• 1 Sun L. H. (2017), « Anti-vaccine activists spark a state’s worst measles outbreak in decades », The(...)

1Valeur fondatrice des régimes représentatifs, la confiance désigne non seulement la capacité des acteurs sociaux de se fier à autrui, et par extension aux institutions qui exercent une fonction de médiation entre les individus, mais aussi et surtout, à suivre Putnam (1993), une certaine forme de civisme qui passe par l’engagement dans différentes formes de coopérations sociales – allant de l’acte de vote jusqu’à l’inscription dans une ligue de bowling, poursuit l’auteur. Le délitement de la confiance ainsi définie conduirait les acteurs à tomber dans différents « pièges sociaux » (Rothstein 2005), qui sont autant de manifestations de défiance, dont les coûts et les dangers seraient supportés par la société dans son ensemble jusqu’à, parfois, mettre à mal les régimes représentatifs eux-mêmes (Cook 2001). Or, de nos jours, à la montée des populismes en Europe et ailleurs, à l’expression publique d’un haut degré de défiance structurelle envers la parole des professionnels de la politique et des médias, à l’essor de mouvement sociaux contestant la légitimité même des corps intermédiaires tel celui des « Gilets jaunes », la pandémie de Covid-19 et la désinformation massive qu’elle a engendrée (Giry à paraître) ont braqué les projecteurs sur la perte de confiance en un pan de la société qui semblait jusqu’alors largement épargné : les savoirs scientifiques établis. Si Waters pouvait écrire en 1997 qu’il y a peu de chimistes ou de physiciens amateurs dans nos sociétés qui conduisent des taxis ou un élévateur, ou qui présentent une émission de radio, [mais qu’] on peut remarquer qu’il existe de très, très, nombreux sociologues amateurs (Waters 1997 : 114), il apparaît près d’un quart de siècle plus tard que même les sciences « dures » sont contestées dans la capacité d’énoncer la vérité scientifique, c’est-à-dire à un consensus établi par les autorités épistémiques de ce champ à partir des résultats convergents et reproductibles d’expériences empiriques (Popper 1973 ; Engelhardt, Caplan 1987). En effet, les savoirs profanes ou « amateurs » (Boure, Lefebvre 2015), les « savoirs des gens » (Foucault 2001), les « connaissances stigmatisées » (Barkun 2015), les « experts 2.0 » (Weinberger 2011 ; Alloing, Moinet 2010), l’expérience ou l’opinion personnelles sont ouvertement revendiquées en concurrence à la légitimité des savoirs et connaissances émanant des autorités chargées de leur évaluation, de leur consolidation, voire de leur révision. Et, parmi ces consensus scientifiques qui sont mis en doute, le cas de la défiance vaccinale semble exemplaire dans la mesure où elle participe de ces « pièges sociaux » qui font peser une menace sur la société tout entière. En effet, au-delà des bénéfices individuels que la vaccination peut apporter à chacun (protection contre la maladie ou ses formes graves), celle-ci est aussi et surtout un acte altruiste et collectif (Moulin 2006) qui profiterait, au travers d’une couverture vaccinale élevée, à la société tout entière, en particulier aux personnes les plus fragiles, car elle permettrait, combinée à d’autres dispositifs sanitaires, de réduire la circulation des agents pathogènes ou infectieux (Moulin 1996 ; Roush, Murphy 2007). On pense par exemple à la quasi-disparition des cas de poliomyélite (Antona 2002 ; Seytre, Shaffer 2004) ou à l’éradication progressive de la variole (Darmon 1985). Or si la société est capable de supporter ou d’absorber un certain nombre de « passagers clandestins » qui refuseraient la vaccination, lorsque la couverture vaccinale chute drastiquement, c’est un danger réel qui plane sur la collectivité. Donnons ici l’exemple de la communauté somalienne du Minnesota aux États-Unis dont la couverture vaccinale ROR, sous l’influence d’Andrew Wakefield sur lequel nous reviendrons, a chuté de près de 50 points entre 2004 (92 %) et 2014 (42 %). Il s’en est suivi en 2017 une explosion du nombre de cas de rougeole et l’hospitalisation de plusieurs dizaines d’enfants souffrant de formes aiguës de la maladie nécessitant parfois même une intubation1.

