1Marie-France Piguet est linguiste et historienne du sens des mots ; elle utilise les ressources apportées par la numérisation des archives et des textes anciens. Elle a déjà publié Classe. Histoire du mot et genèse du concept (1996) et elle a été co-éditrice du Dictionnaire des usages socio-politiques (2003) ; elle creuse son sillon en s’attaquant aujourd’hui au mot individualisme. Il est apparu au début du xixe siècle, après la chute de Napoléon Ier et le retour de la royauté.
2Le suffixe « isme » a habituellement une connotation négative, suggérant le mépris et la dégradation ; individualisme a d’abord été associé à l’égoïsme et même au despotisme. Mais il peut y avoir des réappropriations et des retournements du stigmate. Il y a de nombreux exemples des deux au cours du xixe siècle. L’individualisme est dénoncé comme la source du délitement de la société, mais il est tout autant valorisé, notamment par les anarchistes, lorsque « aux droits de l’homme, on opposa les droits de l’individu, si souvent sacrifiés par la société » (Desloges 1829, cité p. 87).
3Dans le domaine religieux, on expliquait au xixe siècle la rupture entre catholiques et protestants par la montée de l’individualisme : « Deux doctrines sont en présence dans le monde : l’une conserve les individus en rapportant tout à la société, l’autre détruit la société en ramenant tout à l’individu » (Lamennais 1817, cité p. 33). Dans le domaine politique, des anarchistes ont créé en 1823 une « Société des individualistes ». Par contre, pour Lamartine (1835 cité p. 115) « la charité, c’est le socialisme ; l’égoïsme, c’est l’individualisme. La charité, comme la politique, commande à l’homme de ne pas abandonner l’homme à lui-même, mais de venir à son aide ». Cette ambivalence est le signe d’une tension permanente entre l’individu et la société ; on ne peut la réduire qu’en sortant d’une vision manichéenne (ou binaire) de la société ; c’est rarement le cas dans les textes du xixe siècle réunis ici :
4« Ces mots, ordre, religion, association, dévoûment, sont une suite d’hypothèses correspondantes à celle-ci : désordre, athéisme, individualisme, égoïsme. […] Si je dis que deux hypothèses existent, j’affirme au même instant que l’humanité repousse l’une avec horreur et embrasse l’autre avec amour » (Doctrine de Saint-Simon 1830, cité p. 106-107).
5« L’égoïsme, l’individualisme, l’isolement ont remplacé partout la sympathie, l’esprit public, l’association. Là est le mal pressant auquel il faut au plus vite porter remède » (Charma 1838, cité p. 134).
6« En philosophie, le scepticisme n’est qu’une transition d’un dogmatisme vieilli à un dogmatisme nouveau ; dans la société, l’individualisme n’est qu’une transition, d’un ancien ordre à un nouvel ordre » (Richelot 1834, cité p. 139).
7À la même période, dans De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville intitule un chapitre du volume II « De l’individualisme des pays démocratiques ». Un peu plus tard, un ouvrage publié en 1850 a pour titre : Le socialisme gaulois et l’individualisme germanique (cité p. 118). Dans son Dictionnaire de la langue française, Émile Littré définit en 1873 l’individualisme :
8« Terme de philosophie. Système d’isolement dans l’existence. L’individualisme est l’opposé de l’esprit d’association. Théorie qui fait prévaloir les droits de l’individu sur ceux de la société » (cité p. 167).
9D’une certaine manière, la controverse entre Pierre Bourdieu et Raymond Boudon – le holisme de la reproduction de la société contre l’individualisme méthodologique – s’inscrit dans cette déjà longue tradition philosophique et politique. Pour Bourdieu, « le tout (la société) est plus grand que la somme des parties (les individus) ». L’objection de Boudon est subtile et souvent mal comprise. Il se déclare agnostique : il est impossible de savoir si l’individu prime sur la société, ou si c’est l’inverse. C’est pourquoi son individualisme est « méthodologique » : il est beaucoup plus facile de compter et de classer les individus que les sociétés ; alors étudions la société en « faisant comme si » elle était la somme des individus, mais sans chercher à trancher la question métaphysique. De fait, les résultats empiriques de Boudon sur L’inégalité des chances (1973) apportent de l’eau au moulin de Bourdieu sur l’échec scolaire des classes populaires.
10Aujourd’hui, on s’interroge beaucoup sur le populisme et le sens du mot fait débat. Pour l’analyser et désigner sa face obscure, Ilvo Diamanti et Marc Lazar proposent le néologisme de Peuplecratie (2019). Cette fausse démocratie rejette la séparation des pouvoirs et les corps intermédiaires. Elle prétend que le peuple peut décider directement et immédiatement grâce à internet1.
11Avant eux, dans sa tentative de fonder un « patriotisme constitutionnel », Jürgen Habermas dans La Constitution de l’Europe (2012) note que le mot allemand Volk, comme celui de « peuple », combine trois dimensions que les Grecs distinguaient : Demos, ou le peuple organisé politiquement ; Ethnos, ou le peuple lié par une origine commune (réelle ou supposée) ; Laios, ou le petit peuple ignorant, opposé aux clercs. La « peuplecratie » risque d’obscurcir le débat plus qu’elle ne l’éclaire. L’histoire éclaire le présent. C’est pourquoi je souhaite que, dans le même esprit que ses précédents livres – Classe et Individualisme – Marie-France Piguet nous offre la généalogie du mot populisme. Ce serait particulièrement intéressant, mais je ne sais si l’auteure exaucera mon vœu !
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