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Quels futurs, quelles attentes ?

« Il n’y a plus d’égalité en France ! »

Crise de l’État-providence et crise démocratique chez les jeunes adultes
“There Is No more Equality in France!” Democratic and Welfare State Crises among Young Adults
Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre
p. 100-107

Résumés

La question des inégalités est centrale dans les sciences sociales, notamment en France, et la jeunesse a souvent figuré au rang des préoccupations des analystes, qu’il s’agisse de saisir les inégalités objectives qui l’affectent ou les inégalités subjectives qu’elle ressent. Cet article entend préciser l’articulation entre inégalités et lien démocratique, en adoptant une démarche qualitative par entretiens (N=54), auprès de la génération marquée, depuis le début du millénaire, par une série de crises globales qui ont profondément transformé la société française. Notre travail montre combien l’expérience des inégalités économiques et leurs perceptions s’articulent avec une dénonciation de la fracture démocratique entre la classe politique et le peuple d’une part et une divergence des attentes formulées à l’égard de l’État-providence. Si leurs expériences de vie conditionnent leur rapport au pacte collectif, c’est leur confiance ou leur absence de confiance dans l’avenir qui apparaît comme déterminant pour comprendre la divergence de leurs représentations du bien commun garanti par l’État-providence.

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Texte intégral

On vit plutôt mieux en France qu’ailleurs, mais l’élitisme social français laisse trop de concitoyens sur le bord de la route, alors que la République leur promet monts et merveilles
(Observatoire des inégalités 2018).

1« Il n’y a plus d’égalité en France » : s’exclame un jeune que nous rencontrons dans le cadre de notre enquête sur le vivre-ensemble, attestant de la centralité de la thématique pour la construction du lien social. Depuis Tocqueville (1868) ou Émile Durkheim (1893), les rapports entre lien social démocratique et égalité sociale ont été considérés comme centraux, le premier étant supposé établir les conditions de la seconde tandis que la marche vers cette dernière est censée être une condition de l’établissement du premier (Gradstein, Milanovic 2004).

2La question des inégalités et de leurs effets sur la bonne tenue du lien social est restée centrale dans les sciences sociales en France, et la jeunesse a souvent figuré au rang des préoccupations des analystes, qu’il s’agisse de saisir les inégalités objectives qui l’affectent ou les inégalités subjectives qu’elle ressent (Galland 2016, Dubet 2016). Les crises globales (crise financière et économique et ses récessions, crise migratoire et crise terroriste et leurs répercussions identitaires et sécuritaires) qui ont frappé la société française par vagues successives ont (re) mis en avant d’une part l’image d’une « génération sacrifiée », expression utilisée déjà depuis des années pour souligner la dégradation des conditions du passage à l’âge adulte (Peugny 2020), mais aussi d’autre part la crainte d’un accroissement inédit des fractures intra-générationnelles (Dabi 2021 ; Galland, Lazar 2022). Ces dernières fractures se révèlent également sur le plan politique, comme l’indique la montée d’une critique à l’égard de la démocratie représentative – qui s’observe dans le vote intermittent ainsi que dans l’abstention de « citoyens distants » (Tiberj 2017) –, le recours plus fréquent à des formes d’engagement politique « de la rue », et le succès des mouvements populistes de droite comme de gauche, voire l’attrait pour la « déconsolidation » démocratique (Mounk 2018, Muxel 2018). Comme les conditions de socialisation des jeunes ont évolué, que leur entrée dans l’âge adulte s’est complexifiée et que le monde dans lequel ils vivent est régulièrement secoué par des crises globales, les épreuves qu’ils traversent ne peuvent être séparées de la question du maintien de la cohésion sociale (Rosanvallon 2021).

3Nous voudrions ici préciser l’articulation entre inégalités macro-sociales perçues et lien démocratique, en adoptant une démarche qualitative, et en nous penchant spécifiquement sur la génération qui a été socialisée après la période de croissance des années 1990 et tout au long des deux décennies du xxe siècle, marquées par des mouvements sociaux forts d’opposition à l’affaiblissement de l’État-providence. Ayant grandi durant des décennies marquées par la résurgence de la thématique des inégalités et la montée en puissance de celle des discriminations (Dubet 2016), les jeunes interrogent la promesse républicaine et intégratrice – et notamment l’égalité – dont l’État-providence s’était fait le garant (Chevalier 2012, Rosanvallon 2015, Sirinelli 2021). Pour investiguer le lien entre inégalité perçue et promesse républicaine déçue, cet article s’appuie sur la prise de parole des jeunes et sur leurs capacités à mobiliser différents registres moraux (Cicchelli, Octobre 2022) afin de mettre en évidence : a) leur analyse des fractures de la société française (logos) ; b) leur dénonciation de ces dernières comme signe de l’affaiblissement de la démocratie représentative (pathos) ; c) leurs aspirations à trouver des solutions – en questionnant le rôle de l’État-providence, en appelant de leurs vœux l’extension des protections sociales, l’initiative individuelle et le recours au marché – afin de vivre dans une société décente qui offre à chaque individu une égale dignité (éthos).

