- 1 Le semi-confinement en Suisse a été décrété par le Conseil fédéral le vendredi 13 mars et mis en œu (...)
1Durant la période de « semi-confinement »1 qui a duré dans le canton de Vaud (Suisse) du 16 mars au 11 mai 2020 pour les élèves relevant de la scolarité obligatoire, l’enseignement a eu lieu « à distance » et l’école « à la maison » (Conus, Durler 2021a). « L’enseignement à distance » a provoqué de graves altérations du travail enseignant, en raison notamment des incertitudes technologiques qui ont pesé sur la relation pédagogique, tandis que « l’école à la maison » a reporté sur les familles l’essentiel de la responsabilité de la scolarité.
- 2 Le sentiment d’être submergé par la présence constante des enfants au domicile était plus fort pour (...)
2Contrairement à ce qui s’est passé en France (Bonnéry, Douat 2020), les autorités du canton de Vaud n’ont pas revendiqué de « continuité pédagogique ». Une circulaire, nommée « décision n° 166 », émanant du Département de la Formation, de la Jeunesse et de la Culture (DFJC), a interdit les évaluations certificatives tant que l’enseignement présentiel était impossible et a prescrit que la promotion et l’orientation se fassent en fonction des acquis certifiés avant la fermeture des écoles. Il s’agissait pour les autorités d’alors de ne pas aggraver les inégalités produites par le semi-confinement, liées à la fois à la fracture technologique, aux disparités de capital culturel et scolaire des familles et aux conditions de travail très différentes des parents, les uns étant obligés d’aller travailler à l’extérieur, les autres de rester confinés avec leurs enfants, parfois angoissés du fait d’une mise en chômage technique ou d’une perte d’emploi2.
3En France, la question des inégalités face à l’enseignement à distance a été rapidement saisie (Bonnéry 2020 ; Bonnéry, Douat 2020). Ces travaux ont montré que « la scolarisation de l’espace familial » a dépendu des conditions matérielles des familles et pas seulement de leurs compétences pédagogiques (Depoilly, Maillard 2020 ; Thin 2020) et que les élèves ont été d’autant plus démotivés par le « distanciel » qu’ils avaient des difficultés scolaires en présentiel. D’autres travaux ont pointé les problématiques propres à l’enseignement à distance (Filippi et al. 2020), mettant en lumière les inégalités qui, au-delà des conditions socio-économiques des familles, ont été produites par des choix techniques et pédagogiques effectués au moment du confinement.
- 3 L’enquête a été réalisée au cours d’un séminaire de sociologie des inégalités d’apprentissage, sous (...)
4Des enquêtes ont aussi été menées en Suisse pour saisir les difficultés des enseignant·e·s, des élèves et des parents dans le contexte pandémique. Cet article ambitionne de produire une synthèse de ces enquêtes. Considérant que certaines statistiques sont difficilement compréhensibles si on ne les articule pas avec une étude qualitative, notamment pour donner un sens à l’action et au vécu individuels, nous les avons mises en perspective avec les données d’une enquête qualitative réalisée au printemps 2022, comprenant 25 entretiens avec des élèves de l’enseignement secondaire, 34 entretiens avec des enseignant·e·s du même degré et 5 avec des parents. Ces entretiens ont été réalisés dans le canton de Vaud par des enseignant·e·s stagiaires en formation à la Haute École Pédagogique du canton de Vaud3.
5Les enquêtes menées dans ce contexte pandémique, quantitatives ou qualitatives, en Suisse ou ailleurs, souffrent, au vu des conditions de leur réalisation, d’un manque de représentativité (Baudoin et al. 2020 ; Conus, Durler 2021a), les mères ont répondu plus massivement que les pères : par exemple, 93 % contre 7 % dans l’enquête de Conus et Durler (2021a). Surtout, les familles à haut niveau de diplôme ont répondu plus fréquemment que celles de faible qualification. Ces enquêtes ayant été souvent menées à distance, il était plus aisé d’y répondre si on disposait du matériel adéquat et si on avait une occupation consistant à travailler à distance depuis un ordinateur. On peut donc estimer que les répondants vivaient dans des conditions plus confortables que l’ensemble de la population confinée et notamment que les personnes obligées d’aller travailler à l’extérieur ou en situation de chômage.
