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Introduction

Cinquante nuances de crise

Repenser les inégalités de l’enfance et de la jeunesse en temps de crises
Sylvie Octobre et Régine Sirota
p. 6-11

Texte intégral

  • 1 Extrait, Ariane Chemin, « L’enfance soviétique de Volodymyr Zelensky », Le Monde, 20 février 2023.

J’aimerais que vous n’affichiez pas mon portrait dans vos bureaux […]. Un président n’est pas une icône, un président n’est pas une idole, un président n’est pas un portrait. Accrochez plutôt les photos de vos enfants, et avant de prendre une décision, regardez-les dans les yeux.
Volodymyr Zelensky, 20191

  • 2 Penser les inégalités dans l’enfance, CERLIS, ministère de la Culture, 14es journées de sociologie (...)
  • 3 <https://www.strategie.gouv.fr/publications/donnees-etudes-publiques-mieux-centrees-enfants-annee-2018-2019>.
  • 4 <https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=744>.

1Il arrive – souvent – que l’actualité téléscope la recherche, notamment en sciences sociales dont la vie en société est justement l’objet. Lorsque l’idée de ce numéro de la Revue des sciences sociales a germé, en 2019, peu après la tenue du colloque Penser les inégalités dans l’enfance2, la pandémie n’avait pas encore frappé le monde, pas plus que la guerre en Ukraine. Nous observions une prise de conscience générale de l’importance de considérer les inégalités aux jeunes âges de la vie, non seulement pour comprendre les trajectoires futures, une fois l’âge adulte atteint, mais pour mieux appréhender les expériences de vie contemporaine. La question des inégalités resurgissait avec acuité tant en termes de politiques sociales que dans le débat sociologique, sous les atours de concepts variés : à celui d’inégalité s’ajoutaient ceux de discrimination, de précarité ou encore de vulnérabilité. Des institutions publiques en appelaient à une meilleure observation, depuis le Rapport du Conseil de l’enfance et de l’adolescence du Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge intitulé « Des données et des études publiques mieux centrées sur les enfants »3, jusqu’à l’avis du Conseil national de l’information statistique intitulé « Mieux connaître les conditions de vie des enfants » (avis n° 3) en passant par le Rapport du Haut Conseil à la Santé Publique intitulé Le dispositif statistique de surveillance et de recherche sur la santé de l’enfant : état des lieux et propositions4, sans parler des intenses débats médiatiques sur le mal-être de la jeunesse, étudiante en particulier.

Les crises, leurs images et leurs vocabulaires

2Quelques mois plus tard, le monde était confronté à une crise globale, majeure, qui transformait profondément nos vies quotidiennes : des mois de confinement, de reconfinement, et de restrictions de ce que nous avions appris à considérer comme « normal » (la mobilité, les rencontres, la fréquentation des lieux et espaces publics, etc.), l’invention du concept de « distanciation sociale », la vie avec le « risque » et ses degrés de hiérarchisation, mais aussi avec ses entrepreneurs de morale, faisant la part entre populations « à risque » et populations « à comportements dangereux » (on se souvient combien ont été vilipendés certains comportements de sociabilité étudiante auparavant considérés comme « normaux »), ses oppositions géopolitiques et ses nouvelles « frontières » (avec notamment la reconsidération du poids – sous le double aspect de la puissance et de la dangerosité – de la Chine face au bloc occidental).

3L’enfance et la jeunesse ont alors été – le plus souvent dans l’urgence – au centre de l’actualité et du débat public. Les écoles, collèges, lycées et universités étant fermés ou semi-ouverts dans les périodes de confinement partiel, la place de la jeune génération, tant dans la cité que dans la cellule familiale, a été mise à l’épreuve de multiples façons. Avec un effet de loupe, les inégalités frappant cet âge de la vie ont été particulièrement mises en évidence, tant en termes de logement que d’alimentation, d’éducation formelle ou informelle que de santé physique et psychologique, de bien-être que de vulnérabilité et de maltraitance. Que ses manifestations soient scrutées en lien avec la détention (ou l’absence de détention) de ressources objectives ou en lien avec des expériences subjectives, les multiples visages du discours de la « crise » ont été largement empruntés, signalant le désarroi de l’observateur ou de l’observatrice face à un désordre violent, mettant en péril un corps social que l’on croyait en (relativement) bonne santé, désordre qui remettait en cause le système de croyance antérieur quant à la définition du bien collectif et de ses modalités.