L’État-providence à l’épreuve des inégalités

Virage libéral et mouvements de résistances

4Les deux premières décennies du xxe siècle ont été marquées par une série de crises économiques globales dont les effets se sont cumulés : en 2000, l’éclatement de la bulle Internet ; en 2008, la crise des subprimes ; en 2012, la récession de la zone euro. Dans ce contexte, les transformations du capitalisme globalisé font l’objet de critiques virulentes, dans le monde académique (Wallerstein et al. 2016, Milanovic 2016) comme dans le débat social, qui portent sur la déconnexion entre finance et économie réelle, sur l’absence de « morale » de l’ultra-libéralisme, et sur la marchandisation de biens communs qui en étaient autrefois exclus (tels la santé, le savoir et la connaissance, la culture, mais également les émotions et la sphère cognitive). Ces transformations ont aussi été considérées comme la cause du démantèlement de l’État-providence et de la résurgence de formes multiples d’inégalités : les mesures néolibérales adoptées depuis les années 1980 ont progressivement affaibli les mécanismes de redistribution et de protection sociale, ce qui a eu un impact profond sur les niveaux de vie des classes populaires, des immigrés et de leurs descendants (Cusset 2008).

5Ce virage ultra-libéral a provoqué de fortes oppositions politiques de rue : les lois de « modernisation » des services publics (qui sont parfois libéralisés, parfois soumis au « nouveau management public »), les modifications du Code du travail (qui limite les protections et transfère les négociations à l’entreprise), les réformes de la Sécurité sociale (qui favorisent le développement du recours aux assurances privées et aux complémentaires) se sont accompagnées de mouvements de blocages populaires. Ainsi, le 8 août 2016, le vote de la loi El-Kohmri, « relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation », perçue par une partie de l’opinion comme un affaiblissement de la protection des salariés, donne lieu à la naissance du mouvement Nuit Debout. En 2018, le mouvement des Gilets jaunes est déclenché par une taxe sur le prix des carburants automobiles, dans un contexte de ras-le-bol fiscal et de tension sur le pouvoir d’achat, notamment des classes moyennes périurbaines ou rurales (Kraffa 2019, Blavier 2021). Cette résistance à l’affaiblissement de la couverture sociale se révèle également dans le mouvement social de 2019-2020 à l’occasion de la réforme des retraites : ce qui est en jeu est l’équilibre intergénérationnel du système de protection sociale. La force et la récurrence de ces mouvements sociaux d’opposition traduisent la montée en puissance d’un sentiment d’insécurité sociale, alimenté par la dégradation des marges de manœuvre l’État-providence.

Les limites de la promesse républicaine d’intégration par l’école et le travail

6Pour comprendre la force du débat social et de la mobilisation populaire sur la déstabilisation du modèle français, il faut revenir sur les piliers de ce dernier. Ce modèle accorde un rôle central au marché du travail et au système scolaire qui en est la clef d’entrée, puisque tous les systèmes de collectivisation des risques en découlent et que l’école est la clef vers la mobilité sociale promise à tous (Dubet 2014 ; Duru-Bellat, Farges, Van Zanten 2018). Alors que l’insertion sociale par l’accès au marché du travail reste plus difficile pour certains – femmes, jeunes issus de l’immigration, moins diplômés (Felouzis, Fouquet-Chauprade, Charmillot 2015 ; Beauchemin, Hamel, Simon 2016) –, la persistance, voire l’accroissement, de ces inégalités ne remet pas seulement en cause la promesse de mobilité et d’inclusion sociale (au fondement de l’appartenance nationale), mais engendre une véritable hantise du déclassement (Maurin 2009).

7Cette peur du déclassement prend deux visages chez les jeunes.

8D’abord celui du déclassement intergénérationnel : leur génération est plus exposée au chômage que les autres actifs, le rythme de la mobilité professionnelle s’est modifié et les positions sont relativement figées à 35 ans ; les perspectives de mobilité sociale deviennent plus difficiles et plus rares pour les catégories populaires tandis que les trajectoires descendantes pour les enfants de cadres se font plus nombreuses (Peugny 2020). La structure générationnelle française s’apparente de plus en plus à une gérontocratie, l’ascenseur social semble en panne et une forte stratification sociale persiste (Schwartz 2014).

9Ensuite, celui du déclassement intra-générationnel : le déclassement des diplômes (initiaux), dans un contexte où ces derniers ont pris un poids croissant, a suscité une compétition accrue sans favoriser une amélioration de la mobilité intergénérationnelle significative (Chauvel et al. 2019). Dans ce contexte, la massification scolaire montre ses limites. D’une part, les orientations sont variables en fonction de l’origine sociale, les enfants des catégories favorisées étant plus nombreux à choisir les filières sélectives et d’excellence, très rentables sur le marché de l’emploi (Allouch 2021). De l’autre, si la part des enfants des classes populaires augmente dans tous les niveaux, elle diminue rapidement au cours du cursus. Ainsi, la structure des inégalités entre enfants d’ouvriers et de cadres supérieurs ou d’enseignants demeure inchangée (Vallet, Selz 2007) et le déclassement touche prioritairement les moins dotés et les descendants d’immigrés (Beauchemin, Hamel, Simon 2016). Comme le déclare l’Observatoire des inégalités, rappelant la réalité du sous-emploi et de la pauvreté chez les jeunes, notamment les moins diplômés :

la majorité des jeunes les moins diplômés savent qu’ils passeront par le chômage et la précarité avant de pouvoir s’intégrer dans la vie professionnelle. Pour eux, le niveau actuel du mal-emploi a des répercussions profondes qui vont au-delà de la question des niveaux de vie : difficultés à trouver un logement, à s’établir en couple, à construire un projet de vie. (Observatoire des inégalités 2021)

Les jeunes et les inégalités macro-sociales : une réévaluation de la demande d’État

  • 1 Les deux termes ne sont pas substitutifs, certaines inégalités – par exemple liées au mérite – pouv (...)
  • 2 Génération What est une enquête en ligne lancée par France télévision d’abord en 2013 en France, pu (...)