6Malgré ces biais, ces enquêtes permettent d’identifier les difficultés vécues pendant le semi-confinement, mais aussi le confort ressenti par certain·e·s élèves au sein de leurs familles. Il s’agit simplement de faire l’hypothèse que les enquêtes surestiment les situations « confortables ».
7Le présent article, qui vise à approfondir la compréhension des inégalités d’expériences durant cette période, est constitué de deux parties. La première porte sur l’enseignement à distance. Elle montre que l’incertitude technologique a provoqué une disparité des outils utilisés, coûteuse pour les élèves et pour les enseignant·e·s, que le travail pédagogique se résumait bien souvent à distribuer des devoirs et que les pratiques pédagogiques étaient très variables. La seconde partie porte sur l’école à la maison et les rapports intrafamiliaux induits par le report dans la sphère domestique du travail scolaire.
8La « décision n° 166 » mentionnée ci-dessus promettait la mise à disposition d’outils de visioconférence, de collaboration et des plateformes d’enseignement à distance pour les établissements. En réalité, ces derniers avaient des ressources très inégales. Peu équipés, certains n’offraient pas de soutien technique aux enseignant·e·s (LEARN 2020) qui disposaient de compétences très inégales. Près d’un tiers (32 %) d’entre ces derniers n’avait jamais ou que très rarement utilisé l’informatique pour enseigner avant le confinement (LEARN 2020 : 9). Au contraire, d’autres enseignant·e·s ont mobilisé une grande diversité de moyens techniques :
- 4 Le gymnase correspond à l’enseignement secondaire postobligatoire, donnant accès aux hautes écoles (...)
On avait un groupe WhatsApp de profs, […] il y a des gens qui disaient : « J’ai trouvé un truc super ». […], chacun ramenait sa petite histoire : « et puis moi je fais ci, et moi je fais ça » Tu ouvres ton téléphone et puis tu as 160 messages de collègues ! (Entretien n° 6 avec une enseignante de gymnase4, biologie)
9Cette suractivité a eu pour effet de produire une hétérogénéité des systèmes utilisés. La charge mentale spécifique, pesant sur les élèves de l’enseignement secondaire obligatoire et postobligatoire, confrontés à différents enseignant·e·s faisant chacun ses propres choix technologiques, a été spécialement importante.
- 5 Le cycle secondaire obligatoire s’étend sur trois ans (de la 9e à la 11e). L’âge normal des élèves (...)
Ce qui était vraiment compliqué à gérer, c’était que certains profs nous demandaient de rendre les devoirs en envoyant des mails, certains nous demandaient de poser sur OneNote, d’autres d’envoyer par Teams. C’était pas facile à se retrouver avec ça. (Entretien n° 53 avec une élève de 10e VP5)
10Réciproquement, des enseignant·e·s évoquent la disparité des moyens à mettre en œuvre pour toucher tous les élèves et leurs familles, compte tenu des différences d’équipement :
J’avais trop de classes différentes et surtout trop de façons de faire différentes. Envoyer par mail, envoyer par la poste, écrire un message à tel élève ou à tel autre, aller aux nouvelles. […] Je ne m’en sortais plus. (Entretien n° 7 avec une enseignante de secondaire obligatoire, allemand et éducation physique)
11Trois types d’outils étaient utilisés (LEARN 2020 : 16) : les outils de messagerie (80,3 % des enseignant·e·s), les plateformes de collaboration (71,8 %) et les applications de visioconférence (57,6 %). Parmi les outils de messagerie, c’était aux applications de courrier que les enseignant·e·s recourraient le plus (LEARN 2020 : 16), mais en face, les élèves n’ont pas toujours su y répondre (Eigenmann 2020). Certaines familles n’avaient qu’un smartphone, parfois pour plusieurs enfants, et l’envoi d’e-mails n’avait, pour nombre d’élèves, rien d’évident :
En tout cas, je me rappelle d’avoir reçu des e-mails d’élèves sans objet, par exemple, des fois des messages qui étaient écrits dans la barre d’objet et rien dans la barre d’écriture en bas, ou encore des élèves qui ne trouvaient pas les pièces jointes annexées aux e-mails, ou alors qui n’arrivaient tout simplement pas à les ouvrir… (Entretien n° 4 avec un enseignant de secondaire obligatoire, histoire et géographie)
12En revanche, la messagerie WhatsApp gratuite et aisément installée sur smartphone s’est révélée l’outil le plus « démocratique », comme le montre depuis quelques années l’usage dominant de cette application comme outil de gestion des devoirs (Bouhnik, Deshen 2014). Durant la pandémie, elle a permis non seulement des communications orales et écrites, mais aussi des envois de documents, de photos et des visioconférences (LEARN 2020 : 17). À la fois réactive et produisant des traces qu’il est possible de conserver, elle a été efficace dans la distribution des devoirs et la remise des travaux. A contrario, les plateformes spécifiquement prévues pour déposer ou remettre les travaux et documents (PDF, vidéo, etc.) n’ont pas été fréquemment utilisées par les élèves (Ntamakiliro et al. 2020 : 38).