• 2 Pour en saisir le paysage, son étendue, ses évolutions et ses limites, voir Bigot 2019 ; Vauchez 20 (...)
• 3 Pour notre corpus, nous avons écarté, du côté des unités de fact-checking, les dix premiers mois de (...)

3Pour ce faire, grâce à une première partie nous permettant une mise en perspective historique – fondée sur les données issues de plusieurs études en langues française et anglaise – nous allons examiner les reconfigurations et mutations des discours sur l’antivaccinisme jusqu’à la période contemporaine incluant celle récente liée à la pandémie de Covid-19. Pour cette dernière, nous nous intéresserons aux espaces sur lesquels circulent ces discours et contre-discours (Fleury 2018), ces vérités et contre-vérités (autrement dit des vérités plurielles et concurrentes) par l’analyse des contenus publiés par deux sites Internet « antivax » et conspirationnistes francophones majeurs, Réinfo Covid (37 témoignages entre novembre 2020 et juin 2021) et Égalité et Réconciliation (1 009 contenus entre 2007 et juin 2021, dont 738 entre février 2020 et juin 2021). D’autre part, afin de rendre compte de cette confrontation des discours présents dans les espaces numériques, nous avons fait ici le choix non pas de l’examen exhaustif des contenus de fact-checking (vérification des faits)2 mais d’un ciblage portant sur les deux unités françaises les plus réputées et pionnières en la matière : CheckNews du journal Libération (anciennement rubrique Désintox) et Les Décodeurs du journal Le Monde. Nous avons observé et analysé la production de ces deux équipes, soit 1 022 articles, sur une durée de huit mois, du 1^er novembre 2020 au 28 juin 2021 – c’est-à-dire à partir de la période à la fois du deuxième confinement en France et de la médiatisation de développements concluants de vaccins face au virus3, puis couvrant la campagne vaccinale jusqu’à la moitié de l’année 2021.

• 4 Sur ces aspects historiques et polymorphes de défiances vaccinales, voir aussi Guimier (2021).
• 5 Un exemple typique de cette approche caricaturale et essentialisante des « antivax complotistes » n (...)
• 6 Par hésitation vaccinale, Dubé et ses collègues (2013 : 1764) entendent des personnes qui constitue (...)

4D’emblée, il convient de rappeler que le rejet des vaccins est aussi ancien que la vaccination elle-même (Salvadori, Vignaud 2019) et que les premiers mouvements « antivax » apparaissent en France dès 1879 avec la création de la Ligue universelle des anti-vaccinateurs qui rassemble de nombreux médecins opposés à l’inoculation favorisée, pour ne pas dire imposée, par la III^e République. Bien que toujours marginales, les mobilisations « antivax » connaissent une étape importante en 1954 avec la création par Marcel Lemaire de la Ligue nationale contre les vaccinations obligatoires, qui deviendra en 1969 la Ligue nationale pour la liberté des vaccinations. Au travers de revues comme La Vie Claire, la ligue développe un discours d’opposition à l’obligation vaccinale mêlé à la promotion de l’agriculture biologique, du développement personnel ou du bien-être4. Dès les années 1970, ce positionnement séduit à la fois une frange conservatrice issue du maurrassisme, du poujadisme ou du catholicisme intégriste ainsi que des acteurs venus de la gauche environnementaliste et des mouvements naturalistes, voire new age. En tout état de cause, il est clair que, contrairement à un certain étiquetage/cadrage médiatique disqualifiant5, et particulièrement saillant dans la période pandémique actuelle, qui tend à assimiler ipso facto ces phénomènes au « complotisme » ou à l’« antiscience » (Blume 2006 ; Ward, Guille-Escuret, Alapetite 2019 ; Baider 2020), l’antivaccinisme, le vaccinoscepticisme ou les hésitations vaccinales6 (Dubé et. al. 2013) ne constituent en aucune façon un mouvement monolithique à la fois en termes de trajectoires de ses entrepreneurs de cause ou de morale, des publics qu’ils touchent et des arguments mobilisés (cf. encadré).