10Les difficultés bien réelles rencontrées par les jeunes, ne sont pas les seules qui alimentent chez eux un renouvellement de la demande d’État, et de son action correctrice des inégalités et des injustices1 : ils sont aussi particulièrement sensibles aux inégalités macro-sociales (Forsé, Parodi 2004 ; Amadieu, Clément 2016), ainsi que le confirment les résultats de l’enquête Génération What?2. Selon cette dernière, en France, 85 % des jeunes éprouvent un fort sentiment d’inégalité et 93 % un fort sentiment d’injustice, sentiments d’autant plus insupportables lorsque ces inégalités ne sont pas liées au mérite mais à des caractéristiques immuables sur lesquelles les individus n’ont pas de prise (couleur de peau, langue ou lieu de naissance, etc.). Si leur appel à l’État-providence s’en trouve conforté – 79 % déclarent qu’on ne peut pas s’en sortir dans la vie sans solidarité – cette solidarité ne vaut pas pour tous de la même manière : en effet, 57 % pensent qu’il y a trop d’assistés en France (soit 7 points de plus que dans la moyenne des autres pays) et remettent en cause les fondements de la mutualisation des risques, et un tiers d’entre eux estime qu’en cas de chômage important, la règle de la préférence nationale doit s’appliquer. Ils sont en outre moins nombreux en France que dans d’autres pays à soutenir le principe redistributif en général (47 % des jeunes Français jugent que certaines prestations sociales sont excessives, contre 36 % en moyenne dans l’ensemble des pays enquêtés). Les jeunes actifs, sur lesquels pèse le poids des prélèvements sont même les plus critiques à leur égard (50 % les trouvent excessives). Les allocations familiales – dont on sait combien elles sont instrumentalisées dans le débat politique et social pour blâmer les familles nombreuses d’origine étrangère – sont les plus vilipendées (23 % les trouvent excessives), alors que le soutien aux aides aux handicapés fait l’unanimité (2 % seulement les trouvent excessives) : c’est donc bien la solidarité envers les étrangers qui est remise en question. Mais elle n’en est pas la seule : un jeune sur quatre juge aussi excessives les allocations chômage et un sur quatre le RSA (niveau semblable chez les étudiants et les jeunes actifs). La solidarité envers celles et ceux qui ne contribuent pas par le travail s’érode donc, sous le poids du délicat équilibre des comptes sociaux, et face à un marché du travail résolument en berne et à une économie stagnante.

Saisir les représentations macrosociales des inégalités et leurs liens avec la place de l’État-providence

  • 3 Ces entretiens ont été réalisés grâce à une convention de financement entre l’Université Paris Cité (...)

11Prenant appui sur ces données statistiques, nous avons souhaité rendre la parole aux jeunes et les interroger sur les lignes de tensions du vivre-ensemble, et plus particulièrement sur leur vision du pacte républicain face à la montée des inégalités et sur leur demande d’action correctrice de l’État. Pour ce faire, nous avons réalisé 54 entretiens avec des jeunes âgés de 18 à 30 ans, en région parisienne, entre 2018 et 2019 (c’est-à-dire au plus fort du mouvement des Gilets jaunes et avant la pandémie de Covid-19)3. Nous avons recruté les jeunes en utilisant un échantillonnage de convenance raisonné, via la méthode dite « boule de neige », afin d’obtenir des profils aussi variés que possible sur des critères qui structuraient nos hypothèses de recherche, à savoir : la situation du jeune, à la fois objective et subjective (c’est-à-dire le fait d’être au travail ou d’étudier, l’origine migratoire et sociale, la trajectoire et les aspirations sociales et la vision de son propre avenir), la vision de la société française (notamment en ce qui concerne les valeurs fondamentales de sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité) et de l’État face aux enjeux et aux risques globaux (en particulier la capacité de l’État-providence à s’adapter aux crises et à compenser les inégalités, l’efficacité de la démocratie et les éventuelles demandes de changement des institutions politiques).

12Nous avons choisi Paris et sa région comme terrain d’analyse. La population francilienne compte en effet un grand nombre de jeunes (Poncelet, Trigano 2017), qui présentent des profils diversifiés au regard de nos hypothèses (origine sociale, niveau de diplôme, origine migratoire, mais aussi expériences de vie). Même si Paris et sa région concentrent une forte proportion d’emplois (23 % des emplois du pays), ainsi qu’un fort taux de diplômés (Calver, Pichard 2015), au moment de la recherche, un grand nombre d’entre eux était confronté au spectre du chômage (son expérience ou sa crainte) puisqu’on observait un taux de chômage de près de 18 % pour les jeunes. De plus, la discrimination était réelle à l’embauche pour les jeunes d’origine étrangère (immigrés ou descendants d’immigrés du Sud) ou peu diplômés (Petit et al. 2013) et le chômage des personnes de faible niveau de formation et le déclassement des personnes de haut niveau de formation qui ne trouvent pas d’emplois adéquats, même s’ils sont moins fréquents que dans le reste de la France, étaient néanmoins associés à des fragilités sociales encore plus fortes, notamment à un environnement familial précaire ou à des difficultés de logement (Bayardin, Mosny, Tissot 2020).

