Navigation – Plan du site

AccueilNuméros68Hommage à Claude JaveauClaude Javeau, l’explorateur du q...

Hommage à Claude Javeau

Claude Javeau, l’explorateur du quotidien

Philippe Vienne
p. 224-235

Texte intégral

  • 1 Irving J. (1995), Un enfant de la balle, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 239.

C’est en ce sens qu’il représentait l’homme moyen ; un peu perdu, mal informé, voire pas informé du tout, presque partout où il passait.
John Irving, Un enfant de la balle1.

  • 2 Je choisis un mode de présentation proche de celui de Boulgakov dans son roman sur Molière (Boulgak (...)

1À Évian, en septembre 1966, 25 chercheurs de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles sont venus participer au Sixième congrès mondial de sociologie. Henri Janne est la figure éminente de ce groupe bruxellois. Parmi la cohorte belge se trouvent des jeunes loups de la nouvelle génération. Ils écouteront notamment comme orateurs Franco Ferrarotti ou Georges Balandier, dont on sait la place qu’ils prendront dans l’itinéraire intellectuel de notre auteur2, mais aussi Robert K. Merton, Paul Felix Lazarsfeld, Georges Friedmann ou encore Morris Janowitz, entre autres stars sociologiques de leurs temps.

2Deux jeunes chercheurs, Georges Kint et Claude Javeau, y représentent la partie belge d’une enquête internationale de budgets-temps effectuée par le Centre européen de coordination de recherche et de documentation en sciences sociales situé à Vienne (enquête dont la partie belge se déroule sous la direction de Pierre Feldheim, à l’Institut de sociologie), le « Projet International Budgets-Temps » dirigé par le Hongrois Alexander Szalai. Claude Javeau présentera à Évian « un prérapport concernant les habitudes d’écoute et de vision en Belgique » (Kint 1967).

3Voilà pour la partie « sérieuse », au sens d’officielle, de structurelle. Mais pour la partie phénoménologique, celle qui occupera notre auteur toute sa vie en tant que sociologue de la vie quotidienne, on peut épingler cette scène sensible, bien croquée, où Claude (Javeau) rencontre Gabriel (Thoveron), où deux petits Belges, parmi une multitude d’autres jeunes chercheurs, s’apprêtent à se jeter avec toute l’insolence espiègle de la jeunesse des années 1960 dans la mêlée de la « partie » sociologique :

C’était à Évian-les-Bains, en septembre 1966. Il faisait très chaud. Gabriel Thoveron est apparu dans la rue principale, assis sur le rebord d’une voiture décapotable conduite par un reliant collègue, les bras levés en signe de V, à la façon du Général de Gaulle. Nous étions au début de la guerre du Viêt-Nam. Raymond Aron présidait le VIe Congrès Mondial de Sociologie. […] Gabriel chantait Le Lac de Lamartine sur l’air d’une chanson alors célèbre de Jacques Dutronc. Le Lac était à nos pieds. On faisait semblant de croire que la friture que nous dégustions dans les petits restaurants de la ville d’eaux était pêchée dans ses profondeurs. (Javeau 1995 : 17-18)

4Revenons quelques moments à cette partie « sérieuse » du métier, à celle qui se rapproche le plus du volet institutionnel du « social ». Un des tout premiers articles de Claude Javeau est consacré à la méthode, pour expliquer ce que sont ces budgets-temps inventés par le Russe Pitirim Sorokin, et qui se réalisent alors de Varsovie à Bruxelles en passant par Budapest, cette méthode très prisée dans les pays de l’Est semblant se rire des antagonismes du Rideau de fer. L’enquête s’était déroulée de janvier à avril 1966, et avait porté « sur 2 300 personnes environ » en Belgique (Javeau 1967 : 177). Avec audace, le jeune chercheur y fait d’ailleurs d’emblée un aveu critique très réflexif sur la fiabilité des enquêtes de budgets-temps :

Je crois, cependant, que du point de vue de la rigueur optimale, le Projet International était un peu prématuré. Au fond, on n’est guère encore fort avancé, du moins en Occident, dans les enquêtes de budgets-temps. Il leur reste non seulement à mettre au point des méthodes précises, mais même à définir leur matériel conceptuel (primaire ou secondaire, actif ou passif, etc.). (Javeau 1967 : 182)

  • 3 Claude Javeau dira plus tard : « Si un “enquêté” me répond qu’il possède effectivement une voiture, (...)

5La franchise méthodologique de Claude Javeau sur la recherche qui l’occupe alors, et qui permettra la production de son premier ouvrage, est notable. Elle est déjà typique de la rigueur épistémologique qu’il emploiera dans ses recherches ou dans les remarques qu’il produira sur la littérature sociologique. Il note les « distorsions » du recueil d’informations dans les enquêtes de budgets-temps, notamment du point de vue de la véracité des témoignages3 ou de l’ambiguïté des catégories usitées, mais aussi en ce qui concerne certaines « omissions » significatives d’activités, jugées non sociologisables en quelque sorte, si l’on me passe ce néologisme, au sens de pas assez « sérieuses », et sur lesquelles il aura justement l’occasion de revenir.

6Trois ans plus tard est publié un opuscule qui aura un retentissement appréciable, nous dit l’auteur, le titre étant, « sans vergogne », pour le paraphraser, intitulé Les vingt-quatre heures du Belge (probablement en clin d’œil malicieux au roman de Zweig), ouvrage « facile à lire, et qui peut être parcouru rapidement », ce sont bien là les intentions de notre auteur (Javeau 1970 : 21). Paru aux Éditions de l’Institut de sociologie (de l’Université libre de Bruxelles), ce livre est écrit à Liège en 1969. Dès ses premières lignes, le ton espiègle et les qualités littéraires frappent à nouveau :

Un jour de semaine au hasard. Il est 6h30 du matin. M. Dumont, de Mouscron, se lève, non sans réticences. Et, en même temps que lui, et avec les mêmes réticences, se lèvent MM. Janssens, de Koekelberg, et Lemaire, d’Engis, et Vandenbussche, de Lierre, et Mme Legrand, de Bastogne, et Mlle Smets, de Waterschei, et tant d’autres encore. (Javeau 1970 : 10)

7Nous voici immédiatement plongés dans la multitude anonyme de la foule solitaire chère à Riesman, ici multitude belge, et dans toute la trivialité de sa vie quotidienne, saisie ici à travers le réveil des Belges. Cette vie quotidienne va fasciner notre auteur, bien résolu à ne jamais la laisser à l’apparente quotidienneté – ce concept d’Henri Lefebvre (1968) à laquelle elle semble souvent vouloir se réduire. Le réveil des Belges, c’est l’acte inaugural de l’enquête de budgets-temps, l’objet d’une telle enquête étant « de connaître ce que les gens font en un certain laps de temps (habituellement, c’est la journée de 24 heures que l’on prend comme unité) » (Javeau 1970 : 12). Comme notre auteur le dira plus tard :

Les membres d’un échantillon représentatif d’une population donnée sont invités à « raconter » un jour particulier de la semaine, de midi à minuit, en se rapportant, pour chaque activité retenue, à une échelle horaire. (Javeau 1991 : 114)

  • 4 « Dans l’immense majorité des cas, les activités faiblement consommatrices de temps (microactivités (...)