• 7 Les arguments sont présentés ici sous formes d’idéaux-types qui, le plus souvent, sont articulés en (...)

Encadré n^o 1 : Catégorisation des principaux arguments « antivax » (Kata 2012 ; Giry 2020)7

• 8 Andrew Wakefield et ses collaborateurs publièrent en 1998 dans The Lancet une étude, retirée en 201 (...)
• 9 Assemblée parlementaire, La gestion de la pandémie H1N1 : nécessité de plus de Transparence, <http: (...)

5Cependant, l’antivaccinisme est demeuré jusqu’à la seconde moitié des années 1990 un phénomène relativement marginal, en France notamment, comme le montre, par exemple, l’enquête Nicolle réalisée en 2006 selon laquelle seulement 7,1 % des personnes interrogées se déclarent totalement opposées à la vaccination. Or, depuis l’affaire Wakefield8 (Fitzpatrick 2004, Deer 2010, Dyer 2010, Kolodziejski 2014) la situation semble évoluer dans l’hexagone où plusieurs éléments peuvent expliquer la progression des discours et mobilisations « antivax ». D’abord, l’essor des blogs ou des réseaux socionumériques, et plus généralement encore d’un espace informationnel désintermédié, au cours des deux premières décennies des années 2000 a joué un rôle de chambre d’écho (Kata 2010, Betsch, et. al. 2012, Pariser 2011) aux discours jusqu’alors marginaux et peu visibles au sein de l’écosystème médiatique et politique. Ensuite, des « fenêtres d’opportunités » telles que la loi Buzyn rendant obligatoire pour les enfants onze vaccins, et plus encore la pandémie actuelle, ont fait porter l’attention des médias et des publics sur des objets jusqu’alors relativement consensuels, devenus polémiques dans le débat public par le biais de contre-discours prenant le prétexte « altruiste » d’alerter les populations sur des dangers prétendument dissimulés. En outre, le concours et la visibilité numérique de médecins ou de pharmaciens aux positions hétérodoxes (cranks), tels Henri Joyeux, Louis Fouché ou Serge Rader, ont fourni une onction et une légitimation (pseudo)scientifique rendant crédibles les prises de position « antivax » aux yeux du « grand public ». De plus, la médiatisation de scandales sanitaires réels (affaire du « sang contaminé », Médiator, prothèses PIP, talc de Morhange, etc.) a joué le rôle de « précédents légitimes-légitimant » (Giry 2017) à même d’alimenter la perte de confiance, voire la défiance, du public vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique mais aussi du savoir médical et de ses institutions : hôpitaux, centres de recherche, agences de santé publique, ministère de la Santé ou encore l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Enfin, la mauvaise gestion de la pandémie de la grippe H1N1 par l’OMS et les pouvoirs publics (Thoreau, Cheneviere, Rossignol 2012) a également alimenté la suspicion au sein de l’opinion publique comme l’anticipait dès 2010 un rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui craignait que ce manque de transparence et de responsabilité ne fasse chuter la confiance des citoyens dans les avis des grands organismes de santé publique. Cela pourrait se révéler désastreux en cas de nouvelle maladie de nature pandémique beaucoup plus grave que la grippe H1N19.

• 10 Ifop, « Enquête sur le complotisme », <https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/3942-1-study (...)
• 11 « Chapter 5: Attitudes to vaccines », Wellcome Global Monitor 2018, <https://wellcome.org/reports/w (...)