13Dans notre échantillon, moins d’un jeune sur deux a un emploi, tandis que deux sur cinq sont en études et plus d’un sur dix suit un programme de formation professionnelle tout en travaillant. Environ la moitié d’entre eux est immigré (11 jeunes) ou issue de l’immigration (15 jeunes), soit un pourcentage plus élevé que celui de la population nationale, ce qui nous permet de mieux représenter la variété des situations et ressentis des immigrants de deuxième et troisième générations. Ces jeunes viennent de divers endroits de l’espace social : 24 % sont originaires des catégories supérieures, 30 % des classes moyennes et 46 % des catégories populaires. Enfin, moins de la moitié d’entre eux pense que leur position sociale sera meilleure que celle de leurs parents, un quart pense avoir une position similaire et deux sur dix expriment clairement une crainte du déclin. Dans notre échantillon, on ne note pas de lien clair entre les visions de l’avenir d’une part et l’origine sociale, le sexe, la trajectoire scolaire ou migratoire de l’autre. Ainsi, le fait d’avoir été exposé à certaines difficultés économiques n’est pas systématiquement associé à une vision de l’avenir plus sombre et inversement, certains pessimistes se recrutent parmi les jeunes les plus « protégés » scolairement, professionnellement et/ou socialement.

Quelle place pour l’État-providence dans le maintien du lien démocratique ?

La faillite de la promesse égalitaire

14Les jeunes de notre corpus s’accordent sur le fait que la France est structurellement inégalitaire, les inégalités atteignant, pour certaines, un niveau « intolérable », coupable d’engendrer de profondes divisions entre les groupes sociaux. Ce constat met à mal l’idéal d’une nation protectrice, qui assure à tous les conditions d’un mode de vie décent, dignes d’un pays moderne et développé, et conformes à l’idée haute qu’ils se font de l’histoire et de la puissance de la République. Sont dénoncées tout à la fois la concentration des richesses et la paupérisation croissante d’une partie de la population ce qui conduit à la grande division entre les « riches » et les « pauvres » (c’est l’expression la plus utilisée par les interviewés). Hugo, étudiant en biologie de 22 ans, né en France dans une famille franco-italienne de classe moyenne, exprime, comme tous ses homologues, ce souci, bien que perdure chez lui la vision d’un avenir meilleur que celui de ses parents :

Au niveau de l’argent déjà, les inégalités des richesses c’est sûr parce que chaque année ils nous sortent un pourcentage, 1 % de la population est plus riche que 50 %, donc ça, c’est sûr. Il y a de plus en plus de pauvres et seulement quelques riches qui raflent tout.

15Kamil, 22 ans, étudiant en cinéma, arrivé en France après son baccalauréat et issu d’une famille de classe supérieure marocaine, et qui espère atteindre la même position sociale que ses parents, déclare :

Il faut quand même un peu plus de justice […] et ça tant que tu ne changes pas ça la démocratie ne pourra jamais marcher.

16Devant ce constat, la croyance dans les vertus du système méritocratique et le respect de la tradition française de transmission patrimoniale se conjuguent pour justifier les inégalités à condition que celles-ci restent « tolérables ». Ce seuil de tolérance est un seuil moral et relatif aux écarts de richesse dans la société, qu’Alexandre, 23 ans, en école d’assistant social, issu des classes populaires, qui reste lui aussi optimiste quant à sa trajectoire sociale, décrit ainsi :

À partir du moment où l’on est dans l’extrême où la personne est excessivement riche… Je me dis qu’en voyant la misère et la pauvreté par exemple au coin de rue, pour moi c’est pas convenable d’être excessivement riche, c’est indécent même, ça va à l’encontre de l’idée qu’on se fait d’un pays égalitaire comme la France.

17La rupture de la promesse égalitaire est vécue avec d’autant plus d’amertume qu’une partie de la population s’enrichit, a accès aux filières scolaires les plus rentables, et à un mode de vie consumériste enviable. C’est ce que dénonce Cadell, pompier volontaire de 23 ans, issu des classes populaires, qui pense qu’il appartient comme ses parents avant lui, « aux petites gens » :

Il y a plus d’égalité en France ! C’est fini l’égalité ! Y a des riches qui vivent bien comme il faut et puis tu as des gens qui bossent comme des Chinois, qui ont bossé pendant 40 ans et qui se retrouvent avec 800 euros par mois, c’est une honte ! Il y a plus d’égalité… c’est tellement énorme ! T’as des mecs qui revendiquent juste le fait de pas avoir assez de sous pour bouffer ! Des mecs qui bossent tous les jours qui peuvent pas s’en sortir, peuvent pas payer des vacances à leurs gamins. Donc non on peut pas. On peut plus parler d’égalité en France.