4Puis la guerre en Ukraine est venue raviver les images de migrations forcées, dans lesquelles les enfants et les femmes paient un lourd tribut : déplacements, séparations, disparitions, transhumances sans but (voire sans fin), enlèvements et déportations. Images que d’autres crises migratoires avaient déjà gravées dans nos cerveaux, souvent liées à des crises climatiques, économiques et/ou politiques, en Amérique du Nord, en Europe comme en Asie, alors que fleurissent partout les démocraties illibérales, que la peur favorise la séduction des autoritarismes et que l’économie du monde paraît incapable de s’auto-réguler, poussant les inégalités à leurs extrêmes. Si ces crises se superposent dans nos expériences, elles créent aussi – et peut-être surtout – le sentiment d’une imbrication dans laquelle la part du hasard semble se réduire tout comme semblent plus insaisissables les leviers de changement.

Cinquante nuances de crise

5De la « crise », de nombreux aspects ont été travaillés dans les sciences sociales, qui la définissent le plus souvent comme un moment de rupture d’avec les dynamiques et équilibres antérieurs, moment caractérisé par une incapacité temporaire à prévoir et anticiper mais aussi à réguler et à stabiliser. Concept opératoire pour analyser le changement et les « frottements » que celui-ci provoque, la crise est présente dans l’analyse des formes de vie en société mais aussi dans la plupart des travaux portant sur le passage des âges, celle-ci y étant considérée comme consubstantielle à la distanciation progressive de l’individu par rapport aux instances de socialisation primaires et secondaires, bref à l’autonomisation. Mais quelque chose de l’ordre de l’échelle géographique et temporelle de même que de sa « contagiosité » ont été modifiés avec la succession de crises récentes. Dérégulation brutale à dimension mondiale, la crise sanitaire a été ouverte, visible et unanime. Mais elle a aussi provoqué le déclenchement ou l’accentuation de crises plus latentes, durables et sous-évaluées (celle des hôpitaux, celle de la confiance dans le corps politique, celle de l’extensivité de la solidarité intergénérationnelle etc.) tout en mettant en débat implicitement et explicitement le modèle de société démocratique, le contrat social et les représentations d’une « vie bonne ». La guerre en Ukraine a fait voler en éclat notre fausse certitude que le continent européen saurait maintenir la paix, certitude pourtant chèrement acquise à l’issue de deux conflits mondiaux ; elle a montré aussi que les mêmes négociations avec le pire produisaient à un siècle ou un demi-siècle d’écart, les mêmes effets et confirmé que les efforts pour « contenir » et « moraliser » les conflits armés étaient souvent des vœux pieux, dont les victimes expiatoires se recrutaient parmi les populations civiles.

6Cette extension du domaine de la crise s’est traduite dans nos expériences. De la crise, nous avons éprouvé les formes émotionnelles : avec la peur, qui nourrissait les « fake news », le sentiment de fatalité mais avec aussi la bienveillance qui générait des formes de solidarités spontanées, qu’elles s’expriment dans les familles, les voisinages, à l’égard des « premiers de cordées » ou des réfugiés ukrainiens. Nous avons éprouvé les formes sociales, avec des mobilisations, là aussi souvent locales, pour venir en aide aux plus démunis, mais aussi des mouvements de rejets ou de stigmatisation, dont, durant la pandémie, les jeunes ont parfois pu faire les frais dès lors qu’ils tentaient de reprendre le cours de « leur » vie et de leurs sociabilités. Nous en éprouvons aussi les effets politiques, avec une dissolution accélérée du bi-partisanisme – modèle fondateur des équilibres de la Ve République –, une accentuation du recul de la participation à la vie politique et une baisse de la confiance dans le corps politique et la démocratie représentative et parlementaire, la montée de partis extrémistes de droite comme de gauche, un affaiblissement de la culture du débat et de la négociation au profit de celle du clash et de l’opposition de principe et, enfin, une perte de confiance dans le multilatéralisme. Nous en observons aussi l’effet régénérateur avec l’émergence de nouvelles revendications politiques, autour de la promotion du développement durable, d’un souci accru d’inclusion et de la demande d’un monde plus multipolaire. Autrement dit, alors que la désorganisation de nos routines individuelles et collectives comme de nos institutions de santé, d’accueil, etc. mettaient en péril nos équilibres sociétaux, la crise, comme mouvement de bascule, offrait aussi des opportunités insoupçonnées. Et sous l’effet séduisant et bénéfique de ces transformations inattendues, nombre d’entre nous ont adhéré à la demande que « plus rien ne soit jamais comme avant »…