13Enfin, les applications de visioconférence (surtout Zoom) n’ont pas immédiatement servi à enseigner. Elles ont d’abord été utilisées pour se réunir entre enseignant·e·s (LEARN 2020 : 18‑19). Les premières activités d’enseignement ont donc été plutôt effectuées à base de « présentations » préenregistrées, car les applications de visioconférence créaient des problèmes techniques mais aussi d’ordre scolaire liés au manque de participation des élèves :
Honnêtement c’était d’une tristesse […] ils mettaient pas leurs caméras et je me retrouvais avec un écran avec un carré noir et un prénom. C’était dur. Pas facile pour eux de prendre la parole dans ces conditions. […] La première fois j’avais 5, 6 élèves, la deuxième on était 3 et la dernière personne n’est venu ! Donc je me suis retrouvée devant mon ordi et j’ai attendu et puis personne ! (Entretien n° 14 avec une enseignante, secondaire obligatoire, français)
14Si la première priorité exprimée par les enseignant·e·s du canton de Vaud interrogé·e·s était de « maintenir le contact et assurer le suivi de tous les élèves » (LEARN 2020 : 11), notre enquête qualitative nous apprend que les différences étaient fortes de ce point de vue. Certain·e·s enseignant·e·s ont effectivement multiplié les contacts, alors que d’autres n’ont donné aucun signe d’attention.
Par exemple la prof de maths, elle ne nous envoyait rien […] Mais sinon, la prof principale envoyait des messages, la prof d’italien aussi demandait souvent comment on allait. Oui j’ai vu beaucoup de différence mais, ça ne m’étonnait pas, ça allait avec leur caractère je pense [sourire]. (Entretien n° 40 avec une élève de 11e VP)
15Parfois, face au faible équipement et aux faibles compétences à leur disposition, ce sont les directions de certains établissements, qui, souhaitant préserver la santé des enseignant·e·s, leur ont demandé de limiter l’usage des technologies.
Nous, on a travaillé − c’était un choix de l’établissement − sur PDF qu’on transmettait aux élèves. On n’a pas utilisé de Zoom, donc on n’a eu aucun contact avec nos élèves pendant trois mois. (Entretien n° 3 avec une enseignante, secondaire obligatoire, anglais et français)
16Mais cette mesure de protection des enseignant·e·s a eu des répercussions sur la situation de certain·e·s élèves :
Je me suis sentie seule. Mes parents, ils ne peuvent pas trop m’aider : ma maman a arrêté l’école quand elle était jeune pour s’occuper de ses frères et sœurs et mon papa travaille beaucoup et rentre tard. Et du coup, je n’avais pas forcément quelqu’un à qui demander de l’aide. […] mon seul repère, c’étaient mes profs. (Entretien n° 37 avec une élève, 10e VG)
17Du point de vue de la quantité de travail donné, on constate la même disparité. Malgré la « décision n° 166 » citée plus haut qui recommandait de se limiter au maintien des acquis, certain·e·s enseignant·e·s ont tenu à poursuivre le programme prévu pour l’année.
Mais sinon, y avait des enseignants ils étaient super stressés par rapport à ça et du coup ils nous donnaient vraiment beaucoup, beaucoup de trucs, parce qu’ils voulaient pas que du coup après pour l’année suivante ça soit compliqué. (Entretien n° 36 avec une élève, 9e VG)
18D’autres ont été très peu exigeants, considérant que les conditions ne s’y prêtaient pas. Certain·e·s enseignant·e·s ont d’ailleurs tout simplement « disparu ».
Il y en avait pour qui, c’était silence radio […]. Et du coup, nous, on se retrouve sans cette branche, sans nouvelle d’un prof et sans feedback par rapport à notre travail. Du coup, on était bloqués dans notre travail et certains n’avançaient plus. On se retrouvait sans rien à faire. (Entretien n° 42, avec une élève, 11e VP)
- 6 Les maîtres et maîtresses de classe dans le canton de Vaud sont l’équivalent des professeurs princi (...)