8Tout connaître ? Certainement pas, en l’occurrence, Claude Javeau relevant déjà ce qu’il ne manquera pas de rappeler par la suite, à savoir le fait qu’une des omissions significatives du questionnaire concerne la sexualité ou les fonctions naturelles, tout ce qui est pudiquement, dans l’ouvrage, évoqué comme étant le domaine « des activités de caractère intime » (Javeau 1970 : 13 et 69). Bref les budgets-temps « ratent » déjà tout le domaine de la civilisation des mœurs de Norbert Elias, dans ce que celle-ci a de plus précieux et de plus surprenant à dire sur la vie quotidienne4. D’autres omissions sont significatives : « Les répondants aux enquêtes de budgets-temps l’ont d’ailleurs parfaitement compris, qui ne déclarent jamais avoir passé quelque temps “à ne rien faire” » (Javeau 1991 : 117-118). Nous y reviendrons plus loin.

9La technique utilisée, c’est l’enquête par questionnaire, sur lequel notre auteur écrira ultérieurement un manuel très diffusé. Technique quantitative nécessitant un large personnel de « petites mains », comme on disait alors, elle mobilise 250 enquêteurs en Belgique. Le produit de l’enquête est ensuite inséré dans le gadget-clé de cette période d’engouement quantitativiste, « l’ordinateur IBM 7040 du Centre de Calcul de l’Institut de Statistique de l’Université Libre de Bruxelles » (Javeau 1970 : 17-18), et ce sous forme de cartes perforées manuellement par d’autres « petites mains », notre auteur s’y étant essayé également. Et de l’ordinateur IBM sort… la sociologie.

10Enfin pas toute la sociologie, le sel de l’ouvrage est bien de montrer tout ce qui manque dans le tableau d’ensemble des 24 heures du Belge – en fait plutôt, de la Belge et du Belge, étant donné les disparités genrées qui apparaissent nettement. Ce qui manque, comme le dit clairement l’auteur, c’est le « qualitatif » qui pourrait venir « utilement éclairer le “quantitatif” », un éclairage qualitatif, précise-t-il, qui ne peut être réalisé à ce stade de l’enquête (Javeau 1970 : 65) :

Les budgets-temps se ramèneraient à une estimation quantitative de ce qui n’a pas de qualité : la vie quotidienne, tissu de non-significations, engluement, au sens sartrien, de l’individu, soumission aux conditionnements de l’époque, voire à ses « terrorismes ». (Javeau 1970 : 93)

11Ce type d’enquêtes ne permet pas de saisir « comment les gens vivent » le découpage du temps quotidien, et ce qui constituerait « l’étoffe même du “quotidien” ». C’est justement ce qu’il faudrait étudier « dans une perspective plus large, et notamment ethnologique » comme « prolongement » nécessaire de l’enquête (Javeau 1970 : 93-97). Mais la méthode, note Claude Javeau, reste « intéressante du point de vue de la sociologie des comportements quotidiens ». Au premier chef elle reflète correctement l’impression spontanée de nations de « fourmis industrieuses » (Javeau 1970 : 29), basées sur l’idéologie valorisant le travail, que ce soit dans les pays du Bloc de l’Est ou dans les pays occidentaux.

12En cela, les enquêtes de budgets-temps ne sont pas exemptes d’agenda caché, Claude Javeau y voyant plus tard par exemple une « direction économiste dans laquelle ces travaux sont engagés », perceptible dans le terme même de « budget » mis en avant, au sens où sur le plan normatif, les idées de « calcul, de maximisation de ressources » sont visibles à l’arrière-plan : « Le temps quotidien est confié aux individus travailleurs, sous réserve qu’ils en fassent bon usage » (Javeau 1991 : 117). Donc pas de « temps perdu » possible, on l’a vu plus haut. Les sociologues de tels types d’enquête véhiculent, sans doute pas tous consciemment, « un modèle de société qui est produite sur le mode d’une reproduction contrôlée de l’extérieur » (Javeau 1991 : 119). En cela les enquêtes de budgets-temps n’ont pas pour charme particulier l’effet de surprise :

Une enquête de budgets-temps, pourrait-on dire, sert souvent à faire apparaître des choses dont la plupart d’entre nous avions l’intuition. En fait, c’est là le sort de nombreuses recherches sociologiques, et même, d’une grande partie de la Sociologie elle-même. (Javeau 1970 : 45)

13L’attention aux omissions significatives évoquées plus haut, la réflexion critique sur un agenda caché des commanditaires d’enquête ou des praticiens, tout cela amène notre sociologue quantitativiste à accélérer le pas de côté qu’il opérera hors de cette sociologie de la computation. Et de nous dire plus tard :

Le sondage devient un contrat passé entre une institution qui s’engage à ne causer aucune surprise et un échantillon qui s’engage à ne pas déroger à son attitude de fidèle reflet des approbations majoritaires. (Javeau 1991 : 148)

14Ce qui ressort de façon frappante de son premier ouvrage, c’est le portrait d’une société genrée où les hommes « se gardent bien de jamais faire » les travaux « qui se rapportent à l’entretien du linge et des vêtements : lessive, repassage, couture, reprisage, etc. », où « les activités domestiques restent encore largement l’apanage des femmes ». Et de préciser que cette enquête montrait bien « que le Belge mâle contemporain se souciait jusqu’à présent encore bien peu des tâches d’entretien du foyer dont il se prétend le plus souvent le chef… » (Javeau 1970 : 41). Une minorité d’hommes seulement participe aux activités du ménage, et la participation la plus réduite se trouve chez les cadres.

  • 5 Et d’y ajouter : « […] la femme ne pourra sans doute découvrir la politique que lorsque la politiqu (...)

15Plus loin, Claude Javeau montre encore que la vie sociale des femmes actives est la plus réduite que l’on puisse trouver (Javeau 1970 : 56), et que les hommes s’occupent en moyenne six minutes par jour seulement des enfants (ibid. : 71), ce qui confirme encore l’inégalité frappante entre femmes et hommes que l’auteur travaillera plus en profondeur dans un autre article (écrit en 1969) pour y évoquer combien la femme « est traitée en travailleuse de seconde zone » (Javeau 1972 : 629-645)5. Et immédiatement, en une profession de foi qui restera durable, notre sociologue ne reste pas « neutre », en jugeant que cet « état de choses est regrettable » et en se revendiquant féministe (Javeau 1970 : 37 et 41).

16L’inflexion axiologique, en rupture avec la « neutralité axiologique » tant évoquée alors, est à nouveau notable (Javeau 1991 : 17). Claude Javeau n’a pas sa langue dans sa poche, et il entendra bien aussi se positionner quand l’occasion le nécessite. En ceci il se rapprochera plus tard de la position épistémologique d’un Pierre Bourdieu. À la fin de son ouvrage, Claude Javeau indiquait encore sa frustration quant à la « monotonie » des résultats chiffrés de l’enquête, et son souci d’un prolongement qualitatif. « J’espère bien, pour ma part, y revenir quelque jour », disait-il (Javeau 1970 : 97). Ce sera l’œuvre d’une vie, parce que cette « conversion » (Vienne 2015), si l’on veut, « représentait aussi, pour un quantitativiste, un agréable changement d’environnement épistémologique » (Javeau 1991 : 63).

Explorateur du quotidien

  • 6 Goffman ne peut apparaître comme le grand ancêtre de la sociologie de la vie quotidienne en ce que (...)

17On pourrait dire que Alfred Schütz et Erving Goffman6, à leur manière très différente, sont les deux bonnes « fées » qui se sont penchées sur la sociologie du quotidien mobilisée par Claude Javeau, sous forme d’archipel sociologique réuni, d’article en article, pas toujours très liés les uns aux autres, dans l’ouvrage La société au jour le jour, paru en 1991. Quand on glisse d’un texte à l’autre, sans souci de l’ordre chronologique, ainsi que le souhaitait l’auteur, on se rend compte en effet de la dimension de « tâtonnement » de cette sociologie en train de se faire, « à l’image du tâtonnement de la vie quotidienne elle-même » (Javeau 1991 : 7).