7On l’aura compris, l’ambition de ce numéro n’est pas de verser de nouveaux éléments à la compréhension de la pandémie et de ses effets sur les inégalités vécues ou perçues tant la littérature est désormais abondante et riche sur le sujet. Nous souhaitons plutôt tirer de cette récente séquence de crises, dont le caractère multidimensionnel est frappant – crises économique, sociale, migratoire, politique, géopolitique, etc. – des éléments permettant de mettre en perspective ce que le terme même charrie. En effet, dans cette succession de crises, d’autres sont venues s’interposer : la crise du passage des âges, du lien social, de la solidarité intergénérationnelle, du modèle social français, mais aussi de la soutenabilité environnementale, de la globalisation, de la démocratie représentative ou de l’universalisme occidental. Les mouvements sociaux importants autour de la réforme des retraites, qui engagent justement tout à la fois un modèle social, la solidarité intergénérationnelle, un équilibre politique et une vision de la citoyenneté, l’indiquent. Dans cette succession et superpositions de crises de diverses natures, mais imbriquées, notre conception de la crise comme séquence temporelle bornée de rupture avec un ordre établi qui produit un nouvel ordre substitutif apparaît datée, si ce n’est (trop) optimiste.

Accident momentané, permacrise ou polycrise mondiale ?

  • 5 Néologisme né de la contraction entre les mots « permanente » et « crise », ce terme est consacré c (...)
  • 6 Ce terme, utilisé par Edgar Morin, a été récemment popularisé par l’historien Adam Tooze. Voir : <https://adamtooze.substack.com/p/chartbook-130-defining-polycrisis>.
  • 7 <https://www.courrierinternational.com/article/vu-despagne-meme-au-temps-de-la-guerre-en-ukraine-twitter-reste-egal-lui-meme>.

8Par leur caractère holistique, durable, interdépendant et multifactoriel, les crises successives semblent donner raison à l’hypothèse de l’entrée dans une ère nouvelle, marquée par un régime de crise permanent – c’est-à-dire par une constante impermanence – ce que d’aucuns ont nommé « permacrise »5 – ère qui serait désormais le contexte d’engendrement des nouvelles générations. Ou bien à l’hypothèse de l’entrée dans l’ère des « polycrises mondiales6 », c’est-à-dire dans un temps où les crises s’aggravent les unes les autres, au gré de boucles de rétroactions positives qui font que la solution de l’une devient un aggravateur de l’autre. Le concept de « crise », comme rupture dans le cours « normal » des choses, serait-il devenu obsolète ? Instabilité et insécurité seraient-elles les caractéristiques « normales » de nos sociétés contemporaines ? Entre successions de calamités naturelles et flots ininterrompus de conflits humains, le tout diffusé par le bombardement informationnel des médias où un problème chasse l’autre, nos sociétés seraient-elles celles de la perte de repères, de la capacité à agir sur le futur et de l’imprévisibilité ? Serions-nous entrés dans l’ère de la sidération et de l’anxiété permanentes ? Dans « l’époque du catastrophisme millénariste à flux tendu »7 ?