18Cette critique des inégalités ne se limite pas à ceux qui en sont les victimes privilégiées, c’est-à-dire les « perdants » d’un système méritocratique qui semble « en panne », mais est reprise par ceux qui portent un regard amer sur l’effectivité du contrat social d’égalisation des conditions de vie. Théophile, 25 ans, étudiant en master d’histoire, issue d’une famille des classes supérieures, et qui pense que sa position sociale sera meilleure que celle de ses parents, souligne ainsi l’intolérable de la violence symbolique liée aux difficultés économiques d’une partie de la population nationale, alors que ses conditions de vie sont, selon ses propres mots, « favorisées » :

C’est pire que la pauvreté, c’est la gêne, c’est terrible la gêne. La honte, beaucoup de gens ont honte de faire ce qu’ils font, leur travail qui est pas très valorisé… Ou du décalage qu’il y a entre les aspirations qui pourraient être celles de leurs enfants, et puis leur situation réelle. Honte de pas pouvoir partir en vacances quand il faudrait. Honte que les enfants soient pas bien habillé… C’est très gênant, très gênant. Le malaise, il est pas quantifiable en France, il est beaucoup plus profond, c’est une question de dignité, « est-ce que je peux me tenir droit, être fier de moi ? ».

19Ce seuil du « tolérable », qui est plus relatif qu’arithmétique, subordonne les discriminations ethnoculturelles aux inégalités économiques, comme l’indique Karim, un entrepreneur de 24 ans. Après avoir exposé sa situation personnelle de descendant d’immigrés ayant grandi dans un environnement urbain qu’il décrit comme « dégradé », et qui ambitionne de réussir économiquement pour accéder à une position sociale meilleure que celle de ses parents, celui-ci explique qu’être riche « neutralise » le handicap des origines tandis qu’être pauvre ne transforme pas forcément le fait d’être « souchiens » en un avantage :

Il y a une inégalité centrale entre riches et pauvres qu’il faut traiter en priorité, on ne va pas s’occuper d’un arbre alors que la forêt est en feu.

20Ces discours rappellent la primauté des dimensions sociale et économique de la perception des inégalités et des injustices en France, primauté signalée par le fait que les jeunes développent des analyses de la société française en termes de « niveau » ou « de conditions de vie » : même si certains jeunes, comme Karim, soulignent l’existence d’inégalités et discriminations liées à l’origine ethno-nationale – certains disant en avoir été victimes eux-mêmes –, ils semblent les subordonner davantage aux inégalités sociales et économiques.

Échec de la démocratie représentative et procès intenté à la classe politique

21Le rejet massif des inégalités socio-économiques au nom d’une vision égalitaire de la société française conduit ces jeunes à une très forte critique des politiques publiques mises en place pour les combattre, dont notamment la politique de la ville, incapable, selon les propos des interviewés, de régler la question des discriminations faute d’en traiter les causes économiques. Plus largement, les entretiens font le procès de toute une classe politique, coupable selon les jeunes de mener sciemment des politiques qui seraient favorables aux « riches » au détriment des « pauvres ». Ces jeunes pointent avec force la distance entre, d’une part, « l’élite » et « ses privilèges » et d’autre part, « le peuple » et la « réalité difficile » de ses conditions de vie. Issu des classes populaires, Alexandre, 23 ans, étudiant en deuxième année d’école d’assistant social, après avoir abandonné un BTS en électrotechnique, exprime sa distance et sa méfiance à l’égard de la vie politique :

C’est sûr que le gouvernement n’est pas en phase avec la réalité, enfin notre réalité ! Avec la réalité du peuple français parce que quand on voit le nombre de personnages politiques qui ne connaissent pas le montant du SMIC ou qui ne connaissent pas le prix même approximatif du pain au chocolat, d’une baguette ou des choses comme ça, enfin c’est aberrant ! Pour moi comment ce genre de personne peuvent prendre des décisions pour des millions de personnes qui eux vivent cette situation de payer une baguette ou des choses comme ça ?

22De la critique de l’éloignement ou de l’incompétence à la vision d’un pouvoir par nature menteur et manipulateur, il n’y a qu’un pas que certains jeunes franchissent sans peine. Cette caractéristique du pouvoir est soulignée par exemple par Pierre, 27 ans, chef de mission, expert-comptable, qui exerce comme commissaire aux comptes, issu d’une famille de classe supérieure et qui craint le déclassement social :

Ils manipulent la population, ils enlèvent la taxe d’habitation mais ils augmentent un autre produit, ils repoussent l’augmentation du pétrole, ils nous mentent.

23Une critique plus radicale encore des personnels politiques se retrouve dans les propos de Laura, 24 ans, en Master 2 en sciences politiques, née au Portugal dans une famille de classes populaires, et qui croit en une trajectoire sociale ascendante. Selon elle, les représentants politiques sont devenus « malveillants » :

À l’heure actuelle c’est plus le peuple contre le pouvoir, contre le gouvernement des privilégiés, contre le gouvernement qui veut faire valoir ses intérêts et pas ceux du peuple ! […] Si on pense que le pouvoir et le gouvernement sont bienveillants, ben d’accord, je pense qu’on est capable d’accepter beaucoup de choses, mais si le peuple donne une partie de sa liberté justement, au profit d’un pouvoir qui est, perçu, que ce soit à tort ou à raison hein !, comme malveillant, c’est vrai que c’est compliqué.