  • 7 Plus tard, Claude Javeau tiendra compte aussi du rôle de matrice (d’ailleurs simmelienne) joué par (...)
  • 8 Le comité de recherche de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF) (...)

18Elle est en effet en train de s’inventer, de se « bricoler », se cherchant des racines anciennes en Simmel7, plus récentes en Schütz ou Henri Lefebvre, et en discussions soutenues avec une poignée de sociologues travaillant plus ou moins de concert dans les années 1980, en plus ou moins bonne intelligence, mais qui ne suscitera pas de groupe de recherche très ligué et surtout durable8, et où se démarquent quelques figures éminentes déjà évoquées comme Franco Ferrarotti :

Il se passe avec le quotidien ce qui s’est sans doute passé avec la sociologie et d’autres sciences à leurs débuts : on commence à en parler et à en faire sans bien savoir encore de quoi il s’agit vraiment. (Javeau 1991 : 61)

  • 9 « Il s’agit, avant tout, d’une exploration microsociologique de nos manières de faire et de nous le (...)

19Sur le plan théorique, en ce qui concerne les grands courants (marins) de la sociologie, cette sociologie alors émergente, qui serait même mieux appelée « socio-anthropologie » (Javeau 2003 : 8), et qui se veut en bonne intelligence avec l’histoire9, se voulait en rupture avec les « sociologies “froides”, fortement marquées d’esprit positiviste » (Javeau 1991 : 26), parmi lesquelles Claude Javeau désignera spécifiquement le courant structuro-fonctionnaliste (Parsons, Merton), sous le « pontificat parsonien » (Javeau 1991 : 139), mais aussi des courants d’inspiration durkheimienne avec lesquels il sera amené à se réconcilier nettement à partir des années 1990, comme le courant bourdieusien. Il s’agit, nous dit-il en une jolie image, « d’aborder les “faits sociaux” par la face nord » (Javeau 1991 : 179). La rupture avec la face sud, la plus usitée, est soutenue :

Il y a des lieux où l’on apprend que la société peut être étudiée comme on étudie les cristaux de matière morte ou le système respiratoire des lamellibranches. Un vaste corset de structure enserre les sociétés humaines. Non seulement ce corset sert-il de fronton basque à toutes les actions que les hommes entreprennent, mais encore leur sert-il de décalogue. (Javeau 1991 : 279)

20Fidèle à un autre contempteur du courant structuro-fonctionnaliste, Charles Wright Mills, Claude Javeau appelle à ce que « se déploie, en réponse, l’imagination sociologique » (Javeau 1991 : 35) et que l’on se détourne de la sociologie mainstream par une « miniaturisation de ses horizons et de sa portée sociologique » (ibid. : 90), notamment en ce que celle-ci n’envisageait « les groupes que comme objets du changement (s’il a lieu), et non comme sujets » (ibid. : 119). L’avènement de la sociologie de la vie quotidienne « est concomitant de la mise en cause des sondages, du rejet du fonctionnalisme, de l’intérêt pour l’histoire des mentalités, de l’importance accordée à la problématique des temps sociaux » (ibid. : 140).

21De plus, pour des raisons que Claude Javeau montrera, la sociologie de la vie quotidienne est dans l’air du temps. Avec une vigilance critique, notre auteur y voit « une ambiance intellectuelle qui tient à la fois (je vais vite) du narcissisme contemporain et du désir impérieux de chercher des “fondations”, l’essence même du rapport social élémentaire » (ibid. : 63). Et d’ajouter : « D’où le repli sur la “petite dimension”, l’avènement massif des techniques psy, le retour “au/du” sacré, la redécouverte de cultures prétendument populaires ». En résumé, un « repli sur le quotidien » (ibid. : 76). Au risque en effet, dans une sorte d’enfermement dans la « bulle » narcissique, de perdre de vue les pesanteurs sociales, les puissants contrôles sociétaux, sur lesquels notre auteur reviendra plus tard. Aussi dira-t-il que la sociologie de la vie quotidienne doit pouvoir être « capable de fonder une critique de l’ordre social » (ibid. : 225).

22Ce qui intéresse notre sociologue du quotidien, c’est, si l’on conçoit la société « comme une construction par cercles concentriques », le cercle des « interactions les plus simples se produisant dans les situations les plus élémentaires ». Le quotidien est « le “degré zéro” de la société » (ibid. : 82). Ce qui ne signifie pas qu’il s’agisse pour autant du niveau « entomologique » du social, celui de « l’infiniment petit » dont Pierre Bourdieu avait parlé pour rendre hommage à Goffman (Bourdieu 1982b). Le « degré zéro de la vie quotidienne », ce sont « les éléments ritualisés des situations banalisées de type domestique (lieu privé) et occupationnel (lieu de travail) » (Javeau 1991 : 140). Un exemple parmi d’autre :

Les aspects langagiers de la rhétorique quotidienne, ce bruit de fond permanent de la sociabilité élémentaire, n’ont sans doute pas reçu toute l’attention qu’ils méritent (sauf peut-être chez Flaubert et Ionesco). (Javeau 1991 : 145)

23Le quotidien est arc-bouté entre quotidienneté, aliénation, pour suivre Henri Lefebvre, où les femmes par exemple, pour continuer une démonstration commencée plus haut, sont « les victimes les plus accomplies de cet enfermement dans le quotidien » (Javeau 1991 : 85), et en même temps inventivité, création à petite échelle, notamment sous forme de sociabilité simmelienne de ce « socius, ce “compagnon” dont nous prétendons tenir le discours (socius/logos) » (Javeau 1991 : 106).

24Une sociabilité dont il dira plus tard qu’elle « joue le rôle de “liant” des relations sociales au niveau le plus élémentaire, de lien social au degré zéro » (Javeau 1998 : 34). Ainsi, la vie quotidienne n’est pas que « banalité », au sens d’insignifiance, elle est souvent simplement « banalisée », sans connotation péjorative, ce qui amène notre auteur à dire « je préférerais parler de banalisation davantage que de banalité » (Javeau 1991 : 141). Et cette banalisation peut être synonyme de sécurité ontologique :

Une dimension primordiale de ce travail, auquel les individus consacrent une énergie souvent surprenante, est liée à la préservation des symboles du banalisé, lesquels balisent le parcours quotidien et lui assurent ses qualités de sécurisation. (Javeau 1991 : 151)

25Un des meilleurs exemples me semble être l’exploration par Claude Javeau, dans l’article « Magie et vie quotidienne », de la « petite magie individuelle » en laquelle il voit « l’héritière de la “conception magique de la nature” qui a largement prévalu sous nos latitudes jusqu’à l’essor de la révolution scientifique moderne » (Javeau 1991 : 199). On n’est pas loin de la « magie sociale » chère à Pierre Bourdieu (1982a : 59), si ce n’est l’échelle privilégiée. Sur la « face Nord » de la montagne sociologique déjà évoquée, Claude Javeau revient aux individus qui se cachaient derrière les structures :

Face aux plus belles constructions théoriques, celles dont les structures s’articulent comme les colonnes, les architraves, les rosaces et les arcs-boutants des cathédrales, l’homme tout nu s’obstine toujours à se dresser. (Javeau 1991 : 284)