6Ainsi, en 2018, dans le contexte de l’entrée en vigueur de la loi Buzyn, un sondage rapportait que 55 % des répondants se déclaraient d’accord (17 %) ou plutôt d’accord (38 %) avec l’affirmation selon laquelle le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique pour cacher au grand public la réalité sur la nocivité des vaccins10. De même, l’enquête internationale Wellcome de 2019 soulignait que pour 18 % des Français interrogés « les vaccins ne servent à rien » (non effective) et que pour 36 % d’entre eux « les vaccins sont dangereux » (not safe). Dans les deux cas, la France apparaissait au premier rang mondial de la défiance vaccinale11. Cette situation est devenue quelques mois plus tard un sujet plus épineux encore au regard du développement de la pandémie de la Covid-19.

• 12 Teinturer B., Gallard M., Boisson L., (2020), « Fractures françaises 2020 », Ipsos, <https://www.ip (...)
• 13 « VaccinTracker. Combien de français ont été vaccinés contre la Covid19 ? », ministère de la Santé, (...)

7Publiée avant le lancement de la campagne de vaccination en septembre 2020, l’enquête Fractures françaises relève que 43 % des enquêtés n’étaient certainement pas (19 %) ou probablement pas (24 %) disposés à se faire vacciner contre la Covid-1912. Cependant, l’enquête CoviPrev (Santé publique France) en cours depuis novembre 2020, indique une forte tendance à la diminution du refus de se faire vacciner et, corrélativement, une hausse de l’intention vaccinale (fig. 1) ainsi que de la vaccination elle-même. Ces données récoltées sur base déclarative sont confirmées par les chiffres fournis par le ministère de la Santé puisque le taux de vaccination à une dose atteint, au 29 novembre 2021, 90,1 % de la population éligible (88,2 % pour la vaccination à deux doses), soit les individus de 12 ans et plus. À cela, il convient d’ajouter d’abord que, bien qu’en progression constante, le taux de vaccination chez les plus jeunes (près de 80 % à une dose et 75,6 % à deux doses pour les 12-17 ans), reste plus faible en raison d’une ouverture plus tardive pour cette tranche âge13. D’autre part, il convient de souligner la faiblesse du taux de vaccination aux Antilles, notamment en Martinique (24,7 % de la population vaccinée à une dose) et en Guadeloupe (29,7 % de la population vaccinée à une dose). À suivre Mulot, celui-ci serait dû, en Guadeloupe au moins, a une pluralité de facteurs : la promotion du nationalisme sanitaire et d’une santé décoloniale, la néophobie thérapeutique, l’idéologie néolibérale, la crainte de la stigmatisation et de l’exclusion et la diabolisation du vaccin interrogent in fine sur la possibilité de permettre au plus grand nombre d’accéder aux vaccins lorsqu’ils sont efficaces (Mulot 2021 : 19). De sorte que la proportion d’individus ne souhaitant absolument pas être vaccinés contre la Covid-19 doit être relativisée au point de constituer un phénomène relativement marginal et que les hésitations ou les doutes initiaux d’une partie de la population ne sont en aucun cas assimilables à un antivaccinisme forcené et définitif.

• 14 Ainsi pour Jean-Pierre Eudier : Ça fait 70 ans qu’on alerte sur les risques des vaccins. Notre trav (...)