19C’est surtout la division du travail pédagogique qui a été affectée, les « maîtres ou maîtresses de classe »6 assumant l’essentiel des contacts avec les élèves et la distribution du travail.
Je dois dire que le prof principal a quand même été beaucoup plus présent que les autres, car il venait carrément mettre les devoirs dans les boîtes aux lettres. (Entretien n° 60, mère, formatrice d’adultes en mathématiques)
20Les maîtres et maîtresses de classe font état d’un travail conséquent, voire épuisant, d’intermédiaire entre leurs collègues non maîtres de classe et les élèves. Cette différence a produit un clivage entre les matières importantes dites de « premier groupe » (français, mathématiques et allemand), voire de « deuxième groupe » (sciences, histoire, géographie, anglais) souvent enseignées par les maîtres et maîtresses de classe, et les matières de « troisième groupe » (arts visuels, activités manuelles et créatrices, musique, éducation physique) dont les enseignant·e·s tendaient à « disparaître ».
Maîtres de classe, on était au bout de notre vie parce qu’on a dû stresser… En plus, moi, j’ai des collègues en huit semaines, [qui ont] donné zéro devoirs, zéro consignes, zéro travail à mes élèves. […] Et puis en sachant que tous nos collègues de l’art visuel, dessin, couture, prof de gym, travaux manuels, bah, ils se sont faits huit semaines de vacances parce qu’ils sont jamais maîtres de classe. (Entretien n° 12, avec un enseignant, secondaire obligatoire, histoire et géographie)
21La deuxième priorité des enseignant·e·s, après le maintien des contacts, était de distribuer le travail (LEARN 2020 : 11). Les élèves de secondaire ont d’ailleurs été nombreux (38 % en secondaire obligatoire, 46 % au gymnase et 32 % en école professionnelle) à trouver que les enseignant·e·s avaient donné trop de travail durant la période de semi-confinement (Ntamakiliro et al. 2020).
Il y avait des jours où on avait énormément de devoirs, c’était encore pire qu’à l’école « normale ». Tous les jours je recevais des e-mails de quasiment chaque prof. […] Il y avait vraiment beaucoup de choses et ce n’était pas évident pour moi de devoir tout imprimer. (Entretien n° 37 avec une élève, 10e VG)
22Plus de la moitié (56 %) des enseignant·e·s interrogé·e·s ont produit des documents nouveaux pour l’enseignement à distance. Si, pour l’essentiel, il s’agissait de PDF (70 %), un quart d’entre elles et eux (26 %) a produit des « capsules » vidéo et un tiers du « multimédia », généralement des présentations enregistrées (LEARN 2020 : 12). La circulation des savoirs a été bouleversée. Traditionnellement sérielle (enseignement en classe, puis « devoirs », puis réinvestissement en classe, puis évaluation, etc.), elle est devenue parallèle : les cours étaient souvent enregistrés et visionnés comme « devoirs » à faire en même temps, précisément, que les devoirs. Cela a provoqué un brouillage des frontières entre enseignement et devoirs et une combinaison d’asynchronisme (documents et cours enregistrés) et de synchronisme (visioconférences en direct, téléphone, etc.). Ces bouleversements, dans un contexte où l’encadrement du travail était nécessairement affaibli, ont produit des difficultés supplémentaires.
Mais c’était un peu compliqué. Certains cours, c’étaient des Word qu’il fallait lire. D’autres c’était des slides, diapos… D’autres, c’était des vidéos. Du coup, c’était un peu tout mélangé. (Entretien n° 35 avec une élève, 18 ans, gymnase)
23À l’instar de ce que l’on observe chez les débutants, certain·e·s enseignant·e·s se sont concentré·e·s sur leur préparation et ont perdu de vue les élèves. L’enquête de l’Unité de Recherche pour le pilotage des Systèmes Pédagogiques (URSP) (Ntamakiliro et al. 2020 : 40) montre un fort taux de satisfaction (81 %) des élèves vis-à-vis des documents produits, mais beaucoup moins vis-à-vis de l’aide apportée par les enseignant·e·s (57 % de satisfaction au secondaire obligatoire et 40 % au gymnase). Le cas des gymnases est à ce titre singulier, les attentes implicites des enseignants en matière d’autonomie des élèves y ayant été à leur comble.