Écouter le petit murmure

26L’homme « tout nu » que Claude Javeau vient d’évoquer, parle, maugrée, marmonne. Son petit murmure est presque inaudible quand le « bruit du monde » tonne, pour paraphraser le titre de ce qui est à mes yeux le plus bel ouvrage de notre auteur, préfacé par Anne Van Haecht. L’écriture est splendide et le propos sociologique a la grâce d’une poésie. Il importe d’en reprendre un bel extrait :

Le petit murmure que produit ce désir infini [de l’individu, désir stigmatisé par Durkheim] se heurte au grand bruit que fait le monde fini des structures et des règlements. Ce boucan formidable, souvent amplifié par la fureur des guerres et des révolutions, ne parvient pas à réduire au silence la petite musique qui, en chacun de nous, manifeste notre révolte contre le genre de liberté que l’on prétend nous imposer. Comme une pousse de chiendent parvient à se frayer un passage au soleil au travers de la muraille la plus solide, la petite musique s’insinue dans les constructions sociales les plus solides en apparence, les mieux garanties contre l’usure des temps, les mieux acceptées par les multitudes. Elle se glisse dans le tintamarre universel et, sur ses quelques notes, continue à porter tout l’espoir des hommes. (Javeau 1999 : 15)

27À nouveau, Claude Javeau prône le déplacement de la (sociologie de la) structure vers l’expérience sensible de l’individu : « Ludwig [Van, comme dirait Alex, c’est moi qui précise] avait aussi une vie quotidienne, tout comme Jésus ou Descartes ou Confucius, et tout comme vous et moi, nos voisins et nos lointains semblables dans le temps et l’espace » (Javeau 1998 : 114). La première forme de sociologie est d’ailleurs gentiment taquinée sous forme de boutade, et non postulée d’emblée comme obsolète :

  • 10 Ce n’est pas l’historien Philippe Savoie qui donnerait tort à Claude Javeau ici, car le premier évo (...)

Il n’y avait donc pas de sociologie de la barbe ? Qu’à cela ne tienne : nous allons donc fonder une sociologie de la barbe. Et nous étudierons le rôle et la fonction de la barbe, les institutions auxquelles elle est mêlée, la barbe elle-même en tant qu’institution, etc. De quoi remplir des pages et des pages, et pas forcément d’inepties. (Javeau 1998 : 29)10

28La seconde s’intéresse longuement aux petites dissidences quotidiennes de l’individu, qui sortent de l’insignifiance quand elles sont prises au plus proche : « Dès que Madame Maigret a le dos tourné, Maigret se verse un petit verre de calva. C’est sa manière à lui de murmurer, lui dont la vie est tout entière au service du système » (Javeau 1999 : 68). Mais de l’univers en grisé de Simenon, Claude Javeau s’échappe ensuite pour aller étudier au plus près le « petit pan de mur jaune » de Vermeer :

Pourquoi Vermeer a-t-il peint le petit pan de mur jaune ? Pourquoi Joyce a-t-il écrit le monologue de Molly Bloom ? […] Questions naïves. Mais le système ne m’offre pas de réponse. Évidemment, il peut m’affirmer que la « logique du social » n’est pas mise en question par l’illogique des créations individuelles. Réponse du sophiste. Tout est dans tout, et réciproquement. Mais le petit murmure, obstiné, me souffle que ce n’est pas vrai. Il y eut un moment, un seul, peut-être au point du jour, peut-être à la tombée de la nuit, que sais-je ? où Vermeer choisit le jaune qui allait colorer le petit pan de mur qu’il avait décidé de faire figurer dans sa Vue de Delft. Plus de deux siècles plus tard, il y eut un autre moment, tout aussi unique, où Proust s’est souvenu du petit pan de mur jaune et où il décida de lui consacrer les pages que l’on sait. Moments irremplaçables, où le petit murmure a couvert le bruit du monde. (Javeau 1999 : 73-74)

29Si la « structure » évoquée par Claude Javeau évacue la mort comme une sorte d’inconvenance, comme il le montrera dans Mourir (Javeau 1988), la sociologie du « petit murmure » la redécouvre : « Au cœur de la vie telle qu’elle se déroule, entourée du grand bruit du monde, le petit murmure célèbre la mort, garante de notre liberté essentielle » (Javeau 1999 : 100). On ne peut s’empêcher ici de penser au personnage de Marguerite Yourcenar, Zénon (L’œuvre au noir, 1968), quand le suicide est pour ce dernier la seule sortie de scène digne, face aux oppressions de son temps et à la promesse du bûcher. Ou à la mystérieuse fin de Condorcet, où un mythe a longtemps privilégié la thèse du suicide face à la certitude de la guillotine ignominieuse.

« Prendre le futile au sérieux »

30L’ouvrage de ce nom paraît en 1998 à la suite de trois articles réjouissants où Claude Javeau, notre explorateur du quotidien, non seulement quitte les sentiers battus (par ses collègues conventionnels), mais s’engage même sur la terra incognita, sur les territoires où la sociologie a fait preuve de cette cécité typique que suscite le trop proche (sous les yeux) pour être problématisé. En grimpant par la face Nord, comme évoqué plus haut, notre sociologue découvre trois pics inexplorés, d’autant plus sérieux comme sujets qu’ils sont d’apparence futiles (paraphrasant Érasme), le rire, le grognement, et la parlure vacante.

31Les trois ont quelques préfigurateurs, à nouveau, mais sont des systématisations très abouties de la sociologie du quotidien spécifique à Claude Javeau. Cette théorisation accorde une importance à la fois durkheimienne et goffmanienne à la notion de rituel :

L’ambition sous-jacente est de contribuer à une ritologie généralisée, au départ de « menus objets », ces gestes et ces paroles qui tissent la trame de notre vie de tous les jours, saisie à son niveau le plus élémentaire, le plus spontané, au « ras des pâquerettes » pour reprendre une expression populaire. (Javeau 1998 : 26)

32Suivant Goffman, notre sociologue nous assure que ces « menus » objets ne sont « vides » qu’en apparence. Il les qualifie de « microrituels », déplaçant ainsi à une échelle inédite le Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse pour évoquer ces formes sociales qui « consistent généralement en expressions brèves et superficielles accompagnant de manière apparemment incidente les actions quotidiennes » (Javeau 1998 : 30-31). Il rend à ces « menus objets » leurs lettres de noblesse, souligne leur « importance, en dépit de leur apparente insignifiance » (Javeau 1998 : 97) :

Très souvent, leur origine est lointaine, leur épaisseur historique et anthropologique est avérée, et l’on pourrait, à partir du plus élémentaire d’entre eux, se livrer à un décryptage approfondi de pans entiers de la vie sociale. (Javeau 1998 : 37)

  • 11 Je me souviens d’avoir tenté d’objecter à cela en faisant lire à Claude Javeau un article de la soc (...)

33Faute de place, nous n’entreprendrons pas ici de longuement commenter les sociologies du rire, du grognement et de la parlure vacante, comme essais d’une sociologie générale des émotions. Mais le même constat revient : ce sont des OVNI dans le paysage sociologique
mainstream : « Il est frappant de constater combien les sociologues ont peu étudié le rire »11, nous dit notre sociologue, sur un territoire où il prolonge un petit essai de Dupréel. Le rire, souligne Claude Javeau, associé « à une certaine ritualisation […], constitue un lubrifiant social remarquablement efficace » (1998 : 59).

  • 12 Claude Javeau aurait adoré le Turner grognant du film de Timothy Spall, Mr. Turner (2014).