8Quoi qu’il en soit, l’avènement de la pandémie de Covid-19, le développement puis l’administration rapide des premières doses de vaccins ont largement contribué au renouvellement des discours « antivax » dans les espaces numériques. D’abord, comme le reconnaît à demi-mot le président de la Ligue nationale pour la liberté des vaccinations14, les acteurs traditionnels de l’antivaccinisme et du vaccinoscepticisme se sont vus marginalisés par des nouveaux entrants dans le champ. Sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook, la portée des assertions antivaccins est imposante (Berriche 2021). Mais elle repose en réalité sur une poignée de « super spreaders » – ou « super propagateurs » – comme ont pu le montrer notamment les membres de NewsGuard, entité de fact-checking non journalistique (McDonald et al. 2020). Leurs recherches soulignent ainsi que certaines pages Facebook « antivax », finalement en nombre réduit (34 ont été recensées), recueillaient en novembre 2020 une audience massive, estimée à plus de 100 000 Likes chacune et 14 139 288 Likes au total. Parmi les figures et les discours en langue française ressortent particulièrement : la page « Santé Nutrition » (plus de 1 000 000 de Likes) qui associe notamment la vaccination à l’implantation d’une puce reliée à l’intelligence artificielle faisant des vaccinés des esclaves ; les pages Facebook « La Vérité sur notre Monde » (plus de 800 000 Likes), « Ce que vous Cachent les Médias » (plus de 153 000 Likes), « Vraie Pharmacie » (plus de 160 000 Likes), « Réseau International » (plus de 150 000 Likes) ou encore « Inform’Action » (près de 115 000 Likes) qui toutes affirment l’existence d’un complot mené par Bill Gates afin de dominer le marché des vaccins anti-Covid-19 et/ou afin de tracer les populations et/ou afin de modifier leur ADN et/ou après avoir utilisé des cobayes en Afrique et/ou après avoir corrompu leurs représentants politiques. À ces énonciateurs s’ajoutent, par exemple sur YouTube, les chaînes antivaccins très suivies de Silvano Trotta, Thierry Casasnovas, Salim Laïbi ou encore Jean-Jacques Crèvecœur – certains de ces comptes ayant toutefois été désactivés depuis par la plateforme vidéo dont Google/Alphabet est propriétaire. On notera d’ailleurs qu’à la fois pour ces pages Facebook et ces chaînes YouTube, les discours anti-masques du printemps 2020 se sont transformés fin 2020 et en 2021 en discours antivaccins et/ou anti « pass sanitaire ».

• 15 Coquaz V. (2021), « Qu’est-ce que le “Conseil scientifique indépendant” qui a invité Michèle Rivasi (...)
• 16 Le professeur Perronne, tout en n’étant pas radicalement « antivax », a pris position, en ligne et (...)
• 17 « Effets indésirables en Europe sur les vaccins Covid-19 Pfizer, Moderna et AstraZeneca », Reinfoco (...)
• 18 Ce vocable est également omniprésent chez Florian Philippot, le leader du mouvement politique Les P (...)

9Parmi les nouveaux entrants à la suite de la pandémie, on relève plus encore la présence – et la prégnance – du collectif articulé autour du docteur Louis Fouché, du site Réinfo Covid et de l’autoproclamé conseil scientifique indépendant15 auquel participent notamment le professeur Christian Perronne16, la généticienne Alexandra Henrion-Caude, les docteurs Toubiana ou Chazal ainsi que d’autres médecins et scientifiques, y compris issus des sciences sociales comme Laurent Mucchielli ou Michel Maffesoli. Outre une campagne de désinformation massive sur les effets néfastes supposés des vaccins17, une lecture et analyse exhaustive de l’ensemble des témoignages postés sur Réinfo Covid entre novembre et juin 2021 concernant la vaccination montrent qu’ils font systématiquement état, soit d’effets secondaires graves subis personnellement ou chez un proche, soit du chantage à la vaccination et de la mise en place d’une « dictature sanitaire18 », soit encore d’une vaccination imposée de force à des personnes vulnérables. À cet égard, une sorte de récit-type semble se mettre en place : une personne âgée (une mère, un père, une grand-mère), vivant dans un EPHAD ou une région éloignée de sa famille, en parfaite santé ou souffrant de troubles cognitifs (maladie d’Alzheimer notamment), est vaccinée sans qu’elle soit vraiment consentante, puis décède (AVC) ou voit sa santé – mentale – décliner fortement dans les jours ou semaines qui suivent l’injection.

• 19 Le site compte en moyenne plus de 3 700 000 de visites chaque mois. « Complosphère : quels sont les (...)