9Au cours des dix dernières années, les victimes de la faim dans le monde, le nombre de migrants forcés, la séduction exercée par diverses formes d’autoritarisme politique, les violations des droits humains et la montée en puissance de formes de violence politique se sont installés comme des problèmes majeurs du monde que nous habitons en commun, sans que les mobilisations institutionnelles ou issues des citoyens, pourtant nombreuses, ne parviennent à endiguer leur flot. Dans le même temps, l’espérance de vie moyenne a chuté (elle s’établit à un peu moins de 71 ans en 2021, alors qu’elle dépasse 72 ans et demi en 2019), la première baisse enregistrée depuis que les Nations unies ont commencé à établir des tableaux de ce type de données en 1950. La simultanéité et la synchronisation de l’occurrence de ces risques systémiques – dont les observateurs se sont fait les analystes continus, notamment depuis Ulrich Beck et Zygmunt Bauman – attirent l’attention sur les limites environnementales et humaines de nos modèles de développements capitalistes, sur leur non-soutenabilité et sur la nécessité d’inventer « un monde d’après ».

  • 8 Voir Hobson Faure L., Pignot M., Rivière A. (2022), « Séparer. Des enfants dans la guerre 1920-1950 (...)

10C’est à la documentation de ce réel, de ses enjeux et opportunités – et non à l’alimentation des sirènes du pire et de la collapsologie – que ce numéro se consacre, en versant des analyses nouvelles au descriptif minutieux déjà engagé par de nombreux chercheurs. Ces derniers ont déjà décrit des situations sociales inattendues, en termes de risques mais aussi d’opportunités, que les un·e·s ou les autres ont vécues ou saisies de manières différentes selon leurs ressources matérielles, psychiques, cognitives, émotionnelles, etc. Les inégalités sociales ont été particulièrement mises en évidence, notamment en lien avec les difficultés psychologiques rencontrées par les plus jeunes durant la crise sanitaire, ce qui a révélé des oppositions et des similitudes intergénérationnelles et intra-générationnelles fortes. Des travaux spécifiques ont été lancés, notamment lors de la pandémie de Covid-19, de nature quantitative ou qualitative, qui ont permis de mieux cerner sur de multiples aspects les dynamiques qui se sont mises en œuvre. Si l’on manque encore de recul pour saisir les effets de la guerre en Ukraine sur les jeunes – c’est pourquoi ce numéro se consacre aux crises précédentes –, il y a fort à parier que des points communs apparaîtront dès que des chercheurs s’empareront de ce sujet, comme l’ont fait les historiens pour d’autres conflits en se penchant sur les vécus des enfants8.

Enfance et jeunesse à l’épreuve

11Cette livraison de la Revue des sciences sociales s’intéresse spécifiquement à l’expérience des enfants et des jeunes. C’est dire qu’elle se donne pour objectif de faire entendre leurs voix et de faire entendre la spécificité de l’expérience de cet âge de la vie dans sa multiplicité et ses inégalités à l’épreuve des situations de crise. Le numéro parcourt cet âge de la vie, de l’enfance à l’entrée dans la vie adulte, en prenant en compte la multiplicité des espaces de socialisation. Ce n’est certes pas uniquement le calendrier scolaire qui rythme la vie sociale quand la crise s’installe et que la scolarité s’interrompt : les nouvelles scansions des trajectoires de l’enfance, notamment entre métier d’enfant et métier d’élève, introduites par effraction par les crises, traduisent bien des inégalités dans la socialisation au présent, inégalités qui vont diffracter les représentations du futur.

12Être à l’écoute de l’agency des enfants et des jeunes n’implique pas d’écouter uniquement leurs voix. Dans un tel contexte, il est d’autant plus important de prendre aussi en compte le point de vue des adultes et des éducateurs ou éducatrices ayant eu à faire face, avec eux, à la difficulté de ces situations et donc de multiplier les éclairages sur les cadres et dispositifs d’encadrement de cet âge, en montrant comment se sont déclinés en interaction les stratégies d’adaptation des un·e·s et des autres, ce que propose ce numéro. Souvent en miroir, les travaux présentés permettent de croiser les éclairages, de comprendre les stratégies des différents acteurs sociaux suivant les politiques sanitaires, sociales et scolaires mises en place dans différents pays, continuité éducative en France ou maintien des acquis par exemple en Suisse face au travail scolaire (Philippe Losego, Héloïse Durler).

