelques mots sur le contexte de cette recherche : depuis plusieurs décennies, les progrès scientifiques réalisés dans le domaine médical ont permis de transformer des affections autrefois quasi inéluctablement mortelles à court terme en « maladies chroniques ». Par un curieux effet de symétrie (Bruno Latour), le progrès scientifique appelle une attention renouvelée à l’humain. En effet, une fois la phase aiguë passée, commencent des traitements qui peuvent durer plusieurs décennies, mais qui n’auront d’effet qu’à la condition que le patient prenne soin activement de lui-même.
23L’étude dont nous parlons ici avait été conçue dès le départ en coopération entre des médecins de santé publique qui pilotaient le travail, des médecins en service de réhabilitation habitués de longue date à ce type d’accompagnement, et une équipe d’anthropologues et de sociologues. Le travail des chercheurs en sciences humaines consistait à rencontrer les patients pour voir de quelle manière ils vivaient cette situation, ce qui permettrait ensuite d’adapter au plus juste les programmes d’accompagnement. Pour ma part, ma méthode était l’entretien de type récit de vie : je commençais par expliquer au patient la recherche et l’importance de son point de vue dans ce travail. Ensuite je l’invitais à raconter son histoire avant, pendant et après l’accident cardio-vasculaire.
24Jeanne a pris des initiatives pour changer sa vie et celle des siens. Elle décrit ainsi sa situation à l’époque de l’accident : « C’était une période de ma vie où j’étais dans une impasse. » Les chemins qu’elle a choisis se sont transformés en labyrinthe. « J’étais descendue très bas, et pourtant habituellement je suis optimiste ! Pour la première fois j’étais très mal dans ma peau. Je vis dans l’angoisse permanente de la récidive. On pense tous à la mort, mais ici cela se rapproche. Cela m’amène à revoir ma vie… Je me suis dit : c’est l’occasion. C’est bien ici que l’on peut rencontrer toutes sortes de possibilités. »
25Lors des entretiens, Jeanne se raconte sur un ton posé et apaisé. Elle prend le temps de trouver des détails, des images, des anecdotes, pour bien faire entendre son histoire. Elle occupe l’espace de parole que lui ouvre l’entretien tranquillement mais activement, dans une vraie attention relationnelle.
26Je me permets d’insister sur ce dernier point… « L’individu réflexif » devient en quelque sorte un collaborateur actif dans la recherche. Cela va même plus loin : le « travail » de réflexion que Jeanne réalise au cours de l’entretien est une action, elle participe à la réécriture de son existence. Le travail du chercheur est non seulement production de connaissances, mais aussi, dès le moment de l’enquête, une action. L’anthropologue n’est plus observateur participant, mais participant observateur, pour reprendre l’expression de l’anthropologue britannique Tim Ingold (Ingold et al. 2013). L’exercice de la recherche dans le domaine du soin rend en quelque sorte incontournable cette évolution, dans de nombreuses situations, comme l’avait souligné A. L. Strauss avec le passage de la recherche sur à la recherche avec (Strauss 1992). Cette nécessité pratique propre au domaine de la maladie et de la médecine mérite notre attention, car elle est en train de s’étendre à tous les domaines de la société où nous avons évité de poser les problèmes, tant qu’ils n’étaient pas explosifs – ce qui est le cas aujourd’hui.
27Transformation passionnante, mais quelque peu troublante, car elle met en question le statut du « savant » ou de « l’expert » ! Il n’y a plus d’un côté le savoir théorique, et de l’autre, le faire ; comme le montrent Richard Sennett (Sennett 2010) et Matthieuw Crawford (Crawford 2009), on retrouve d’une manière nouvelle la cohérence de l’homo faber.
- 4 Un des médecins avec qui je travaillais me dit un jour, séduit par l’intrigue qu’ouvre la recherche (...)
28Progressivement, tout ce que j’ai appris (et en partie contesté) des disciplines se détricote. Je suis sur le terrain, je rencontre la complexité comme la vivent « les gens » et je suis là pour aider à comprendre, un peu. Je cherche les références qui pourront être les outils de mon investigation, dans mon bagage savant et dans les ressources documentaires. Il importe peu que ces connaissances soient issues de l’anthropologie, de l’histoire, de la psychosociologie, de la sociologie, ou de l’économie, dans l’expérience vécue, elles se conjuguent intimement. Il n’y a plus d’un côté le savoir biomédical et de l’autre le savoir anthropologique, mais quelque chose qui se construit entre les deux, et qui dépasse toutes les dissociations auxquelles nous sommes habitués. Je découvre alors que ce processus, perçu au début comme déclencheur de désordres4 est finalement générateur de cohérences. Je comprends, avec Arthur Kleinman (Kleinman 2006), Paul Rabinow (Rabinow 2000), Annemarie Mol (Mol 2009) et d’autres auteurs qui ont conceptualisé cette convergence entre les deux pôles, qu’elle est fondatrice : là se construit la santé des décennies à venir, car la convergence dont il est question est plus qu’un simple rapprochement (Jenkins 2013).
29Je fais une autre découverte, en même temps que les collègues qui ont suivi le même cheminement : tout semble indiquer qu’il s’agit d’une nouvelle discipline, une nouvelle manière de pratiquer la recherche, fondée non plus sur la séparation d’avec les autres (les autres disciplines, professions, métiers, statuts, etc.), mais sur l’exact contraire : la composition avec « ces autres ».
30Curieusement, ce rapprochement avec le savoir biomédical m’a obligé à consolider mes propres fondements disciplinaires : préciser et formaliser les méthodes de l’anthropologie en relation avec la « recherche qualitative » en plein développement dans le domaine de la Santé (Olivier de Sardan 2008, Kivitz et al. 2016). Affiner par exemple le concept d’observation participante (Ingold 2013). Et revoir les références conceptuelles et les processus de conceptualisation eux-mêmes. Sur ces différentes questions, il s’est avéré que la tradition anthropologique regorgeait de ressources passionnantes !