24Considérer que la pandémie a été une période « d’enseignement à distance » est un point de vue partiel : celui d’une école qui continue peu ou prou à jouer son rôle et à dominer les échanges, malgré des problèmes techniques, organisationnels, communicationnels et pédagogiques. Parler « d’école à la maison » (Conus, Durler 2021a, 2021b) permet d’attirer l’attention sur le fait qu’il ne suffisait pas d’envoyer des contenus vers la maison et d’en attendre des « rendus », ni même de jouer sur le registre affectif, pour que les élèves continuent à travailler. Le contexte familial devenant le lieu exclusif de réalisation du travail scolaire, les propriétés sociales de ses membres, de même que les bouleversements des rapports intrafamiliaux provoqués par l’irruption soudaine de l’école dans la sphère domestique, sont à prendre en compte pour comprendre les expériences inégales vécues par les élèves.
25Dans le cas des élèves de l’école primaire, les parents, lorsqu’ils étaient disponibles et en capacité de le faire, ont dû trouver « la “juste” autonomie à accorder à l’enfant, ou […] l’accompagner sans “trop l’aider” » (Conus, Durler 2021a : 73). Mais cela concerne aussi les parents d’élèves du secondaire, qui ont dû aider leurs enfants à s’organiser, à faire les travaux, voire leur donner des cours (Ntamakiliro et al. 2020 : 43‑44).
[…] j’ai dû vraiment prendre le rôle du prof avec mes enfants, ce n’était pas juste une vérification des devoirs comme je le fais d’habitude ou répondre à d’éventuelles questions. Je dirais que ça allait plus loin que ça. (Entretien n° 60, mère, formatrice d’adultes en mathématiques)
26Ce rôle d’enseignant·e·s « malgré soi » assumé par les parents a peu fait l’objet de consignes de la part des enseignant·e·s. Seulement 29 % des enseignant·e·s du secondaire obligatoire ont dit avoir fait l’effort de se rapprocher des familles pendant le confinement (LEARN 2020 : 13). L’école à la maison a été l’occasion, pour certains parents, de prendre la mesure des difficultés à comprendre les consignes des devoirs donnés par les enseignant·e·s :
Des fois, j’aurais bien voulu pouvoir appeler et demander « vous voulez quoi ? ». […] je ne comprenais pas où ils voulaient en venir et ce qu’il fallait rendre. (Entretien n° 39 avec une famille ; c’est le père, cadre d’entreprise, qui parle.)
27L’aide des parents n’a pas toujours apporté de la sérénité dans les familles. Elle a rompu avec les relations habituelles entre parents et enfants et elle a parfois cristallisé l’anxiété liée à la pandémie, à la perte d’emploi, et à la peur que les enfants se retrouvent en échec de retour à l’école. Soudainement surveillé·e·s par leurs parents, certain·e·s élèves, agacé·e·s, ont eu le sentiment de perdre de leur autonomie, la tendance à l’autoritarisme se renforçant lorsque les élèves se trouvaient en difficulté scolaire (Kakpo 2012).
[…] ça m’a un peu énervé quand même, ils étaient là, à bien vérifier que je faisais bien tout plusieurs fois la journée, surtout ma mère. […] Il y a eu pas mal de tension car je voulais plus d’autonomie et je n’étais pas habitué à les voir autant à la maison […]. (Entretien n° 47, avec un élève, 10e VG)
28Il faut souligner que l’aide apportée par les parents a été plus fréquente pour les élèves qui se trouvaient dans les filières de moindre exigence académique (Ntamakiliro et al. 2020 : 44), ce qui montre, s’il en était besoin, le caractère mythique de la soi-disant « démission » des parents souvent invoquée par les enseignant·e·s dans le cas des élèves « en difficulté » (Kakpo, Dabestani 2019).
29Il est difficile de définir le décrochage et donc de l’évaluer : les enseignant·e·s interrogé·e·s en estiment le taux à environ 20 % tous degrés confondus, soit en moyenne 4 élèves pour une classe de 20 (LEARN 2020 : 29). Pourtant, seulement 5 % des élèves considèrent s’être démobilisés complètement (Ntamakiliro et al. 2020 : 20). Les deux enquêtes ne mesurent pas la même chose. Les élèves ont probablement sous-déclaré leur « décrochage », mais surtout ils répondaient à une question portant sur toutes les matières alors que les enseignant·e·s pouvaient considérer comme décrocheurs des élèves qui avaient abandonné leur seule matière. Enfin, l’enquête sur les élèves a été conduite dans les établissements volontaires qui étaient peut-être parmi ceux ayant subi une moindre démobilisation.