13Car les scansions de cet âge varient fortement, en fonction du contexte social et des contraintes matérielles objectives dans lesquelles elles s’inscrivent. Le numéro parcourt ainsi des espaces et des expériences bien différents, du quotidien inchangé de milieu rural populaire (Yaëlle Amsellem-Mainguy, Pauline Blum) à l’expérience en mouvement migratoire de mineur·e·s non accompagné·e·s sur la route vers l’Europe, passant par le Maroc, l’Espagne ou la France (Cléo Marmié). Certains travaux présentent des situations et des contextes tout à fait spécifiques, enfance d’une école catholique privée d’élite (Émilie Grisez) ou enfance en village d’enfants pris en charge par les services publics de la protection de l’enfance (Aude Kerivel, Cyril Dheilly, Samuel James). D’autres recherches permettent la comparaison entre catégories sociales à partir d’un même protocole d’enquête pendant la période du premier confinement en zone d’éducation prioritaire, mettant l’accent sur les enfants des « premiers de cordée » (Christine Tichit, Rébecca Ndour et Jieun Jeong). S’opposent les enfances enveloppées, sur-encadrées, aux multiples ressources, pour lesquelles le confinement a été un temps privilégié d’apprentissage et de soutien moral, à celles qui se sont retrouvées vouées à elles-mêmes, avec des journées longues et en charge du quotidien domestique, ces déclinaisons du temps de la pandémie et des crises ne renversant guère les assignations de genre dans l’espace domestique. Expériences mettant parfois en lumière la difficulté, l’opportunité ou tout simplement l’enlisement dans des quotidiens dont les conditions matérielles sont totalement inégales. Le numéro propose ainsi un voyage au cours de l’enfance et de la jeunesse dans différents espaces du social en conjuguant conditions objectives et vécus subjectifs.

L’encadrement des enfants et des jeunes en temps de crise

14L’analyse de l’expérience des enfants et des jeunes au travers de ces conditions de vie et dispositifs spécifiques permet de comprendre comment se construisent et se déclinent autonomie et dépendance à cet âge de la vie. L’incorporation ou la négociation des normes et des contraintes se fait à l’entrecroisement des rapports sociaux de race, de genre, d’âge, de statut migratoire en fonction des conditions structurelles matérielles qui façonnent le quotidien de la socialisation.

15Ces travaux donnent certes à lire non seulement combien conditions matérielles et capital culturel structurent et façonnent les inégalités au travers de l’incorporation antérieure des dispositions scolaires et de la mise en jeu de l’autonomie, occasionnant décrochage scolaire ou opportunité d’apprentissage. Mais ils donnent aussi à comprendre comment les enfants et les jeunes au travers de leurs différences sociales ont construit des expériences et des vécus bien spécifiques qui peuvent tout autant être positifs que négatifs. Car l’exploration précise des espaces du privé, dans les exemples donnés ici, prend des formes très variées : espace familial pour certains, espace institutionnel du foyer pour d’autres. Que ce soit au sein de familles aux multiples ressources ou au sein de familles aux multiples difficultés, les solidarités autour de l’enfance se construisent dans des jeux d’encapacitations et de contraintes parfois inattendues. En fonction de la présence ou l’absence parentale, de la présence ou l’absence de la fratrie, de la présence ou l’absence des pairs, dues à la crise, mettant en jeu télétravail ou chômage partiel, des sociabilités bien différentes se mettent en place au travers de l’éclatement ou du maintien de routines temporelles, spatiales et amicales qui marquent les âges de l’enfance et de l’adolescence. Parfois enfermement, parfois ressources : la compagnie et le contrôle des écrans prennent ici une place bien particulière.