34Son opposé sur le plan formel, le grognement12, consiste pour sa part en « la manifestation furtive, en quelque sorte au degré zéro, de la colère, tout comme le sourire serait la manifestation furtive de la joie » (Javeau 1998 : 63). Et à nouveau : « On peut s’interroger sur ce dédain manifesté en général par la gent sociologique à l’égard des émotions » (Javeau 1998 : 65). Le grognement, objet sociologique à (relativement) bas bruit, est d’une forte présence dans la vie quotidienne (et donc nullement insignifiant), où « nous sommes tous amenés à grogner avec plus ou moins d’intensité tout au long des journées que nous vivons » (Javeau 1998 : 67).

35Le troisième « menu » objet, la « parlure vacante », traduction du « small talk » évoqué ailleurs par Yves Winkin (Javeau 1998 : 88), un autre socio-anthropologue goffmanien bien connu, recouvre le domaine de la « fonction phatique » du langage, le « patati et patata des rencontres furtives » (Javeau 1998 : 115), incarné de façon iconique par le « Ça va ? Ça va… » évoqué par notre sociologue, qui glisse même quelques mots très suggestifs sur une sociologie des silences (Javeau 1998 : 96). À nouveau, ce microrituel a une finalité puisque « la parlure vacante est l’un des indispensables “lubrifiants sociaux”, sans lesquels aucune société n’est possible » (Javeau 1998 : 106). La parlure vacante n’est qu’en apparence « vide », et d’ajouter avec son humour habituel : « Le social a horreur du vide » (Javeau 1998 : 111).

Du quotidien au bricolage

36Le concept de « bricolage », auquel Claude Javeau consacrera un ouvrage complet en 2001, Le bricolage du social (dans la collection dirigée par Georges Balandier), était déjà dans l’air dix ans auparavant, quand notre explorateur de la vie quotidienne nous assurait que « le travail du sociologue s’apparente souvent, par la force des choses universitaires, à un bricolage » (Javeau 1991 : 6). Ce n’est là qu’une des trois facettes du concept. Car en bon méthodologue et épistémologue de la sociologie, Claude Javeau sait y voir une bonne dose de bricolage sans que celle-ci s’effondre en scientificité pour autant. Il rejoint en cela les leçons de Pierre Bourdieu mais les nuance en montrant « ce que les matériaux utilisés ont de chaotique et de toujours inachevé » (Javeau 1998 : 55). Et de préciser dans la continuité :

Comme ses sujets-objets, le ou la chercheur/euse ne cesse jamais de bricoler, de farfouiller dans sa boîte à outils, ce qui ne doit évidemment pas être confondu avec un éclectisme a priori ou un impressionnisme de bonne compagnie. (Javeau 2001 : 222)

37Claude Javeau le redira ailleurs : « Il y a, dans tout travail à prétention scientifique, même dans les disciplines les plus rigoureuses […], une part de bricolage qui est souvent ce qui rend le travail de recherche le plus attachant » (Javeau 1998 : 23). Mais le « bricolage » revient sous un double aspect sociologique en 2001. Il est à la fois le bricolage du sociologue évoqué ci-dessus, au sens de tâtonnement heuristique, en lequel Claude Javeau prolonge sans l’avoir noté un Célestin Freinet, par exemple (Freinet 1980), manière de s’éloigner à nouveau des aspects auto-apologétiques de la sociologie mainstream en matière de science « normale », et il est en même temps bricolage « du » social chez les acteurs :

À leur incessant bricolage correspond celui du chercheur, occupé à identifier les pièces du jeu. Dans une certaine mesure, il en sait plus que les acteurs car il a sous les yeux le résultat de la construction, ou du moins ce qu’il tient pour être ce résultat. (Javeau 1998 : 55)

38Dans cette « rencontre des deux bricolages » (Javeau 1998 : 55), notre auteur prolonge ses travaux sur la vie quotidienne et les noue à une analyse en structuration où Anthony Giddens est à l’honneur, pour stimuler par un regard frais la quête sociologique éternelle – à la façon de celle du Graal – sur les liens entre individu et société :

Ma thèse centrale […] est que nous sommes contraints, et partant nous contentons, qui que nous soyons et autant que nous sommes, dans nos actions qui contribuent à alimenter l’incessant processus de production/reproduction de la société, ou mieux, du « social », de bricoler. […] Le social se fabrique cahin-caha, par essais et erreurs, et ce qui en constitue les armatures, sauf peut-être ce que Simmel a appelé les formes, n’est guère assuré de pérennité. (Javeau 2001 : 3)

  • 13 Et de préciser : « La paramécie ne bricole sans doute guère, l’homme de Cro-Magnon (c’est-à-dire no (...)

39Qui plus est, comme notre auteur le dira plus tard, il peut y avoir des « grippages dans le processus de structuration » (Javeau 2003 : 95). Claude Javeau y voit une singularité humaine, dont se rapprochent certains primates les plus proches de l’homme, car « plus le règne animal s’approche du modèle humain […] plus s’accroît la part de bricolage dans le façonnage des conduites individuelles et, partant, des agencements collectifs »13. La dimension de tâtonnement évoquée plus haut recouvre aussi les actions des acteurs sociaux :

  • 14 La créativité trouve une de ses expressions sociologiques dans le « temps explosif » de Gurvitch, « (...)

Si structuration il y a, elle est nécessairement tâtonnante, car elle n’est pas déterminée par les impératifs froids de la Raison. La société se produit/reproduit par les essais et erreurs qui caractérisent les actions d’acteurs incomplètement compétents et occupés à subvertir les codes que la propre production de leurs prédécesseurs, dans ce qu’elle a de plus figé, veut leur imposer de respecter. Ce tâtonnement, autre nom du bricolage […] témoigne à la fois de l’extraordinaire créativité des hommes et de leur aussi extraordinaire défiance à l’égard de l’ordre établi. (Javeau 2001 : 69)14

40Il s’agit donc d’étudier le « bricolage permanent auquel se livrent les membres du groupe ou de la société donnés » (Javeau 2001 : 4). Et ce bricolage n’est, ici, en rien cantonné à la petite échelle de la vie quotidienne : « On peut bricoler seul, à deux, à plusieurs, ou en nombre élevé, voire très élevé. Chercher à demander son chemin dans une langue qu’on maîtrise mal est de même nature que chercher à s’emparer du Palais d’Hiver » (Javeau 2001 : 9). Il y a le « grand bricolage social » – le Palais d’Hiver – et le petit bricolage du quotidien – le promeneur goffmanien égaré (Javeau 2001 : 125), comme le petit murmure répondait/résistait au bruit du monde. L’ensemble forme un « système général de bricolage » (Javeau 2001 : 150).

  • 15 On pourrait aussi y ajouter le « bricolage du sacré » évoqué par Franco Ferrarotti (1984 : 33).

41Claude Javeau puise ses préfigurations théoriques du bricolage chez des auteurs aimés, comme Georges Balandier, Jean Duvignaud ou encore Marcel Détienne écrivant sur le sujet avec Jean-Pierre Vernant15. Il ennoblit un terme du langage courant qui n’a guère retenu l’attention de la sociologie mainstream :

  • 16 Ne voit-on d’ailleurs pas, dans la fiction du dialogue entre Durkheim et Weber écrite par Claude Ja (...)