30Comment expliquer le décrochage ? Les enseignant·e·s (LEARN 2020) et les deux tiers des élèves qui n’ont suivi que partiellement l’enseignement à distance (Ntamakiliro et al. 2020 : 22) l’attribuent au « manque de motivation ». Tautologique, cette « explication » devrait plutôt être « expliquée » : d’où vient ce « manque de motivation » ? Au terme des deux autres « explications », enseignant·e·s et élèves se renvoient la faute : les premiers invoquent le « manque d’autonomie » des élèves (LEARN 2020) et ceux-ci le « manque de contact avec les enseignant·e·s » (Ntamakiliro et al. 2020 : 24).
31« L’école à la maison » a surtout rappelé, au-delà de la fonction patente de la scolarité ordinaire (fournir aux élèves une disponibilité et une expertise pédagogique et savante que n’ont pas les parents), deux de ses fonctions latentes : la camaraderie et la ritualisation des activités, offertes d’ordinaire par l’école.
Ça m’a permis de comprendre que c’est important de venir à l’école. Pour avoir le contact avec les autres […]. Et puis il y a les camarades, tout ça. C’est aussi plus facile d’apprendre à plusieurs que tout seul, je trouve. (Entretien n° 50 avec un élève de 10e VG)
32La camaraderie consiste en des liens moins intenses que l’amitié mais elle assure des interactions sociales essentielles : identification à un groupe de pairs, échanges de savoirs, jeux, émulation, rivalité, solidarité, etc. Pour être activés, ces liens supposent une coprésence fréquente et une unité de lieu, fournie en temps normal par l’école.
33La socialisation passe aussi par la ritualisation des activités collectives, élément essentiel de production des apprentissages. L’école conduit élèves et enseignant·e·s à produire la même activité au même moment et dans le même lieu, ce qui constitue une contrainte douce et produit une identification. L’institution scolaire prend en charge la responsabilité de la mise au travail et un ordonnancement des tâches, qui se distribuent en fonction d’un horaire établi au lieu de s’accumuler. Or, l’école à la maison a souvent produit une dé-ritualisation des activités : en l’absence d’un emploi du temps imposé institutionnellement, il revenait aux élèves d’organiser leur travail. Certains établissements étaient d’ailleurs très conscients de ce problème et utilisaient la plateforme des devoirs pour fixer les horaires de chaque tâche à réaliser.
On a changé de plateforme […] et j’ai préféré parce qu’il me donnait les heures exactes de faire ça et ça, […] j’ai besoin que ce soit très organisé, et qu’on me dise ce qu’il faut faire. Et ça m’a beaucoup aidé. (Entretien n° 56 avec une élève de 9e).
34Qu’en est-il des inégalités liées à l’école à la maison ? Il était prévisible qu’en fonction de la présence des parents ou de leur absence (pour cause de travail à l’extérieur) et de leur anxiété liée aux risques pour leur emploi, en fonction des niveaux d’études et des compétences respectives des enfants et des parents, ainsi que de l’existence d’une fratrie ou d’autres liens familiaux, l’expérience du semi-confinement vécue par les élèves allait varier fortement.
- 7 L’école de maturité est la voie vers la maturité fédérale, qui conduit aux universités ou hautes éc (...)
35Nous n’avons pas toujours pu recueillir la catégorie socioprofessionnelle des parents des élèves interrogés. En revanche, on peut considérer les différentes filières de l’enseignement secondaire obligatoire et postobligatoire comme des approximations des appartenances socio-économiques des élèves, puisque les plus académiques (voie prégymnasiale (VP) au secondaire 1 et écoles de maturité au secondaire 2) accueillent dans l’ensemble des élèves de condition sociale plus favorisée que les moins académiques (voie générale (VG), écoles de culture générale, écoles de commerce et écoles professionnelles)7, d’après ce que révèlent les enquêtes sur la Suisse (Felouzis, Charmillot, Fouquet-Chauprade 2011, 2016).
- 8 Cet effet a d’ailleurs également été mis en évidence dans le canton de Genève (Cecchini, Dutrévis 2 (...)
- 9 La période d’enseignement à distance a été plus longue au gymnase (sept semaines) qu’au secondaire (...)