10De ce point de vue, les arguments classiquement mobilisés du danger des adjuvants, du caractère non naturel et obligatoire des vaccins destinés aux enfants à l’immunité réputée trop fragile se sont révélés inopérants face à des vaccins ARN (sans adjuvants) destinés en priorité aux personnes âgées sur base volontaire, dans un premier temps au moins. Ce faisant, les discours « antivax » relatifs à la Covid-19 se sont rapidement retrouvés préemptés, d’une part, par de nombreux sites, comptes Facebook ou Twitter et groupes complotistes jusqu’alors marginaux au sein de cette mouvance « antivax » et, d’autre part, par la nébuleuse conspirationniste elle-même où les discours antivaccins n’avaient jusqu’alors qu’un rôle résiduel. Ainsi, le cas du site du mouvement d’extrême droite Égalité et Réconciliation dirigé par Alain Soral, premier site de « ré-information » en termes de trafic19, est emblématique de cette récupération de l’antivaccinisme, de son incorporation dans une vision conspirationniste du monde, c’est-à-dire un système de pensée où l’idée de complot est omniprésente (Giry 2017). En effet, la recherche systématique des articles abordant la question vaccinale, que nous avons nous-mêmes opérée à partir des mots-clés vaccin/s/nale/nation, sur le site depuis sa création en 2007 donne les résultats suivants. Entre juillet 2007 et fin janvier 2020, le site a abordé dans différents formats (articles, vidéos, émissions de sa web radio, etc.) à 271 reprises la question vaccinale sous l’angle de ses dangers supposés, sciemment dissimulés au public par les « agents du Nouvel Ordre mondial ». Sur cette période, deux pics de publication apparaissent : le premier concerne les années 2009 et 2010 où l’accent est mis dans 31 publications sur l’inefficacité et les dangers des vaccins contre la grippe H1N1 ; le second, avec 62 publications entre le 13 juin 2017 et le 11 mai 2018, concerne la période de préparation et d’adoption de la loi dite « Buzyn » rendant onze vaccins obligatoires pour les enfants. À titre de comparaison, au cours de la pandémie de Covid-19, entre le 1^er février 2020 et le 30 juin 2021, on comptabilise 738 publications sur les risques que la vaccination, contre la Covid-19 mais aussi en général, ferait peser sur les populations. En somme, d’objet ou de sujet périphérique et marginal dans la rhétorique complotiste développée par Égalité et Réconciliation, la question vaccinale est devenue, à la faveur de la pandémie, un élément central des discours soulignant l’effectivité d’un grand complot prétendument orchestré par les élites mondialistes – « juives » – contre les populations.

• 20 Le film documentaire indépendant Hold-Up. Retour sur un chaos, réalisé par Pierre Barnérias, a été (...)

13Pour prendre la mesure de cette confrontation des discours présents dans les espaces numériques sur les vaccins contre la Covid-19, nous avons donc choisi d’examiner les contenus produits entre le 1^er novembre 2020 et le 28 juin 2021 par les deux unités françaises majeures du fact-checking en France : CheckNews de Libération et Les Décodeurs du Monde. Sur la totalité des 1 022 articles publiés de cette tranche temporelle (marquée également par de nombreux autres pics d’actualité, notamment l’élection présidentielle aux États-Unis, les élections régionales et départementales en France, les résurgences du conflit israélo-palestinien, les autres théories complotistes liées à la pandémie, dont le port du masque sanitaire, l’impact supposé du déploiement technique de la 5G, les assertions du film Hold-Up20, etc.), on relève qu’une proportion réduite, mais presque exactement identique de leurs articles a été consacrée par ces deux unités à la vérification/contradiction des discours « antivax » : 20 sur 595 articles par CheckNews, soit 3,36 % du total ; 14 sur 427 articles par Les Décodeurs, soit 3,28 % du total. Premier enseignement : on relève que malgré sa puissante médiatisation et, partant, sa prégnance dans l’espace public en 2020 et 2021, la question des théories antivaccins reste portion congrue dans le traitement spécifique que proposent les fact-checkers. Il convient d’aller plus loin et de catégoriser qualitativement cette production, ce à quoi nous avons procédé (cf. tableau).

• 21 Sur les limites de ce concept, voir les réflexions de Pascal Froissart : <https://www.youtube.com/w (...)