Pour les chercheurs qui souscrivent à cette confusion, peut-être nolens volens, les individus bricolent sans doute, mais, premièrement, ils ont tort, ou du moins ils le font de travers, et, deuxièmement, leur bricolage ne les intéresse pas en tant que tel. C’est l’attitude tout à fait inverse que je préconise ici. (Javeau 2001 : 51)16

42Partant des longtemps fréquentées par lui (au départ à travers les analyses de Goffman ou la sociologie générale de Berger) « définitions de la situation » de W. I. Thomas, notre auteur en note la labilité, car « toute la facticité de nos définitions de la réalité nous saute aux yeux. Une chose bricolée finit bien, un jour ou l’autre, par se déglinguer » (Javeau 2001 : 24). Les définitions de la situation ne fournissent que « de faibles lumières » au bricolage du social. Et les « lumières rassemblées des uns et des autres ne dispensent pas de tâtonner, redisons le mot, de bricoler » (Javeau 2001 : 25). Le bricolage « se manifeste dans les interstices des déterminations qui, souvent, ne se traduisent que par des ressources incomplètes ou peu explicites » (Javeau 2001 : 37), « imparfaitement efficaces » (Javeau 2001 : 41). Et de noter :

Bricoler, c’est précisément, jusque dans les plus petites opérations de la vie quotidienne, de l’infra-ordinaire de tous les instants, l’obligation de toujours réajuster le tir et d’y être toujours prêt. (Javeau 2001 : 38)

43Dans la continuité de Simmel, Claude Javeau en prend pour exemple le bricolage amoureux où les définitions n’échappent pas au comique – « Je vous ai apporté des bonbons » (Javeau 2001 : 35), ou au tragique : « On s’est peu intéressé aux ressources et aux compétences de Don Juan, à son capital et à ses capacités d’investissement. Ne serait-ce pas, avant de passer à des propos plus théoriques, un bon exercice à suggérer au lecteur ? » (Javeau 2001 : 39). Mais Thanatos rejoint bien vite Éros comme dans beaucoup de travaux de notre sociologue, quand il décrit sous cet angle l’exécution publique :

Dans une certaine mesure, ce genre de représentation, dans le domaine thanatique, correspondrait assez à celle du viol collectif, dans le domaine érotique (ce dernier adjectif est plutôt mal choisi, compte tenu de ce que j’ai écrit plus haut, mais je ne dispose point d’un autre ; disons qu’il s’agit d’un érotisme dévoyé). (Javeau 2001 : 37)

  • 17 « La “résistance” est un thème qui commence à prendre pied dans la sociologie contemporaine » (Jave (...)
  • 18 Le thème de la ruse appelle une réflexion sur le mensonge dans les activités humaines, déjà menée p (...)

44Plus loin on retrouve, comme dans ses analyses sur la vie quotidienne, l’attention portée aux « résistances » des individus dans « les interstices du tissu social » (Javeau 2001 : 128)17, aux « dissidences », aux « pratiques résistantialistes largement diffusées dans toutes les couches de la population, y compris dans les allées des pouvoirs lorsque les pouvoirs n’y sont pas en représentation » (Javeau 2001 : 69). C’est la « capacité de chaque individu à “prendre le maquis” », c’est l’éloge de la ruse, car « la vie quotidienne […] n’est-elle pas faite de ruse ? » (Javeau 2001 : 138-139)18. C’est ce qui permet à l’individu d’affirmer « sur un mode nécessairement mineur, son irréductible singularité » (Javeau 2003 : 98).

  • 19 Et de dire : « je propose de réserver “rite” aux actes de ce genre qui se rapportent au champ relig (...)

45Claude Javeau y retrouve le Goffman de la « distance au rôle » (Javeau 2001 : 140) dans ces déviations subtiles qui « ne respectent pas la discipline dramaturgique, tout en ne dérogeant pas nécessairement à la loyauté dramaturgique » (Javeau 2001 : 153). Dans une conversation théorique avec Luc de Heusch, qui qualifiait fort justement la démarche de Claude Javeau d’« anthropo-sociologie » (de Heusch 1993 : 249), ce dernier arrive ensuite sur la question des rituels. Distinguant à son habitude rites (tels que les étudient les anthropologues) et rituels19, il précise :

Au niveau des interactions les plus banales se donnent aussi à voir ce que j’ai appelé des microrituels, dont le rôle est plutôt celui de garde-fous dans le déroulement des transactions. Ces microrituels, déjà longuement décrits par Goffman, méritent une attention particulière. Ils constituent en quelque sorte un emballage aux opérations de bricolage et servent souvent à donner le change à propos de ce qui se passe effectivement et est effectivement en jeu. (Javeau 2001 : 101)

  • 20 Ou enfantins : « Ceux qui ont observé les très jeunes enfants ont relevé que ceux-ci colorent de ri (...)

46Ces microrituels servent de garde-fou « contre l’usure du temps, c’est-à-dire la perte de signification, la dissolution dans l’immense cimetière des signes orphelins de sens » (Javeau 2001 : 102). Un bon exemple à cet égard est celui des « petits gestes, accompagnés ou non de “petits mots”, accomplis souvent sans qu’on y accorde beaucoup d’importance » (ibid. : 104)20. Même dans les environnements les plus terribles, où l’on se rapproche des institutions totales, une vie quotidienne reste possible et nécessaire :

Il existe un quotidien des quartiers des condamnés à mort dans les prisons américaines, tout comme il en existe un des « pavillons des cancéreux ». L’élaboration de routines, substrats de microrituels, permet de tenir la panique à distance et sans doute de ne pas déboucher d’emblée sur l’autodestruction. (Javeau 2003 : 114)

47Comme les définitions de la situation évoquées plus haut, ces microrituels sont fragiles : « Les microrituels ne sont pas intangibles dans le temps. Comme toute production humaine, ils sont soumis à la dure loi de l’usure et de l’édulcoration des significations » (Javeau 2001 : 107). Et leur finalité durkheimienne serait même la suivante :

[…] la tâche la plus urgente reste toujours alors de conjurer ce passage du temps […], de mettre des « menottes » à ce dernier, pour l’empêcher de s’échapper, de nous échapper. La véritable destination, pour ne pas écrire fonction, de tout rituel, y compris de ceux parmi les microrituels dont tout observateur affirmerait sans hésitation qu’ils sont insignifiants, est de se lancer à la poursuite du temps pour l’empêcher de nous échapper, entreprise, on le sait, nécessairement vouée à l’échec. (Javeau 2001 : 119)

48Ce qui, dans un ouvrage ultérieur, donne cette jolie variation :

En dépit de nos récriminations, de nos objurgations ou de nos ruses visant à le ralentir, voire à le figer, le temps ne cesse de nous emporter, détruisant et construisant tout à la fois, et contraignant notre vie quotidienne à se tricoter et se détricoter constamment. (Javeau 2003 : 8)

  • 21 Comme quand « l’idéologie hédoniste de l’Occident nanti […] a beau jeu d’incorporer les slogans con (...)

49L’insignifiance est pourtant là, enkystée dans la vie quotidienne, sous la forme de cette quotidienneté, « conception péjorative, à tout le moins négative du quotidien » (Javeau 2001 : 135), où Claude Javeau n’a jamais oublié les leçons pessimistes d’Henri Lefebvre ou de l’École de Francfort. Le narcissisme contemporain (ou postmoderne) évoqué plus haut n’est qu’un « égotisme de façade recouvrant comme un vernis des conduites standardisées » (Javeau 2001 : 187)21 :

  • 22 Non sans nuances ultérieures : « on peut faire d’heureuses rencontres dans le métro, on peut s’épan (...)