36Au niveau secondaire obligatoire, on recense deux fois plus de décrochages (7 % contre 3 %) en voie générale qu’en voie prégymnasiale. En revanche, au niveau postobligatoire, 65 % des élèves des écoles professionnelles indiquent avoir suivi tous leurs enseignements, contre seulement 42 % des gymnasiens (Ntamakiliro et al. 2020 : 21). Cet écart est probablement dû à la suspension des programmes au gymnase8, tandis que les écoles professionnelles ont continué à enseigner selon le curriculum prévu pour ne pas compromettre l’employabilité de leurs élèves (LEARN 2020 : 31)9.
- 10 D’après une enquête menée sur un échantillon de 261 individus âgés de 14 à 25 ans issus du « panel (...)
37L’effet statistique le plus important de l’école à la maison a été la faiblesse du temps moyen d’étude déclaré, situé en deçà des attentes institutionnelles. Alors que la « décision n° 166 » avait recommandé un minimum de 12 heures 30 et un maximum de 17 heures 30 de travail scolaire hebdomadaire pour le secondaire obligatoire, l’enquête (Ntamakiliro et al. 2020 : 22) indique que les élèves n’ont déclaré en moyenne que 11 heures de travail par semaine en voie prégymnasiale et en « école de maturité » (EM), 9 heures en voie généraleet 8 heures en « école de culture générale » (ECG) et en école professionnelle10. On note que les voies les plus académiques sont celles où les élèves ont déclaré le plus d’heures de travail. Une enquête suisse montre par ailleurs que le temps d’étude hebdomadaire des élèves est resté statistiquement lié au niveau du diplôme des parents (plus les diplômes de ces derniers sont élevés, plus leurs enfants ont passé de temps à travailler), même si en valeur absolue la baisse a été plus forte pour les enfants des parents les plus diplômés, qui partaient d’un niveau d’investissement plus important (Grätz, Lipps 2021).
38Cette diminution du temps de travail, pour être générale, n’en a pas moins une signification différente selon les cas. Pour certain·e·s élèves, qui cumulaient des difficultés scolaires et un faible encadrement à la maison, le temps de travail a baissé par découragement.
Moi les maths, où j’avais de la peine, d’habitude, je demande à ma voisine. Mais du coup, là, je ne pouvais pas. Et ce n’est pas possible pour moi de travailler avec ma famille. Avant, il y avait vite des tensions donc on essaye plus trop. Mais du coup quand je n’arrivais pas, j’abandonnais juste et je me disais que je reverrai ça avec mon prof plus tard. (Entretien n° 44 avec une élève de 11e VG)
39Pour d’autres élèves, la baisse du temps de travail a résulté d’une utilisation plus efficiente du temps, qui a permis de dégager des moments de loisir bien plus importants.
Élève : Euh, je faisais les devoirs et après ça dépendait. Quelques tours à vélo ou balades […]
Enquêteur : Mais t’avais une petite routine un peu ou c’était différent à chaque fois ?
Élève : Aaah, en général je faisais un max le matin et après j’étais tranquille.
Enquêteur : D’acc… Mais du coup, tu mettais un réveil ?
Élève : Oui. Enfin ma mère m’obligeait pour que je garde un rythme. […]
Enquêteur : Bon, du coup t’avais quand même cette routine de te lever et travailler le matin pour être tranquille après. T’as trouvé comment ?
Élève : Franchement c’était plus cool ! En général, tu dois suivre un peu sur le rythme de la classe et là au moins tu fais ça à ton rythme et après tu fais autre chose. […] Là, à distance, tu fais ce qu’il fallait faire et après c’est terminé ! (Entretien n° 51 avec un élève de 10e VP)
40Lorsque les parents travaillaient à domicile, leur présence permettait de fournir la surveillance et la ritualisation nécessaire au travail scolaire (régularité des horaires, mise au travail, aide technique, etc.), la capacité des enfants à s’organiser (résultant probablement d’une socialisation familiale antérieure, des acquis cognitifs et de la confiance en soi qui en découlent) faisant le reste.
Simple organisation au départ. Je me lève plus tôt et je commence à travailler. Elle [sa fille] descend, elle déjeune. On a fait ensemble les premières fois pour aller chercher les devoirs, les mettre dans un dossier, créer un dossier, ce qui est fini, ce qui est à faire, etc. Au fur et à mesure, on bascule. Elle faisait ses trucs, elle avait sa table dans un coin avec ses bouquins d’école et ses classeurs. C’était son coin à elle, c’était elle qui s’organisait. (Entretien n° 39 avec une famille, c’est le père qui parle.)