31Du coup, la frontière entre le savoir du chercheur professionnel et l’acteur réflexif – chercheur ordinaire, perdait de son évidence. Un jour, un ministère m’a confié une recherche sur l’émergence des nouvelles toxicomanies dans « les quartiers ». J’organisai une grande réunion pour présenter la recherche, avec les éducateurs, animateurs, médecins, etc. Ils avaient une connaissance tellement approfondie des problèmes que j’avais à travailler qu’il me parut tout simplement impensable de ne pas les associer directement à la recherche – à la manière de ce que faisaient François Dubet (Dubet 1987) ou Anselm Strauss (Strauss 1992). À l’époque, la tendance dominante en France considérait ce type de méthode comme ne relevant pas des disciplines des sciences humaines, estimant que la co-conception dégradait la pureté de la connaissance. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée : une étude qui ne prendrait pas activement en considération les savoirs des acteurs serait considérée comme incomplète, non scientifique. Entendons-nous bien : ça ne veut pas dire que tous les chercheurs doivent être des praticiens, ou qu’ils aient à produire systématiquement des recommandations – ce n’est en général pas cela qu’on attend d’eux. Ça ne veut pas dire non plus que tous les acteurs (professionnels, patients, etc.) doivent être aussi des chercheurs ! Il n’y a pas confusion entre recherche et action, mais constitution d’une zone d’hybridation non stabilisée, en pleine effervescence créative, d’où émergent progressivement une formalisation consensuelle.
32Cette manière de faire s’installe et se stabilise sous diverses appellations : co-conception, recherche interventionnelle (Alla et al. 2015), recherche participative, recherche-action collaborative (Chercheurs Ignorants 2015), living labs, learning labs, etc. l’ensemble prend la forme d’une constellation de plus en plus active et reconnue. C’est bien à l’émergence d’une nouvelle discipline que nous assistons (et participons) : une autorité renouvelée dans l’exercice des sciences humaines : d’une part un ensemble de bonnes pratiques, consolidées à mesure qu’elles sont validées par l’expérience, d’autre part un univers diversifié de références conceptuelles.
33La discipline de la co-conception développe avec elle d’autres disciplines. On assiste notamment à une transformation sensible du style du discours scientifique, dans le sens du tournant narratif dont nous avons déjà parlé (histoires de vie, synthèses narratives, etc.), et qui réintroduit une dimension esthétique dans le savoir scientifique sur l’humain.
34Aujourd’hui, quand je me retourne, voici ce que je découvre : les chemins indisciplinés que j’ai empruntés à la suite de mon défunt maître m’ont conduit tranquillement vers de nouvelles disciplines. Et je m’y suis installé avec une grande satisfaction ; je vis cela comme un aboutissement.
35Il est probable que pour les générations Y, Z et suivantes « les disciplines » seront des souvenirs relevant de l’histoire de la pensée. Pour comprendre le monde de demain, elles utiliseront des compositions métissées intégrant la culture numérique, la psychologie positive, les neurosciences, l’épigénétique. Et tranquillement, les maisons mères des origines s’estomperont dans les mémoires.
36En ce qui me concerne, j’ai un pied de chaque côté. Au risque de passer pour un vieil attardé, j’avoue être attaché aux chères disciplines enseignées par mes maîtres de l’autre siècle, je reste ancré dans les deux traditions qui m’ont porté : l’histoire et l’anthropologie. Pourtant, je me sens en bonne compagnie avec les nouvelles disciplines dont il vient d’être question. Alors peut-être que l’indiscipline se situe là : ne plus se soumettre à une conception de la recherche fondée sur la dissociation et la rupture (entre hier et aujourd’hui, entre le concept et le terrain, entre le dire et le faire…). C’est une sorte de réconciliation. Des parties de nous-mêmes qui étaient séparées, fragmentées, isolées, se retrouvent dans un mouvement de confluence, et de nouvelles formes de cohérence naissent et prennent la parole. Je vis ce processus de défragmentation avec émerveillement : encore et toujours la vitalité inépuisable de l’humain.
37Nous aurons bien besoin de cette ressource, s’il est vrai qu’on ne peut pas toujours reporter les problèmes sur les générations futures.
38En ajustant les méthodes de l’anthropologie « exotique » pour travailler avec des indigènes de chez nous, nous réinventons la discipline, sans pour autant trahir son principe de base : l’attention portée à l’humain, avec les méthodes de connaissance appropriées, et en restant ouvert au foisonnement de concepts et de méthodes qui bouillonne de tous côtés ! Bientôt, je m’essoufflerai, je n’arriverai plus à suivre, mais je suis sans inquiétude : les jeunes générations avec qui je travaille jonglent avec tout cela, elles composent avec intelligence et créent de nouveaux outils et de nouveaux repères conceptuels.
39Finalement, nous arrivons à une convergence entre initiative créatrice et cadrage « autoritaire », plus qu’à une rupture radicale. Si vous regardez les nouvelles pratiques collaboratives et les modes de gouvernance qui vont avec (Craig et al. 2008, Marty 2014), elles ont en général cette dualité vivante (initiative/cadrage) comme principe commun, une indiscipline disciplinée, bien adaptée au fonctionnement « organique » de la complexité contemporaine. Ce qui nous tient ensemble n’est plus la discipline aveugle du combat « contre », mais la discipline de travailler ensemble pour construire des solutions. Alors, c’est peut-être cela que mon maître à l’université cherchait à nous enseigner, avec son petit sourire : la désobéissance créative face aux segmentations rigides…