« Lieu géométrique des insignifiances », la quotidienneté est synonyme d’enlisement, de « métro-boulot-dodo » (à cette triade on ajoutera peut-être « vidéo », ou, de nos jours, « ordino »), de perte de sens, de naufrage dans la vacuité des gestes répétés, des paroles redites, des postures renouvelées, qui ne paraissent plus être comparables qu’à des gouttes d’eau qui glissent sur une surface sans aspérité. L’acteur perd pied dans un océan de non-sens, il devient un simple agent, agi par des forces sur lesquelles il n’a aucune prise. […] L’acteur se transforme en passager distrait de sa propre vie. On se rappellera ce que Pascal, le terrible Pascal, a écrit de pertinent à ce sujet. (Javeau 2001 : 136-137)22

50Dans un tout autre domaine, le bricolage est celui d’une sorte de magie naïve du quotidien, qui n’est pas éloignée de celle que Bourdieu et Passeron trouvaient dans les pratiques « magiques » des étudiants du début des années 1960 au moment des examens (Bourdieu, Passeron 1985 : 96-97), cette magie à petite échelle, d’apparence ridicule, est « un lieu d’intense bricolage » où les individus vont chercher ce qui donne de « l’épaisseur » à leur existence, leur petit mana portatif en quelque sorte (Javeau 2001 : 149). Mais la magie peut être aussi « l’attrait de la conscience obscure contre celui de la conscience claire du projet scientifique » (Javeau 2003 : 100).

51Car ce qui caractérise le bricolage, ce n’est pas son haut degré de sophistication :

Pris dans son sens commun, le bricolage signifie bien le recours à des procédures et des matériaux aisément disponibles dont l’agencement ne réclame pas une qualification légitimée par une formation scolaire reconnue. Le bricoleur, même lorsqu’il n’est pas d’occasion (il est des gens qui en font presque une raison sociale), travaille bien de bric et de broc, avec, dit le dictionnaire, des « moyens de fortune ». Il n’est décerné par nulle école des diplômes de bricolage. Si le bricolage est un système, c’est, comme la parenté, parce que les sociologues et les anthropologues rationalisateurs le veulent ainsi. Car les relations de parenté elles-mêmes sont bricolées par ceux ou celles qui sont chargé(e)s de les mettre en œuvre. (Javeau 2001 : 150)

52Si Claude Javeau en prend pour exemple la « perruque » en atelier, la « bricole » qu’il évoque immédiatement, comme « tentative, fût-elle minuscule, de subvertir l’ordre qui se proclame établi » (Javeau 2001 : 151), on pourrait aussi faire le lien avec le « bricolage » évoqué par Goffman dans l’institution totale, qui est justement celui des moyens de fortune (make-do’s, Goffman 1961 : 207). Un autre bel exemple est à chercher dans l’humour :

Les personnes dotées du « sens de l’humour » sont des orfèvres du langage, des spécialistes du non-dit et de l’entre-deux, capables de la duplicité la plus forte tout en se donnant des allures de bonhomie, sinon de soumission à l’ordre établi. (Javeau 2001 : 152)

53Mais une exemplification plus terrifiante, sinon freudienne, amène notre auteur sur une autre thématique, celle de la haine, en puisant dans sa connaissance de l’œuvre de Simenon de quoi y déceler une sorte de matière ou part noire des relations humaines :

  • 23 Voir également Javeau 2001 : 184-185.

Ce que l’on a appelé l’« atmosphère » des romans de Simenon n’est rien d’autre que la traduction littéraire – et souvent littérale – de situations (au sens de l’interactionnisme symbolique) au sein desquelles la dominante umweltlich est non pas l’affection, mais la haine, celle-ci étant aussi bonne créatrice d’indexicalités que celle-là. (Javeau 2001 : 156)23

54Le double bricolage évoqué plus haut fournit les heureuses conclusions de l’ouvrage, en parlant des errements de la sociologie et la recherche d’un « projet » contemporain pour celle-ci :

Son projet est de connaître toujours mieux les bricolages auxquels se livrent les acteurs, afin d’en tirer des leçons pour les bricolages du futur. Non pas que les sociologues aient d’aucune manière le droit de se prendre pour des prophètes ou simplement des donneurs de leçons. Leur rôle est plus modeste, celui d’éclaireurs, tout simplement parmi d’autres. Cela n’en rend leur savoir, quand il est correctement constitué, que plus indispensable. (Javeau 2001 : 227)

55Les derniers mots sur le bricolage n’en sont que plus touchants :

Ce que j’ai appelé le « bricolage du social » n’est peut-être que l’effort constant, renouvelé d’instant en instant à l’aveuglette, auquel se livrent les individus pour colmater les brèches que fait la mort dans les digues qu’ils s’efforcent de dresser pour maintenir leur existence en terrain sûr. Peine perdue, cela va sans dire. En attendant, il faut bien faire comme si. Seul et avec les autres, qui ne sont pas que l’Enfer. (Javeau 2003 : 34)

56Dans le deuxième volume de La mise en scène de la vie quotidienne, Goffman disait : « Une ethnographie radicale doit prendre pour objet central les personnes ordinaires qui font des choses ordinaires » (Goffman 1973 : 247). Claude Javeau n’a jamais, à ma connaissance, été disert sur la manière dont il recueillait son matériau dans la vie de ses contemporains, même s’il le puisait largement dans la littérature de fiction, avec une grande érudition. Je ne peux donc gager qu’il s’agissait là de l’ethnographie « radicale » évoquée par Goffman. Ce dernier invitait aussi le sociologue à chercher des « réponses neuves et générales » à cette sociologie de la vie quotidienne (Goffman 1973 : 247). Sachant que la personne « ordinaire » évoquée ci-dessus ne devient pas pour autant « l’homme moyen » (banal) évoqué par John Irving en exergue de cet article, la sociologie de l’ordinaire de Claude Javeau sortait bel et bien de l’ordinaire.

Haut de page

Bibliographie

Berger P. L. (2006), Invitation à la sociologie, Paris, La Découverte.

Bourdieu P. (1982a), « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 43, p. 58-63.

Bourdieu P. (1982b), « La mort du sociologue Erving Goffman. Le découvreur de l’infiniment petit », Le Monde, 4 décembre.

Bourdieu P., Passeron J.-C. (1985), Les héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Éditions de Minuit.

Ferrarotti F. (1984), Une théologie pour athées, Paris, Librairie des Méridiens.

Freinet C. (1980), Pour l’école du peuple. Guide pratique pour l’organisation matérielle, technique et pédagogique de l’école populaire, Paris, Maspéro.

Frisch-Gauthier J. (1961), « Le rire dans les relations de travail », Revue française de sociologie, 2, 4, p. 292-303.

Goffman E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris, Minuit.

Goffman E. (1961), Asylums. Essays on the Social Situation of Mental Patients and Other Inmates, New York, Anchor Books.

Heusch L. de (1993), « Maintenir l’anthropologie », Social Anthropology, 1, 3, p. 247-264.

Javeau C. (2003), Sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF.

Javeau C. (2001), Le bricolage du social. Un traité de sociologie, Paris, PUF.

Javeau C. (1999), Le petit murmure et le bruit du monde, Bruxelles, Les Éperonniers.

Javeau C. (1998), Prendre le futile au sérieux, Paris, Éditions du Cerf.

Javeau C. (1995), « Présentation ou l’annonce faite à Gabriel », Revue de l’Institut de Sociologie, 1-2, p. 9-18.

Javeau C. (1991), La société au jour le jour. Écrits sur la vie quotidienne, Bruxelles, de Boeck.

Javeau C. (1989), Conversation de MM. Durkheim et Weber sur la liberté et le déterminisme lors du passage de M. Weber à Paris, Bruxelles, Les Éperonniers.