24La distance à la classe politique est alimentée par le fait que les jeunes sont très informés des affaires qui l’éclaboussent, affaires qui leur donnent l’impression d’une caste ne se soumettant à aucune régulation extérieure à elle-même. « Même coupables, les personnalités politiques continuent leur vie comme si de rien n’était » : cette phrase est récurrente dans les entretiens. La transparence de la vie publique, que les jeunes, fortement connectés aux médias d’information, louent par ailleurs, alimente le rejet de la classe politique, considérée comme une « oligarchie » selon les termes de Jonathan, 27 ans, à la recherche d’emploi après un master 2 en biologie, issu d’une famille algéro-marocaine de classe supérieure. Il pointe la nécessité d’en finir avec ce qu’il désigne comme « une démocratie de façade » :

Le fait qu’il y ait des gens payés à vie et qui votent des lois, pourquoi ils voteraient une loi pour arrêter leurs privilèges ? D’une façon logique ça n’a pas de sens, ils ne le feront pas.

25C’est également l’opinion de Matthias 23 ans, barman dans un bar parisien, issu des classes supérieures, qui craint le déclassement :

Aujourd’hui en France, on a une élite qui décide à la place du peuple. Une élite qui a la conviction qu’elle est meilleure que le peuple et qu’elle doit décider ce qui est mieux pour le peuple. Je pense que c’est une des raisons pour laquelle ça va mal, les gens ne choisissent plus pour eux-mêmes, ils en ont marre de voir qu’on leur impose leur destin.

26Pour ces jeunes, si l’État devient « manipulateur », c’est parce qu’il a troqué la vision politique démocratique « au service du peuple » contre la vision gestionnaire au bénéfice « des intérêts du grand capital ». L’épisode de la taxe carbone et du mouvement des Gilets jaunes alimente leur discours critique. Élodie, 22 ans − qui a récemment démissionné d’un poste d’aide-soignante après avoir échoué aux concours de médecine et dont les parents sont d’anciens cadres supérieurs au chômage depuis des années − déclare ainsi :

[Patronat et travailleurs] ont pas les mêmes intérêts donc forcément y en a qui veulent augmenter les bénéfices et les autres diminuer le temps de travail. Ils s’opposent constamment dans des rapports de force. Et d’ailleurs, on peut voir que les Gilets jaunes, ce serait potentiellement le gouvernement contre les travailleurs, mais je suis pas d’accord, je pense que c’est les travailleurs contre le patronat. Encore une fois, parce que l’augmentation de la taxe du carburant soi-disant c’est l’État, mais y a aussi TOTAL qui est derrière tout ça, j veux dire le carburant ça vient pas de nulle part et qui est ce qui dirige TOTAL ? Bah c’est pas l’État, c’est une entreprise privée TOTAL et donc c’est les patrons qui sont derrière, comme d’habitude l’État plie devant le patronat.

27On le voit, cette critique sévère de la classe politique est souvent liée à une crainte du déclassement. Cette dernière s’observe aussi bien chez des jeunes qui rencontrent des difficultés d’insertion universitaire (comme Alexandre), professionnelle (comme Jonathan), qui ont été confrontés au déclassement de leurs parents (comme Élodie) ou qui sont eux-mêmes dans des situations de déclassement social (comme Mathias). Elle s’observe également chez celles et ceux qui semblent épargnés par cette expérience (comme Pierre) avec une intensité similaire. Le lien n’est pourtant pas systématique, puisque Laura − l’une des plus acerbes critiques des représentants politiques − croit à une trajectoire sociale ascendante.

Assurer des conditions de vie décentes : l’État ou la libre initiative ?

28Si la grande majorité des interviewés s’accordent sur la dénonciation des inégalités qui caractérisent la France contemporaine, et sur la rupture entre la classe politique et le peuple qui mine les fondements de la démocratie représentative française, ils divergent profondément sur la nécessité (ou pas) d’une intervention de l’État afin de réduire les inégalités et combattre les injustices. Si certains adoptent une posture qui en appelle à un renforcement de la solidarité sociale-démocrate et demandent plus de protection sociale, d’autres adhèrent aux principes de l’ultralibéralisme économique et promeuvent la libre initiative.

29Pour les premiers, l’exemple états-unien fait figure de repoussoir, tant la prise en charge collective des coûts et des risques y est faible et l’inégalité face aux services publics (éducation et santé notamment) forte. C’est ce que les propos d’Hugo soulignent :

Pour moi, c’est la base de notre modèle social... Sans ça, on serait comme des pays encore plus en galère, même les USA, ils sont en galère niveau médecine, école et tout.

30Face à ce contre-modèle, la société française devrait continuer d’assurer collectivement les moyens d’une solidarité à l’égard des plus démunis, fort éloignée du « chacun pour soi » ultralibéral, comme le souligne Lydia, 28 ans, assistante de direction dans un organisme public, issue des classes supérieures du public et qui espère avoir une position sociale similaire à celle de ses parents :

Je pense quand même qu’il y’a beaucoup d’avantages en France grâce à ce système, il est bien, c’est même très nécessaire pour les moins riches, heureusement que ça existe, tous les RSA qui font rien, les chômeurs qui travaillent pas, toutes les écoles, les hôpitaux, bah oui c’est avec les impôts qu’on paie tout ça, de la solidarité, on laisse tomber personne.