41Le temps ainsi dégagé pouvait être rentabilisé par des activités culturelles ou pédagogiques, pouvant éventuellement apporter un avantage scolaire :
Mon mari était à la maison en télétravail. Tous les matins, ils avaient mis en place un horaire avec les enfants. Il y avait l’heure pour commencer et puis l’heure de la pause pour aller jouer dehors et puis après l’heure pour terminer, puis l’après-midi, c’était découverte, temps libre et ils observaient les insectes dans le jardin, les lézards et tout ça. (Entretien n° 32 avec une mère d’élève, enseignante)
42La ritualisation des activités scolaires et l’organisation du temps de travail, loin d’être secondaires, semblent ici décisives pour appréhender les inégalités entre les familles durant la période de semi-confinement, à l’instar de ce qui a été montré ailleurs (Delès, Pirone, Rayou 2021). Cette plus grande rentabilité du temps pourrait suggérer que certain·e·s élèves aient même profité, en termes d’acquisitions cognitives, du semi-confinement pour aller plus loin qu’ils n’auraient été en période d’enseignement présentiel, comme cela a été montré pour des élèves de l’enseignement primaire (Tomasik, Helbling, Moser 2020) pour qui les bénéfices de la pédagogisation de la vie quotidienne, propre à certaines familles des classes moyennes et supérieures, ont été importants.
43On peut s’interroger sur les effets de la « décision n° 166 » : ne pas enseigner de contenus nouveaux et se contenter de maintenir les acquis, permettait effectivement de ne pas mettre les élèves en difficulté, notamment les plus faibles d’entre eux. Mais, à l’inverse, figer les résultats acquis jusqu’au 13 mars maintenait les inégalités acquises et ne donnait pas l’occasion de se rattraper. C’était aussi laisser l’avantage aux élèves susceptibles de bénéficier d’un coaching privé, ne serait-ce que de la part de leurs parents, pendant ou après le semi-confinement. Enfin, inégalité supplémentaire, cette décision n’a pas été respectée par l’ensemble des enseignant·e·s, selon les témoignages d’élèves qui ont été confronté·e·s à des thèmes d’études nouveaux.
44Le semi-confinement a révélé, avec un effet grossissant, certains traits de l’enseignement secondaire ordinaire. Malgré la tentative de régulation par une circulaire, les établissements scolaires, de plus en plus encouragés à élaborer des politiques autonomes, ont eu des pratiques extrêmement diverses, ainsi que les enseignant·e·s. Cette disparité de pratiques a créé des inégalités (par exemple entre les élèves qui ont eu des visioconférences synchrones et ceux qui se sont sentis abandonnés), mais a aussi confronté chaque élève à une telle diversité technologique et pédagogique qu’elle a constitué en soi une difficulté cognitive et a provoqué du découragement.
45Dans beaucoup de cas, l’enseignement à distance a été réduit à des « devoirs » avec l’énorme potentiel d’inégalités que cela pouvait produire. Des inégalités de dispositions dans les familles pour effectuer le travail demandé, mais aussi des inégalités liées à la diversité des pratiques des enseignant·e·s et enfin des inégalités selon les matières enseignées par les « maîtres et maîtresses de classe », souvent très mobilisé·e·s et les autres enseignant·e·s souvent démobilisé·e·s. Beaucoup d’enseignant·e·s se sont concentré·e·s sur les contenus et leurs divers supports, délaissant la relation pédagogique et l’aide aux élèves. Face à des écrans noirs et des micros fermés, face à des élèves et des familles qui ne se connectaient pas et ne répondaient pas aux courriers, les enseignant·e·s ont découvert qu’ils et elles ne savent pas ce qui se passe dans les familles. L’enseignement secondaire, surtout au gymnase, reste ainsi très marqué par des attentes d’autonomie des élèves qui ont favorisé les enfants de catégories sociales fortement diplômées et notamment les enfants d’enseignant·e·s, rompus à ce subtil mélange de contrôle latent et de liberté apparente qui répond si bien aux attentes de l’école contemporaine. Ainsi, s’il est entendu que l’école participe à la construction des inégalités sociales, il semble bien que l’absence d’école contribue à les creuser.