16D’autant que ces trajectoires se trouvent confrontées aux imaginaires sociaux qui habituellement structurent les étapes de l’adolescence et de la jeunesse comme le temps de l’entrée à l’université (Esther Geuring et James Masy) quand les attributs de la découverte de la liberté et de l’autonomie de la jeunesse se trouvent bouleversés et que sont remises en question les conditions de l’affiliation au métier d’étudiant dans des quotidiens d’enfermement ou de mise à distance forcés. Car les rapports au temps et à l’espace, qu’il soit rural ou urbain, se trouvent particulièrement en jeu, aboutissant pour certains à une expérience privilégiée, et pour d’autres à un désenchantement ou à la perte des liens sociaux. Phénomène particulièrement exacerbé dans l’expérience migratoire de jeunes confrontés à des univers normatifs hétérogènes et contradictoires qui reconstruisent le statut de minorité comme ressource ou comme contrainte suivant les politiques d’accueil des pays traversés sous le sceau de l’urgence sanitaire.

Quel futur, quelles attentes ?

17C’est pourquoi l’accent est particulièrement mis, dans une troisième partie, sur les attentes des jeunes à l’égard du futur. Dans le présent de leurs expériences et dans la vision du futur qui se structure et se fabrique en contexte de crise. Car l’expérience même des inégalités et la perception que les jeunes en ont, que celles-ci soient principalement façonnées au travers des styles éducatifs familiaux ou au travers du groupe de pairs, mettent en évidence des visions différenciées de l’avenir : avenir comme horizon incertain, avenir comme crises, avenir comme période de liberté, avenir comme entrée dans un monde adulte idéalisé (Kevin Diter, Marine Lecoeur et Claude Martin). Ces visions sont liées aux conditions matérielles d’existence et aux sentiments d’insécurité ou d’aléa qui s’y jouent. Les jeunes interrogent ainsi la promesse républicaine et intégratrice : la promesse de l’État-providence est de fait mise à l’épreuve par les inégalités (Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre). Si ces perceptions sont socialement et sexuellement différenciées, elles mettent globalement en évidence un rapport de confiance ou une absence de confiance dans l’avenir qui semble déterminant pour comprendre la divergence de leurs représentations du bien commun garanti par l’État-providence.

L’approche sociologique de l’enfance et de la jeunesse à l’épreuve des crises et du confinement

18Faire entendre ces voix, donner à lire ces expériences, n’a rien d’évident, car cela implique de contourner les « gate keepers » qui habituellement protègent les enfants et les jeunes, ce qui, dans une période de crise ou de confinement, redouble les difficultés d’accès à la population enquêtée. Les méthodologies de l’approche sociologique se sont donc trouvées elles aussi mises à l’épreuve des crises et notamment de la pandémie. Il y a ici redoublement de la difficulté, car il s’agit à la fois d’investiguer auprès d’enfants et de jeunes et d’investiguer par temps de confinement. Les méthodologies de recherche utilisées ont été soit construites spécifiquement au moment des confinements soit insérées dans des dispositifs d’enquête beaucoup plus larges impliquant une présence antérieure de longue durée sur le terrain choisi. A donc été mise en œuvre et utilisée une multiplicité de méthodologies : enquêtes quantitatives par questionnaire auprès de lycéens, d’étudiants ou de jeunes adultes, entretiens en direct ou par visio avec des enfants et des jeunes, entretiens avec des parents ou des formateurs, suivi ethnographique de jeunes migrants, analyses d’archives, sociogrammes, ethnographie numérique d’une plateforme, approche par cas avec présence dense sur le terrain, enquête multisite et internationale. On pourra remarquer que nombre de travaux ont utilisé les ressources du numérique pour rendre possible la réalisation des enquêtes. D’autres ont pu saisir des opportunités de terrain dans lesquels les chercheurs étaient déjà installés, permettant de conjuguer enquêtes ethnographiques, entretiens et questionnaires.