31Ces mêmes jeunes rappellent avec force exemples combien le système redistributif français est un progrès considérable, une conquête graduelle et patiente, issue des luttes sociales du xxe siècle, qu’il faudrait pouvoir prolonger en le renforçant, notamment dans la période actuelle de creusement des inégalités. C’est la demande que formule Samuel, étudiant en classes préparatoires scientifiques de 19 ans, né en France dans une famille de classe moyenne franco-martiniquaise et de grands-parents maliens, qui pense atteindre une meilleure position sociale que ses parents :

C’est une avancée, parce qu’avant on n’avait pas tout ça, on avait pas toutes ces aides avant la Seconde Guerre mondiale et tout ça, euh… Bah c’était plus chacun pour sa pomme et y a quand même une redistribution des richesses, donc y a quand même eu un effort […] Il y a des pays qui l’ont pas.

32Certes, ceux qui sont plus proches du secteur public ou parapublic sont plus favorables à l’État, qu’ils y travaillent (comme Lydia) ou qu’ils bénéficient des conditions les meilleures offertes par le système d’enseignement (comme Samuel). Il ne faudrait pourtant pas croire que les conditions de vie objectives sont les seules raisons de leur soutien à l’État. En effet, les profils de ces jeunes ne se distinguent pas tant en termes d’origine sociale, de diplôme ou d’origine migratoire que de croyance dans la possibilité d’un avenir meilleur : même si leurs situations objectives peuvent pour certains être difficiles (comme Hugo, qui enchaîne les petits boulots pour aider à financer ses études), ils croient dans un avenir plus radieux ou aussi radieux que le présent de leurs parents.

33À l’opposé, d’autres jeunes, marqués par la peur du déclassement (pour eux ou pour leurs futurs enfants), estiment que l’action de l’État peut devenir un frein à l’expression des capacités entrepreneuriales des individus et à la bonne marche de l’économie et avoir des effets contre-productifs dans la lutte pour la réduction des inégalités injustes. Ils fustigent « l’État normalisateur » (avec ses normes toujours trop nombreuses et complexes) et « l’État régulateur » (qui enraille les mécanismes bienheureux du marché et de l’initiative individuelle), fondant leur représentation de la société sur des individus libres et responsables de leur réussite comme de leurs échecs.

34Certains d’entre eux, notamment issus des classes moyennes et populaires, qui estiment avoir fait les frais des récentes politiques de l’emploi (réduction de charge sur les bas salaires, aides aux exclus et défavorisés, discrimination positive), et qui gagnent « trop » pour percevoir les aides mais « pas assez » pour vivre la vie qu’ils souhaitent et donner à leurs enfants les chances qu’ils aimeraient leur donner, craignent la paupérisation. Cadell l’exprime en ces termes :

Faut arrêter le social ! Le problème c’est qu’en France on adore le social… Enfin on fait le social pour les mauvaises personnes. On aime le social dans ce putain de pays, on leur file du blé mais par contre comme toi tu gagnes 1 200 euros et ta femme 1 000 ça te fais 2 200 euros et pour toucher une aide, il te fallait toucher que 2 100 euros, bah « monsieur vous touchez 100 euros de trop donc pas d’aides ». Bah là par contre tu te démerdes, on t’aide pas… C’est pas normal ! Faut aider les gens ! Mais à un certain point, il faut aider ceux qui méritent d’être aidés et pas des branleurs.

35Vivant la peur du déclassement, alors que les plus hauts revenus se trouvent dans des secteurs (finance, banque) dont ils perçoivent mal la contribution sociale, ces jeunes sont en phase avec une évolution du discours politique qui vante « les chocs de simplification » pour relancer la compétitivité, l’emploi et la croissance. C’est sans nul doute le poids de la charge fiscale − ainsi que sa mauvaise répartition − qui concentre la plus grande part des critiques chez ces jeunes. Ils lient le discours sur les abus de la solidarité à une critique de « l’assistanat », terme péjoratif qui désigne pour eux l’aide apportée à une personne dont ils imaginent qu’elle n’est pas susceptible de faire un effort personnel ou qui se complaît dans une situation d’assistance. Pierre l’exprime en ces termes :

Tu déresponsabilises tous les gens, tu leur dis : « vous pouvez rien foutre, on vous donne de quoi vivre », et puis tu fais qu’aggraver la facture entre les gens qui bossent et qui vont contribuer à l’État et les gens qui en branlent pas une, qui se laissent porter par le système, même si c’est déjà un peu le cas avec les allocs, même si des fois ces mecs ont pas trop le choix. Un revenu à 800 balles par mois, les mecs ne contribuent à rien, t’en as d’autres qui bossent pour payer ça aux autres, je suis totalement contre. Tu veux des allocs, des revenus ? Tu contribues un minimum. C’est comme quand on te dit : « on vous donne le RSA », mais les gens en face ne cherchent pas. Il faudrait être soumis à des conditions, par exemple le RSA, on devrait faire faire du bénévolat aux gens. S’ils ne trouvent pas de travail ce n’est pas grave, on comprend, mais il faut rendre une partie de ce qu’on donne.