15Peut-on pour autant considérer les services de fact-checking journalistiques comme des valideurs de « vérité » ? Même assignés désormais à la fonction de lutte contre l’« infodémie21 » (Eysenbach 2002, 2020), à savoir la prolifération de fausses informations sur la pandémie de Covid-19 (Monnier 2020), les fact-checkers fournissent, en dépit de leurs efforts (et des nuances qu’ils concèdent régulièrement), des récits marqués par au moins deux limites : d’une part ils restent circonscrits à leurs propres publics et sont, de fait, rejetés par les membres les plus affirmés de la mouvance antivaccins ; d’autre part, leurs lecteurs constituent une communauté certes intéressante à suivre mais restreinte, plus encore au regard de celles touchées et fidélisées par les « antivax », plus encore dans un contexte de profonde influence des comptes amplificateurs sur les réseaux sociaux (Nimmo 2021). De même, les partenariats noués par ces services de fact-checking avec les géants du numérique, autrement appelés plateformes (Google, Facebook et Twitter en particulier, dans le domaine informationnel), déjà identifiés comme ambigus (Nicey, Bigot 2020), se révèlent limités voire contre-productifs, au même titre que la modération en général (Papakyriakopoulos, Medina Serrano, Hegelich 2020). Les avertissements de ces plateformes auprès de leurs usagers, portant sur les fausses informations autour des vaccins contre la Covid-19, appuyés par des renvois vers des services de vérification journalistique (en de multiples langues) et parfois même opérés rétroactivement (en prévenant l’utilisateur de sa consultation récente d’un discours biaisé sur le réseau), d’une part sont loin d’être exhaustifs, d’autre part ont des effets en réalité flottants, voire renforcent les opinions des contestataires les plus réfractaires. En la matière, les « vérités » des uns semblent donc peu réconciliables avec celles des autres.

• 22 En France, c’est le cas par exemple de Serge Rader, décédé en mai 2021, qui figurait parmi les inte (...)

« De toutes les catégories des fausses nouvelles, celle des nouvelles concernant la santé est la pire.22 »

• 23 Voir notamment Pezet J. (2021), « Immersion chez les V_V, des antivax qui combattent le “nazisme sa (...)
• 24 Kelly McBride, vice-présidente du Poynter Institute, à Julie Beck, journaliste du magazine The Atla (...)
• 25 Marcil I. (2020), « Les moutruches », La Presse +, 8 août, <https://plus.lapresse.ca/screens/1ebcae (...)

16Au terme de notre étude, les récits et contre-récits, et même, pourrions-nous dire, les vérités et contre-vérités sur les vaccins, notamment dans la période récente de Covid-19, se révèlent identifiables par les singularités et les récurrences mobilisées par leurs énonciateurs : du côté des antivaccins sur le sentiment de risque (fondé sur certaines études scientifiques ou pseudo-scientifiques, mais également sur des « ratés » exemplaires de la vaccination tel le drame de Lübeck en 1930 (Fox, Orlova, Schurr 2016) ou les scandales sanitaires déjà évoqués), sur le vécu personnel23, sur les affects ou la virulence vis-à-vis des adversaires, notamment institutionnels ; du côté des journalistes fact-checkers, sur des éléments factuels, scientifiques et institutionnels, et sur une dimension pédagogique précisément vis-à-vis de la prégnance en ligne des messages « antivax ». En ce sens, il est intéressant de noter au printemps 2021 la dénomination de ces deux camps, en particulier sur Facebook : d’un côté les antivaccins prônent leur appartenance à la communauté « V_V » ou « ViVi » (pour « vivants », en italien, leurs confrères au-delà des Alpes leur ayant apporté un soutien en ligne y compris lors de « raids numériques24 »), et dénoncent les « VaVa », qui adhèrent au vaccin anti-Covid et sont moqués comme tels et affublés des qualificatifs de « moutons », « d’autruche », voire du néologisme de « moutruches25 ».