Javeau C. ([1988] 2000), Mourir, Bruxelles, Les Éperonniers.

Javeau C. (1972), « La sociologie de la femme et la femme de la sociologie », Revue de l’Institut de Sociologie, 4, p. 629-645.

Javeau C. (1970), Les vingt-quatre heures du Belge, Bruxelles, Éditions de l’Institut de Sociologie, Université libre de Bruxelles.

Javeau C. (1967), « Les enquêtes de budgets-temps : quelques considérations méthodologiques », Revue de l’Institut de Sociologie, 1, p. 176-182.

Kint G. (1967), « Le Sixième congrès mondial de sociologie », Revue de l’Institut de Sociologie, 1, p. 173-175.

Lefebvre H. (1968), La vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard.

Robin M.-M. (1999), Les cent photos du siècle, Paris, Éditions du Chêne/Hachette Livres.

Savoie P. (2002), « La République des professeurs », L’Histoire, 268, p. 73-81.

Vienne P. (2015), De l’institution totale aux rites d’institution : les théories de la conversion, in Lardellier P. (dir.), Actualité de Goffman, de l’interaction à l’institution, Paris, L’Harmattan, p. 109-120.

Haut de page

Notes

1 Irving J. (1995), Un enfant de la balle, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 239.

2 Je choisis un mode de présentation proche de celui de Boulgakov dans son roman sur Molière (Boulgakov M. (1972), Le roman de monsieur de Molière, Paris, Gérard Lébovici).

3 Claude Javeau dira plus tard : « Si un “enquêté” me répond qu’il possède effectivement une voiture, vais-je descendre dans son garage pour m’assurer de la véracité de cette affirmation ? » (Javeau 1999 : 52).

4 « Dans l’immense majorité des cas, les activités faiblement consommatrices de temps (microactivités comme se moucher, donner un bref coup de fil, fumer une cigarette, etc.) ne sont jamais renseignées, tout comme d’ailleurs celles qui peuvent passer pour indicibles, décence oblige (tous les répondants, soit plus de 20 000, sont chastes et constipés) » (Javeau 2003 : 21).

5 Et d’y ajouter : « […] la femme ne pourra sans doute découvrir la politique que lorsque la politique aura découvert la femme, c’est-à-dire lorsque les transformations qu’aura subies la société auront été tellement radicales que les femmes pourront faire leur le projet politique, débarrassé de toutes les entraves qu’elles ont intériorisées depuis si longtemps qu’elles ont fini par s’identifier avec leur ignorance en cette matière » (Javeau 1972 : 643).

6 Goffman ne peut apparaître comme le grand ancêtre de la sociologie de la vie quotidienne en ce que ce sociologue appréciait de ne jamais se fixer sur l’une ou l’autre grande étape de sa sociologie au cours sinueux, de ne pas faire souche, de ne pas capitaliser une de ces étapes au point d’y faire école, à la différence d’un Bourdieu par exemple.

7 Plus tard, Claude Javeau tiendra compte aussi du rôle de matrice (d’ailleurs simmelienne) joué par la première École de Chicago (Javeau 2003 : 7).

8 Le comité de recherche de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française (AISLF) qui s’était créé en 1978 autour de la « sociologie de la vie quotidienne » a aujourd’hui disparu. Peut-être était-ce parce que ce groupe disparate ne représentait non pas « une » sociologie mais bien une « pluralité de sociologies de la vie quotidienne » (Javeau 2003 : 123).

9 « Il s’agit, avant tout, d’une exploration microsociologique de nos manières de faire et de nous les représenter qui prendrait le cadre des vingt-quatre heures comme référence, tout en ne mettant pas l’histoire entre parenthèses » (Javeau 2003 : 8).

10 Ce n’est pas l’historien Philippe Savoie qui donnerait tort à Claude Javeau ici, car le premier évoque l’interdiction significative du port de la barbe aux enseignants français sous le Second Empire (Savoie 2002). Il y a donc bel et bien une sociologie de la barbe à imaginer. La barbe, nous dirait Claude…

11 Je me souviens d’avoir tenté d’objecter à cela en faisant lire à Claude Javeau un article de la sociologue Jacqueline Frisch-Gauthier (1961), article très atypique dans la revue où il avait été publié et à la date où il était publié (car basé sur de l’observation participante), mais Claude ne l’a pas aimé.

12 Claude Javeau aurait adoré le Turner grognant du film de Timothy Spall, Mr. Turner (2014).

13 Et de préciser : « La paramécie ne bricole sans doute guère, l’homme de Cro-Magnon (c’est-à-dire nous) ne fait à peu près que cela tout au long de sa vie » (Javeau 2003 : 110-111).

14 La créativité trouve une de ses expressions sociologiques dans le « temps explosif » de Gurvitch, « celui de la création ou de l’invention collective ou individuelle, des révolutions ou des bouleversements domestiques » (Javeau 2003 : 16).

15 On pourrait aussi y ajouter le « bricolage du sacré » évoqué par Franco Ferrarotti (1984 : 33).

16 Ne voit-on d’ailleurs pas, dans la fiction du dialogue entre Durkheim et Weber écrite par Claude Javeau, « Émile » reprocher à « Max » une « conception de la science […] de l’ordre du bricolage » (Javeau 1989 : 38) ?

17 « La “résistance” est un thème qui commence à prendre pied dans la sociologie contemporaine » (Javeau 2003 : 96).

18 Le thème de la ruse appelle une réflexion sur le mensonge dans les activités humaines, déjà menée par Peter Berger, qui jugeait (en très résumé) le mensonge trop « coûteux » dans les interactions (faire semblant est une tâche compliquée) que pour être mobilisé à grande échelle (Berger 2006 : 146-147). Claude Javeau accorde au contraire, suivant Goffman, une place plus importante au mensonge : « La vie quotidienne, vue sous un certain angle, est un tissu de mensonges » (Javeau 2003 : 105). Et d’évoquer « le recours constant à un mensonge soigneusement dissimulé sous les apparences de l’harmonie », un « mensonge social généralisé » (Javeau 1998 : 73 et 105).

19 Et de dire : « je propose de réserver “rite” aux actes de ce genre qui se rapportent au champ religieux ou au divin en tant que tel » (Javeau 2003 : 69).

20 Ou enfantins : « Ceux qui ont observé les très jeunes enfants ont relevé que ceux-ci colorent de rituels leurs relations avec autrui, adultes ou autres enfants, dès l’âge le plus tendre » (Javeau 2003 : 77).

21 Comme quand « l’idéologie hédoniste de l’Occident nanti […] a beau jeu d’incorporer les slogans contestataires à son stock d’images et de slogans médiatisés » (Javeau 2003 : 106). On pense aux t-shirts « Che Guevara » exploitant commercialement la photographie prise par Alberto Korda, sans que ce dernier ne puisse longtemps toucher un centime sur cette exploitation (Robin 1999).

22 Non sans nuances ultérieures : « on peut faire d’heureuses rencontres dans le métro, on peut s’épanouir dans le boulot, et faire de beaux rêves dans le dodo » (Javeau 2003 : 7).

23 Voir également Javeau 2001 : 184-185.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Vienne, « Claude Javeau, l’explorateur du quotidien »Revue des sciences sociales, 68 | 2022, 224-235.

Référence électronique

Philippe Vienne, « Claude Javeau, l’explorateur du quotidien »Revue des sciences sociales [En ligne], 68 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/revss/9144 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revss.9144

Haut de page

Auteur

Philippe Vienne

Université libre de Bruxelles
Philippe.Vienne[at]ulb.be

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search