36Dans cet argument, ce qui est central est l’idée que la solidarité est un système de don/contre-don, qui nécessite des contributions de chacun, y compris si elles sont de nature et de volume inégaux.

37Là encore, l’explication par les seules conditions de vie ne suffit pas à saisir les logiques à l’œuvre, puisque cette dénonciation d’un État « bureaucratique » et démobilisateur est portée aussi bien par Pierre, de classe supérieure et issu du même milieu, que par Cadell, de classe populaire et issu de ce milieu. C’est bien leur défiance en la possibilité d’un avenir meilleur qui les rapproche.

Conclusion : Le retour de la thématique des inégalités ?

38Notre travail montre combien, chez les jeunes, l’expérience des inégalités économiques et leurs perceptions s’articulent avec une dénonciation de la fracture démocratique entre la classe politique et le peuple d’une part et une divergence des attentes formulées à l’égard de l’État-providence d’autre part. Pour la plupart d’entre eux, la promesse égalitaire de la République a failli et un grand nombre considère que la classe politique n’est plus à même de la maintenir. Si leurs expériences de vie affectent leur rapport au pacte collectif, c’est leur confiance ou leur absence de confiance dans l’avenir qui apparaît comme déterminante pour comprendre la divergence de leur représentation du bien commun garanti par l’État-providence. Des évènements ultérieurs ont conforté les tendances esquissées en 2018 et 2019 : la crise du Covid-19 a accentué la prégnance de la thématique des inégalités tandis que les élections présidentielles de 2022 ont confirmé que l’État-providence était au centre de la reconfiguration démocratique, notamment chez les jeunes, ainsi que l’a démontré leur adhésion, au premier tour de cette élection, aux partis qui ont fait de la lutte contre la dégradation du pouvoir d’achat et de la réduction des inégalités les thèmes principaux de leur campagne. Plus encore, leur forte abstention, qui tranche avec leur mobilisation autour de grandes causes, indique leur distance au pacte de la démocratie représentative, accusée d’avoir failli.

39Cette remise en question sévère du pacte démocratique peut donner lieu à de multiples interprétations. D’un côté, on a pu constater le développement d’un discours largement « psychologisé » au sujet des jeunes, qui seraient « déprimés », cette psychologisation reléguant dans l’ombre la lecture par le social. De l’autre côté, on a observé la montée en puissance d’un discours libéral, basé sur la glorification du mérite, corollaire là aussi de l’invisibilité du social, où chaque individu est considéré comme maître et responsable de ses choix, de ses réussites et de ses échecs, ce qui donne une assise « morale » à une société dans laquelle la précarité ne cesse de progresser. À l’opposé de ces deux types de discours, nos résultats plaident pour une vision sociologisée du social, voire du politique, qui prenne en considération non seulement les conditions objectives mais les représentations de ces conditions et de leur dimension temporelle (sont-elles perçues comme transitoires ou durables ? sont-elles perçues comme des assignations transgénérationnelles ou des situations dont on peut, parfois grâce à un soutien public, s’échapper ?). Ils contredisent par ailleurs l’hypothèse selon laquelle les valeurs post-matérialistes (expression de soi, identité culturelle, etc.) sont vouées à dominer les enjeux politiques (Inglehart 2008), notamment chez les jeunes, puisqu’ils mettent en évidence la puissance de la thématique des inégalités socio-économiques.

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Notes

1 Les deux termes ne sont pas substitutifs, certaines inégalités – par exemple liées au mérite – pouvant être considérées comme justes.

2 Génération What est une enquête en ligne lancée par France télévision d’abord en 2013 en France, puis étendue à l’Europe en 2016 et réalisée en continu dans plus de trente pays (Albanie, Allemagne, Autriche, Belgique, Biélorussie, Bulgarie, Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, République tchèque, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suisse, Suède, Turquie, Ukraine) et visant à décrire le portrait des jeunes générations. Les résultats présentés ici ont été extraits le 22 mars 2021. Voir <https://www.francetvpro.fr/contenu-de-presse/40709>.

3 Ces entretiens ont été réalisés grâce à une convention de financement entre l’Université Paris Cité (PID « Sociétés Plurielles »/Institut de recherche mondiale de Paris, IDEX) et la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales). Un certain nombre d’entretiens ont été réalisés dans le cadre des cours de méthodes qualitatives proposés à la Faculté des sciences humaines et sociales de la Sorbonne (Université Paris Descartes) en 2018 et 2019. Nous remercions vivement les étudiants qui ont participé à ces enquêtes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, « « Il n’y a plus d’égalité en France ! » »Revue des sciences sociales, 69 | 2023, 100-107.

Référence électronique

Vincenzo Cicchelli et Sylvie Octobre, « « Il n’y a plus d’égalité en France ! » »Revue des sciences sociales [En ligne], 69 | 2023, mis en ligne le 15 juin 2023, consulté le 20 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/revss/9645 ; DOI : https://doi.org/10.4000/revss.9645

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Auteurs

Vincenzo Cicchelli

Université Paris Cité/IRD
Centre Population et Développement (CEPED)
vincenzo.cicchelli[at]ceped.org

Sylvie Octobre

Centre Max Weber UMR 5283
Département des études, de la prospective et des statistiques/ministère de la Culture
sylvie.octobre[at]culture.gouv.fr

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