19À nouveau, et même dans ce contexte difficile, preuve est faite qu’enquêter auprès d’enfants n’est nullement impossible. Méthodes classiques où inventivité et adaptation ont été mises en œuvre, pour s’approcher au plus près tout en respectant les distances sanitaires. Et les difficultés habituelles de l’enquête sociologique ont resurgi, notamment les propensions socialement variables des un·e·s et des autres à se livrer à l’exercice de l’enquête : dans ces moments de rupture, les enfants et les familles des classes moyennes et favorisées s’y prêtent (comme d’ordinaire) plus facilement, ce qui incite à la prudence dans l’interprétation des résultats. Ceci rend plus remarquables encore les travaux (participatifs ou de suivis ethnographiques dans ce numéro) qui parviennent à rendre compte de réalités comme celles des mineurs non accompagnés et des familles migrantes.

20Faire avec la crise, tel est le titre de ce numéro, qu’on aurait aussi pu appeler Défaire les crises, puisque les auteurs s’attellent à en analyser les composantes et les ressorts dans ses multiples formes et occurrences. Loin des visions stéréotypées et linéaires des inégalités de la socialisation au quotidien, mettre la focale sur enfance et jeunesse en temps de crise permet bien de saisir ce que les enfants et les jeunes font de ce qu’on leur fait. La multiplicité des expériences se trouve mise en exergue en fonction des contextes et des épreuves traversées : quotidiens inchangés, temps privilégiés d’apprentissage et de la vie de famille, exacerbations des difficultés, découragement, rupture des liens sociaux, redécouverte de soi. Aux difficultés et inégalités objectives se superposent une variété de vécus subjectifs et de ressources mobilisées qui mettent en jeu, dès le plus jeune âge, au travers de l’instabilité et de l’insécurité de l’époque, d’autres rapports au temps et à l’espace structurant tant la socialisation au quotidien que le lien politique.

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Notes

1 Extrait, Ariane Chemin, « L’enfance soviétique de Volodymyr Zelensky », Le Monde, 20 février 2023.

2 Penser les inégalités dans l’enfance, CERLIS, ministère de la Culture, 14es journées de sociologie de l’enfance du comité de recherche « Sociologie de l’enfance » de l’Association internationale des sociologues de langue française, <https://inegalenfance.sciencesconf.org> et https://www.cerlis.eu/mise-en-ligne-des-captations-du-colloque-penser-les-inegalites-de-lenfance. Un ouvrage a été publié suite à ce colloque : Octobre S., Sirota R. (2021), Inégalités culturelles : retour en enfance, Paris, Presses de Sciences Po.

3 <https://www.strategie.gouv.fr/publications/donnees-etudes-publiques-mieux-centrees-enfants-annee-2018-2019>.

4 <https://www.hcsp.fr/explore.cgi/avisrapportsdomaine?clefr=744>.

5 Néologisme né de la contraction entre les mots « permanente » et « crise », ce terme est consacré comme le champion de 2022 par le dictionnaire de la langue anglaise Collins, qui publie chaque année le palmarès des dix mots entrés dans nos vies.

6 Ce terme, utilisé par Edgar Morin, a été récemment popularisé par l’historien Adam Tooze. Voir : <https://adamtooze.substack.com/p/chartbook-130-defining-polycrisis>.

7 <https://www.courrierinternational.com/article/vu-despagne-meme-au-temps-de-la-guerre-en-ukraine-twitter-reste-egal-lui-meme>.

8 Voir Hobson Faure L., Pignot M., Rivière A. (2022), « Séparer. Des enfants dans la guerre 1920-1950 », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 24.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvie Octobre et Régine Sirota, « Cinquante nuances de crise »Revue des sciences sociales, 69 | 2023, 6-11.

Référence électronique

Sylvie Octobre et Régine Sirota, « Cinquante nuances de crise »Revue des sciences sociales [En ligne], 69 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 10 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/revss/9519

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Auteurs

Sylvie Octobre

Centre Max Weber UMR 5283
Département des études, de la prospective
et des statistiques – ministère de la Culture
sylvie.octobre[at]culture.gouv.fr

Articles du même auteur

Régine Sirota

Université Paris Cité
Centre de recherche sur les liens sociaux UMR 8070
regine.sirota[at]parisdescartes.fr

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Droits d’auteur

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